En 1928, la revue Le Capitole a rendu un "Hommage à André Gide" sous la forme d'un numéro spécial regroupant des études, des souvenirs et des témoignages sur André Gide. Entreprise réussie selon Maria Van Rysselberghe qui note dans son journal au 10 février 1928: "Je suis arrivée à Colpach il y a trois jours. J'y ai trouvé le livre sur André Gide édité par le Capitole. Je m'y suis jetée avec gourmandise, amusement, curiosité, et l'ai lu d'un trait jusqu'à avoir la nausée du gidisme, du monde gidien, de la chose gidesque! Après tant d'analyses, quel rafraîchissant souvenir que celui de l'avoir revu il y a quelques jours en passant à Paris, lui-même, avec cette irréductible saveur qui n'a de nom que le sien. C'est amusant de voir les endroits où il ne colle pas à sa légende, qui est du reste révélatrice aussi de sa réalité. En somme, ce livre d'hommages est plutôt réussi." On trouvera ci-dessous les articles figurant dans le numéro spécial, à l'exception des Feuillets de Gide et des notes notes bibliographiques de Arnold Naville. Table des matières Paul Valéry.................... Lettre André Gide.................... Feuillets Henry Bernstein............. Le personnage François-Paul Alibert..... Au hasard d'André Gide Claude Aveline.............. Aspect d'André Gide J.-E. Blanche................. André Gide Jacques Copeau............ Remarques intimes Benjamin Crémieux....... André et l'art du roman Marie-Jeanne Durry...... La poésie d'André Gide Edmond Jaloux............. André Gide et le problème du Roman Pierre Mac-Orlan......... André Gide et l'aventure Roger Martin du Gard.. Son "Influence" François Mauriac......... L'Evangile d'André Gide André Maurois............ Rencontre d'André Gide Lucien Maury.............. Le bon sens dans l'oeuvre d'André Gide Henry de Montherlant.. Acheminement vers Gide Paul Morand............... André Gide voyageur Léon Pierre-Quint....... Notes sur André Gide Jean Prévost............... André Gide critique Jean Royère............... Formule d'André Gide Jean Schlumberger..... Gide et les débuts de la N.R.F. Jean Strohl................ Réflexions sur les relations entre l'art et la science Albert Thibaudet....... Gide et Flaubert
HOMMAGE A ANDRÉ
GIDE
ÉTUDES-SOUVENIRS-TÉMOIGNAGES ÉDITIONS DU CAPITOLE 101, Rue de Sèvres – Paris
Il nous a paru que l’intérêt particulier de cette publication devait être d'offrir
une occasion de parler à ceux des amis ou admirateurs d'André Gide
qui n'avaient point trouvé jusqu’à présent l'occasion de s'exprimer
sur son compte. Voilà pour quelle raison l’on n'y trouvera pas d'articles
de Ch. Du Bos ou de Daniel-Rops, chacun préparant un livre sur André
Gide ; ni de Bernard Faÿ, de Michel Arnauld, de Félix Bertaux
ou de René Lalou, qui écrivirent sur l'œuvre d'André Gide des études
si remarquables. Pour le groupement des collaborateurs de ce livre, nous avons cru
bien faire en adoptant l'ordre alphabétique, exception faite pour
M. Henry Bernstein qui, comme invité, devait passer le premier.
Paris, le 5 décembre 1927. Tout a contrarié
mon désir de contribuer au Numéro du Capitole que vous allez publier
et qui doit être consacré à André Gide. Des occupations écrasantes
et désordonnées qui me sont imposées m'ont rendu impossible d'écrire
dans le délai marqué ce que j'entendais vous donner. Je n'ai pu rien
faire sur lui par les mêmes causes qui m'empêchent de rien faire pour
moi. C'est avec un grand regret que je renonce à mon projet de préciser
en moi et de dessiner pour le public la figure singulière de Gide,
qui est le personnage le plus original et l'un des auteurs les plus
importants de la littérature actuelle. Voici quelque trente-cinq ans
que je le connais familièrement, cependant que nos différences se
développent à merveille. Nos sentiments sur presque toute chose sont
généralement opposés, mais d'une opposition si naturelle qu’elle équivaut
à une harmonie et qu’elle crée entre nous une liberté vraiment rare
des échanges de pensées. J'aurais donc essayé de peindre un Gide par
la méthode de nos différences qui me semblait la plus exacte, la plus
honnête et la moins infectée de la manie absurde de juger. Veuillez trouver ici l'expression de mes sentiments distingués. Paul Valéry
LE PERSONNAGE
Une carrière d'artiste est un drame. Le drame d'André Gide, je me le représente particulièrement triste et violent. Est-ce là raison pourquoi Gide a pensé que je pourrais et devrais parler de lui ? Est-ce la raison de cette curiosité, parfois irritée, qui est un élément essentiel de mon admiration bien ancienne déjà pour le héros de Si le grain ne meurt ? (Oui, sans doute, un héros) (1). Si j'étais un esprit attentif, patient et raisonnant, et que je me mêlasse aussi de critique littéraire, j'appliquerais peut-être une assez plaisante méthode. Avant d'examiner les idées qu'expose un écrivain, je m’efforcerais de saisir ce qu'il a de plus matériel, de plus charnel, le rythme, le son de sa phrase. Il y a dans ce mouvement de phrase qui se développe la plus intime des révélations. Lorsque nous rencontrons un inconnu et que nous voulons surprendre un peu de son secret, essayons-nous d'abord de savoir ses théories ou ses systèmes, ce qu'il pense de Dieu et de la destinée ? Nous cherchons ses yeux, la torsion de [31] sa bouche... nous tâchons d'étudier sa démarche, nous écoutons sa voix. Sous la
phrase d'André Gide, qui ne distinguerait un être qui veut plaire
et qui s'offre, en refusant toujours de se livrer, le désir d'inquiéter,
de dérouter et de reprendre, des appréhensions et des répulsions presque
féminines, le goût des pièges et des filets de soie, une intelligence
fringante, souvent fort sèche, mais qui jouira de douter d'elle-même,
de se perdre en quelques instants d'angoisse voluptueuse ? Nous pensons
à un Voltaire qui serait un peu ivre, ou qui voudrait le paraître,
qui tituberait pour dissimuler le secret de son pas. Nous pensons
aussi à un Racine redoutant de s'alanguir, hors des minutes d'abandon
fixées par son intelligence. Et comment
ne pas sentir l'austère coquetterie, toute la rouerie délicate de
cet être, devant telle page, dont chaque phrase est si nette, si aiguë
et si resplendissante, que l'on demeure ébloui et hésitant, comme
aveuglé par tant de clarté ? Mais cette
façon de déshabiller un écrivain par saluts et révérences, sans paraître
toucher seulement au col de son habit, serait indigne et de Gide et
de moi. Gide qui a consacré quarante ans de sa vie à rechercher la
vérité, qui, dans ses dernières œuvres, a tenté d'atteindre à la sincérité
d'un Rousseau, mérite d'être traité avec le plus grand respect, je
veux dire avec franchise. J'exprimerai donc très simplement ce que
je crois qu'il a été et ce qu'il pourrait devenir. Mais, d'abord,
le hasard veut que je n'aie fait qu'entrevoir Gide, que nous n'ayons
jamais échangé deux mots. Cela me semble avantageux, en la circonstance ;
ainsi, je devrais courir de moindres risques d'erreur.
L'enfance.
Gide à douze ans... Déjà, depuis plusieurs années, la chair le tient.
Si le grain ne meurt nous apprend ce que
nous avions tous deviné dès Les
cahiers d'André Walter. Deux désirs sont en lui, peut-être égaux
en force à l'origine, peut-être pareils de nature : celui du
plaisir sexuel, celui de la connaissance. Le désir physique est réprimé
dès qu'il paraît, par les leçons du prêtre, des parents, par une soif
aussi voluptueuse, sans doute, d'idéal et de pureté. Mais ce refoulement
créera au fond de l'être un aigre ferment, ou plutôt une source fiévreuse,
qui va s'épancher furtivement, honteusement, presque en des rêves.
[32] Le désir
de la connaissance, au contraire, se développe, encouragé par tous,
honoré. Le petit Gide trouve dans l'effort licite ce plaisir enivrant
de la conquête, qui est l'essentiel de l'amour et que les voluptés
solitaires ne lui ont pas encore permis d'imaginer. Et comme les besoins
de la chair ne s'imposent pas avec une force irrésistible chez cet
adolescent assez chétif et qui n'est pas complètement privé, toutes
les vigueurs sont mises au service d'un esprit ambitieux de notions
abstraites, chaque jour plus prompt à comprendre, à raisonner. Les sens,
toujours délicieux, sont oubliés ou enchaînés, — sauf s'ils s'échappent
en quelque brève crise, — car ils ne peuvent que troubler l'intelligence.
Ces sens, d'ailleurs, sont si particuliers et si étranges, qu'en aucun
des livres qu'il lit, Gide ne trouve leur inquiétude exprimée. Une
séparation de plus en plus profonde se creuse entre le monde de son
corps et le monde abstrait où il s'enferme. Il s'habitue à jouer librement,
habilement, et trop subtilement peut-être, avec toutes les notions
humaines que la lecture a déposées en lui, mais qu'il n'a pas vérifiées
par l'expérience. Il se fait un esprit de philosophe du XVIIIe
siècle. Vers seize
ou dix-sept ans, je me le représente suprêmement intelligent... Il
n'est plus qu'un faisceau d'habitudes classiques : clarté, ordre,
raison. Pénibles habitudes que bientôt il va trouver vaines et qu'il
souhaitera de briser, mais sans jamais aller au bout de sa révolte.
Cette discipline acquise, et souvent abhorrée, ce combat, ce déséquilibre,
donnent aux livres leur forte saveur, à cette existence, son tragique. Le voici,
un peu plus tard, découvrant que la vie existe. Ses sens l'ont sans
doute averti. Les plus belles images inventées par les hommes, il
voit enfin que ce sont des essais bien maladroits. Le monde s'étend
devant lui : il n'a qu'à s'y plonger pour le connaître. Pourquoi
reste-t-il sur la rive ? Nouvel Hamlet, pourquoi hésite-t-il,
un pied en l'air ? Pourquoi repose-t-il enfin ce pied à terre
et renonce-t-il au plongeon ?... Au vrai,
ces terribles remous l'épouvantent : il se doit avant tout de
protéger sa raison ! Tyrannie de l'éducation, domination de l'esprit...
Pourtant, il voudrait bien savoir le goût de cette eau si trouble.
N'osant s'y précipiter la bouche ouverte, il en prélèverait volontiers
quelque peu, pour l'emporter dans une bouteille. Placé devant l'énormité
de la vie en fusion, Gide songe à en analyser une parcelle. Mais cette
matière sans bornes [33] est fluide, parce qu'elle est brûlante. N'y touchons
pas avec la glaçante intelligence. Nous figerions le flot... Se souvenir
de la fable du roi maudit qui changeait en or toutes les choses vivantes
qu'effleuraient ses doigts, et qui faillit mourir de faim et de soif
sur ses richesses ! Gide a adoré
la vie, mais souvent d'amour platonique. C'est un délice, pour ceux
qui ont le goût des complexités, que de l'entendre maudire les livres,
prêcher l'anarchie, le départ !... Soyons libres, soyons modernes,
s'écrie-t-il, et il nous raconte Narcisse, Philoctète, l'Enfant Prodigue
ou Bethsabé... Et les démesurés, Whitman, Dostoïevski l'attirent.
Il croit y rencontrer la vie. Ce sont des livres encore ! Il
se penche sur ces monstres, il caresse leur dos, mais seulement par-dessus
la barrière. Il ne se résout pas à sauter dans la fosse. C'est peut-être
Pasiphaé, mais qui n'attend pas le taureau. Position délicieuse et
ambiguë ! Et pourquoi
agirais-je, a-t-il semblé dire, découvrant de bonne heure, pour se
justifier ou pour se persuader, le plus délicat des prétextes. Toute
action limitera l'avenir... Pour agir, je devrais me resserrer sur
moi-même, prendre une forme, supprimer toutes mes tendances secondaires,
qui sont peut-être ce qui me fut donné de plus exquis, ne conserver
que l'essentiel ; je devrais me diminuer. Je ne veux renoncer
à rien, à aucun possible, je veux jouir par toutes mes fibres, je
veux toucher toujours au ciel et à l'enfer. Et Gide est si bien entraîné
à feindre que l'on ne peut mesurer ici le degré de sa sincérité. Mais
existe-t-il, en dehors de l'action, des plaisirs profonds, émouvants ?
Est-ce sentir la vie, est-ce même goûter la beauté du monde, que de
se promener solitaire de Florence au Congo, à la recherche d'un frisson
d'aurore qu'on n'avait pas encore perçu, ou d'une nuit sous un ciel
inconnu, auprès de quelque corps exotique dont le goût, un instant,
étonnera nos lèvres ? Par crainte de borner sa vie, ne court-on
pas le risque de la sacrifier, de la perdre ? Si Gide
avait épuisé la vie, démêlerions-nous en lui, plus forts à mesure
qu'il avance, cette tristesse, ce cruel regret ? Reviendrait-il
toujours vers sa jeunesse, vers le charme de ses vingt ans, vers l'heure
décisive où la balance pencha, où son sort fut marqué ? Ses Narcisses
et ses Enfants Prodigues et ses Lafcadios, ses Bernards et toute la
nichée romantique des Faux-Monnayeurs, il ne les invente pas seulement
pour tendre à sa [34] rêverie de beaux corps frais de jeunes gens...
Non, non, il recrée ainsi des images de lui, pour se voir tel qu'il
eût pu être s'il avait poussé loin des livres, comme une plante de
plein vent ! Ce contemplateur
rêve à l'action, aujourd'hui, avec tant d'ardeur et de douleur qu'il
en vient à collectionner les faits-divers. Voilà le drame ! L'histoire
de Gide est faite de ces tentatives de s'arracher à sa gangue intellectuelle,
de ce retour constant, nostalgique vers le vivant. Chacun des livres
qu'il a écrits est un nouvel effort vers le réel, d'une poignante
grandeur. Gide ressemble
à Paphnuce. Il est le Paphnuce d'une autre religion et d'un autre
amour. Comme Paphnuce, il pourrait s'écrier : « Esprit,
où m'as-tu conduit ? » A quoi tous les écrivains de ce temps
voudraient répondre en chœur : « Mais à la gloire ! »
Seulement la gloire n'est pas une retraite ; elle ne dispense
l'oubli, ni le repos. La gloire n'est qu'un pauvre brevet pour un
chercheur de sang et de vie, engagé dans une lutte implacable, dans
une obscure, sournoise, atroce lutte avec ses fantômes. Le seul cri
qu'on puisse lancer à ce courageux, c'est : « Courage ! »
Une chose
en vous, Gide, me paraît fortement vivante, plus émouvante dans sa
simplicité que les charmes aigus de votre esprit, que tous vos feux
tournants. C'est votre sensualité, c'est cette force condamnée qu'il
vous a plu de mater, sans jamais essayer de la détruire, et que longtemps
vous n'avez voulu évoquer, que pour faire glisser sous la précision
de votre style un léger tremblement. Vos sens, aujourd'hui, sont en
révolte ; ils ont brisé leur chaîne, ils ont jeté dans vos dernières
œuvres les aveux les plus déchirants. Mais vous essayez de les tenir
encore, de les étouffer sous vos formes élégantes et froides... Oui,
courage !... Vous avez énoncé des faits ; nous ne pouvons
nous en contenter. C'est l'âme entière que nous réclamons avec son
secret, fût-il terrible. Allez au bout du risque, livrez-vous à ces
fièvres qui troublent le sang de vos veines... Et, dussiez-vous enfin
manquer une fois de mesure, criez, clamez pour nous votre vérité inconnue ! Henry Bernstein [35]
(1) Avant d'appeler en scène mon personnage, de
vous tendre cette petite esquisse, qui portera plus d'un trait hasardeux,
m’est-il permis de déclarer que je n'aperçois pas chez nos contemporains
une pensée critique aussi pénétrante que celle d'André Gide ? Relisez quelqu'une de ces pages où, sans jamais
crier gare, il affronte ce qui paraît presque impossible à saisir
et à restituer. On ne saurait dire qu'il collette les difficultés ;
vous ne sentirez ni arrêt, ni lutte ; il poursuit son chemin
d'une marche égale. Et c'est le lecteur qui s'arrête, pour se retourner
et découvrir avec ravissement que la passe vient d'être franchie,
que l'obstacle a fondu, que l'inexprimable s'est changé en une vérité
élégante et simple, proposée sans hauteur, sur le ton de politesse
d'un homme qui ne méprise pas l'intelligence de son auditoire. Quelle
souplesse, quelle liberté !
Je souhaiterais, révérence parler, et sans reprendre à mon compte un sous-titre célèbre, écrire ici ni pour tous ni pour personne. Traiter, fût-ce face au public, d'un écrivain qu'on admire et qu'on aime entre tous, c'est d'abord une confidence qu'on se fait à soi-même. C'est pourquoi je voudrais ne la faire qu'à voix basse, et, en quelque sorte, chuchotée.
En matière
de critique, je n'ai jamais pu me défendre de je ne sais quel agnosticisme.
Je veux dire que prononcer, juger, et décider, me paraissent la chose
la plus difficile, voire la plus terrible du monde, et que le respect
qu'on doit à un écrivain, et qui compte, exige qu'on s'en tienne,
avant tout, à la façon, disait Rémy de Gourmont, dont il associe et
dissocie ses idées. Sans doute, il y a les éléments qu'on rejette,
et ceux qu'on assimile, mais on ne s'en aperçoit qu'à la longue, et
cela aussi « ne s'apprend que dans le silence ».
Étant trop
son ami, je suis mal qualifié pour parler congrûment d'André Gide.
Du moins aujourd'hui, et pour quelques jours seulement, voudrais-je
ne l'avoir jamais connu. Car il y a une impartialité du bien ;
et je finis par ne plus démêler distinctement l'homme de l'œuvre.
Je revois, avec autant de précision qu'il y a vingt ans, près de Mont-de-Marsan,
un petit bois de chênes-verts où nous nous sommes récité du Virgile,
et découvert une admiration et une ferveur communes pour Dostoïevski.
[37]
Plus tard,
allant et venant sur un chemin qui glisse au ras des prairies vers
un rideau de peupliers carolins, dont la jeune verdure tranche contre
un ciel couleur d'orage, il me raconte les Caves
du Vatican, qui
sont sur le chantier, et déjà, presque les Faux-Monnayeurs.
Qu'on ne voie là de ma part présomption ni vanité ; c’est
simplement hasard de longues confidences au fil du voyage ou d'un
séjour à la campagne, sinon réciproque abandon de deux âmes qui, depuis
longtemps, chacune de son côté, sentent qu'il n'y a pas « plus
d'une chose nécessaire ». Je veux aussi, je veux surtout me rappeler
que, quelques années auparavant, ne connaissant pas encore André Gide,
et lisant, dans un état de santé où il fallait que je fisse chaque
jour un nouvel effort pour échapper aux divinités infernales, L’Immoraliste,
que j'avais à la montagne emporté avec le Crépuscule des Idoles, j'ai puisé, ou du moins, je me l'imagine, ce
qui est tout un, dans ce livre amer et fort, et dans la leçon qu'il
contient, de quoi me reprendre à la vie.
André Gide
est un écrivain essentiellement coexistant, le plus coexistant que
je sache, parmi les écrivains d'aujourd'hui. Mais cela voudrait être
abondamment développé.
Si l'on
m'avait, il y a quelques années, demandé d'indiquer celui de ses héros
qu'André Gide s'est peint à lui-même, et surtout à nos yeux, avec
la complaisance la plus secrète à la fois et la plus avouée, sans
doute aurais-je nommé Candaule. Ni Michel, en effet, ni ce déplorable
André Walter, ou tel autre, ne me semblait avoir atteint un aussi
haut degré, pour parler comme Nietzsche, de connaissance tragique.
Je sais bien que ce qui empêchera toujours Candaule d'être, au sens
ordinaire, un héros véritablement tragique, c'est qu'il se regarde
penser, c'est qu'il est agi plus encore par sa pensée que par ses
passions, ou plutôt que sa pensée n'est que la forme extrême de ses
passions. « Où veux-tu me mener, admirable Candaule ? »
Ce n'est plus connaissance, mais curiosité tragique qu'il faudrait
dire, et qui dépasse la connaissance même, tout autant qu'elle la
suscite. Vous me direz que Candaule en meurt ? La belle affaire !
Ce qui importe, [38] ce n'est pas vivre, comme Michel, ou comme Candaule, mourir,
vivre et mourir n'étant qu'un des deux termes interchangeables du
même jeu, mais d'aller au delà de soi-même, le jeu n'en valût-il pas
la chandelle, et le risque n'ayant de valeur qu'en lui-même. Sans
doute encore, aujourd'hui ai-je changé d'avis ; j'entends que
je choisirais, chez André Gide, un autre héros.
Les notes
ou renvois sont bien souvent le meilleur d'un livre. On croit que
l'auteur n'y met que le résidu de sa pensée, alors qu'ils en contiennent
souvent toute l'essence (voir Sainte-Beuve qui, par surcroît, la bonne
langue, y déverse son venin le mieux distillé). C'est le tiroir le
plus secret, le compartiment le plus verrouillé de son esprit ;
il faut d'abord le forcer pour avoir la clef du reste. Je conseillerais
donc à ceux qui en seraient encore à chercher la pointe aiguë et ductile
insinuée à travers toute l'œuvre d'André Gide, et autour de laquelle
toute son œuvre tourne ; je leur conseillerais de lire et relire,
dans le Traité du Narcisse,
l'éclaircissement placé au bas de la page 83 de l'édition du Mercure
de France. J'aime, en outre, que l'auteur, dans une nouvelle édition,
y ajoute : « Cette note a été écrite en 1890, en même temps
que le traité. » C'est donc qu'il comprend, plus encore que nous,
toute l'importance de cette anticipation, et que dès lors, dès avant
la vingtième année, André Gide portait toute son œuvre constituée,
ou du moins pressentie, dans sa tête. Si j'avais du goût à l'épure,
je me divertirais à réduire la note du Narcisse
en tableau synoptique d'où je verrais et ferais découler, dans
un ordre généalogique point tellement arbitraire qu'on le pourrait
supposer, tous les livres d'André Gide, et leurs plus extrêmes conséquences,
y compris leurs contradictions secrètes, s'il y en a...
On ne combat
et ne sert tour à tour ceux qu'on aime qu'avec leurs propres armes.
Quant aux autres, les nôtres y suffisent. [39]
André Gide,
ou le moraliste ; ou la curiosité récompensée ; ou la moralité
du style ; ou l'immoralisme des classiques ; ou, mais non
point au sens où l'entendait Kant, une métaphysique des mœurs. Car
il n'y a pas de fondement universel de la morale, pas plus que de
la métaphysique, l'une n'étant, ou ne devant être, qu'un catalogue,
une table des mobiles auxquels nous obéissons, c'est-à-dire une psychologie ;
l'autre, qu'un sentiment raisonné, c'est-à-dire la transposition de
notre nécessité intime sur le plan de l'absolu. Partant de là, ce
qu'on nomme Esthétique pourrait-il être autre chose que la science
des formes de nos instincts personnels ?
Lequel,
parmi les meilleurs, ne s'est pas un jour contredit ? Je fais
peu de cas de qui n'y succomberait point. Outre que qui que ce soit
d'intelligent ne s'en fit jamais faute, et qu'à tout prendre, il vaut
mieux cent contradictions qu'un système ; se contredire, après
tout, n'est-ce point, la plupart du temps, se manifester ? Il
est vrai qu'André Gide dit « manifester », et que se manifester,
c'est « se préférer » et « préférer à son prochain
l'idée qu'on doit manifester », — ce qui, à première vue, peut
n'être pris que pour une déclaration d'égoïsme. On se confond en effet
si facilement soi-même avec l'idée qu'on veut manifester : c'est
une sorte de bovarysme. La meilleure façon, en pareil cas, de s'en
tirer, n'est-ce point de faire la satire de soi-même, — et de son
Idée ? C'est, en tout cas, la plus légitime, tout ce qui tombe
sous la catégorie de l'intelligence contenant en soi sa propre négation.
André Gide
est aussi un philosophe cynique. Peut-être est-ce là qu'il faut le
plus secrètement le chercher, car le cynisme encore est une pudeur.
Toutefois, l'ironie d'un Gide, au lieu d'être, comme chez un Henri
Heine, un Jules Laforgue, un Frédéric Nietzsche, consubstantielle
à l'effusion lyrique, sentimentale ou philosophique, procède plutôt
selon le rythme alternatif. Faut-il y voir, comme le remarquait déjà,
dans le Livre des Masques, ce même [40] Remy de Gourmont (mais à un autre point de vue), une influence goethienne,
et le conseil, encore détourné, d'un démon qui, plus tard, par la
bouche tout simplement du Diable, deviendra un des meilleurs collaborateurs
d'André Gide ? Il n'est point très sûr que, dans l'un et l'autre
Faust, ce soit le seul Méphistophélès qui
ne jette pas sur le monde les vues les plus perçantes et les plus
profondes. Et qu'il soit, manichéisme à part, un contrepoids nécessaire
à l'éternel équilibre, qui pourrait sérieusement y contredire ?
Après tout, au regard de certains esprits, et non des moindres, l'existence
du Mal ne serait-elle pas une des preuves, sinon la seule, du Divin ?
C'est pourquoi, sans doute, André Gide était-il prédestiné à traduire
cet extraordinaire Mariage du
Ciel et de l’Enfer, plus
infernal, à vrai dire, que céleste, et a-t-il publié, presque simultanément,
les Faux-Monnayeurs et certaines Réflexions sur l'Évangile. Déjà la sublime
Alissa s'était chargée de nous démontrer une des conclusions de Paludes, à savoir qu'il faut
« porter jusqu'au bout toutes les idées qu'on soulève ». Certains,
au nom de je ne sais quoi de préconçu qui peut s'expliquer de bien
des façons, lui dénient unité, direction, cohésion enfin. Or, je ne
peux admettre de système, et encore, que sur preuves. Bien mieux,
je veux que n'importe quelle espèce d'art, sans oublier l'art critique,
au lieu de n'être qu'architecture, soit aussi musique et danse et,
plus encore, allusion. Ainsi, le miroitement de la mer calmée n'est-il
si émouvant que parce qu'il scintille et se joue sur d'incommensurables
profondeurs. Chaque livre,
est-il dit dans la Préface de la Tentative
amoureuse, n'est qu'une tentation différée. Dès lors,
à quoi bon en écrire, et pourquoi ne pas se livrer tout de suite à
son démon dominant ? Que penserais-tu d'un éternel Rimbaud qui
recommencerait sans relâche, et sans se lasser, le Bateau
ivre ? Mais cela peut signifier, ou bien, comme
Goethe quand il écrit Werther,
qu’on se délivre d'un poids trop lourd de passion, de rêve et
de désir ; et l'œuvre d'art n'est plus dès lors qu'une sorte
de remords contemplatif, le remords pouvant être défini l'intermittent
regret d'un désir dont on n'a pu embrasser totalement l'objet. Ou,
[41] mieux encore,
que chacun de nos livres n'est qu'un avancement d'hoirie, une hypothèque anticipée, et parfois tout ensemble, comme
dans le Prométhée mal enchaîné,
rétrospective, sur un bien qu'on voudrait conquérir à tout instant
davantage, et qu'on prétend toujours plus abondant, plus précieux
et plus beau.
J'ai beau
m’en défendre, je ne puis rien voir d'autre, dans l'Immoraliste et dans la Porte
Étroite, que le même livre retourné, et transposé
sous sa forme double et contraire, du héros à l'héroïne. Ne pourrait-on
pas en dire autant déjà de la Porte
Étroite et des Cahiers d'André
Walter ? Lorsque celui-ci s'écrie : « O
l'émotion quand on n'a plus qu'à toucher, et qu’on passe... »,
je crois entendre, à vingt ans d'intervalle, l'incomparable Alissa
soupirer : « Que le bonheur soit là, tout près, qu'il se
propose... » C'est que, pour les grandes âmes, ou seulement les
âmes délicates, rien n’a d'attraits qui n’est pas la vertu. La vertu,
il y a bien des manières de l'entendre et de la pratiquer. André Walter
et Alissa ne prêchent pas autre chose que « les doctrines du
renoncement », renoncement à l'amour pour plus d'amour encore,
et à force d'amour. Mais qu'ils finissent bientôt par se complaire
orgueilleusement dans leur propre holocauste ! Peut-être est-ce
à partir de là qu'il n'y a plus de vertu. Êtes-vous bien sûrs en effet
qu'Alissa et Michel, pour opposés qu'ils soient, puissent être animés
d'un autre esprit que cet héroïque égoïsme qui seul est digne d'être
nommé ascétisme ? Non, Gide, je crois qu'on se préfère toujours.
Se préférer, au contraire de Narcisse, n'équivaut-il pas, comme dit
Nietzsche, à se surmonter, c'est-à-dire, de plus en plus, à pousser
jusqu'au bout le complet, l'absolu épanouissement de soi, au risque,
parfois, de sacrifier ce qu'on aime le plus au monde, et soi-même,
et jusqu'à mourir, donc jusqu'à se détruire, soit toujours se préférer ?
Si je trouve ma plus grande joie dans ma plus grande immolation, qu'aurez-vous
à y reprendre, puisque j'y épuise mes forces ? O contradictions
infinies, qui saura jamais vous réduire à votre harmonie essentielle ? J'entends
par influence non seulement ce qui nous est favorable, mais encore,
mais surtout ce qui nous est contraire, que [42]
nous sommes obligés de dominer, sous peine
de périr, et qui, dès lors, si nous n'y périssons pas, tourne à notre
plus grand perfectionnement. Il n'est pas sans intérêt qu’André Gide,
étant de la génération symboliste, ait écrit le Narcisse,
le Voyage d'Urien, et
quelques autres, petits traités où sa pensée subtile et forte transparaît
au voile ingénieux de la fiction. Je ne serais pas éloigné de voir
dans le symbolisme un commencement de réduction du romantique au classique.
Réagissant contre le carnaval parnassien, il a tourné son regard vers
le dedans, vers l'homme intérieur ;
il nous fait entendre un accent de l'âme. Mais qu'il est, comme le
romantisme, résolument individualiste ! D'autre part, il est
moins indifférent encore de se rappeler qu'André Gide est, d'hérédité
et de formation, protestant. On ne peut toucher à pareille matière
qu'avec des mains infiniment délicates et réservées, les formes dans
lesquelles notre instinct religieux s'est, pour ainsi dire, cristallisé,
étant ce que nous avons de plus secret, et le domaine interdit au
profane. Mais on n'échappe pas, fût-ce par réaction, à la religion
où on est né. Or, le protestantisme, c'est, par définition, l'esprit
d'examen, et qui va, bon gré mal gré, par la dissociation et la dissolution
progressive des dogmes, jusqu'au point où l'homme n'est plus que l'Unique
et sa propriété. (J'use à dessein, pour figurer plus commodément ma
pensée, du titre d'un livre que je n'ai d'ailleurs pas lu, et qu'André
Gide lui-même, si je me reporte à certain passage de Prétextes, tient en médiocre estime. Car,
s'il faut prendre son bien où on le trouve, je tiens à préciser que
je n'accapare ici qu'une formule.) « Nietzsche, dit encore André
Gide, a passé toute sa vie à démolir le fantôme religieux... et, enfermé
dans son hérédité protestante comme dans une cage, finit par devenir
fou. » Au lieu, par exemple, qu'un Goethe, l'esprit d'examen,
loin de le faire verser dans l'anarchie spirituelle, l'introduit à
la sérénité philosophique. Car il n'y a de libération, ou, si l'on
veut, de délivrance que dans l'œuvre d'art. Mais si, juste au nœud
le plus caché de sa création artistique, un auteur ne peut se tenir
qu'il ne tourne contre soi-même ce regard critique que l'esprit de
la Réforme dirige sur tout ce qui est matière d'intelligence, je dirai
qu'il est moraliste. Esthétique, Morale, c'est du reste tout un, chacune
n'étant que l'envers de l'autre. Et si encore, mettant à part ce qu'il
entre, dans le symbolisme, de dévergondage intellectuel, le classique
n'est, d'après Gide, et j'y souscris pleinement, qu'un [43]
romantisme dompté ; à combien plus
forte raison, et par voie d'amalgame, un certain esprit protestant,
appliqué à l'œuvre d'art, inclinera-t-il un écrivain à se dépouiller
par degrés, à n'accorder à l'univers extérieur qu'un œil de plus en
plus distrait, à n'envisager dans l'homme que le mécanisme et les
réactions diversement réciproques de ses passions, par conséquent
à faire œuvre classique.
Les Précieuses,
souligne André Gide, précisément à propos de la Porte étroite, et citant, dans le
Journal sans dates, un mot de Ninon à Christine
de Suède, ce sont les jansénistes de l'amour. Presque rien, il est
vrai, mais qui est grand, sépare jansénisme et protestantisme. Au
surplus, pourquoi n'irait-on pas jusqu'à dire que les jansénistes,
ce sont les Précieux du Christianisme, ce qui m'importe, à la vérité,
assez peu ; de la vertu, ce qui m'émeut davantage ; de l'esprit
classique enfin, et j'y applaudis des deux mains. Mais voilà qui touche,
à son tour, de trop près au problème du style, pour qu'il puisse être
tranché en deux mots.
Nous sommes
plus d'un à n'avoir pas attendu la confidence que nous fait André
Gide, de ce qu'il doit à la musique en général, et, en particulier,
à Chopin. Certains de ses livres, la Symphonie
pastorale par exemple, s'ouvrent sur un accord parfait, large
et plein, qui dégénère en une suite d'harmonies subtilement faussées ;
d'autres, au contraire, sur une dissonance qui laisse au reste du
récit le soin de la résoudre. Rien n'égale pour moi la mélodie serpentine,
mi-équivoque, mi-pathétique qui circule d'un bout à l'autre d'Isabelle. Ce petit roman est peut-être, quant à la pensée, le moins
significatif et le moins éloquent d'André Gide. Pour ce qui est de
l'art, il n'en est peut-être pas non plus qui m'agrée davantage, et
jusqu'à certaine complaisance, mais si peu appuyée, à la dégradation
de l'héroïne. Cela est à la fois insidieux et émouvant. Vous me direz
que j'y mets de la coquetterie ? Aucune, sauf, à dire vrai, celle
que l'auteur a voulu y mettre. Par surcroît, c'est à partir de là,
me semble-t-il, qu'André Gide est devenu résolument banal, au sens
vraiment profond du mot, et qu'il y attache lui-même. [44]
Il faut
toujours sortir de soi, ne serait-ce que pour y rentrer. J'aime qu'André
Gide s'évade un jour par la porte un peu fausse des Caves du Vatican, pour s'ouvrir ensuite toute grande celle des Faux-Monnayeurs. Il m'importe assez peu
qu'un livre laisse en suspens sa conclusion ; un livre, quel
qu'il soit, et surtout qui compte, tire sa conclusion de son existence
même. L'auteur devrait-il jamais conclure ? C'est affaire de
politesse, et pour garder ce ton de la meilleure compagnie qui veut
toujours être en reste avec l'esprit des autres. Ce qu'un bon auteur
met au-dessus de tout, c'est l'art des préparations, le divertissement
en fût-il parfois un peu laborieux. Et, laisser à un autre livre le
soin de conclure le précédent, n'est-ce pas encore sortir de soi,
c'est-à-dire inviter notre prochain à se mettre à notre place ?
Il y a plus
d'un siècle que René s'écriait : « Levez-vous, orages désirés... »
— « Levez-vous, implore Luc à son tour, vents de ma pensée, qui
dissiperez cette cendre. » Mais Luc n'est qu'un jeune idéaliste,
un « qui ne comprit pas la vie ». S'imaginer que c'est par
la pensée qu'on arrive à prendre connaissance de soi et des autres,
allons, il y a encore là, à rebours si l'on veut, bien du romantisme.
Mais je ne voudrais pas me répéter...
Toute métaphysique
est d'origine sentimentale. Elle procède d'abord du cœur, sinon de
l'instinct. Je dis cela aussi de toute théologie, laquelle a pour
base la foi. C'est pourquoi, quand la foi est ruinée, laisse-t-elle
en nous un si grand vide ; ce qui a son siège dans le seul entendement
est si facilement remplaçable ! Or, la foi que le cœur a perdue,
il ne s'y résigne qu'avec des larmes. Encore faut-il l'avoir jamais
eue ! Mais il y a les formes extérieures de la foi, soit ce qu'on
nomme Religion, et qu'on prend plus aisément encore pour de la foi,
surtout si la foi est morte. C'est cela, je pense, que nous enseigne
El-Hadj le petit berger devenu prophète. Si je voulais, en outre,
m'attarder [45] à relever, chez André Gide, des traces communes de son époque, je
rassemblerais des points délicats, de secrètes correspondances, entre
ce Traité du faux prophète et tel petit fableau
de Charles Maurras, qui a nom Eucher
de l'Ile. Tous deux, El-Hadj et Eucher, ils n'arrivent à la naissance,
l'un de la pensée, l'autre, de la sensibilité, qu'en étreignant un
cadavre. Pourquoi aussi le Voyage
d'Urien et Sous l'œil des Barbares me font-ils parfois
aller, invinciblement, de l'un à l'autre ? Ce que j'en dis là,
n'est pas pour désobliger André Gide, mais pour ma propre curiosité,
à laquelle d'ailleurs je ne tiens pas tellement, surtout dès qu'elle
est satisfaite, et même si elle ne l'est pas.
Philoctète est peut-être, avec un autre, l'ouvrage d'André Gide pour lequel
j'éprouve le plus de tendresse. Tendresse tout intellectuelle, qui
ne se nourrit de rien que d'austère, de sobre et de dur. Je dis que,
de toutes les tragédies (c’est tous ses livres que j'entends par là)
d'André Gide, Philoctète est, au même titre que Britannicus pour Racine, la tragédie des
connaisseurs. C'est-à-dire qu'on y voit le ressort tragique jouer
à nu, en tant qu'il ne dépend que des passions de l'esprit ;
et que, dans l'une et l'autre, le génie de Racine, tout comme celui
d'André Gide, m'y apparaît plus ferme et plus profond, et d'une plus
subtile ressource, pour s'y être volontairement réduit à la plus extrême
simplicité et avoir si parfaitement rempli son dessein, qui était
de faire une tragédie, sans avoir recours à de ces complications ordinaires
des passions de l'amour, d'où l'art tragique tire d'habitude ses plus
grands effets. Dans la mesure toutefois où les passions de l'esprit
ne sont pas, elles aussi, autre chose que de l'amour.
Que j'aimerais
davantage encore ce magnifique et triste Saül, s'il ne faisait pas
tant d'embarras, et pour des choses qui ont si peu d'importance !
[46]
Il y a,
entre toutes les œuvres d'un écrivain, d'un poète, une pointe, une
cime, plutôt devrais-je dire un plateau, d'où il embrasse ses deux
versants. Pour étroite ou non qu'elle soit, c'est une transparente
et radieuse étendue, une halte de gel ou d'or où l'on respire l'air
le plus pur. Ainsi, l’Après-Midi d'un Faune pour
Mallarmé ; ainsi, pour André Gide, Philoctète,
qui nous fait saisir à la fois, dans un raccourci magnifique,
la courbe, le trajet, les détours aussi, d'un esprit qui se cherche,
s'oppose à lui-même, se reconnaît, et prend conscience de ses plus
profondes richesses, après quoi il n'a plus qu'à s'abandonner au torrent
lyrique des Nourritures terrestres, où
d'ailleurs, pas plus que Gide, je n'aime pas qu'on l'enferme. Je n'y
vois qu'un superbe accident, le fracas d'un barrage rompu, un éclaboussement
d'eaux longtemps endiguées, et tout à coup jaillissantes. Me répéterai-je
beaucoup si j'ajoute : certain romantisme ? C'est André
Gide qui se dénude ; mais que je l'aime mieux quand il s'entoure
de triples voiles !
Si les premiers
essais d'André Gide sont si précieux et chers à mon esprit et à mon
cœur, c'est que, chez un auteur, ce que je préfère, ce sont les tâtonnements
de sa pensée, son éclosion, le charme d'une sorte de vierge éveil.
Et si je préfère à tout Paludes,
ce n'est pas seulement que chacun de nous s'y puisse, à un moment
précis de sa vie, reconnaître comme dans un fidèle miroir, mais qu'il
soit, comme les Nourritures terrestres une Métaphysique
de l'épiderme, la Métaphysique du Quelconque et du Quotidien, — et,
par surcroît, que le présent qu'il embrasse, encore tourné vers le
passé, regarde déjà l'avenir, et avec plus de nuances peut-être, de
juxtapositions, d'allégories et de symboles, calculés et concertés
comme sans le faire exprès, que n'importe quel autre livre d'André
Gide. Dès qu'un esprit devient vraiment lui-même, je ne dis pas que
je m'y attache moins, surtout s'il porte loin et haut sa fleuraison,
mais que ses fleurs et ses fruits ne me touchent qu'autant que j'y
retrouve, dans leur épanouissement et leur goût, les commencements
et la pointe, frileuse encore, de ses jeunes bourgeons. [47]
— D'avoir,
comme spécifie André Gide, dans la préface de l’Immoraliste, « en vain orné de tant de vertus
Marceline », je ne lui en sais que plus mauvais gré. Pourquoi
la faire si vertueuse, et si tendre et touchante, puisqu'il faut la
sacrifier ? — Le bel
avantage, le beau mérite allais-je dire, qu'elle ne fût rien de tout
cela ! N'était-il pas nécessaire au contraire, pour donner à
l'exemple de Michel une valeur d'autant plus désintéressée qu'elle
semble plus inhumaine ? — Hé quoi,
va-t-il de soi que l'idée, passion ou dieu, à laquelle on se dévoue,
n'entraîne, en fait de culte, que celui qu'on se rend d'abord à soi-même ;
et le premier holocauste qu'on lui doive offrir n'est-il point celui
de nos propres penchants ? — Et si
je ne le puis ? — Mais ne
prétendez-vous pas que la vertu est de se surmonter ? — Et si
je prétends, moi, dépenser plus d'effort et de vertu à me débarrasser
de tout ce que je traîne après moi, de « chaînes, tenons, camisoles,
parapets et autres scrupules », lit-on dans le Prométhée
mal enchaîné, et du plus lourd fardeau qu'ils font peser sur moi ? — C'est
donc de la part de Michel une preuve de vertu, que d'avoir sacrifié
Marceline ? — Je ne
vous le fais pas dire ; et d'autant qu'elle lui est plus chère.
Il n'y a de vertu que ce qui est difficile. Voyez plutôt la Porte étroite. — Alors
pourquoi Michel ajoute-t-il, à la fin de son récit : « Je
me suis délivré, c'est possible ; mais je dois me prouver à moi-même
que je n'ai pas outrepassé mon droit ? » — Bon, je
n'y pensais plus ; voilà qui pourrait bien en effet tout remettre
en question.
Toute l'œuvre
d'André Gide est un appel, direct ou détourné, à l'influence, et dans
tous les ordres, qu'ils soient de la sensibilité ou de l'esprit. Sans
doute, on finit toujours par se trouver, et Michel n'aurait peut-être
pas eu besoin de Ménalque. Mais alors, que de temps perdu ! Et
que l'influence soit bonne ou mauvaise, [48] il n'importe, car il faut « que le scandale arrive » ;
et même les plus grands saints, à qui je ne compare pas du reste André
Gide, ont toujours commencé par scandaliser. J'ajoute que, pour quelque
part et dans quelque mesure que ce soit, l'influence qu'on peut à
son tour propager est en raison directe de celle, ou de toutes celles
qu'on a subies soi-même. Mais encore, pour s'en rendre compte, faut-il
allier constamment, ou par intermittences, le plus grand oubli et
la plus savante économie de soi. Dans cette voie, le pas, le point,
qui ne peut être dépassé, serait de perdre jusqu'au sentiment de toute
espèce de propriété, soit de sa personnalité propre ? Mais ceci
déjà touche à la Mystique.
Je m'inquiète
moins (c'est réprouver que je veux dire) qu'on attaque André Gide
au nom de la Morale, que de ce qu'il y a de préconçu (je ne dis pas
préjugé) dans la Morale, ou les diverses Morales au nom desquelles
on l'attaque. L'une, c'est la Bienséance, et il y a plus bas encore.
Et telle autre, peut-être plus respectable, ne me paraît guère, elle
aussi, fondée que sur un postulat. Je sais telles pages néanmoins
sur André Gide, que je souhaiterais avoir écrites, sauf un mot ou
deux qui en changeraient, à la vérité, tout le sens, — et où je ne
verrais rien à reprendre, sauf, si je puis ainsi dire, la charnière
autour de laquelle la porte tourne. Aucune ne me paraît procéder d'un
véritable sentiment critique. Ce que je souhaiterais à Gide, c'est
un Sainte-Beuve, sinon un théologien réaliste, rompu à la connaissance
de toutes les passions, qui n'en verrait plus que l'agencement et
le ressort, et que toute morale consiste dans l'art de les neutraliser
l'une par l'autre. Postulat, soit encore ; mais qui d'entre nous
n'a pas le sien, à qui il sacrifie tout ? Tâchons seulement qu'il
soit le plus près possible du vrai.
C'est, la
plupart du temps, par des moyens détournés, que nous arrivons à n'être
plus des étrangers pour nous-mêmes. Nous tendons d'abord à la vertu,
sans savoir laquelle, qu'elle soit Religion, Renoncement, Égoïsme
ou Énergie, c'est-à-dire, sous quelque forme que ce soit, embrasser
le plus possible de [49] l'univers,
mais au hasard et sans but. Il n'y a qu'un amas de cristaux flottants
encore, qui ne savent selon quel prisme s'orienter. Mais que le plus
léger choc se produise, et la congélation s'accomplit aussitôt ;
c'est de la surfusion spirituelle. Et que Philoctète surprenne Néoptolème,
qui lui semble d'abord l'image vivante de toute vertu, à lui dérober
son arc et ses flèches, — et Michel, l'enfant Motkir à chaparder les
ciseaux de Marceline, ils n'attendent chacun rien d'autre pour se
rendre compte et s'écrier qu'il n'y a pas de vertu, c'est-à-dire que
tout est légitime. Mais on ne se trouve que dans le sens de sa pente
naturelle, et, dès qu'on se cherche, c'est qu'on s'est déjà trouvé.
Dans la
mesure où il me serait possible de ne pas pardonner quoi que ce soit
à Gide, je lui pardonnerais mal de ne s'être guère attaché qu'à ce
qu'il y a, chez Dostoïevski, de démoniaque, au détriment de ce que
je voudrais qu'il me fût permis d'appeler le surévangélisme de ce
Russe admirable. Je ne pourrai jamais, quant à moi, dissocier les
Frères Karamazof et les
Possédés, de l'Idiot et de Crime et Châtiment. Hé quoi, loin de se compléter l'un l'autre, je
vois plutôt dans les uns et les autres, à la fois et tour à tour le
même livre, et peut-être dans ceux que Gide sacrifie, le sommet, la
suprême cime de Dostoïevski. Aurait-il pu s'y tromper et nous tromper,
lui qui nous apprend qu'en russe, il n'y a qu'un seul mot pour signifier
criminel et malheureux ; nous qui savons que, selon le cœur d'un
vrai Russe, et aussi d'après André Gide, plus un homme est avili,
souillé de péchés et de crimes, plus près se trouve-t-il du cœur de
Dieu et de sa propre rédemption ? Ce besoin d'humiliation dont
il est tout dévoré n'est-il pas à ses yeux le moyen d'attiser dès
ici-bas son enfer, ne fût-ce que pour rendre plus éclatante et méritoire
encore sa réconciliation avec le Ciel ? Vraiment, cette fois,
Gide a un peu trop mis le Diable dans son jeu. Est-ce affaire de déblaiement
ou encore de contrepoids à tels qui ne veulent voir en Dostoïevski
que l'évangélique ? Ah, qu'il nous détrompe vite ! Je ne
redouterais rien tant que de voir un grand esprit devenir partisan,
surtout de lui-même. « Le pire, c'est qu'il se préfère »,
c'est-à-dire qu'il tire la couverture à lui. [50]
Y aurait-il
bien de la difficulté à découvrir et circonscrire, chez André Gide,
plusieurs sortes d'immoralisme ? Encore, l'immoralisme, faudrait-il
le délimiter. Je crois qu'en gros le pourrait-on définir l'instinct
de vie, substitué, comme a dit quelqu'un, à l'instinct de connaissance.
Car l'instinct de connaissance, qui n'est pas la curiosité, se pipe
toujours plus ou moins à son propre jeu, qui est de prévoir à tout
une fin en soi, partant une morale. Il n'est en somme qu'une vue de
l'esprit, et il n'y a pas de pire contrainte que la pensée. Le pire
immoralisme, par contre, serait celui qui tendrait, le voulût-il ou
non, à n'être plus qu'une morale, c'est-à-dire une règle de conduite
qui se prétendrait universelle, et, plus encore, à ne commettre le
péché, que parce qu'il est le péché. Entre toutes les perversions,
gardons-nous de la perversion de l'esprit.
André Gide
s'est toujours défendu d'avoir posé et de s'être posé des problèmes.
Je suis loin d'en disconvenir, car, comme il est dit dans la préface
du Roi Candaule, « tout ce qui
existe est naturel », — j'ajoute même normal, bien que je n'aime
guère ce mot, rien, à la vérité, n'étant normal. Peut-être s'en défend-il
mal ; je veux dire qu'il semble, de temps à autre, chercher telle
ou telle équation. Le démon de la curiosité se change si vite à celui
de la connaissance, soit au besoin de déchiffrer des énigmes !
Or, tout, autour de nous et en nous, étant mystère, partant insoluble,
la véritable sagesse n'est-elle pas de dire, et de se dire — qu'il
n'y a pas de problèmes ?
L'art pour
l'art, cette formule que romantiques et parnassiens ont rendue détestable
pour l'avoir asservie à des fins exclusivement pittoresques et plastiques,
signifie, sauf erreur, que l'œuvre d'art doit être indépendante de
toute intention morale. « Il n'est pas de monstre... » a
dit l'honnête Boileau ; et, par peintures morales, je ne puis
sous-entendre que celles des mouvements de l'âme. Faire œuvre d'art,
pour un écrivain, ce n'est point [51] flatter l'imagination
et la sensibilité, ni les sens, mais établir une convenance, une équivalence
parfaites entre l'étude qu'il fait de tels élans du cœur, ou de telles
passions intellectuelles, et les moyens dont il dispose pour les rendre
sensibles. Et cela ne présuppose, ni plus ni moins, que la question
du style, à laquelle il faut toujours revenir. Il est donc immoral,
c'est-à-dire malhonnête, ne serait-ce que par scrupule de métier,
d'impliquer l'art dans la morale, et réciproquement. C'est cela, je
pense, mais bien mieux exprimé, que prétend Candaule, ou plutôt André
Gide, quand il allègue que la part d'idées qui forme le support et
comme l'armature de son drame « ne peut servir la beauté que
si elle-même est parfaitement juste et solide ». On ne saurait
mieux peser ses équivalents.
Les vrais
Barbares ne seraient-ils point ceux (Swinburne, d'Annunzio) qui transportent
tout crus, à la scène ou ailleurs, les mythes antiques, en y ajoutant
du hurlant, du forcené, et du convulsif ? Rien ne se rapproche
de la grande manière classique plus que l'art avec lequel André Gide
a transposé, par exemple, Sophocle ou l'histoire de l'anneau de Gygès,—à
l'intelligence de quoi nous aident singulièrement ses propres réflexions
sur la Mythologie (voir, je crois, les Morceaux
choisis).
N’importe quel mythe, c’est-à-dire fable, est susceptible de toutes
sortes de sens, d'allitérations et réverbérations spirituelles, partant
de moralités. C'est à l'auteur d'en extraire la plus secrète, et,
par un miracle d'équilibre, de rester en même temps au niveau du plan
moral de son modèle. Ainsi le mythe d'Iphigénie, le mythe de Phèdre
et Hippolyte, où toutes les puissances cosmiques sont engagées, et
que Racine convertit en une matière psychologique, en un conflit de
passions. Encore Phèdre, et la fureur qui la dévore, nous touche-t-elle
de plus près, et Racine s'y est-il davantage encore complu. Mais Iphigénie, la plus parfaite, à mon gré,
comme versification et comme langue, des tragédies de Racine, il semble
que celui-ci n'y ait rien mis de sa chair et de son sang ; je
veux dire qu'au lieu, comme aux autres, de lui prêter de son âme,
il se désintéresse de plus en plus des divers personnages de son drame,
au point qu'il n'en voit plus que le rigoureux enchaînement, la parfaite
interdépendance, presque le seul dessin idéologique, et, comme le
dit excellemment André [52] Gide (je cite de mémoire), que chacun,
au moment qu'il paraît et qu'il parle, est le plus nécessaire, et
le seul. C'est un modèle accompli de haute humanité. Si bien que la
triste Eryphile, la plus humaine, au sens ordinaire (mais aussi trop
humaine), de tous, on se demande après coup, à quoi elle rime, et
qu'on voudrait l'en retrancher, comme la moins humaine. Je m'écarte
un peu, mais pour mieux revenir à mon sujet, qui est le plus pur esprit
classique appliqué par André Gide à l'interprétation du mythe, et
qui n'en finirait pas d'être indéfiniment creusé.
La qualité
d'exception d'un personnage tel que Candaule n’est pas un obstacle
à ce qu'il soit un caractère tragique, l'exceptionnel étant au contraire,
presque par définition, tragique. Il est vrai que le tragique, à son
tour, doit atteindre un degré de généralité (je ne dis pas de convention)
qui soit en quelque sorte sa condition et sa garantie d'humanité.
Tout caractère tragique doit donc commencer par être exceptionnel ;
mais précisément parce qu'il est exceptionnel, il semble qu'il ne
puisse tout d'abord s'adresser qu'à l'unique intelligence, voire au
simple dilettantisme ; et ne faire écho à nos passions et descendre
profondément dans notre sensibilité que lorsque le cas de nouveauté
et de rareté qu'il nous propose se sera suffisamment généralisé. Plusieurs
expériences répétées y aideront. Mais il y a une limite, à la fois
de généralité et d'exception, qu'il ne doit pas dépasser, sous peine
de perdre toute vertu tragique, et, par suite, de tourner à la convention.
C'est pourquoi un héros tragique ne doit pas être très intelligent.
J'imagine
que lorsqu'un des premiers héros d'André Gide, commençant à découvrir
l'univers, recule épouvanté devant l'action, même devant la pensée,
parce qu'il trouve les choses responsables, et « responsables
de toutes parts », cela doit signifier la multiplicité d'échos
qu'elles lui renvoient, et entre lesquels il est encore incapable
de choisir. [53]
Serait-il
impossible de tirer de Philoctète,
du Roi Candaule,
et, ça et là, de tout André Gide, les principes d'une Politique,
tout finissant par se ramener là ? Je me garderais d'approfondir ;
j'indique seulement. Tout au plus, aimerais-je moins qu'on ne se puisse
tenir, comme Candaule, de dévoiler son bonheur. Il peut y avoir dans
un secret bien gardé, des éléments tout aussi valables de politique,
de philosophie et de beauté, — j'ajouterai même de péril. Ce péril
ne compte que pour soi-même ? Raison de plus pour veiller jalousement
sur lui ; on risque davantage d'en mourir, par l'état de perpétuel
équilibre où il faut, par rapport à lui, qu'on se tienne. Il est vrai
que mourir est plus facile que vivre. Au fond, malgré tout, la vie
dangereuse, je n'aime guère cette expression. Elle peut prêter à l'attitude,
et à l'équivoque, soit à tricher avec la vie, et, ce qui est pire,
avec soi-même.
Tel Œdipe
payant de sa gloire, de son bonheur et de ses yeux, l'énigme arrachée
au sphinx à force de sagacité, Candaule, Saül, c'est d'avoir deviné
leur propre énigme qu'ils meurent. Aussi bien, est-ce d'abord de vivre
qu'il s'agit. Serait-il donc moins tragique de vivre ? Peut-être
aussi Saül, comme les yeux d'Œdipe se ferment à la lumière, meurt-il
de son regard intérieur enfin dessillé, et de ne pouvoir s'égaler
à son propre secret.
Quoi qu'on
ait prétendu, je ne puis faire autrement que de voir dans la Porte étroite non seulement le livre le
moins chrétien, mais encore le plus impie, le plus secrètement blasphématoire
d'André Gide, parce que le plus désespéré. A partir et au delà d'un
certain point, tout héroïsme n'est plus que sa propre dérision. Je
veux bien qu'il fallait qu'Alissa, comme Marceline, fût ornée de tant
de charmes et de vertus pour que son sacrifice volontaire nous touchât
davantage ; et que ce sacrifice fût même inutile, afin que toute
idée de mérite en fût absente, puisque Jérôme n'épouse même pas Juliette.
Mais je ne trouve aucune [54] place, dans
ce récit, à l'idée de réversibilité. C'est pourquoi sans doute, et
malgré l'apparence, est-il le plus antichrétien d'André Gide, exception
faite, si l'on veut, de la Symphonie
pastorale.
Ce qui,
par-dessus tout, m'agrée, dans le Prométhée
mal enchaîné, c'est que, pour la première fois, André Gide, en
termes allégoriques mais transparents, nous confie que c'est duperie
de préférer à soi-même l'idée qu'on veut manifester. Il se peut aussi
que ce petit traité, tout hérissé d'une méchanceté spirituelle, allègre,
rieuse, parfois volontairement triviale, devienne plus tard le sujet
de bien des commentaires, d'une sorte d'exégèse, et par surcroît,
qu'il signifie tout le contraire de ce que j'ai dit quatre lignes
plus haut.
C'est volontairement
tôt, et dès, je crois, la Tentative
amoureuse, qu’André Gide, le plus intelligent des hommes, s'est
aperçu que la pensée est une déformation de l'individu, c'est-à-dire
de l'instinct. On ne pense, en effet, que par troupeau, et toute pensée,
par définition même, accuse un caractère, un lien social, donc moral,
qui ne peut être qu'une contrainte pour l'instinct, un obstacle à
son libre épanouissement. Seulement penser, n'est-ce pas déjà toute
une morale ? Ce qui n'empêche pas que la pensée, à son tour,
puisse et doive confirmer l'instinct. C'est là vraiment ce qu'on nomme
l'individu. De quoi André Gide, à juste titre, ne s'est point fait
faute. Mais c'est précisément à ce point de jonction que je redoute
de voir surgir une autre Morale.
Comme la
Chartreuse de Parme, et selon l'expression même d'André
Gide, les Caves du Vatican me
semblent écrites rien que pour le plaisir. Le nôtre, il est vrai,
est un peu plus confus, non point que nous discernions mal où l'auteur,
comme on dit, veut en venir, mais qu'au point où, dans ce livre, il
en est par rapport à lui-même et aux autres, il distingue mal parfois
combien le cynisme, s'il veut être un moyen de libération, gagnerait
[55]
davantage à être chose de joie. Or, les
Caves me semblent être, en dépit de ce
qu'elles ont de spécieux, le livre le plus tristement amer qu'André
Gide ait écrit. Car, même en flagellant, il faut savoir aimer ;
et je ne suis pas très sûr qu'André Gide nourrisse la moindre tendresse
à l'égard de ses personnages. C'est peut-être par souci de métier
qu'il s'efface si complètement derrière eux.
« Comme
Chopin par les sons, il faut se laisser guider par les mots. L'artiste
qui se plaint que la langue est rétive n'est pas un véritable artiste.
Le véritable artiste comprend que la rétive, c'est l'émotion, que
c'est elle qui se met en travers, et qu'il importe de plier. Ce n'est
jamais par l'émotion qu'il sied de se laisser conduire, mais par la
ligne, car l'émotion gauchit la ligne, tandis que la ligne jamais
ne fausse l'émotion. Tout artiste qui préfère son émotion personnelle
et sacrifie la forme à cette prédilection, cède à la complaisance
et travaille à la décadence de l'art. » (André Gide, Caractères.)
Je ne connais
pas de plus belle ni plus complète définition des qualités nécessaires,
que ce soit métier, esthétique ou morale, et quel que soit son art
particulier, à tout artiste. A rapprocher de cet aphorisme (est-ce
dans Aurore, ou le Voyageur et son ombre ?
je n'ai pas le texte sous les yeux) où Nietzsche dit, en substance,
que les idées ne nous viennent que dans la mesure où nous n'avons
à notre disposition que les seuls mots qu'il faut pour les exprimer.
Cependant « l'artiste, le savant, ne doit pas se préférer à la
Vérité qu'il veut dire : Voilà toute sa morale ; ni le mot,
ni la phrase, à l'Idée qu'ils veulent montrer : je dirais presque
que c'est là toute l'esthétique ». Il est vrai que Gide là-bas
dit : Idée, et ici : Émotion. Je me demande tout bas où
est la différence. Il est vrai qu'il ajoute un peu plus loin :
« C'est en se renonçant que toute idée se parachève ». Voilà
la soudure faite, et qui peut s'entendre de bien des façons, dont
chacune est légitime, et, à l'exclusion de toutes autres, à son tour
la meilleure. Cela peut s'entendre aussi de la vertu, et de toutes
les vertus. Je ne cesserai
jamais d'être reconnaissant aux prêtres, pourtant circonspects et
sages, qui m'ont élevé, et à qui je dois, en [56] grande partie, le peu de latin,
de français, et d'Histoire que je sais, de nous avoir mis entre les
mains, sans expurgation d'aucune sorte (ce n'était pas, il est vrai,
des Jésuites) et à l'âge où la sensibilité commence à s'éveiller et
à bouillonner, le Théâtre complet de Racine, les Églogues de Virgile,
et Télémaque (celui-ci, j'y avais, tout seul, quasi appris à lire). Quel
dangereux aliment n'offre pas, en effet, aux passions naissantes,
une aussi brûlante matière ! Il ne faudrait pas toutefois conclure
à je ne sais quel aveuglement, ignorance, imprudence, ni surtout libéralisme
de ces excellents éducateurs. Ce n'est point qu'ils s'imaginassent
que tout écrivain classique est, par là même, moral ; car ils
n'ignoraient point, par expérience et pratique quotidienne de la confession,
quels désordres certaines lectures, fussent-elles réputées inoffensives,
peuvent introduire dans l'âme. Plutôt estimaient-ils que ce qui est
parfaitement dit et avec la discrétion qu'il y faut, peut être confié
à n'importe qui, et que le style équivaut, après tout, à une décence
des mœurs, sinon que le libertinage de la pensée et des sens est plus
dangereux que l'amour. Je crois que, dans l'un et l'autre cas, ils
n'avaient point tout à fait tort, et qu'à peu de chose près, on pourrait
en dire autant d'André Gide.
Je commence
à peine, et j'en ai si peu dit ! Bien mieux que tout ce décousu,
ce n'est pas même une étude qu'il faudrait pour extraire l'essence
d'une pensée aussi rare et en marquer tous les alentours et prolongements,
mais tout un livre, sinon tout autant qu'André Gide en a écrits. François-Paul Alibert
lorsqu'on veut célébrer, dans le monde des sciences, de l'histoire, de la philologie,
l'anniversaire ou le jubilé d'un maître, des savants qui se souviennent
et se flattent d'avoir été de ses disciples, se réunissent pour composer
un ouvrage où chacun d'eux publie une découverte, une étude personnelles,
faites pour prouver, en même temps que sa propre valeur, l'excellence
de l'enseignement qu'il a reçu. Ainsi naissent les recueils de Mélanges, pareils à une gerbe
de fleurs de toute espèce, dont une seule lumière vient également
aviver les teintes. Ou à une réunion de toiles, qui exposent des sujets
divers traités par des talents différents, mais où s'accuse une certaine
manière, que voici dans cette toile du centre, vieille de trente ans
et dont la couleur pourtant paraît plus fraîche, plus neuve, plus
émouvante que toutes les autres, étant celle du « patron ».
Je regrette qu'on n'use pas de la sorte afin de rendre hommage aux
écrivains purs et aux poètes. Je vois très bien un beau volume du
Capitole, jumeau de celui-ci, et intitulé : « Mélanges de
littérature offerts à M. André Gide par ses disciples et ses amis ».
M. André Gide en rouge. Tous les artistes
qui reconnaissent avoir découvert en eux un écho de son œuvre, et
de quoi mieux comprendre et mener la leur, se seraient retrouvés là.
Il y aurait des surprises : on se demanderait par exemple pourquoi
un tel figure parmi les autres. On chercherait la filiation, quand
n'apparaîtraient que les dissemblances et le contraste. Ce ne serait
pas le moindre charme du recueil. Si Jacques Rivière était encore
parmi nous, il l'aurait envisagé avec plaisir, réalisé peut-être ;
il eût contenté son goût de la franchise et de la sincérité devant
ces écrits nus, qui revendiqueraient pour seul honneur d'être offerts
à André Gide et, en quelque façon, « mérités » par lui.
[59]
Tout autrement,
les admirateurs qui se groupent d'habitude afin de célébrer un poète
ou un écrivain ne songent qu'à le décrire. Pour reprendre la figure
d'une exposition, nous ne voyons plus que des portraits du maître.
Sans doute ne manquent-ils pas de prix. Ils sont peints par les procédés
les plus contraires et si le modèle parvient à se ressembler toujours
à travers des visions aussi étrangères l'une à l'autre, il se montre
digne de la place qu'il a conquise, où il s'impose. Aux yeux
du lecteur impartial, une critique se présente pourtant : ces
portraits laissent dans une ombre, sincère évidemment mais une ombre,
certain défaut des traits, une erreur de lignes, qui, tout en donnant
peut-être de son caractère au visage, déplaisent en soi. Sans cette
précaution, il est évident que le modèle, s'il les connaît, ne verrait
plus qu'eux et s'élèverait contre un hommage à ce degré perfide ;
s'il les ignore, contre une calomnie aussi détestable. Dans ces recueils,
par conséquent, rien que des politesses. Et, si légitimes qu'elles
soient, puisqu'elles ne se trouvent point balancées par les réserves
nécessaires, la vérité totale est trahie.
Tout cela
paraît très juste en étant très faux : car il n'y a pas plus
de lecteur impartial que de réserves nécessaires ni de vérité totale.
Et d'abord
on peut éprouver un enthousiasme complet pour l'homme qu'on admire,
ne rien voir en lui qui n'apporte un surcroît de ravissement. Ensuite,
si une réserve se présente, est-on obligé de la tenir pour valable ?
Juger, toujours juger, et ne jamais se faire dupe de l'amour, est
un sort désolant. Mais parfois
ce n'est pas le simple lecteur qui demande à braquer sur l'image le
rayon d'un projecteur intransigeant : c'est le maître lui-même.
Il ne veut pas d'un engouement inexpliqué, d'un enthousiasme gratuit.
L'un et l'autre périront avec nous, avant nous peut-être. De ne pas
nous être demandé avec [60] minutie de
quoi était composée notre fièvre, nous risquons de nous voir un jour
dégagés d'elle, sans plus ni moins de raison. Tandis qu'en la baignant
d'une eau glacée, nous saurons bien si elle résiste, et ce qu'elle
est — et ce qu'elle sera chez d'autres, qui brûleraient d'une même
ardeur. « Ce qui m'importe avant tout, dit Gide, c'est de connaître
ce que vaut réellement mon ouvrage, et je n'ai que faire d'un laurier
qui risque de se faner bientôt. » Dans ces conditions, aucun
de nous ne doit plus retenir la contrainte, légère ou lourde, qui
se lie à son admiration.
Qu'on ne
croie pas que tout ce qui précède soit une introduction détournée
à d'inexprimables critiques. A la faveur de cet aspect, j'ai tâché
à voir clair dans l'ordre de l'hommage et à montrer qu'il n'est pas
aussi facile qu'il paraît. Sur l'œuvre d'André Gide, qui, avec les
œuvres de France, de Proust et de Valéry, est celle qui me touche
le plus profondément, si j'ai une réserve à formuler, la voici : Tout vaut
d'être rendu public des aventures d'un grand esprit, au milieu des
troubles qu'il subit et souvent qu'il engendre. Rien n'est simple
pour l'homme de génie ; car le génie consiste à découvrir le
sens profond de l'action la plus menue et la plus incertaine, de la
plus anodine pensée et du frémissement le moins perceptible. S'il
possède par bonheur le moyen d'en rendre compte, il produit un chef-d'œuvre,
comme Pascal ses Pensées. L'âme toute pure, sa lutte avec l'incompréhensible,
ses chutes alourdies par la matière, ses élans, sa vie. Vivre est
tout le drame, pour l'âme, pour le corps, pour l'homme. Mais ce drame,
si grand par ses erreurs non moins que par ses beautés, ne doit se
dévoiler au monde que plus tard, après la fin. C'est outre-tombe qu'il
se joue, l'auteur est un mort et l'acteur est son ombre. Si nous
imaginons un instant que l’auteur des Nourritures,
de Si le grain ne meurt
n'est plus, avec quels autres yeux nous lisons cette suite de
confidences, nous écoutons ces chants, ces cris, ces appels. Ce qui
dicte particulièrement une telle remarque, c'est un court livre, Numquid
et tu ? où certaines phrases étreignent le cœur,
où la pensée d'André Gide apparaît considérable, dépouillée de tout
artifice, à plusieurs reprises pascalienne. Tout [61]
y est si profond, si intime, qu'on est ému
d'on ne sait quelle gène de savoir que l'auteur a pu corriger les
épreuves de son livre, en surveiller l'impression, en signer des exemplaires. On lit,
dans la préface : « J'estime qu'il n'y a rien de secret
qui ne mérite d'être connu ; mais l'intimité ne supporte pas
le plein jour. » Cela résume parfaitement ce dont nous étions
persuadé. Mais un ouvrage imprimé, même à petit nombre, n'est-il pas
exposé au plein jour ? Ne parlons-nous pas de lui ici ? Voilà ma
seule réserve. Aussi bien, si elle a quelque valeur, doit-elle disparaître
dans l'avenir — le plus lointain possible. Ce jour-là, le laurier
risquera non pas de se faner, mais de s'épanouir, pour survivre et
durer.
D'aucune
œuvre autant que de celle de Gide on ne peut dire ce qu'il écrivait
lui-même à propos d'une certaine parole : « J'ai lu tel
livre ; et après l'avoir lu, je l'ai fermé ; je l'ai remis
sur ce rayon de ma bibliothèque, — mais dans ce livre il y avait telle
parole que je ne peux pas oublier. Elle est descendue en moi si avant,
que je ne la distingue plus de moi-même. Désormais je ne suis plus
comme si je ne l'avais pas connue. » A quoi tient notre semblable
transformation, ce bouleversement insidieux, cette empreinte ?
C'est que nous sommes devant Gide comme l'enfant devant son frère
prodigue. Nous écoutons des mots de liberté, et, plus précieux encore,
de libération, d'affranchissement. Il faut
partir comme est parti Ménalque. Il faut rompre les liens, créer notre
monde, être nous-même. Le voyage ? C'est une forme extérieure
du détachement, grossière en somme, mais capitale. Les terres inconnues
qui nous reçoivent vont nous aider à nous découvrir, et chaque pays
nouveau nous dépaysera. Il faut aller vers plus de soleil, et que
tout vêtement nous devienne odieux sous sa lumineuse chaleur, et que,
de même, nous nous dépouillions de tout vain préjugé. Le drame est
de vivre, c'est-à-dire d'écarter l'imitation. Un drame
incessant, car jusqu'à la dernière heure l'oppression persiste, en
dépit des plus acharnés efforts. L'existence que nous avons reçue
semble devoir ne jamais complètement nous appartenir. Et tout le passé
que nous portons en nous demeure notre maître. Nos liens ne sont pas
rompus, mais relâchés. La mort même ne nous délivre pas : nos
traits tout d'un coup devenus [62] autres éveillent aux
yeux de nos proches une ressemblance dernière, et nous leur laissons,
avant de disparaître sous une terre égale, l'image d'un dernier reflet. André Gide,
c'est ce drame, cette lutte, qui sont, après tout, merveilleux.
Parmi les
obstacles accumulés devant notre tentative de délivrance, le plus
rigoureux de tous est donc la famille. Dans le cri du petit André
qui, sans s'expliquer ce qui le pousse, tombe dans les bras de sa
mère en sanglotant : « Je ne suis pas pareil aux autres !
Je ne suis pas pareil aux autres ! », pour la première fois
se découvre le sentiment de solitude qui remplit d'angoisse les êtres
différents de leur entourage. Tout en paraissant, même à ses propres
yeux, enfant soumis, il prend inconsciemment le dégoût des sévères
tendresses qui le couvent. Et lorsqu'il se jette un jour dans une
sainte exaltation, c'est pour y trouver une chose, non pas complémentaire,
mais distincte de celle que lui apporte une foi trop rigide. Dès les
premiers écrits, l'émancipation se précise. L'œuvre de début prend
le masque d'une œuvre posthume et d'un auteur imaginaire, doublement
affranchi de la famille et de la vie. Après une maladie, Les
Nourritures viennent clamer la résurrection de l'esprit aussi
bien, et plus, que de la chair. Ainsi de suite. Une phrase de Numquid et tu ? explique à merveille cette persistante réaction :
« Ceux qui croient aux peuples, aux races, aux familles, et ne
comprennent pas que l'individu constamment se dresse contre elles en démenti. » Je souligne
elles. Grammaticalement, le
genre de peuples doit dominer
l'énumération et appeler : contre eux.
Mais Gide ne pense qu'aux familles,
à la sienne, qu'il a combattue depuis l'adolescence et, bien qu'il
soit seul aujourd'hui, qu'il combat encore, en soi. Double nature :
d'un côté, le pur amour, le ciel, la « porte cochère » (1)
et La Porte étroite (Que
le père de Lafcadio me pardonne, lui qui a pour devise un à-peu-près :
Les extrêmes me touchent) ; de l'autre, le désir, l'enfer, L’Immoraliste. André Gide a la passion
de l'enseignement et il dénie la valeur de toute leçon. Il a eu la
passion de la gloire et s'efforce de la fuir. Un livre terminé [63] il écrit « précisément
le moins capable de plaire aux lecteurs que le précédent lui avait
acquis ». On a vu
Gide la veille ; on se rend chez lui, sûr de le trouver ;
il a quitté Paris. Et quand on le sait au loin, en Normandie, dans
le Midi, au Congo, quelqu'un entre pour annoncer : M. Gide.
Toutes ces
oppositions s'éclairent à entendre Gide, à écouter sa voix douce,
un peu chantante, et qu'interrompt souvent une pensée secrète. Les
yeux, qui peuvent se faire durs et précis, suivent ordinairement d'un
regard atténué cette mystérieuse attraction. Le visage est triste,
la bouche amère. Elle sait pourtant sourire et d'une manière aiguë.
Il mène, sans avoir l'air d'y prêter attention, l'entretien à sa volonté,
et le suspend comme on se dérobe, au point qu'on est tout surpris
de se retrouver seul, et de savoir que la phrase qui se préparait,
on la devra détenir jusqu'à la prochaine rencontre — demain ou dans
un an. André Gide est parti. Il va le long des rues, un livre à la
main, plongé dans sa lecture exclusive, traversant la chaussée sans
lever les yeux, mais avec un sens étrange qui le fait se hâter, ou
ralentir, selon le cas.
Je me rappelle
un jour de l'hiver dernier où, passant près de la villa Montmorency,
j'y pénétrai, risquant ma chance. Cette villa est une petite ville,
un vaste parc, où des maisons s'élèvent, éloignées les unes des autres
et réunies par des avenues sinueuses. Les grilles, qui séparent la
villa du quartier d'Auteuil dont elle est encerclée, distinguent en
même temps le sommeil de la vie. L'été, c'est charmant. En décembre,
on croit entrer dans le Pays de la Tristesse. De là au plein soleil
de Biskra : l'éternelle opposition. Je ne fus
pas peu surpris quand la vieille servante, qui ouvrit la porte de
la demeure elle aussi à l'extérieur morose, m'eût répondu : « Monsieur
est là. » Je la suivis dans la première pièce, sorte de grand
atrium sombre aussi haut que la maison, où les escaliers s'appliquent
aux murs. La vieille femme monta trois marches et allait ouvrir une
porte. Je l'arrêtai d'un geste. [64]
Derrière
la porte, quelqu'un touchait du piano. Je ne connaissais pas ce qu'on
jouait, c'était doux et lent et les sons se détachaient avec limpidité.
Je n'avais pas encore lu, à ce moment, les mémoires d'André Gide,
j'ignorais qu'il eût été l'élève de M. de la Nux. Mais les phrases
musicales qui me paraissaient jaillir de si loin ne pouvaient naître
que de ses mains. Il y avait dans le choix du morceau, dans le jeu
qu'il en donnait, un je ne sais quoi qui évoquait la tournure de ses
phrases, une harmonie pleine et simple. La vieille femme, la tête
droite, frappée d'une immobilité comme on en voit chez les gens qui
ne pensent pas, attendait un signe de moi pour revivre. Tout d'un
coup, le déroulement de la mélodie devint, par deux ou trois notes,
si profond, bien que son intensité demeurât la même, qu'il me parut
qu'il allait se passer quelque chose, un orage éclater, la maison
s'anéantir. En même temps je me trouvai abominablement indiscret.
Je délivrai la servante ; j'entendis le bruit sec du piano qu'on
ferme vite, et j'entrai.
L'indiscernable
pensée dont j'ai cru saisir l'ombre dans les yeux de Gide, quelle
est-elle ? Si elle se reflète dans Numquid
et tu ? et dans les confessions, où va-t-elle mener son maître ?
« Si le grain de blé tombé en terre ne meurt, dit l'Évangile,
il demeure seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. »
Et encore : « En vérité, en vérité, je te le dis, nul, s'il
ne naît de nouveau, ne peut voir le royaume de Dieu. » Second
Nicodème devant les paroles divines, qu'adviendra-t-il d'André Gide ? Claude Aveline Font-Romeu,
avril 1927. [65]
ce jeune huguenot si pâle, aux sombres cheveux plats, un peu guindé,
qui se prétend timide mais affirme tant d'autorité, je l'avais rencontré
chez Robert de Bonnières ; le voilà qui pose dans le cabinet
de toilette vert que j'avais alors, à l'atelier d'Auteuil. La lumière
de cette petite pièce l'a séduit, comme celle d'un aquarium. Il faut
être de son temps ; c'est celui de des Esseintes et du symbolisme,
ne l'oublions pas ! Mon modèle, maigre mais de construction robuste,
frileux et comme ramassé sur lui-même, a déposé son ample macfarlane
pour s'asseoir sur un fauteuil de paille anglais, coincé entre une
porte couleur de pistache et une armoire à glace de Maple. Des hortensias
rosés sont à terre, non, sans doute, par l'effet du hasard. Tout de
même, les hortensias bleus, à la mode, eussent semblé trop « décadents ».
Le visage un peu chinois du jeune évangéliste, un grain de beauté
volumineux le marque ; ses yeux d'hématite, bridés, étincelants,
vous fixent comme le regard d’un prédicateur. La tête est soutenue
par une main aux doigts en spatule, épais, qu'orne un anneau d'or ;
l'autre main tient un livre posé sur l'un des genoux ; les jambes,
croisées, flottent dans un pantalon de cheviotte, gris comme la veste.
Extrêmement romantique, mais qui se défend de l'être, mon nouvel ami
parle, les dents serrées, avec une charmante onction, une langue précise,
mais rare, qui tranche sur la redondante et molle logomachie d'alors. Toute ma
toile sera verdâtre : le teint d'ivoire des chairs, le gris argenté
du costume empruntent à la décoration, aux lambris, une tonalité glauque
de nymphée ; et l'artificielle atmosphère créée par des rideaux
de Liberty donne aux corps qui s'y meuvent un vague aspect de madrépores
dans une [67] vasque de cristal.
Le crâne de Gide se détache sur une reproduction du Pablo Sarasate, de Whistler ;
dans la glace qui recouvre cette photographie se reflètent des lumières
couleur d'aigue-marine. Ameublement, décor, de ce pavillon situé dans
un jardin qu’assombrissent des arbres touffus, décèlent le goût le
plus récent pour les choses d'Angleterre et d'Extrême-Orient. Robert
de Montesquieu approuve. Hier, il était ici. Aujourd'hui, Gide lui
succède, et ces deux personnages, si différents l'un de l'autre, m'inquiètent
également. Que se passera-t-il s'ils se trouvaient face à face ?
Il est malaisé d'avoir des amis aussi pointilleux et compliqués. Barrès
ricane, de son grêle rire lorrain. Régnier caresse sa longue moustache,
nettoie son binocle, en lançant des épigrammes précieuses. Le petit
Marcel Proust nous bombarde tous de compliments hyperboliques. Édouard
Dujardin quête des articles pour sa Revue
Indépendante. Il y a dans
l'atelier trop de bruit, de remuement, trop de fermentation pour l'André
Gide de la Roque-Baignard. Nos compagnons, s'ils sembleront plus tard
avoir formé bloc dans une même petite confrérie d'artistes, il est
dangereux de les « mettre ensemble », comme disent les maîtresses
de maisons « intellectuelles », dont l'illustre Madame Aubernon
de Nerville du Monde où l’on s'ennuie ! Gide affecte
de ne pas accepter d'invitations ; croit-il, en société, perdre
ses moyens de séduire ? Après son premier élan, il semble soudain
souffrir mille morts dans un salon. S'il vous accorde son attention,
vous fréquente assidûment, gare à vous ! Il se retirera sitôt
achevée l'enquête psychologique dont vous étiez l'objet. Au temps
que durera votre liaison, mesurez la valeur instructive qu'il vous
aura attribuée. Ses tête-à-queue sont d'autant plus sensibles qu'il
professe un culte pour l'amitié. Trop heureux est-on s'il vous honore
d'un de ses charmants retours. Pourquoi
emprunterais-je davantage à mes Tableaux
d'une existence ? J'ai dû renoncer à en poursuivre la rédaction.
La plupart de mes amis de la première heure se racontant, ou devant
se raconter, j'ai senti que mes notes feraient double emploi et, qui
pis est, que le lecteur parfois douterait de la véracité de l'un et
de l'autre narrateurs. Qu'importe si la vraie physionomie des grands
artistes est un peu faussée par leur complaisante industrie ?
De la correspondance d'un Marcel Proust finissent par ressortir des
traits correctifs de la figure angélique que ses admirateurs ont,
dès sa mort, patinée comme la copie d'un rétable, [68] plein d'ailes et d'auréoles dorées.
Barrès vagabonda, de sa Lorraine à Grenade, du Palais-Bourbon aux
rives de l'Oronte, afin de modeler sa légende sur un type idéal ;
Sainte-Beuve aura toujours tort en s'attaquant, dans ses écrits posthumes,
à la figure d'un Chateaubriand. Laissons à Kronos le soin d'écailler
le bois peint dont sont faites nos idoles. Avec André
Gide, du moins, vous aurez une vérité la plus brutale. Dans Si le grain ne meurt, Gide coupe l'herbe sous le pied de
ses historiographes, prévient les accusations dont il pourrait être
l'objet. Pourtant, il a écrit qu'il avait trop à dire de son peintre ;
et s'il annonce le portrait de celui-ci (ce qui m'inspire grand’peur !),
combien, en retour, aurais-je à dire de mon vieil ami, fidèle en son
commerce à la fois et insaisissable, invisible, même quand, installé
pour des semaines à quelques mètres de moi, ma concierge me confie
qu'il passe furtivement devant ma porte, et n'entre que si… ?
Mais si quoi ? voilà le hic. Peut-on savoir les motifs qu’ont
les mystérieux de disparaître soudain de votre horizon ? L’alibi
est un art, il ne sied guère de s'y laisser prendre en défaut. Je
sais des cryptomaniaques tout platoniques ; mais la plupart des
mystérieux ne sont point si désintéressés. Quel besoin de s'affubler
d'un masque, (se demandent les innocents), pour glisser une lettre
à la poste ? Naguère, à propos de tels amis, on se perdait en
conjectures sur des actions qu'eux-mêmes, aujourd'hui, divulguent
en leurs livres. Gide, le plus romantique des mystérieux, mais le
plus honnête des écrivains, édifiait un temple à pilastres et à fronton
classiques, pour y loger, en guise de textes sacrés, ses autobiographies
très intimes, et jusqu'à des recueils de faits divers, chargés de
sens pour les esprits qu'il a conquis. Entre tous les « mystérieux »,
le plus impénétrable est celui qui semble travailler contre ses propres
intérêts, pour la postérité. Le tabernacle magnifique, que Gide cisèle,
en y ajoutant d'année en année une pierre précieuse, s'il le voulait
si pur de style, c'est avec le propos ferme d'y déposer la somme des
vérités recueillies au cours de son existence méthodique et capricieuse,
errante et égocentrique. Malheur à qui espérerait prendre en défaut
cet Ulysse. Rien du hasard, en son Odyssée. Mais il
ne s'agit point ici de l'œuvre « romancée » de ce mémorialiste-moraliste
— quoique, même en des narrations et des poèmes d'où vous le croyiez
absent, il fasse de son personnage le centre de sa composition. Ce
trait, objectera-t-on, est commun [69]
à tous les grands créateurs. En sont-ils
toujours aussi conscients que Gide ? Romancier, son invention
est ralentie par l'obsession des fins qu'il poursuit : accuser
sa personnalité, « se réaliser », d'abord. Mais les répercussions
sur ses lecteurs sont infinies... Le pasteur de la Symphonie
pastorale n'aura pas troublé la seule petite aveugle qui l'adorait,
soumise et sans défense. Gide se « réalise » dans les autres,
aussi. Mais il les atteint par des chemins ombreux et contournés. Je proposerai en exemple de la méthode gidienne
les petits volumes parus de Si
le grain ne meurt. Cette fois, ce sont de vrais
« Mémoires ». Jusqu'au milieu du dernier tome, l'auteur
s'entraîne ; il fait des gammes, pose des accords en
plusieurs tons, hésite avant d'exécuter
le morceau de bravoure. Selon son
expression, « ce sont les bagatelles de la porte ». Raconter
son enfance, sa jeunesse, qui donc n’a tenté de le faire au
seuil de la vieillesse ? Presque
tous les souvenirs de cette nature abondent
en tableaux piquants, mais je gagerais que rarement ces
réminiscences sont, en fait, aussi peu déformées que celles
de Gide. S'il louvoie, grappille de-ci, de-là, c'est que la
matière est trop riche : quels
épisodes présentera-t-il ? Le choix en semble déterminé
fatalement par une idée qui éclatera peu avant la fin de l'ouvrage, quand Gide sera in medias res. Alors, les scènes à
faire assumeront une importance qui dépassera en valeur le
témoignage d'un individu. Mais mieux vaudrait comparer
Gide à un organiste. Les motifs de ses fugues
à la Bach sont tous apparentés, jusqu'à
la strette finale.
Un ami anglais
d’Oscar Wilde et de lord Alfred Douglas, qui venait de lire Si le grain ne meurt,
déclarait que la figure de ces deux hommes extraordinaires revivait,
en ses moindres détails, avec une vérité si implacable qu'il en restait
confondu. Or, chaque fois que Gide dépeint une personne que nous avons
connue, rapporte des faits qui se sont déroulés sous nos yeux, toutes
ses touches sont si justes, chaque jugement semble si impartial que
la suite de ses Mémoires inspire la terreur à quiconque doit être
analysé par lui. L'intelligence est redoutable quand elle s'applique
à toutes choses avec une telle pureté, avec autant de précision. Entre
tant d'hommes intelligents que j'ai connus, Gide reste le plus surprenant
à mon sens, avec Paul Valéry, parce que capables tous deux, à la fois
de s'élever aux hautes sphères de la spéculation et de s'intéresser
aux valeurs les plus humaines. [70]
Reportons-nous
à l'Auteuil des ans d'exaltation comprimée : 1888-1900. Eagerness ; Glamour : mots presque intraduisibles en français. Eagerness serait une appétence spirituelle et physique, un éréthisme
multiforme du sujet, le portant à la fois vers tous les objets de
la connaissance et de la volupté. Glamour
est sans équivalent en notre langue. Nos dictionnaires donnent :
magie ; les lexiques anglais : influence de quelque phantasme
sur notre vision, qui nous fait ressentir des émotions sans rapport
avec les images qu'enregistre notre rétine. Déformation toute subjective,
lyrique du monde extérieur, mais qui n'est pas l'état du seul poète
mais de tout être vibrant intérieurement et affecté lui-même de glamour.
Tout nous paraissait étonnant, cher André Gide, surtout ce que
prennent pour naturel — n'est-ce pas ? — les autres mortels.
Les enfants peuvent être divisés en deux classes, et les adultes aussi :
ceux qui admirent, voient partout le miracle ; et ceux qui n’aperçoivent
que le fait. Ce matin, les cloches, après la messe du samedi saint,
percent la nuée de notre triste ciel cauchois. Des huit petites filles
du jardinier, deux, haletantes, deux « Alice in Wonderland »
se demandent si les pieuses voyageuses rapportent de Rome des œufs
en chocolat. Les deux Alice s'apprêtent à les dénicher sous les laitues
fraîches ; elles n'oseront les ouvrir. Les autres sœurs savent :
« Mes surprises comestibles viennent de chez le confiseur ;
on les croquera après déjeuner ». Le soleil happe la brume, déploie
des aunes de velours bleu sur les squelettes des hêtraies où s'accrochent
des touffes de vert acide. Quelques « bouquets de la mariée »
éclosent le long des murailles, aux candélabres des arbres à fruits.
Dans le même instant, le fermier bat le grain de mars sous le même
ciel d'apothéose pascale, suppute les profits qu'il tirera de sa culture.
Les cloches de l'église, les entend-il ? Chaque année, à peine
remarque-t-il qu'elles se taisent durant deux fois vingt-quatre heures
pour célébrer le mystère de la mort et de la résurrection. Rares sont
ceux, ainsi que vous, André, qui gardent jusqu'à la maturité, l'eagerness de Peter Pan et d'Alice et
le sens des réalités comme un paysan normand. A ces deux
dispositions qu’on croirait antinomiques, vous en associez une autre :
le sens du comique. Gide humoriste sera un jour étudié par ses admirateurs.
Comme avec Maurice Barrès (qui s'est voulu si grave), j'aurai beaucoup
ri dans mes entretiens avec Gide. Qui donc osera faire un florilège
des pages ironiques, bouffonnes de ces deux maîtres écrivains ?
De Paludes aux Faux-Monnayeurs, [71] il
y aurait à glaner. C'est cette humeur-là que Gide tâchait à cacher,
du temps qu'il posait pour moi en jeune Amiel, dans le cabinet de
toilette vert. Depuis lors, il s’est revanché du Gide qui s'imposait
des punitions, et de ceux qui l'eussent voulu plus craintif encore
du doigt de Dieu. En ces jours lointains de cuisants scrupules, perçait
déjà le Titan désenchaîné ; Prométhée offrait son flanc au bec
de l'oiseau, d’un geste plein de décence, sous sa pèlerine de jeune
lévite ; et la complaisance avec laquelle il s’exposait à cette
torture trahissait une soif de voluptés rares. Combien
nous aimions de nous raconter, mon cher
André Gide ! La similitude de nos rapports avec nos parents
et avec les gens de leur milieu, un frappant synchronisme en nos actes
décisifs, comme le parallélisme de nos deux jeunesses nous préparaient
des liens moins fragiles que je n'eusse craint, à certaines heures ;
car notre eagerness commune, une insatiable curiosité du lendemain les formaient
dans l'inquiétude et les difficultés. A peine l'André Walter de la
rue de Commaille m'avait-il murmuré quelques demi-confidences coupées
par l'exercice de la restriction mentale, que devinant son dessein,
je me jurais d’en accepter toutes les conséquences, d'un cœur amical,
fervent pour l'artiste admirable en lequel je croyais. Nul doute que
j'allais assister aux phases diverses d'un phénomène si exceptionnel
que je ne bougerais plus de mon poste de témoin. L'adolescence d'un
André Gide, la jeunesse d'un Maurice Barrès, quel spectacle, quelle
école ! Que d'embûches alliciantes pour un jeune écrivain, ou
un jeune peintre, à cette heure de « décadence » affichée,
quand se perdait le respect de la technique, la compréhension des
grands styles, et s'installait le mépris des traditions. Ce qu'à
mon gré, Gide, vous n'avez pas assez fait ressortir jusqu'ici dans
vos Mémoires, serait l'affreuse artisterie,
le faux bon goût qui régnaient chez les autres artistes en vogue
et dans le monde qui faisait l'opinion, à l'époque où nous nous rencontrâmes,
vous l'isolé, moi déjà victime des gens qu'un débutant doit éviter.
Il est merveilleux que la peur de vous tromper sur l’« importance »
(le mot importance était sur toutes les lèvres)
d'une nouveauté — homme
ou objet d'art — n'ait pas influencé votre style. Pourtant, musicien,
votre défiance à l'égard de Wagner allait au rebours de la mode. Au
vrai, rien de ce qui se créait, alors, autour de nous, ne vous satisfaisait ;
vous méprisiez trop certains ouvrages, si trop aussi vous en admiriez
d'autres, [72] qu'aujourd'hui
vous semblez avoir remis à leur juste place. Où en êtes-vous avec
Fromentin ? Vous ai-je avoué, jadis, que votre figure se confondait
parfois, un peu trop à mon gré, avec celle de Dominique, dont m'éloignait
une aversion toute particulière ? Ceci exigerait de trop longs
commentaires. Au bref, l’« ambiante » fromentine m'évoque
encore l'ennui, une somnolence domestique, rurale, une prudence qui
m'était, qui vous était trop familière et contre quoi nous nous rebellions.
Ensuite, considérant le parti que vous tiriez de vos lectures austères,
j'ai mieux compris votre partialité à l'égard de Dominique.
Quant à l'orientalisme de Fromentin, nous savons les explosifs
que contenaient, à votre intention, ses cassolettes aux parfums amortis.
« N'attire
pas sur une particularité que tu crois te reconnaître l'attention
de tes parents ; défauts et mérites, laisse-nous les découvrir
en toi » écrivait un père, du fond de sa province, à son fils
trop enclin à la confession, mais fort gourmand d'entendre approuver
ses actions les moins défendables. Ce jeune niais — inutile de le
dire — se vouerait à la littérature. Il mourut sans qu'on ait pu savoir
s'il aurait eu du talent ; ce Lafcadio trop impatient tourna
contre sa tempe une arme homicide, au lieu de précipiter, hors du
wagon où il voyageait en famille, son vénérable géniteur, ainsi que
projetait de faire le désespéré d'art, abonné à la N. R. F. En fait foi, son journal intime,
découvert parmi d'autres papiers. Les Caves
du Vatican auraient, par choc en retour, fait un criminel, à ma
connaissance. N’en concevez pas trop d'orgueil, cher ami. Vous êtes
un maître, un zélateur, un propagandiste nés. Même sous le casque
colonial de l'économiste, du prospecteur, du zoologiste, du missionnaire
vous restez l'homme de la Porte
Étroite, de L'Immoraliste, de L'Enfant Prodigue, des Nourritures
terrestres et de Prétextes.
Honnis soient le pittoresque et la bimbeloterie romantiques. Voici
une poésie très moderne : celle du Guide Michelin ; vous
la chantez sous le grand ciel biblique. Vos carnets sont admirables
par le mépris des vains artifices et la vastitude de votre information.
Les routes de l'Orient, l'Afrique du Nord ou l'équatoriale, vous les
semblez parcourir, églogues de Virgile en poche, et bien d'autres
classiques aussi. Mais devant nul mystère humain ne restant sans y
essayer vos clés, vous épluchez les journaux avec le même soin [73] que le Littré
ou les saints Évangiles. Vos tiroirs sont pleins de fiches qu'on croirait
estampillées par Bertillon. Juré, en cour d'assises, vous exultez
de lyrisme, aussi bien qu'à l'approche d'un soukh arabe ou d'une ferme
cauchoise. Tout vous est aliment.
« Nourritures » ! Je m'attends à vous, nourritures ! Ma faim ne se posera pas à mi-route, Elle ne se taira que satisfaite ; Des morales n’en sauraient venir à bout Et, de privations, je n'ai jamais su nourrir que mon âme. Satisfactions ! je vous cherche, Vous êtes belles comme les aurores d'été. Nathanaël, je te raconterai les plus beaux jardins que j'ai vus ! Nathanaël, je t'enseignerai la ferveur ! Je me suis fait rôdeur pour pouvoir frôler tout ce qui rôde ; je me suis pris de tendresse pour
ce qui ne sait où se chauffer, et j'ai passionnément aimé tout ce
qui vagabonde.
Gide, vous
ne m'avez pas convié, le jour que vous présentiez aux artistes de
Paris votre film du Congo. Des spectateurs qui m'en ont rendu compte
prétendent que le prestige de votre nom faillit changer un « documentaire »
de propagande patriotique en un ouvrage d'un sens tout autre. Plus
d'un invité aurait poussé du coude son voisin, au passage de certains
épisodes « tournés » par l'explorateur que vous êtes devenu ;
et ce film éducatoire serait doublé d'intentions, imperceptibles d'ailleurs
aux non-initiés. J'eusse protesté contre ces insinuations tendancieuses
malgré ce que je viens de dire de vos écrits. Serait-il
aboli, le temps où des êtres candides, des âmes pieuses recommandaient
à leurs nièces la lecture de vos romans chrétiens ? Vous leur
apparaissiez comme un guide grave, au seuil de la vie ; au sein
de votre famille, vous êtes encore celui à qui l'on doit s'en remettre
avant de se décider en toute occasion délicate. Ce caractère de chef,
de directeur de conscience, reste un des plus saillants chez vous,
pour qui vous connaît de longue date ; l'empire que vous gardez
sur tant d'esprits, je me refuse à l'envisager comme certains voudraient
nous le faire voir. J'y discerne non seulement l'autorité de votre
intelligence — à laquelle il faut toujours revenir — mais de votre
raison. Raisonnable, vous l'êtes, et l'un
des cerveaux les mieux équilibrés [74]
que j'aie mis à l'épreuve depuis que j'observe
mes semblables. Raisonnable donc, et, au risque d'employer un mot
devenu trop fruste d'avoir servi à désigner tout le contraire de ce
à quoi on l'applique, j'ajouterais : sincère, et follement courageux.
Car votre loyauté de penseur vous expose à choisir, entre plusieurs
issues, la plus périlleuse. N'est-ce pas ainsi que vous occupez cette
belle position d'homme de lettres, d'où rien ne vous délogera ?
La noble, la magnifique tenue de votre oeuvre devrait témoigner à
d'acerbes critiques de la hauteur de vos vues. Opiniâtre à ignorer
les honneurs, ayant dès votre adolescence répudié les consécrations
flatteuses, vous ne vous adressez ni à la foule, ni à une prétendue
élite dont l'esprit est celui de la foule, sans en avoir la naïveté. Mais quoi ?
La publication sous le manteau de tels d'entre vos livres, dont il
faut se ruiner pour acquérir un exemplaire, n'empêche pas que les
demi-cultivés ne tardent point à savoir qu'un mince opuscule a paru,
puis à croire qu'ils savent ce qu'il y a dedans. Avant vous, Degas,
Gustave Moreau ont chéri la politique du mystère : plus ils se
claquemuraient, cachaient leurs toiles, plus s'affermissait leur influence
sur disciples et amateurs. On les taxa d'hypocrisie. Était-ce manœuvre
d'une suprême habileté ? Mais celle d'un peintre est plus aisée
que la tactique d'un auteur. A moins de ne rien publier du tout, l'écrivain
appartient à ce vulgum pecus
qu'il méprise ou feint d'ignorer ; il n'est plus de livres
qu'un curieux ne se procure s'il en grille d'envie. On les emprunte
et ne les rend pas. Ma bibliothèque s'est vidée peu à peu, du côté
où je range les vôtres. Le dilemme
était celui-ci pour vous, Gide : détruire votre œuvre, comme
ce neurologue trop philanthrope qui, avant de mourir, brûla ses rapports
médicaux, par souci de la quiétude de ses concitoyens ; ou bien
briser les vitres, pour aller jusqu'au bout de votre mission. Sans
confiance dans le devenir des œuvres posthumes, vous deviez à vous-même
d'être votre propre exécuteur testamentaire, quitte à blesser des
cœurs honnêtes que vous aimez bien plus que les pervers. Ce principe
une fois admis après de rudes corps-à-corps de vos deux moi
— ce qui rachèterait, selon vous, la coulpe du moi victorieux
serait l'ardeur, la continuité, l'insistance de l'avocat dans sa plaidoirie,
les preuves répétées de sa conviction, de son abnégation, en ce siècle
de brigue et de compromis. Inclinons-nous en silence, [75] quand vous
combinez pour vous-même une de ces « situations critiques »
que vous préparez parfois pour autrui, en psychologue subtil. Je ne
jurerais pas devant le Crucifix que vous n'en tiriez un certain plaisir...
que je n'appellerai pas morbide, car il n'est rien de tel en vous. Quand vous
sollicitez les textes sacrés dans le sens de vos désirs, je laisse
à d'autres plus savants que moi le soin de dénoncer le sacrilège,
mais je tremble en supputant ce que cette « stylisation »
porte en soi d'épineux. Pardon ! Après avoir lu ces lignes manuscrites,
vous m'avez dit : « Au contraire, je ne trouve dans les
textes sacrés, que ma propre condamnation. » Je maintiens qu'on
préfère le « tempo » biblique dont vos livres ont le rythme,
à votre exégèse. Quant à moi, je préfère toujours le dernier paru
de vos ouvrages, parce que j'y fais une découverte nouvelle. Un homme,
s'il déborde ainsi que vous de sève, et de cette appétence qui nous
ramènera, quoi qu'il arrive, l'un vers l'autre, rien ne saurait le
limiter ; le tout est, en brisant les entraves de la convention,
d'avoir quelque chose à dire, et non de s'abandonner à une récréation
d'esthète. Un formidable problème nous est posé par vous. A l'imposer,
vous avez réussi, comme en jouant à qui perd gagne. Ceux qui suivirent
depuis quarante ans vos exercices icariens ne pouvaient douter de
votre souplesse et de vos forces, ô voltigeur dont j'ai peint des
portraits à plusieurs tournants de votre piste. Je les compare les
unes aux autres, ces images déconcertantes. Le garçon soi-disant souffreteux
et débile dont j'ai toujours pensé qu'il nous enterrerait, peu à peu
« s'athlétise », comme parlent nos sportifs ; plus
de foulard, plus de tricots, plus de mitaines aux poignets. Seule
la crainte des courants d'air persiste, si la maison où ils se font
sentir est ennuyeuse, et qu'il lui tarde d'être ailleurs. Quand exécuterez-vous
dans la salle Erard un récital dédié à Chopin, devant mille personnes,
ultime victoire de la volonté sur votre modestie ? Votre talent
de virtuose, je n'en ai pu juger qu'une fois, cher André ; cinq
minutes, pas plus ! quoique vous ayez dérobé à la littérature
des journées entières, pour étudier le piano. Votre carrière
d'artiste aura été un pugilat pathétique pour atteindre la perfection,
un progrès incessant vers la maîtrise de la technique. Entendez ce
mot dans son sens le plus général. A l'opposé de l’art d'écrire et
de jouer du piano, si la maîtrise de la vie a la sienne, celle-là
ne s'apprend pas en restant au coin du feu. [76] Je retrouve
dans une revue « d'avant-garde » un article déjà ancien
sur la part que prennent l'instinct, la volonté, l'esprit critique
dans l'élaboration de vos œuvres. Votre écriture était comparée aux
styles d'Anatole France et d'Abel Hermant pour leur néo-classicisme.
Et la palme vous était décernée, André Gide, à cause des « idées »
originales que vous semez, et pour l'instinct
que nulle règle d'esthétique n'étouffe. Le seul péril serait,
pour vous, orfèvre, de buriner avec le plus d'amour les cassettes
les moins capables de contenir ces « idées » qui vous appartiennent
en propre : En parlant ainsi je songe à l'Afrique centrale. Le comble
de l'art d'écrire — nous n'en apercevons pas l'équivalent en peinture
— est cette aisance désinvolte, dont vos ouvrages témoignent de plus
en plus, du maître ouvrier qui loin d'être embarrassé par le passage
d'un ton à un autre, du langage courant au plus surveillé, les amalgame
dans une pâte dont les ingrédients cessent d'être reconnaissables. Il est,
sans doute, des sujets qu'un artiste s'avoue incapable de rajuster,
même si la première leçon a cessé de le satisfaire. L'instinct, sur
quoi les jeunes artistes ont trop misé récemment, vous l'avez, mais
avec des formes qui font tout accepter par ceux-là mêmes qui se cabrèrent
d'abord. Pourquoi n'avez-vous jamais récrit les Cahiers
d'André Walter ? Vous y aviez songé. L'incomparable essayiste
qui, jusque dans ses Faux-Monnayeurs,
renouvelle la formule du roman, le Gide de Prétextes,
d'Incidences et du Journal
d'Édouard me fait songer à ces compositeurs qui savent réorchestrer
une partition et lui donner plus de richesse. Comme à vous-même, pas
une page de vous ne nous est indifférente. Gide !
le portraitiste de vos avatars souhaite que vous lui accordiez encore
beaucoup de séances. Jeune homme imberbe dans le complet de cheviotte,
Gaulois à la moustache de Vercingétorix, voyageur sous le chapeau
de velours noir, vos yeux sont les mêmes ; je me suis accoutumé
à ce qu'ils me scrutent, comme je persisterai à les interroger. J.-E.
Blanche EN MARGE D’UN PORTRAIT D'ANDRÉ
GlDE
je relis, depuis deux jours, ces cahiers d'autrefois, dont l'encre pâlit
déjà. Je retrouve, à chaque page, mon ami André Gide. Il y a plus
de vingt-quatre ans, le 10 janvier 1903, j'ai reçu sa première lettre.
Quelques lignes seulement, séduisantes, un peu mystérieuses. J'étais
à Copenhague. Il s'était donné la peine de me dénicher là, pour si
peu que j'eusse montré de moi-même dans un article sur l'Immoraliste.
Ses antennes s'étaient allongées jusque-là... Rien d'un peu frémissant
ne l'effleurait qu'il n'y prêtât son attention, qu'il ne semblât soudain
dépris de tout autre objet pour consacrer à celui-ci sa vie. C'est
ce qui peut rendre dangereuse l'approche de sa curiosité, tant elle
ressemble à l'affection... Rien dans la nature de si fuyant, presque
d'imperceptible, qui n'invite et n'incline son amoureuse patience.
Il dit volontiers que si la vie devait recommencer pour lui, ce n'est
pas écrivain mais naturaliste qu'il voudrait renaître. Je l'ai vu
à l'affût des oiseaux, des insectes. Un phénomène, un accident quelconque
livre presque toujours à son attention ce que celle d'un autre n'eût
point discerné. Son regard prête relief à ce qui semblait n'avoir
presque pas de forme. Sa pensée soulève jusqu'au pathétique ce qui
semblait n'avoir presque pas de sens. Je l'ai vu donner son temps
à des êtres de rencontre, à des visages éteints, à de chétifs animaux.
C'est ce qu'il appelle : prendre la vie non seulement au sérieux,
mais au tragique. Un jour je le trouvai dans sa bibliothèque, villa
Montmorency, allaitant au biberon avec des soins infinis et réchauffant
dans son gilet tout contre sa poitrine un petit chat de Siam... « Il
a été sevré trop tôt — me dit-il —. Sa mère ne pouvait plus le nourrir,
[79]
et puis j'étais impatient de le posséder. »
Il ajoutait, sur un ton passionné : « Je voudrais tant le
sauver ! »...
Deux années
avant notre première rencontre, j'avais lu les Nourritures Terrestres. Enfermé dans ma chambre, et dans une féroce
oisiveté, refusé à tout, dévoré de désirs, desséché par l'attente,
ce livre était venu m'abreuver. Avec Rimbaud, rien n'a marqué plus
fortement mon adolescence. Gide ne me quittait plus. Je le tutoyais
en l'interpellant dans les pages de mon « journal ». Je
l'attendais : « Je voudrais que tu fusses mon ami »,
lui disais-je, « l'existence se dépouillera de toute forme où
trépasse la vie... Sagesse, vérité, sincérité de n'être rien... métamorphoses
merveilleuses... déguisement innombrable... » Je me retiens à
peine de copier ici toutes ces divagations. Elles feraient sourire.
J'y reconnais pourtant le sentiment ingénu dont je fus alors atteint.
Il était assez fort, assez riche, il a su se renouveler assez, selon
la vie, pour nourrir une amitié vieille aujourd'hui d'un quart de
siècle.
J'ai rencontré
André Gide pour la première fois en avril 1903. Il habitait, boulevard
Raspail, un appartement très bourgeois. Je le trouvai devant un grand
feu de bois, fort incliné, fort réticent, mâchonnant et rallumant
un bout de cigarette, les narines agitées de ce petit reniflement
nerveux qui marque chez lui, avec le battement des paupières, le trouble
à la fois et la contention de l'esprit. L'ample manteau de loden que
j'ai vu, depuis, flotter sur tant de paysages, lui couvrait déjà les
épaules. Il glissait sans cesse, appelant sans cesse un geste de l'épaule
gauche et de la main droite pour le ressaisir, ce qui donnait à toute
la silhouette un air d'impatience, ou plutôt d'instabilité, un continuel
mouvement de départ arrêté. Gide, dès ce premier soir, au milieu de
sa maison, parmi ses meubles de famille, m'apparut comme un voyageur,
non point installé mais campé. Il a toujours eu l'art du campement.
C'est son luxe. Non qu'il méprise un certain confort, ou pour mieux
dire une certaine convenance, selon son humeur. Mais ce confort, ou
cette convenance, il ne les trouve que là où ils ne semblaient pas
l'attendre, où ils n'avaient [80]
pas été pour lui préparés. Partout où il
se pose, il a l'air de s'installer, mais toute installation l'invite
au départ. Gide a fait construire une maison dont le plan fut une
appropriation minutieuse aux exigences de son travail, à l'isolement
de sa pensée. Durant le peu d'années qu'il y vécut, je ne l'ai jamais
vu travailler à l'aise que devant une table volante, à l'extrémité
d'un étroit corridor. Une salle d'attente, un compartiment de troisième
classe, le restaurant ou la chambre d'un hôtel médiocre sont les lieux
d'où sa pensée s'élance avec le plus de joie, de jeunesse et de liberté.
Même ses manies, s'il en a, ne lui créent pas d'habitudes. Contrairement
au proverbe, il amasse en se déplaçant. Contrairement aux autres hommes,
à mesure qu'il mûrit, il déménage de plus en plus facilement :
« Nous sommes des poissons d'eau courante », me dit-il souvent.
En vieillissant, il poursuivra de plus en plus le dénuement. C'est
un homme qui peut traverser les déserts. Aussi ne savons-nous pas
sur quel versant du monde, sous quelle latitude de l'âme la mort le
trouvera.
A l'époque
dont je viens de parler, Gide s'embarrassait, sans nécessité, d'une
épaisse moustache tombante. Elle n'adhérait pas à la structure. Elle
flottait au vent, s'affaissait et pendait sous la mouillure. Une moustache
mensongère, sauvage, intolérable... C'est à Jersey, si je ne me trompe,
dans l'été de 1907 ou fort peu de temps au delà, que nous la décrochâmes.
Enfin ce grand dessinateur se dessinait sous nos yeux. Il avait trouvé
sa figure. Le demi-masque était tombé, la contradiction résolue, l'erreur
dissipée... Les deux
photographies de Gide que je préfère, c'est celle de ses dix-huit
ans (les épais cheveux sombres, la main ramenée sur la poitrine) et,
tout récent, ce masque de vieux japonais qui est devant moi...
Il y eut
sans doute, dans notre première entrevue, quelque chose d’un peu comique
dont je ne m'avisai que plus tard, Gide s’était fait de moi l'image
d'un tout frais jeune homme, plein d’une vague et pathétique aspiration.
Il avait devant lui un garçon pas assez timide, plutôt robuste, un
peu durci déjà par [81]
la vie, et dont une grosse barbe noire,
en le vieillissant de dix ans, banalisait assez fâcheusement l'expression. Je ne sais
plus très bien ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que
je m'élançais, que je poussais vers mon nouvel ami un flot de paroles,
les plus propres, pensais-je, à me faire connaître de lui, aimer par
lui. Gide, à plus d'un coup, me décontenança par une réplique exactement
inverse de celle que, dans ma ferveur, je pouvais attendre de lui.
Bien des jeunes gens, après moi, durent connaître cette pointe d'arrêt
que Gide tourne volontiers contre ses admirateurs. Il me proposa,
passé minuit, de faire quelques pas avec moi. Je pris cette courtoisie
pour la marque d'un intérêt singulier, d'une sympathie déjà irrésistible,
et le présage de notre intimité future. Je comprends aujourd'hui que
je m'étais trop attardé. Il est plus facile d'abandonner quelqu'un
sous un réverbère que de le pousser jusqu'à l'escalier... Le printemps
commençait. Les marronniers du boulevard déroulaient leurs premières
feuilles. Je me sentais heureux... Gide me quitta brusquement :
« Je crois — me dit-il — que nous ne gagnerions rien ce soir
à poursuivre... » J'ai souvent admiré, depuis, cette faculté
de rompre un entretien qui décline, cet art de n'accepter que le meilleur
de toute chose, cette noble incapacité de consentir à s'ennuyer... Nos relations
pouvaient s'arrêter là, peut-être. Peut-être, s'il n'avait tenu qu'à
lui, pouvais-je rester pour Gide l'un de ces innombrables correspondants
ou visiteurs d'un jour qui, des quatre coins du monde, lui font leurs
confidences et même leur confession. Ma vie s'en fût trouvée bien
changée, car s'il est une vertu que doivent reconnaître à Gide ceux
qui l’ont bien connu, c'est d'être irremplaçable.
Je l'attendais,
un matin, en compagnie de notre cher Théo, sur le port de Saint-Hélier.
Il nous avait télégraphié, la veille, l'heure de son arrivée. Nous
guettions le steamer sur une mer assez mouvementée. Dès qu'il fut
en vue, Théo, braquant sa lorgnette, cherchait à découvrir parmi les
passagers anonymes un grand chapeau sympathique. Nous nous passions
l'un à l'autre l'instrument, tout en faisant de malins commentaires
sur l'épreuve que subissait en ce moment l'estomac de notre ami, sur
la figure défaite que nous lui trouverions au débarqué... [82] Quelqu'un
me frappe l'épaule. Je me retourne : Gide en personne, arrivé
de la veille, frais rasé, reposé par une nuit parfaite, disait-il,
dans un hôtel archi-comble où il n'avait pu occuper qu'une salle de bains.
Il avait voulu nous surprendre. Et, tandis que le petit bateau dansait
encore au large, il riait de nous aborder ainsi de pied ferme, de
nous avoir guettés alors que nous nous croyions les guetteurs, de
prendre par le travers ces badauds qui l'attendaient tout bêtement
de face. C'est ainsi
qu'il surgit toujours, à l'heure, dans le lieu et de la manière imprévus,
nous réservant après le plaisir de l'attente celui de la surprise.
C'est ainsi qu'il poussa ma porte, un matin de l'été dernier, quand
je le croyais encore au Congo, et qu'il me fit sentir, sans préparation,
combien je l'aimais.
Ressource
cachée... Gide vous
écoute parler. Nul n'est plus attentif, ne semble plus docile. Il
suit mot à mot l'explication que vous déployez. La cadence de son
chef balancé vous enfonce dans votre certitude... « Oui »,
dit-il. Puis il reprend la question, mais d'un biais à vous faire
avouer que vous n'aviez suivi que chemin battu ; il touche un
point que vous n'aviez pas aperçu, soulève un coin de voile dont vous
n'aviez pas imaginé qu'on pût le saisir, délivre une évidence qui
rend à la ténèbre tout ce que vous pensiez avoir accumulé de clarté.
Et vous voilà dépossédé de vos raisons, vous promettant un peu tard
de les mettre la prochaine fois par écrit, comme Sganarelle...
Gide n'aime
pas le théâtre. C'est un malheur pour le théâtre. Comme Mallarmé,
il en parle avec une intelligence souveraine, qui touche à l'essence
de cet art. Je crois qu'il y porterait de nouveauté, si seulement
il pouvait surmonter une répugnance qu’il partage avec la plupart
des hommes distingués de son temps, et qui est aujourd'hui justifiée.
Il a écrit naguère que le Vieux-Colombier l'avait réconcilié avec le théâtre. C'est une phrase
gentille, une phrase d'ami, qui n'est pas tout à fait véridique. Pourtant
je ne me suis jamais senti plus d'accord avec [83] un auteur qu’au temps où nous montions
ensemble son Saül. Et comment m'étonnerais-je d'un tel
accord, moi qui dois tant à mon ami de ma formation artistique ? Je pense
qu’il y a chez Gide — celui du Prométhée
et des Caves — un auteur
de comédies. Il saurait donner au personnage comique, par le dépouillement,
l'arête qui lui sied. Du moins il y tendrait. Il apprendrait à se
servir de la scène comme d'un instrument neuf, et d'un instrument
en soi, à s'inspirer des
contraintes qu'elle offre comme d'autant de points d'appui, de résistances
propres aux constructions de l'à-priorisme. En conclusion d'un
entretien sur les recherches de la peinture moderne, Gide ne me disait-il
pas, il y a plusieurs années : « On peut exprimer les sentiments
les plus vrais, les plus complexes, les plus humains en se servant
d'une forme franchement artificielle, où le besoin de poursuivre une
ressemblance n’entraverait pas l'esprit. » Sur ce point, comme
sur beaucoup d'autres, Gide m'a donné l'éveil. Sa pensée active, blessante,
toujours en réaction, souvent tournée contre elle-même, dangereuse
à certains esprits, ne cesse de jeter des germes sur les eaux « qui
attendent qu'on les remue pour se remuer ».
Depuis vingt-quatre
ans, mon cher Gide, que de choses nous avons vues ensemble, découvertes,
aimées ensemble : des livres, des pays, des figures, de petites
rues, des sentiments difficiles à capturer, poursuivis au cours de
courageuses, d'implacables conversations nocturnes ; que de routes
et de pistes suivies, que de départs et de retours, d'aventures, de
confidences, de rires, d'émotions partagées, de travail en commun,
car vous défendant toujours d'être le maître, peut-être à cause de
cette jeunesse qui est en vous, vous restiez le plus modeste de nous
tous, le plus docile à la moindre critique, le plus encouragé par
l'approbation. Que nous
étions intimes et que nous étions libres ! Que nous avons bien
vécu les uns des autres et les uns pour les autres, reconnaissants
les uns aux autres de cette amitié qui nous unissait, grâce à vous,
qui nous enrichissait, qu'on nous a tant enviée, et dont tant de choses
sont nées !... [84]
Vous rappelez-vous ?...
L'Enfant Prodigue,
dont nous relisions les épreuves dans un petit restaurant du faubourg
Saint-Denis ?... Les Caves
dont nous discutions la composition sur la route d'Étretat ?
Il avait fait grand vent, ce jour-là, et grosse mer. C'était en septembre...
Et notre course de Trouville à Braffye en fiacre-parasol : nous
mêlions des projets aux récits du passé... Notre départ pour Londres :
il fut décidé sur le pré, en un moment, parce que le ciel était si
beau. Mais l'horaire des bateaux n'obéissant point à notre caprice,
nous dûmes remettre au lendemain. Ghéon n'admettait pas ce retard :
« On annonce qu'on va sauter — criait-il, — je prends mon élan...
on saute demain ! comment voulez-vous que je l'accepte ? »
Jean était le plus sage de nous tous... Et Londres où, dédaignant
le Parthénon, nous recherchions les masques sauvages et le dépaysement
des mers du sud... Valence, Alicante et Murcie, ce beau voyage gâté
par ma mélancolie... Et cette après-midi d'un jour d'été dans l'appartement
désert : à peine un peu de lumière coulait au travers des volets :
nous avions traversé l'assemblée des meubles habillés de housses claires,
pour atteindre une petite chambre de débarras où parmi les sacs de
cuir émaillés d'étiquettes, et toutes sortes de choses hors d'usage,
vous avez ouvert une petite malle : liasses de lettres, photographies,
figures de famille, oasis, toutes les images, tous les souvenirs de
votre jeunesse se répandaient autour de nous dans l'odeur de la poussière :
vous m’avez permis de les toucher de mes mains... Je revois l'étiquette
rouge de la petite malle : Biskra... Une autre fois, vous releviez
de maladie. Je parlais de mes inquiétudes. Vous m'avez dit en souriant :
Je n'aime pas que vous pensiez que rien de malheureux puisse m'arriver... Pourtant...
Rappelez-vous mon retour, après une longue traversée. A peine à quai,
vous m'avez entraîné dans les rues du port. Je reprenais forme (là-bas,
dans cet autre monde, rien n’avait de forme) et j'ai respiré sur une
petite place un parterre de roses avec délices. Vous n’osiez pas encore,
mais le lendemain, dans le creux du vallon, sous l'épais feuillage...
rappelez-vous... Vous me disiez encore tout dans ces temps-là. Je
sais que quelque chose de malheureux vous était arrivé... [85]
Depuis longtemps
nous ne nous sommes plus tout dit. Vous avez beaucoup voyagé sans
moi, et moi sans vous. Vous venez de franchir d'incléments espaces,
et déjà vous courez les cartes de l'œil. Allez-vous vous débarrasser
encore d'un morceau de l'univers ? Ce qu'il vous faudrait, c'est
un monde si vaste que l'âme n'ait jamais fini de le conquérir, si
neuf qu'on n'en puisse rien imaginer, qu'il faille pour le comprendre
un esprit racheté, et pour le voir seulement un regard redressé...
« La difficulté — disait Jacques — c’est de faire changer la
direction d'un regard. » Je sais qu'il disait vrai, que tout
dépend de ce petit mouvement incalculable, et qu'il n'est pas de miracle
plus surprenant que celui-là. Nous ne regardons plus dans la même
direction, mon cher Gide. Allez, je ne suis pas moins que jadis attentif
à votre regard...
Cuverville,
emprisonné dans sa hêtraie frémissante... Cuverville au commencement
de l'été, avec sa longue façade blanche transpercée au milieu par
le soleil couchant, avec ses buissons de roses et les oiseaux de ses
charmilles — nulle part, à l'aube, je n'ai entendu de si beaux concerts
d'oiseaux — et le grand cèdre patriarcal habité par des enfants, et
le perron d'où les mêmes mains qui s'étaient agitées pour notre départ
s'agitèrent pour notre retour, le vestibule où nous échangions notre
dernier mot du soir et notre premier salut du matin, le large escalier
dont les tout petits firent l'ascension marche à marche, cramponnés
des deux mains au balustre de fer,... fraîcheur, odeur de l'encaustique
et des fleurs fraîches coupées... grande maison où, toute la journée,
d'une chambre à l'autre et de la pelouse au potager, glissait, passait
sans se poser quelqu'un qui, d'un sourire et d'un signe de tête partageait
à tous sa bonté et ne voulait être connu que par ce signe et par ce
sourire... Cuverville, vous êtes le visage de l'amitié, de l'assistance,
de l'attente et de la fidélité. Vous avez rassemblé des âmes désunies,
apaisé des cerveaux aigris, vous avez réparé des forces dont nous
avions abusé. [86]
Gide au
piano... Ce qu'il y a de persuasif dans ses attitudes, d'insinuant
dans ses propos, de strict et de palpitant dans son intelligence,
d'enivré dans sa vision, de dessiné dans son art, — la modulation
impeccable, la pureté, la nuance, une force nue, l'amour de la perfection
technique mais si pertinente au contenu, si liée au sujet, si servante
de l'esprit que jamais elle ne dégénère en virtuosité, — tout cela
Gide au piano l'explique à qui peut l'entendre... Mais si la voix
parfaite de Mozart ou de Chopin vient me tirer de ma chambre, me fait
descendre à pas étouffés et pousser doucement la porte du salon, avant
que j'aie pu m'y glisser la voix se tait, le couvercle du piano claque.
Gide s'excuse. Cet art, dans lequel il pourrait exceller sur bien
des maîtres, n'est pour lui que sujet d'étude, occasion de se maîtriser.
Cette confrontation avec soi-même exige la solitude. J'entendrai
tout à l'heure la même phrase, dix fois, vingt fois reprise, et l'âme
du musicien de plus en plus l'habiter. Gide cherche
partout des résistances. [87] Jacques Copeau
il y a des règles à observer pour faire un sonnet, mais le roman ne
connaît pas de lois ; il existe seulement une série de romans-modèles,
différents types auxquels on a pris l'habitude de comparer tous les
romans nouveaux. Et il est vrai que les Faux-Monnayeurs,
expressément étiquetés : roman
par André Gide, ne se laissent ranger dans aucune des catégories
connues. Ils n’ont ni Balzac, ni Stendhal, ni Flaubert, ni Dostoïevski,
ni Tolstoï, ni Eliot, ni Meredith, ni Proust pour chef de file, pas
davantage la Princesse de Clèves, Gil Blas ou l’Astrée. Dès lors, il
ne reste qu'une alternative : ou bien refuser aux Faux-Monnayeurs le titre de roman ou bien y reconnaître un type inédit
de roman. Rien de
plus malaisé à démontrer que le second terme de cette alternative,
surtout si l'on se refuse à admettre l'existence du roman en tant
que « genre littéraire ». Pour prouver que les Faux-Monnayeurs
en sont un, il faudrait d'abord croire au roman. On peut
toutefois, semble-t-il, se demander valablement si André Gide, n'a
pas mis au point dans les Faux-Monnayeurs,
pour relater l'existence de ses héros fictifs, une méthode de
transcription, inconnue de ses grands prédécesseurs, et dont la nouveauté,
loin d'être gratuite, est d'utiliser pour la première fois dans une
œuvre d'imagination la vision critique du réel propre à notre époque. Il est certain
que Gide n'est pas un créateur direct, impulsif, entièrement conduit
et dévoré par sa création, comme Balzac ou Dostoïevski ; il ne
joue pas davantage franc jeu à la manière de tous les romanciers naturalistes
et objectifs ; rien n'est plus loin de son dessein que de concurrencer
l'état civil ou les faits-divers. [89] Ce n’est pas ainsi qu'il entend recréer de la vie. Ce créateur n'est
pas aveuglé par sa création ; il n'abdique pas son esprit critique
en mettant au jour ses personnages. Le premier caractère des Faux-Monnayeurs est d'être un « roman
critique », c'est-à-dire un roman qui ne se contente pas d'enregistrer
l'apparence, l'écorce ou le tout-venant du réel. Quoi d'étonnant
à ce qu'un écrivain épris de vérité, de sincérité soit profondément
choqué par l'arbitraire que comporte dans un roman une création absolue,
ne varietur ? Il y a de la part du romancier, dans le fait d'imposer à un personnage
tel sentiment, telle décision, tel acte un autoritarisme dictatorial
dont il peut souffrir comme d'une limitation de ce personnage même.
La comparaison ordinaire entre Dieu et l'écrivain animateur de personnages
imaginaires ne soutient pas l'examen : Dieu laisse à ses créatures
leur libre arbitre (tout au moins l'apparence du libre arbitre), et
à chaque instant le choix entre plusieurs possibilités. Ce jeu, cette
marge, cette liberté, le romancier ne peut les laisser à ses personnages ;
il est contraint de les figer, de choisir pour eux, de conditionner
d'avance à la page 1 la décision de la page 250. Il y a, il peut y
avoir là pour un romancier d'esprit lucide quelque chose d'inadmissible,
de profondément choquant par sa fausseté, par son opposition au libre
jeu, aux infiniment possibles de la vie. Quelque chose aussi qui,
par sa contradiction avec la complexité du réel, humilie le romancier
comme une schématisation trop simpliste. Tout ce
que nous avons hérité du XIXe siècle historique, critique
et médical, tout ce qui, du domaine de la psychiatrie et de la philosophie
antirationaliste, est passé dans notre conception générale de la vie
et de l'homme, surtout le culte du qualitatif qui est venu se superposer
à l'idolâtrie de la science, sans pourtant la détruire, tout cela
nous détourne en art de l'objectif réduit au fait pur. Dans tel fait,
dans tel acte, ce qui nous intéresse, ce sont ses origines, ses harmoniques,
ses prolongements, et aussi tout ce qui aurait pu l'empêcher d'être,
tous ses contraires, tous les obstacles qu'il a rencontrés, tous les
refoulements qu'il a dû pratiquer ou surmonter. Son existence ne lui
confère aucune réalité privilégiée, éminente. Son irréversibilité
ne nous apparaît plus comme l'élément essentiel, unique. Cet acte
est une possibilité qui s'est réalisée ; les autres possibilités
qui auraient également pu-se-réaliser-si... ne nous intéressent pas
moins ; elles peuvent même nous intéresser davantage si l'acte
qui a été commis nous paraît [90] trahir celui qui l’a commis, l'exprimer moins que celui qu'il
a eu envie de commettre et qu'il n'a pas commis. En somme,
la grande nouveauté psychologique qui vient sans cesse se mettre au
travers du romancier, c'est désormais que l'acte n’est plus tout,
que la souveraineté de l'acte est décidément déchue au point de vue
de l'expression et de la connaissance intime de l'homme. Rien ne nous
paraît plus d'un aussi mince intérêt que ces romans où un acte commis
par hasard et faisant boule de neige entraîne le héros aux pires déchéances
ou aux plus surprenantes réussites. Dès que l'acte est commis, dès
qu'il a précipité dans son engrenage le héros, celui-ci nous fait
l'effet de s'absenter de l'œuvre. Nous assistons avec gêne à un enchaînement
fatal, automatique de circonstances où n'a plus de part active l'essentiel
de l'homme, la part la plus irréductible de lui-même. Nul n’a
senti avec plus de force qu'André Gide les limites et la vanité de
la création directe et du mécanisme qu'elle engendre. Et c’est de
ce sentiment qu'est née l'idée exprimée dès les premières lignes du
Journal des Faux-Monnayeurs
de remplacer la création
des personnages par la découverte
des personnages. « J'hésite
depuis deux jours si je ne ferai pas Lafcadio raconter mon roman.
Ce serait un récit d'événements qu'il découvrirait peu à peu et auxquels
ils prendrait part en curieux, en oisif et en pervertisseur. » Cette substitution
de la découverte à la création (1) entraîne les plus fécondes
conséquences. Le romancier s'affranchit du coup du plan purement matériel,
du plan de l'action, du parallélisme obligatoire entre le plan du
sentiment et le plan de l'action, auquel le condamnaient la vraisemblance,
la crédibilité. Ses personnages deviennent pour lui des sujets d'expérience
perpétuellement disponibles pour toutes les expressions de leur « moi ».
Et du même coup, il lui est permis de se mouvoir sur le plan mental,
d'ajouter à son œuvre une dimension de plus, la dimension de l'imaginaire,
du possible non réalisé, d'exercer sa critique sur ses personnages,
au lieu de s'asservir à eux aveuglément, de revenir sur leurs actes,
de les orienter autrement, bref [91] au lieu de
copier, de suivre la vie linéairement, de la transcrire avec toute
son épaisseur, toutes ses contradictions, d'en exprimer tous les plans,
de la traiter symphoniquement et non plus mélodiquement. Premier
venu à cette conception du roman, André Gide, après avoir beaucoup
tâtonné, si l'on en juge par le Journal,
s'est arrêté à la forme la plus saisissante qu'elle pouvait revêtir :
il a écrit le roman d'un roman. On trouve
dans les Faux-Monnayeurs bien
des traits de ressemblance avec les Six
personnages en quête d'auteur de Pirandello. Mais le point de
départ n'est pas le même. Pirandello a écrit le drame de la création
artistique, le drame des fantômes qui rôdent dans l'esprit d'un créateur,
impuissants à se réaliser, — à cause de leur trop grande, de leur
trop complexe vitalité, — sans une simplification, une mise en forme
imposée par le dramaturge. Mise en forme qui sera précisément une
pétrification, une immobilisation à jamais de cette vie riche de tous
les possibles. Nous sommes là au nœud même de la pensée pirandellienne :
la vie ne peut se manifester qu’enfermée dans une forme et à peine
mise en forme, elle la brise et continue à couler, avide d'une forme
nouvelle. La vie ne peut se fixer d'une façon stable que mutilée dans
une œuvre d'art ou dans l'idée fixe d'un fou. Gide, lui,
ne peut même pas se satisfaire de la forme prise à un moment donné
par la vie ; il veut imaginer les autres formes qu’elle aurait
pu revêtir à ce même moment ; il veut l'incliner (« en pervertisseur »)
dans un sens autre que celui de la pente où elle glissait, l'aider
sans cesse à se redresser, à s'évader, à se renouer. « La règle de l'artiste doit être, non point
de s'en tenir aux propositions de la nature, mais de ne lui proposer
rien qu’elle ne puisse, qu’elle ne doive bientôt imiter. » Tous les possibles, ou plus exactement tous les probables,
voilà la matière du roman. « Lafcadio par exemple essaierait en vain de nouer des fils ; il y
aurait des personnages inutiles, des gestes inefficaces, des propos
inopérants et l'action ne s'engagerait pas. » Aussi bien
un événement n'est-il jamais « un » : il se multiplie
de toutes les interprétations qui en sont données. Le roman qui rapportera
ces diverses interprétations sera plus riche que la vie, en lui restant
strictement fidèle : « Je
voudrais que les événements ne fussent jamais racontés directement
par l'auteur, [92] mais plutôt exposés (et plusieurs fois, sous des angles divers) par
ceux des acteurs sur qui ces événements auront eu quelque influence.
Je voudrais que, dans le récit qu'ils en feront, ces événements apparaissent
légèrement déformés. » (Journal
des Faux-Monnayeurs.) De même
qu'il devient une addition, une prise en considération et une critique
de tous les probables, une vision de la vie prise sous plusieurs angles,
le roman devient une somme de « tout ce que présente et enseigne
la vie » au romancier. « Il
me faut, pour écrire bien ce livre, me persuader que c'est le seul
roman et dernier livre que j'écrirai. J'y veux tout verser sans réserve. » Ici ce n'est
plus seulement la matière et la technique du roman que veut renouveler
André Gide, c'est l'objet même du roman. Il a écarté la « tranche
de vie » physique et morale, le récit unique et linéaire, il
écarte encore la conception passive du roman « rêve éveillé »,
du roman « attente d'événements » et la remplace par une
conception neuve : active et critique. Le but du roman, ce n'est
pas la création de personnages et d'événements, c’est de faire l'auteur,
puis le lecteur, penser concrètement leur vie, la vie, de proposer
des thèmes vivants sur lesquels exercer leur jugement, des figures
stylisées en qui se retrouver, se multiplier et se critiquer. Au lieu
d'une peinture immobile, statique, c'est une peinture dynamique, transformable
que doit réaliser le romancier. On ne peut
contester que cette idée du roman manque de spontanéité, qu’elle soit
née d'une réflexion, d'une critique des romans antérieurs. En est-elle
moins valable pour cela ? Un romancier se refuse à écrire un
roman où toute son intelligence, toute sa responsabilité, tout lui-même
ne serait pas engagé, qu'y a-t-il là de criticable et quel signe d'impuissance
y distinguer ? Faire le plan d'une bataille, en tracer avec soin
l'épure, serait-ce donc se condamner d'avance à la perdre ?
Mais venons
à la réalisation. Gide commence par nous présenter, selon la méthode
traditionnelle, une matière de roman, c'est-à-dire des caractères,
des passions, des événements. Nous voyons successivement Bernard Profitendieu
fuir la maison paternelle, ayant découvert qu'il n'est pas le fils
du juge Profitendieu ; [93] Olivier
Molinier se laisser attirer chez le littérateur Passavant ; Vincent
Molinier abandonner Laura enceinte pour se consacrer à lady Griffith ;
le romancier Édouard accourir à l'appel de son amie Laura. Nous changeons
soudain de plan en pénétrant dans le Journal d'Édouard. Toute cette vie brute que Gide évoquait devant
nous dans un récit objectif devient matière à réflexion psychologique
pour Édouard, se change en une documentation pour le roman qu'il est
en train d'écrire. Du monde de la vie tous les personnages se haussent
au plan de la création artistique, de l'expression du réel. Ces personnages
fictifs, mais d'abord traités en vivants, se transforment tous, sauf
Édouard qui en reste au premier degré, en personnages de roman. Mais ces
personnages de roman, du moins certains d'entre eux, Bernard Profitendieu
notamment, devenu secrétaire d'Édouard, et la doctoresse Sophroniska
jugeront à leur tour Édouard en tant que faiseur de romans. Nous serons
encore entraînés sur un nouveau plan quand Édouard, de simple spectateur
avide d'enregistrer le drame des personnages pour en nourrir son roman,
deviendra lui-même, emporté par sa passion pour Olivier, acteur du
drame. A ce moment,
André Gide s'arrêtera pour examiner critiquement ses héros, envisagés
comme des produits purs de son imagination, et à les montrer indépendants
de lui, l'entraînant où il n'avait pas songé à aller : « L'auteur se demande avec inquiétude où va le
mener son récit... Que faire avec
tous ces gens-là ? »
(pp. 280-284.) On voit,
dans cette navette entre le réel et ses interprétations, entre l'art
et la vie, entre les faits et la conscience qu'on en prend, quelles
interprétations peuvent se superposer, quelles influences, quelles
interférences peuvent jouer entre tous ces plans qui s'étagent, entre
ces angles de vision qui se coupent. A l'affirmation une et arbitraire
de l'être de ses personnages,
André Gide préfère une profusion de « paraîtres ». C'est là sans doute la nouveauté essentielle de son roman,
celle qui ouvre le plus de routes et de possibilités. Cette multiplicité
d'interprétations des personnages dont la personnalité se dissout
et se multiplie à la fois et qui, remplaçant l'incessante mobilité
dans la durée des personnages proustiens, permet de mêler activement
les personnages à une crise au lieu de les immobiliser sous un microscope
enregistreur [94] de leurs transformations involontaires et inconscientes, s'accorde
avec la multiplicité des interprétations possibles des Faux-Monnayeurs. Rien que
le titre se prête, on le sait, à plusieurs explications : c'est
le titre qu'Édouard pense donner à son roman ; c'est une allusion
à la bande des petits faux-monnayeurs de la pension Azaïs ; c'est
une allusion au faux art, à l'insincérité de Passavant ; c'est
enfin une allusion à l'éducation qui fausse la nature. Quant au
contenu, que n'y découvre-t-on pas ? Une satire d'abord de la
famille, de l'éducation ; une exaltation de la liberté individuelle ;
la louange de l'enfant naturel conçu comme l'être le plus libre, le
plus « disponible », le plus « gratuit ». Une
étude des rapports entre enfants et adultes, entre pères et fils,
de leur incompréhension mutuelle. Un traité de la découverte de soi-même.
Une apologie de l'individualisme et un éloge de la perversion, contredits
d'ailleurs par une apologie du sacrifice et de l'amour sincère, qu'il
soit normal ou non. Quoi encore ? Un roman freudien. Un récit
parallèle des souffrances de La Pérouse et de son petit-fils, de la
lâcheté du grand-père devant le suicide, de la tranquille audace de
l'enfant devant la mort. Un roman de l'hypocrisie familiale. Un roman
antiprotestant. Un roman de mœurs littéraires. Un roman pédérastique.
Un roman diabolique, où le Ciel et l'Enfer luttent sans arrêt. Et l'on
pourrait recommencer l'énumération, en parlant « problèmes ».
Tous les problèmes de ce temps : celui de l'action pratique,
de l'acceptation du social, de l'évasion hors du social, du divin,
du satanique s'y trouvent posés en termes, il est vrai, moins originaux
que dostoïevskiens. Ce qui caractérise
encore les Faux-Monnayeurs,
c'est qu'aucun des personnages qu'on y rencontre ne s'abandonne
à sa pente, à ses instincts ou aux circonstances comme les personnages
des romans naturalistes ou ceux de Proust. Tous aspirent à quelque
chose de haut ou de bas et tous luttent désespérément pour leur idéal
de pureté, de plénitude ou de boue. D'où le dynamisme de l'œuvre. Une étude
de la composition des Faux-Monnayeurs
montrerait l'admirable économie de l'œuvre. John Galsworthy définissait
récemment la composition d'une œuvre d'art par « le principe
de la sélection » qui parvient « à rendre complète la relation
de la partie au tout ». En ce qui concerne les Faux-Monnayeurs,
[95] on
pourrait ajouter : « et aussi la relation du tout à la partie ». On ne rencontre
pas dans les Faux-Monnayeurs
un enchaînement logique et linéaire des faits ; les épisodes
ne sortent pas les uns des autres à la façon des tubes d'une longue-vue,
mais leur juxtaposition au début du livre, leur apparente diversité
(on serait même tenté de dire : leur apparente étanchéité) se
réduit peu à peu ; une convergence de plus en plus sensible les
rapproche, les mêle, les unit et l'on se rend compte, le roman terminé,
qu'il n'est pas un personnage, pas un événement, pas une passion dans
les Faux-Monnayeurs qui
ne conditionne nécessairement le dénouement.
Ces notes
sommaires ne font qu’effleurer le vaste sujet. Elles laissent peut-être
entrevoir toutefois la place capitale des Faux-Monnayeurs
dans l'œuvre de Gide dont ils constituent une « somme »
et leur importance dans l'évolution du roman français. On sera d'ici
vingt ans stupéfait que la critique n'ait pu voir d'abord dans l'accomplissement
conscient des Faux-Monnayeurs
qu'une grande tentative manquée.
(1) Proust ne découvre pas ses personnages, il
nous les révèle. Il n'y a pas chez Proust cet élément actif, dynamique,
partout présent dans les Faux-Monnayeurs.
Il s'agit ici d'une découverte active d'eux-mêmes par les personnages,
non de leurs transformations sous l'action du temps.
Benjamin Crémieux [96]
« ... et peut-être les vrais poètes eux-mêmes n'écriront-ils plus nécessairement en vers, et le mot poésie ne sera-t-il plus nécessairement synonyme de vers, quand déjà celui de vers est si rarement, en France, synonyme de poésie. » (Prétextes, p.116, morceau de 1899.)
il y avait les hiérarchies établies, et les « Racine fils »,
comme on disait, qui élaboraient des mémoires académiques à cette
fin de prouver que « l'harmonie de la Prose est très inférieure
à celle de la Poésie », que « la Prose ne doit jamais disputer
de rang avec la Poésie ». Il y a M. André Gide affirmant dans
Si le grain ne meurt, et non certes pour le plaisir de contredire,
« la précellence de la belle prose ». D'autres enfin seraient
tentés de ne rien préférer entre toutes les expressions de la beauté ;
parmi eux il y aurait encore sans doute M. Gide : son reniement
n’est qu'une forme d'amour. Nourri de
Bible, d'Homère et de Virgile, traducteur de Whitman, de Blake et
de Tagore, à travers toute son œuvre la poésie poursuit qui s'attache
à elle. Quand le Michel de L'Immoraliste
le renaît à l'existence, et que les parfums, les ombres mobiles
et légères, l'air lumineux, les bruits imperceptibles, le contact
des écorces le font tour à tour trembler et l'engourdissent de bonheur,
seul en face du monde ressuscité, il tire de sa poche l'Odyssée,
relit trois phrases, les apprend, et longuement se délecte de
leur rythme. Alissa s'imprègne de Keats et prononce : — a-t-on
rappelé cette phrase au cours de récentes discussions ? — « Le
mot : grand poète ne
veut rien dire : c'est être un pur poète qui importe. » Dans les Faux-Monnayeurs, Olivier ambigu et séduisant, la poésie
est « la seule chose » vraiment [97] qui l'intéresse », et Bernard
la sent s'échapper de soi comme une vapeur sifflante. Seulement
l'invariable amour s'accompagnait d'abord chez M. Gide d'une erreur
sur sa propre prédestination artistique. Il retrace aujourd'hui non
sans sarcasme les tentatives de son adolescence à la recherche du
vers le plus traditionnel. Mais très vite la lutte avec l'alexandrin,
l'effort pour le dompter, pour en arracher des expressions nouvelles
cessent d'être l'essentiel. En cette période du symbolisme triomphant,
la question de la légitimité même du vers classique et des lois prosodiques
s'agite aussitôt devant cet esprit acéré. Ou plutôt la question de
leur droit à exister aujourd'hui. N'y aurait-il jamais chez nous « poésie
qu'à conditions strictes » ? En face des créations de Verhaeren
par exemple, pouvait-on déclarer sans être assailli de mille doutes :
« l'alexandrin n'est pas mort » ? A cette hésitation
la fougue affirmative et irrespectueuse du très jeune Bernard répond
après vingt-sept ans : « L'alexandrin est usé jusqu'à la
corde. » Ni mort, ni usé, en vérité, lui qui répand sa magie
sur la Jeune Parque et les Fragments du Narcisse. Mais l'alexandrin
confère aux émotions les plus fugaces, un caractère universel et absolu.
Il semble que, par lui, l'instant devienne aussitôt l'éternité, et
que la beauté, hiératique, resplendisse dans l'immobilité du « rêve
de pierre ». D'où la fascination qu'il exerce, mais en même temps
une grandeur inhumaine, et pour certains effrayante. Comment lui confier
les troubles impalpables, les misères trop subtiles ou encore les
remous intérieurs, l'instabilité du devenir ? Et comment Gide
aurait-il pu s'y tenir ? « Son être se défait et se refait
sans cesse. On croit le saisir... C'est Protée. Il prend la forme
de ce qu'il aime. » Un moment
il s'arrête au vers libre, intermédiaire, mitoyen, de rythme moins
caché, plus aisément perceptible que la prose, riche de sons qui se
répondent d'une manière incomplète et mystérieuse, d'un écho graduellement
assourdi de la rime à l'assonance, puis à l'absence, — mais qui emprunte
à la prose une souplesse inconnue, des détours, des flexions. Ces
rumeurs estompées, cette phrase moins hermétique, moins close, de
contenu plus malléable que le vers classique, moins nette que la prose,
voilà par quoi le vers libre semble avoir tenté M. Gide. Ce sont alors,
dans Les Cahiers d'André Walter,
des intercalaisons de strophes souvent précieuses et alambiquées
ou un peu puériles, assez musicales, des rythmes allitérés, des ondulements
[98] de périodes et parfois « l'impression
du balancement des ramures sous les brises ». Ce sont les essais,
à la manière de Laforgue, des Poésies
d'André Walter, les Envois
ironiques du Voyage d'Urien
et de Paludes. Ce sont,
traversant la prose voluptueuse des Nourritures
Terrestres, des rondes, des ballades, affranchies de plus en plus
des idées préconçues, de plus en plus librement emportées au tourbillon
d'un rythme non pas languide cette fois mais brûlant ; la barrière
qui séparait la prose et la poésie s'amincit, au point que l'une et
l'autre s'épousent, s'enlacent. Dans le Roi Candaule, la typographie donne
la forme de vers « à ce qui n'est le plus souvent qu'une prose
nettement scandée ». La prose
enfin l'emporte, elle l'emportait déjà dans cette première dizaine
d'années où des vers libres la venaient couper volontiers. Les règles
classiques n'avaient pu soumettre un esprit si rebelle au joug ;
une métrique sans règle ne satisfaisait pas cette autre part de lui
qui réclamait des contraintes. La double nature du vers libre en fait
une persistante anomalie. Il garde quelque chose d'hybride. Il est
tiraillé entre des exigences contradictoires. Et là n'est pas sans
doute ce qui rebute. Mais il semble toujours rester au stade où la
pensée et l'expression sont encore en formation. En lui, n'apparaît
pas de nécessité. A quelque impératif subjectif que ses auteurs aient
obéi, il leur est presque impossible de donner à leur vers libre un
caractère inéluctable ; auditeurs ou lecteurs sont toujours agités
par la tentation de le couper selon les prescriptions de leur sens
musical particulier. Presque jamais il ne force à la conviction qu'un
mot déplacé ou modifié lui enlèverait tout pouvoir. Cette indécision
qui séduit les uns, irrite les autres. Aussi la prose de M. Gide lui
était-elle une obligation. Une prose qui libère mieux que le vers
le plus libéré mais qui ne se relâche jamais. Elle a, comme il le
disait de celle de Francis Jammes, « cette sorte de carrure qu'il
eut souci de rompre dans l'alexandrin parce qu'il l'y craignait factice,
qu'il se plaît à rétablir ici, car elle ne dépend plus que de son
vouloir » (1). Elle devient le véritable carmen
vinctum et semble se tenir « à de fixes règles de prosodie ;
tant (elle) reste toujours pleine, sonore, adhérente à sa signification
et souplement articulée ». Pour elle, l’ostinato
rigore et l'interdiction de vaticiner. Elle [99] sait que « l'art naît de contrainte ».
Elle se soumet au principe déjà valéryen que l'inspiration n'a de
prix que sous le contrôle incessant de la conscience. Elle connaît
les visites du Dieu, mais elle en discipline le tumulte. Elle ne fléchit
ni ne s'abandonne. Elle ordonne ses puissances ; mais elle les
a toutes, lyriques et musicales autant que raisonnables. Le renoncement
à la poésie formelle a conduit à la découverte d'« une langue,
prose tant qu'on voudra, mais si belle, si souple, et nombreuse et
rythmique enfin, si hardie, sensuelle et soucieuse d'émotion, que
le plus poétique génie » (2) s'y peut dire. En dépit de tout,
et par une voie détournée, se sont réalisés le vœu et l'affirmation
enfiévrés de l'adolescence : « C'est poète que je veux être !
C'est poète que je suis ! »
Pourquoi
les premières œuvres sont-elles souvent les plus tristes ? L'âge
des triomphes est en réalité celui des élégies. On est si seul d'abord,
si désemparé. Autant de blessures que de problèmes. Les impossibilités
et les antagonismes déchirent. Jamais dorénavant la faiblesse ne se
sentira à ce point fléchissante et pitoyable. Jamais la force ne trouvera
moins son emploi. Jamais, plus d'exaltation ne croulera dans des retombées
plus inconsolables. Et cette recherche de soi, harassante. Sur les Cahiers d'André Walter des ténèbres
pèsent. Le mysticisme y est inquiet. L'âme et le corps s'y livrent
des combats fratricides. L'esprit s'épuise à batailler. Tous les éléments
de trouble diffus s'y trouvent : la quête romantique et symboliste
des solitudes et des clairs de lune, les brumes et les balbutiements
verlainiens, l'automne ; les émotions divagantes, le cœur qui
se pâme, une lamentation d'amour, la montée progressive du désespoir
et l'effondrement dans la folie. Quant à la forme, elle répugne encore
à la précision, fait ses délices d'une langue « fluide... et
comme illimitée », s'adonne à des raffinements bizarres. Malgré
tout l'on se défend mal contre la contagion de cette souffrance quintessenciée,
contre cette poésie de la détresse. Par ce lamento même peut-être, et par leur « ton
jaculatoire » ces Cahiers
exaspèrent leur auteur. Il les a condamnés sans pitié, les portant
au pilon dès après leur publication, interdisant depuis [100] de les réimprimer. Je sais bien
cependant pourquoi j'y insiste. C'est qu'ils sont embaumés déjà, par
endroits, de l'odeur des foins, de la terre, des acacias en fleur,
saupoudrés par places du pollen des tilleuls, et qu'il s'y trouve
des phrases prophétiques : « Je voudrais la forme si lyrique
et si frémissante que la poésie en profuse — malgré les lignes si
rigides. » — « Il faut veiller. L'âme agissante, voilà le
désirable. La vie intense, voilà le superbe. » Ailleurs encore
ce précepte : « Multiplier les émotions. » Plus d'une
fois l'âme bondit hors du héros moribond vers les délivrances futures. Mais elle
ne se prépare encore que des enthousiasmes imaginaires. Elle croit
souhaiter « les chimères plutôt que les réalités ». Dans
le Voyage d'Urien elle se jette à la poésie
des ailleurs, mais des ailleurs « miragineux ». Elle attise
son émotion de paysages irréels où elle se verse entière, se crée
un exotisme, des faunes et des flores, des jardins sur la mer, des
océans pathétiques, des sirènes, les vieux flamants roses d'Atala, une opulence de Mille et une Nuits, puis, préférant à ces enchantements
« les rives les plus dures, pourvu qu'elles soient futures », des plaines mornes, des eaux lentes, la fortuite
image d'un vain amour, et, par delà, le froid sur la plaine boréale,
le rayonnement figé des banquises, les plumes d'eiders sur l'écume
des flots. Mais comme elle s'est nourrie d'un leurre, et que, lasse
de la pensée, elle n'accomplit pourtant que des actions illusoires,
elle ne trouve après l'ennui de la Mer des Sargasses que l'inanité
des pôles. Ou bien, pleine d'imprévu et pour se railler elle-même,
elle invente des réflexions et des épisodes saugrenus à décourager
tous les poètes fantaisistes. Ainsi, au moment des aubes en larmes
et des soleils décolorés, la rencontre de « ma chère Ellis qui
nous attendait sur la pelouse, assise sous un pommier ? Elle
était là depuis quatorze jours, par la route de terre plus vite que
nous arrivée ; elle avait une robe à pois ; une ombrelle
couleur cerise ; auprès d'elle une petite valise avec des objets
de toilette et quelques livres ; un châle écossais sur le bras ;
elle mangeait une salade d'escarole en lisant les Prolégomènes à toute
métaphysique future ». L'ironie qui pointe ici enveloppe Paludes.
Aucun livre ne procure un plaisir plus déconcertant, ni plus insidieusement
renouvelé à chaque lecture. Aussi factice que le précédent, — par
une volonté très consciente — il en est à la fois aux antipodes. Le
héros, incapable des échappées imaginatives d'Urien, est confronté
avec la vie qu'il est incapable [101] de goûter. Et sa raillerie désolée
s'attaque à tous, individus sans individualité, — ou dont l'individualité
lui échappe, — femmes et hommes normaux spontanément adaptés à des
destinées mesquines. Et cependant l'auteur se moque de ce héros en
proie à l'obsession, persuadé que son œuvre seule échappe à la caricature,
prenant son parti de tout « parce qu'il écrit Paludes » impuissant à sortir de lui.
En un composé indéfinissable s'entremêlent la poésie de ce sourire
incroyablement narquois et captieux, devant quoi se dissolvent toutes
les convictions et leurs contraires, et malgré ce sourire la poésie
navrée de la monotonie, des éternels recommencements dans le vide,
des prostrations incurables, et malgré cette monotonie et cette inaptitude
à l'existence, par lueurs furtives, la poésie de la dévotion au contraire
à l'existence. Le héros écrit le morne journal du personnage qu'il
a élu : Tityre ; mais voici que ce Tityre enlisé dans les
terrains spongieux, cloîtré d'ennuis, étreint d'habitudes, cerné d'argile
enfonçante et de marais stagnants, nourri de vers de vase, voici que
ce Tityre cède au lyrisme : « Parfois à la surface des eaux
croupies s'étale l'irisation merveilleuse et les papillons les plus
beaux n'ont rien de pareil sur leurs ailes... Sur les étangs, la nuit
éveille des phosphorescences... Marais ! qui donc raconterait
vos charmes ? » Au point que le héros, surpris, décontenancé,
ne pense qu'à dissimuler ces pages : « Tityre y paraîtrait
heureux ». Heureux
car il n’existe pour qui la comprend rien de « médiocre en la
vie ». Après l'avoir rapetissée par vengeance de ce qui longtemps
en elle l'a opprimé et de lui qui n’a pas su d'abord l'absorber par
tous les pores, Gide la magnifie, — non plus une vie de rêve mais
une vie où la réalité est le plus délirant des rêves. L'hosanna des
Nourritures Terrestres s'élève. « Manuel
d'évasion, livre qui brûle les mains pendant qu'on le lit »,
ainsi que l'éprouve Jacques Thibault dans le roman de M. Roger Martin
du Gard. Par haine de toutes les ligatures qui ont prolongé la captivité,
par dégoût des longues torpeurs, une mobilité perpétuelle, l'injonction
de ne point demeurer, l'apologie de l'instant. Le malade désormais
guéri embrasse le monde avec une frénésie de convoitise : « Certes,
tout ce que j'ai rencontré de rire sur les lèvres, j'ai voulu l'embrasser ;
de sang sur les joues, de larmes dans les yeux, j'ai voulu le boire ;
mordre à la pulpe de tous les fruits que vers moi penchèrent des branches.
A chaque auberge me saluait une faim... » L'être voudrait [102]
s'élargir, se pluraliser pour assumer toutes
les formes d'humanité. Les choses révèlent de telles richesses que
leur seule énumération devient un poème prestigieux. Algérie, Italie,
Normandie même, sous chaque ciel, chaque terre est un trésor de voluptés.
Des pays non vus se laissent encore apercevoir, des parfums non sentis
respirer ; il ne s'agit plus là de constructions artificielles,
mais par le besoin de multiplier les biens tangibles, d'une extension
jusqu'à l'extrémité du réel. Dieu et la joie, unis, confondus, ne
sont plus cherchés « ailleurs que partout ». Cette joie,
l'appétence de cette joie, sont si prodigues, si débordantes, qu'elles
réclament le partage. Ménalque, apôtre, esprit, souffle venu du désert
et du fond de l'être, les inculque au disciple innommé qui les communiquera
aux Nathanaël innombrables. Rien n'a jamais donné soif, physiquement
soif, palais desséché et langue râpeuse, comme la ronde
de la grenade et de ces fruits qui laissent l'âpreté dans la bouche.
Les eaux qui coulent dans une autre Ronde, et même celles qui suintent
glaciales aux parois de la cruche de terre, ne suffisent pas à étancher
cette soif-là. Les désirs auxquels Urien n'osait point mordre et ne
s'occupait qu'à résister sont lâchés à travers l'univers. Triomphe
des désirs, mais plus profondément peut-être, d’« une disposition
à l'accueil » plus généreuse encore et qui pourra leur survivre.
Recherche par eux d'un assouvissement, mais davantage d'une amplification
de soi. Essai pour tenir l'homme en alerte perpétuelle, — le héros
de Paludes avait raison de vouloir « inquiéter ». — La formule
où se condensera bientôt la poésie du Prométhée mal enchaîné, pourrait ici se trouver déjà : « Je
n'aime pas l'homme ; j'aime ce qui le dévore. » Enfin tandis
que les instincts sont glorifiés, dans cet appel à l'évasion constante
hors de soi et des choses possédées s'exhale un souhait de dépouillement :
« Ah ! de combien de choses, Nathanaël, on aurait encore pu se
passer ! Âmes jamais suffisamment dénuées
pour être enfin suffisamment emplies d'amour, — d'amour, d'attente
et d'espérance, qui sont nos seules vraies possessions. » Chaque
livre contient ainsi le rappel du passé, la préparation de l'avenir,
les extrêmes, et tout l'entre-deux. L'apologie
du dénuement est peut-être encore le fond et la poésie de l'énigmatique
Roi Candaule :
[103] Pour les mieux posséder, je ne tiens que quatre choses sur la terre :
Ma hutte, mon filet, ma femme et ma misère. Une cinquième encore :
ma force...
A ce point
démuni, Gygès le pêcheur est libre, maître de soi dans l'intégrité
de sa personne ; plus grand encore, quelques heures après, dans
une indigence plus totale, alors que sa maison brûlée, ses filets
consumés, sa femme ivre, souillée, et par lui poignardée, il ne possède
désormais que sa misère. Quand cette misère même à laquelle il s'accroche
lui est enlevée par la munificence du Roi, la possession le conduit
au crime. Mais, autre aspect de cette vérité à double face, la volonté
de se démunir cause la mort de Candaule. Le Roi, ne pouvant s'en défaire,
veut du moins faire connaître ses biens démesurés, et sa femme belle
par-dessus toutes, s'alléger par le partage. Il ne suscite que la
rancœur, la haine, et tombe sous les coups de Gygès. Est-ce pour n'avoir
consenti qu'un abandon incomplet ? Ne serait-ce pas plutôt que
le dénuement total est sans pareil quand on le réalise en soi-même,
barbare dès qu'il entraîne à sacrifier les autres ; alors la
créature qui s'arrache à la créature trouve la résistance humaine,
les pleurs, les cris et la vengeance de celle qu'elle veut abandonner. Désistement
impie ! L'être à qui l'on s'est joint, et qui s'est donné par
un pacte de tendresse, a-t-on le droit de le rejeter de sa route ?
L''Immoraliste, si le problème ne se
dressait pas devant lui, se griserait sans mélange de cette joie même
qui jaillissait des Nourritures.
Pourquoi ce Récit sobre,
concentré, le premier dans l'œuvre de Gide dont la perfection s'enclose
d'une forme aussi classique, postérieur aux enseignements de Ménalque
est-il pourtant moins impératif ? Parce qu'il se heurte de front
au tranchant du dilemme et que l'affranchissement de Michel est le
prix d'un crime. Michel choisit, il se choisit, et sa liberté, son bonheur,
sa palpitante découverte d'une vie intense
qui chaque jour ira s'intensifiant encore. Mais il condamne Marceline
plus faible que lui, vaincue d'avance par ce déchaînement. Et quoiqu'elle
expire, et que son corps ravagé repose à l'ombre d'un jardin d'El-Kantara,
après les angoisses de la lutte, malgré la vacance où Michel sombre
alors, s'élève et se propage au loin le cri des psaumes : « Je
te loue, ô mon Dieu ! de ce que tu m'as fait créature si admirable. » L'intolérable
aux yeux de Gide est sans doute justement « la [104] nécessité de l'option ». L'exclusion
lui semble sacrilège. Toute affirmation soulève en lui « la revendication
d'un contraire » : au moment même où il s'achemine vers
les Nourritures il est « prêt
à confier au Christ la solution du litige entre Dionysos et Apollon ».
Longuement va retentir à travers son œuvre l'écho de ce procès qu'il
ne dénoue pas. Mais jamais les débats moraux ne le mènent à l'abstraction.
Les drames des révoltes et des obéissances, les fascinations de la
vie et les résistances des principes se tiennent sur le plan de la
poésie comme dans la tragédie classique les luttes entre l'amour et
le devoir, la haine et le pardon, la passion et une passion autre.
Il n'y a pas conflit du moraliste et du poète. Ce moraliste qui, sans
l'essai de « rien prouver », ne tente que de « bien
peindre et d'éclairer bien sa peinture », obéit aux inspirations
du poète. Il lui apporte par surcroît l'atmosphère de méditation,
où baignent tous les personnages et qui met autour d'eux un halo encore
de poésie. Le ravissement
est remplacé dans Saül par
la folie et la haine. L'abandon aux désirs s'y confond avec la reddition
aux puissances infernales. Car Saül ne consent à aucun dépouillement :
ni à la souveraineté future de David qui remplacera la sienne, ni
à l'alliance entre Jonathan et David qui lui arrache David même. Tout
au long de la pièce se déploie la sombre poésie de la démence qui
gagne, de la possession démoniaque, avec cette course, comme du Roi
Lear, sous la pluie et la tempête de vent et cette scène de sorcellerie,
biblique, shakespearienne et goethéenne. « Roi déplorablement
dispos à l'accueil — clos ta porte !... Tout ce qui t'est charmant
t'est hostile. » L'Enfant
prodigue clôt bien sur soi la porte, résigne la vie dangereuse,
revient à la famille murée ; pour lui a sonné, comme dans Amyntas, l'heure du renoncement au Voyage. Lui aussi il sent ce découragement. « Ah !
quand la nuit eût été plus sonore, quand l'air plus vaporeux, quand
plus amoureux les parfums, que m'en resterait-il ce matin, qu'un peu
de souvenirs cendreux... » Il est revenu, mais en même temps
que lui sa soif, et le ferment des inquiétudes. Il est revenu, mais
le frère puîné a chaussé ses sandales, s’éloigne à son tour, et pourrait,
lui, ne jamais revenir. Alissa, au contraire, la puritaine de Gide,
abdique toute espérance de terrestre bonheur pour passer par la Porte
Étroite.
Mais cette offrande du plus chaste amour, cette dépossession que
rien n'exige, sinon le goût même de la dépossession, — sinon aussi,
tout comme le choix de Ménalque ou de Michel, un malaise devant la
[105] satisfaction tellement facilement obtenue « qu’il
semble qu'elle enserre l'âme et l'étouffé », — cet holocauste
gratuit, — gratuit tout comme plus tard le meurtre de Lafcadio, —
sont-ils enfin la vérité ? Je me suis toujours demandé si l'œuvre
ne voulait pas signifier que l'effort, conduit jusqu'à la limite de
la résistance, aboutit à sa propre réfutation, si le livre ne s'achevait
pas sur la défaite d'Alissa. A la poésie des abnégations humbles et
sanctifiées, ou de la prière, s'ajoute jusque dans le dénouement,
celle à nouveau de l'inquiétude. Alissa implore la joie divine, elle
se répète la phrase extatique : « Joie, joie, joie, pleurs
de joie... », elle voudrait enseigner à Jérôme la « joie
parfaite » qu'elle croit donc avoir atteinte. Pourtant, au fond
de son lit funéraire, dans la chambre atrocement nue qu’elle a choisie
pour y mourir, n'écrit-elle pas ses dernières lignes « pour se
rassurer, se calmer » ?
N'invoque-t-elle pas le Seigneur pour qu'il lui soit donné d’« atteindre
jusqu'au bout sans blasphème » ? Et sa phrase suprême n’est-elle
pas l'expression de l'unique angoisse : « Je voudrais mourir
à présent, vite, avant d'avoir compris de nouveau que je suis seule » ?
En face d'elle qui a repoussé les tentations, ne trouve-t-elle pas
en l'instant ultime la tentation du désespoir ?
Elle pèse peu auprès de cette âme faite pour le sublime, l'inconstante
Isabelle à la figure de pastel. Elle essaye l'évasion hors de la « tombe »
d'une famille falote, elle pourrait être, à défaut d'une Alissa, une
sorte de Ménalque femme, mais n'ayant pas eu le courage de porter
haut dès l'abord sa volonté de vie, elle échoue aux aventures misérables.
Intermédiaire dépourvu d'énergie, incertaine entre les âpres routes
qui mènent aux déserts des voluptés ou du sacrifice, elle flotte sous
le vent des déchéances. Des brumes
d'André Walter aux soleils imaginaires d'Urien et réels des Nourritures, puis à ce point d'attente,
le problème nettement posé et qui n'admet en dépit de toutes les tentatives
d'accommodement que les deux solutions extrêmes, antagonistes et liées
par un même besoin d'absolu, auxquelles s'arrêtent Michel et Alissa,
il y a là une poésie sans cesse plus profondément enfoncée dans la
vie du corps et de l'âme, plus directe, plus urgente. Un jour
devait venir où cela même ne suffirait plus à cet esprit qui ne s'immobilise
jamais. Embrassant son œuvre entière d'un coup d'œil insatisfait et
plein d'une sévérité injuste, André Gide prononça par la bouche d'Édouard :
« Les livres que j'ai écrits jusqu'à présent me paraissent comparables
à ces bassins des jardins publics, d'un contour précis, parfait peut-être,
mais où [106] l'eau captive
est sans vie. » Il ajouta : « A présent je veux la
laisser couler selon sa pente, tantôt rapide et tantôt lente, en des
lacis que je me refuse à prévoir. » Alors il donna Les Faux-Monnayeurs, son « premier roman », si différent
de ses productions antérieures (encore que ses thèmes préférés s'y
retrouvent) qu'il a déconcerté l'opinion. A bien incompréhensible
titre. Il y aurait un plaisir à démontrer leur nouveauté, et que les
pièces de ces batteurs de monnaies sophistiquées ont malgré eux une
valeur or. Le détour serait trop long ; qui dira du moins le
prix de cette lutte du créateur poète contre une réalité touffue,
multiple, mais pour s'emparer d'elle ? « Je vois, hélas !
reproche Bernard à Édouard, que la réalité ne vous intéresse pas. — Si, dit
Édouard, mais elle me gêne. » Il l'avoue en effet : « Rien
n’a pour moi d'existence, que poétique
(et je rends à ce mot son plein sens) — à commencer par moi-même.
Il me semble parfois que je n'existe pas vraiment, mais simplement
que j'imagine que je suis. Ce à quoi je parviens le plus difficilement
à croire c'est à ma propre réalité (3). » Ou encore : « ...la
réalité m'intéresse comme une matière plastique ; et j'ai plus
de regard pour ce qui pourrait être, infiniment plus que pour ce qui
a été. Je me penche vertigineusement sur les possibilités de chaque
être. » Si bien que ce roman pullulant de personnages, taillé
à plein dans la vie, qui dresse des héros dont aucun ne ressemble
aux autres et dont chacun existe avec une intense réalité, poursuit
en même temps une réalité différente, poétique, qui se fait à l'intérieur de chaque être et au-delà de lui, ou qui ne se
fait pas mais pourrait se faire, une réalité latente, meuble, façonnable
et irréductible. Les Faux-Monnayeurs ne sont point certes un
bréviaire de joie. Leurre que l'union des familles, duperie que la
vertu ! Vincent devient un assassin, le vieux La Pérouse n’est
plus qu'un mort déchirant qui se survit à lui-même et qu'un excès
de souffrance conduit au blasphème, Bronja meurt, Boris se tue, et
le paroxysme du bonheur conduit Olivier à une tentative [107] de suicide. Mais le dernier mot du livre n'est que de curiosité,
et ce nouveau traité des Affinités Électives est traversé d'une sensibilité,
qui dictera encore les indignations du Voyage
au Congo et s'apitoiera sur la fin de Dindiki le petit animal
caresseur. Preuve, à travers toutes les divergences, de cette « fidélité
profonde du cœur et de la pensée » que revendique M. Gide, ce
voyage réalise après des années le vœu qu'Amyntas s'accusait de n'avoir
pas accompli : soulever « les plus graves questions économiques,
ethnologiques, géographiques ». Tenace aussi sous le ton volontairement
narratif, persiste, sans l'exaltation des Nourritures,
la poésie raisonnée de la joie consciente : « Je n'aime
point l'orgueilleux raidissement du stoïque, mais l'horreur de la
mort, de la vieillesse et de tout ce qui ne se peut éviter, me semble
impie. Je voudrais rendre à Dieu, quoi qu'il m'advienne, une âme reconnaissante
et ravie. » Il y aurait, dans cette existence contrastée, une
étrange harmonie si elle aboutissait, comme pourrait le donner à croire
un fragment des Nouvelles Nourritures, au lyrisme derechef, aux invocations à
Phoibos, à l'éblouissement du cœur, au balancement à l'extrémité d'un
rayon, aux mots saisis « par les ailes », à la « couleur
la plus tremblante et la plus vive ».
De ces œuvres
il faudrait avoir montré à la fois la diversité et l'unité. La forme
en a changé. Toute fluide, imprécise dans les Cahiers d'André Walter, et onduleuse encore dans le Voyage d'Urien, ardente, pressante, coupée d'exclamations, d'élans dans les Nourritures, elle atteint avec l’Immoraliste cette ligne sobre, cette gravité
persuasive, cette condensation sans obscurité qui sont sa marque propre,
ce classicisme que M. Gide a lui-même défini : « l’œuvre
d'art classique raconte le triomphe de l'ordre et de la mesure sur
le romantisme intérieur. L'œuvre est d'autant plus belle que la chose
soumise était d'abord plus révoltée. » Ailleurs encore il dit :
« Et de même que Dieu se fit homme, ainsi vient se soumettre
aux lois du rythme mon idée. » Le rythme s'est modifié au cours des
années, non l'attention au rythme, la recherche et la découverte perpétuelles
des lois du rythme et des sons. André Gide reste celui pour qui Paludes
se forma tout entier autour d'un mot à sonorité triste et paresseuse,
« aristoloche » [108]
(comme floche et loche), et d'une phrase
où l'ironie subtile s'enroule sur un décasyllabe suivi de deux octosyllabes :
« Pourquoi... par un ciel toujours incertain, n'avoir emporté
qu'une ombrelle ? C'est un en-tout-cas, me dit-elle... »
Les termes sont choisis, triés, et il s'en échappe un suc concentré
qui enivre. Les épithètes ont des emplois nouveaux (le pays rauque
d'Amyntas ou « la rauque
garrigue » de Si le
grain ne meurt ;
l'air hilarant).
Moins d'innovations que d'intonations inconnues : délicieux,
le vieil adjectif usé, prend une saveur fondante : « Je
m'élançais dans l'air délicieux » ; « Daoud — plus
délicieux ainsi... » ; le chant « qui s'élance — de
mes lèvres — vers toi — David — délicieux... » Et par intervalles,
comme une brûlure sans cesse ravivée, passe et repasse ce mot :
la ferveur. La nudité
flamboyante du désert, la vie telle « un fruit plein de saveur
sur des lèvres pleines de désirs », les élévations mystiques
vers le Dieu de l'Évangile et en même temps des sérénités inégalables :
« Là coulèrent des jours sans heures »... L'été fuyait si
pur, si lisse que, de ses glissantes journées, ma mémoire aujourd'hui
ne peut presque rien retenir. » La poésie
constante de cette incertitude, de ce bondisse-ment d'un contraire
vers l'autre, de cette eau qui ne coule sur une pente que pour remonter
ensuite vers la source, de cet enchevêtrement, de cette complexité.
Nulle âme simple : Alissa est aussi compliquée qu'Olivier. Surtout,
perceptible sous « les phrases les mieux construites »,
le battement d'un cœur, la poésie d'un tressaillement intime, d'une
vibration. « Don
du poète », disait sans plaisanter Hylas, « celui d'être
ému pour des prunes », et Jérôme à propos de Pascal : « C'est
ce tremblement, ce sont ces larmes qui font la beauté de cette voix. »
(1) Nouveaux
prétextes, p.237-238. (2) Prétextes, p.116. (3) Phrase à comparer, pour la curieuse analogie,
avec ce passage des Poésies
d'André Walter : Peut-être que tout cela c'est un rêve Et que nous nous réveillerons. Tu m'as dit Je crois que nous vivons dans le rêve d'un autre..
Marie-Jeanne Durry [109]
ANDRÉ GIDE ET LE PROBLÈME DU ROMAN
le problème du roman est un de ceux qui ont le plus tourmenté M. André
Gide et depuis ses premières œuvres. Je veux dire qu'il ne lui a pas
donné la solution facile de la plupart des écrivains qui, souhaitant
se consacrer à cet art, cherchent immédiatement à réaliser le rêve
qu'ils s'en font. C'est l'idée du roman en soi qu'André Gide a poursuivie.
Il avait tout naturellement, comme beaucoup de Français, un penchant
pour ainsi dire natif au roman d'analyse ; il y a trouvé ses
plus grands succès et j'aurais dit, avant les
Faux-Monnayeurs,
ses meilleures réussites. Avec les Cahiers
d'André Walter, La Porte Étroite et L'Immoraliste il a donné assez de gages
au roman d'analyse pour que l'on puisse reconnaître qu'il y a acquis
une maîtrise qui égale les œuvres des plus grands. Mais encore une
fois, s'il trouvait dans cette forme un mode tout spontané d'expression,
il ne pouvait s'en contenter et il s'en est contenté si peu qu'il
s'est bien gardé d'appeler ses livres romans, mais récits, et qu'à
ses yeux Les Faux-Monnayeurs sont son premier et, jusqu'ici, son seul roman,
ce dont beaucoup de critiques ont ri, ne comprenant pas sa pensée. La théorie
du roman se trouva chez André Gide au confluent, pour ainsi dire,
de deux courants d'esprit bien divers. On peut reconnaître aujourd'hui
qu'André Gide n'est pas naturellement romancier, et je crois que s'il
avait été naturellement romancier, ce problème ne l'aurait pas préoccupé
à ce point. On ne peut se représenter ni un Dickens, ni un Dostoïevski,
ni un Balzac consacrant tant d'années à étudier toutes les ressources
d'une technique et tous les dessous d'un genre. André Gide est, avant
tout, un moraliste et un lyrique. D'une part, il jugeait donc nécessaire
de faire intervenir dans son œuvre romanesque cette [111] part, en quelque sorte, personnelle de soi-même, son émotion
particulière devant la vie, et aussi l'ensemble de sa philosophie
et de ses idées ; mais le propre du romancier est de n'avoir
d'autre philosophie et d'autres idées que celles de ses personnages
et de s'effacer devant elles ; or, le plus difficile pour un
homme de la formation de M. André Gide, c'est de s'effacer ou du moins
de s'effacer à demi devant des personnages nés de son imagination.
D'autre part, il savait trop bien, par l'exemple des grands, des vrais
romanciers, quelles sont les règles vraies, les règles absolues d'un
genre qui a donné des chefs-d'œuvre incontestables. Et il eût tout
naturellement créé à leur exemple un univers à demi lyrique, à demi
observé dans lequel sa conception générale du monde eût pu prendre
des masques plastiques. Je crois ici qu'il a lutté également contre
l'idée toute faite du roman que l'on s'est forgée justement par l'étude
des maîtres qu'il admirait. Il ne faut pas perdre de vue aussi que
M. André Gide est protestant et qu'il a instinctivement une sorte
d'horreur d'iconoclaste devant un certain nombre d'agréments artistiques
ou de combinaisons imaginatives qui ont, à ses yeux, de l'artifice.
Le développement de l'intrigue en ce qu'il a de logique, mais en même
temps de littéraire, lui est apparu comme l'un des pires pièges de
l'art romanesque. Si l'on se place à son point de vue, il est bien
certain qu'un auteur qui a engagé un certain nombre de personnages
dans une action dramatique, se trouvera amené à les laisser se développer
pour ainsi dire tout seuls et d'une manière de plus en plus mécanique
jusqu'à supprimer sa personne à lui, non pas seulement sa personne
lyrique, mais même son rôle de démiurge corrigeant à tout instant
les événements. La critique générale que M. André Gide, sans l'avoir
exactement formulée, porte ici, il faut l'avouer, non seulement sur
le roman, mais encore sur notre tragédie classique qui a servi de
modèle au roman français. Ce développement en quelque sorte absolu
et d'ailleurs volontaire, ce que les Grecs appelaient enfin la fatalité,
agit sur les personnages de la tragédie de manière à leur éviter complètement
ces feintes, ces fuites, ces reprises de soi, ces détours, qui sont,
aux yeux de M. André Gide, je pense, et des observateurs sincères
de la vie, un ensemble de vérités psychologiques indispensables. Allier
le goût de la plus grande vérité à celui de l'art le plus parfait,
telle est, aux yeux de M. André Gide, la solution du problème. Cette
solution est celle qu'il a voulu donner dans les Faux-Monnayeurs en créant ce qu'il a appelé
le roman pur. Dans
[112] le Journal des Faux-Monnayeurs,
il parle de la Double Méprise
comme de l'œuvre qui se rapporte le plus parfaitement au roman
pur. Je crois qu'il eût pu aussi bien citer Dmitry
Roudine de Tourguenieff ou Pierre
et Jean de Maupassant. Je ne vois dans ces livres-là, pas plus
que dans la Double Méprise, aucun élément qui n'appartienne
au roman pur ; par contre, si je prends les Faux-Monnayeurs, je vois un élément
qui nuit d'une manière absolue à cette portée absolue de son livre,
c'est ce qu'on pourrait appeler l'élément spéculaire du livre. Je crois
qu'ici il faut faire intervenir l'influence de Robert Browning dont
M. André Gide a parlé à diverses reprises, et aussi de George Meredith. Ayant
conçu un certain sujet et voyant en lui l'aboutissement d'un grand
nombre de réflexions et d'observations qui tenaient le plus intimement
à sa pensée, M. André Gide a conçu qu'il y aurait grand intérêt à
écrire en même temps que le livre l'histoire de l'auteur pendant cette
période de gestation, et qu'en somme un des sujets de son roman serait
la dualité, le conflit intime qu'il y a entre un roman et son auteur,
l’un tantôt gagnant ce que l'autre perd et vice versa. Cette idée de l'auteur
luttant, en quelque sorte, contre l'idée de son livre, est très sensible
dans les Faux-Monnayeurs ; elle a créé le personnage d'Édouard.
Édouard fait, lui aussi, un roman sur les faux monnayeurs, un roman
qui s'appelle Les Faux-Monnayeurs :
il n’est pas le portrait de M. André Gide qui ne lui a donné que
quelques-uns de ses traits et qui a réservé les meilleurs, mais il
a quelques-unes des préoccupations de M. André Gide. A tous les points
de vue, M. André Gide est infiniment supérieur à Édouard et je regrette
qu’il ait souvent égaré l'opinion en essayant de créer dans l'esprit
du lecteur une confusion entre sa propre personnalité et la personnalité
d'Édouard. Enfin Édouard réalise le premier miroir dans lequel se
reflète l'idée centrale des Faux Monnayeurs. Le second miroir est le
Journal des faux-monnayeurs
dans lequel André Gide raconte la même histoire, pour ainsi dire,
au troisième degré. C'est un second miroir dans lequel se reflètent
à la fois le drame et le premier miroir. Ce jeu d'interférences, c'est
là, à mon avis, qu'apparaît non pas l'influence de Browning et de
Meredith, ce qui serait un très grand mot, mais la floraison d'un
germe qui a été déposé dans l'esprit de Gide par la lecture de Meredith
et surtout de Browning, qui, à diverses reprises, a joué de cet art
subtil qui consiste à varier les éclairages et à montrer un événement
central comme nous le voyons dans la vie, c'est-à-dire [113] non pas entièrement, mais par sections
et sections de sections et à travers le regard de ceux qui le contemplent
comme nous. Notez bien
qu’ici, dans Les Faux-Monnayeurs
auxquels je reviens puisqu'ils représentent l'œuvre capitale d’André
Gide romancier, nous trouvons à la fois cet élément lyrique, moraliste
et confessionnel qui caractérise l'esprit des Cahiers
d'André W'alter, de la Porte
étroite et de la Symphonie
pastorale,
mais aussi cette vision particulière qu'il a réalisée dans ceux
de ses livres qu'il a appelés des Soties,
c'est-à-dire un genre non défini, qu'il est difficile de caractériser
par des formules et qui sont, en somme, des mascarades de l'intelligence.
Nous trouvions déjà dans Paludes
quelques-uns des éléments de la composition des Faux-Monnayeurs ;
il y a, dans Paludes aussi, un Édouard qui pense le sujet de Paludes et qui n'est pas d'André Gide qui
l'écrit. Nous trouvions également cette double ironie adressée à l'auteur
des livres par lui-même et aux personnages du roman, « Satire
de quoi ? » disait M. André Gide : satire à la fois
des gens qui voyagent et des gens qui ne voyagent pas, et des gens
qui veulent voyager sans partir, satire de ceux qui sont satisfaits
et de ceux qui proclament leur insatisfaction, satire d'un certain
milieu et satire de celui qui rit de ce milieu, ce qui fait que le
comique de Paludes est tellement
dispersé que l'on ne peut plus que rire à la fois de tous les éléments
qui forment sa composition. Remarquez qu'il y a dans ce rayonnement
de comique le même genre de composition qui a présidé en pathétique
et en intellectuel à la formation des Faux-Monnayeurs.
Dans la seconde Sotie,
le Prométhée mal enchaîné
(qui est un des livres qui ont le plus échappé aux critiques),
il est très frappant de trouver déjà réalisée l'idée première qui
reparaît dans Les Caves du Vatican et qui forme aussi une des combinaisons des Faux-Monnayeurs, c'est-à-dire l'acte
gratuit. À force de parler de l'acte gratuit, dont la plupart des
jeunes écrivains ont abusé, on finit par ne plus savoir d'où il vient.
Il vient uniquement du Prométhée
mal enchaîné et à travers le Prométhée
mal enchaîné,
il vient du suicide de Kiriloff dans les Possédés. C'est Kiriloff le premier qui a conçu l'acte gratuit et,
avant de lui donner sa vraie forme, M. Gide en a fait lui-même la
satire dans le Prométhée mal
enchaîné. La combinaison en est ici fort particulière : un
monsieur se promène, il arrête un passant, il lui demande l'adresse
de quelqu'un, de n'importe qui que ce quelqu'un ne connaisse pas ;
il inscrit l'adresse sur une enveloppe, cette enveloppe contient
[114] 500 francs
qu'il enverra sans raison à cet anonyme ; là-dessus il colle
une gifle sur la joue de celui qui l'a bienveillamment renseigné et
il fuit. Double acte gratuit : il n'a aucune raison pour envoyer
500 francs à quelqu'un, aucune raison pour gifler le monsieur bienveillant.
Ces actes sont complètement libres, sans aucune racine ; ils
ne sont pas sans conséquences et la plus drôle de ces conséquences,
c'est qu'il se forme malgré tout un rapport de cause à effet entre
l'homme qui reçoit la gifle et le monsieur qui reçoit les 500 francs.
Sans les 500 francs du premier, le second n'aurait jamais reçu la
gifle et vice versa. L'acte gratuit,
nous le retrouvons dans Les
Caves du Vatican, où
Lafcadio assassine un voyageur dans un train, sans motif et sans le
connaître, uniquement pour produire un mouvement sans attaches avec
rien. Ici encore, et tout au long des Caves
du Vatican,
il court une ironie presque insaisissable. M. André Gide n'a jamais
dit des Caves du Vatican non
plus qu'elles fussent un roman,
« sotie », répète-t-il, comme il l'a dit de Paludes et du Prométhée mal
enchaîné. L'élément caricatural est prédominant; les personnages
sont poussés jusqu'à la farce, les traits démesurés ; il y a
je ne sais quoi, dans les scènes et dans la peinture des traits, qui
rappelle la bouffonnerie énorme de Daumier. Seulement Daumier faisait
des caricatures d'après des personnages courants, des personnages
reconnaissables et que l'on trouvait dans toutes les rues, sur tous
les théâtres, dans toutes les boutiques de Paris comme au gouvernement,
et les caricatures de M. André Gide représentent des personnages imaginaires
extrêmement spéciaux, qui tiennent à la nature même de M. André Gide,
à ses haines, à ses mépris et à ses préférences. Ils ne rappellent
rien au lecteur moyen des connaissances, des goûts, des attirances
de ce lecteur moyen, alors que Daumier offrait aux yeux du passant
des figures truculentes et où il mettait tout de suite un nom. Ce qui sépare
M. André Gide comme romancier des grands romanciers auxquels il a
pensé toute sa vie et qu'il a pris pour modèles, c'est qu'il ne s'est
jamais préoccupé de sortir de son univers intérieur et d'un monde
gidien qu'il nous a toujours peint et qui, pour le moment, ne nous
semble avoir encore aucun caractère général. Je dis pour le moment
parce qu'il est impossible de porter le moindre jugement sur l'avenir
et sur la manière dont il envisagera l'œuvre de M. André Gide. On
a pu dire de Stendhal qu'il offrait le même caractère d'exceptionnel,
[115] mais ce caractère,
on l'a déduit d'après les difficultés de la carrière littéraire de
Stendhal et non pas d'après ses personnages, car si l’on y regarde
de près, on trouvera chez ceux-ci, français ou italiens, un des traits
essentiels de la vie française. Ces personnages sont tous des ambitieux,
et des ambitieux qui espèrent réussir par le monde, ou bien des mondains
blasés et qui sont séduits par le caractère spécial de l'audace et
de l'héroïsme. Ce sont là des caractères, — et le premier surtout,
— qui sont universellement répandus en France et en Italie et qui
l'étaient plus que jamais au moment ou vivait Stendhal. L'exemple
de Napoléon et des généraux de l'empire, les ressources des révolutions
et des changements de régime permettaient à l'orgueil de chacun un
vaste espace où se déployer. Il n'y a là rien d'exceptionnel. Il n'en
n'est pas de même chez M. André Gide qui donne à ses personnages une
psychologie absolument spéciale et formée de sentiments très rares
et très particuliers. Il nous est donc impossible de savoir si M.
André Gide crée, comme l'a fait Rousseau, une échelle de valeurs et
de sentiments nouveaux qui auront après lui un immense retentissement
et qui feront de lui l'apôtre et le prophète d'une nouvelle manière
de sentir la vie, d'un ordre d'émotions jusqu'ici donné à de très
rares intellectuels, ou bien s'il restera un personnage isolé, extraordinaire
en soi, mais sans postérité vivante. Aucun des jugements que nous
portons aujourd'hui sur M. André Gide n'a donc un caractère définitif
puisqu'il y a là une énigme que l'avenir seul a les moyens de dévoiler. Les Caves du Vatican, si sotie qu'il fussent,
n'étaient pas moins déjà un roman au sens où l'entend M. André Gide ;
avant tout un ensemble d'actions et de personnages évoluant, à la
fois, ayant de l'influence les uns sur les autres et s'opposant moins
par des faits que par les conceptions différentes qu’ils ont du monde
et de la vie. Comme dans les Faux-Monnayeurs, il y a dans les Caves du Vatican, qui en sont pour ainsi
dire une satire prémonitoire, deux mondes : le monde des gens
conformes, des bourgeois, des esprits routiniers ou des gens qui vivent
dans le conventionnel, et les autres, les aventuriers, ceux qui ne
se reposent pas, ceux qui cherchent le plus de liberté, le plus de
curiosité, le plus de plaisir possible et qui forment les personnages
préférés de M. André Gide (1). D'un livre à l'autre, les [116] personnages correspondent, ils correspondent si bien que dans
le premier plan des Faux-Monnayeurs
on retrouvait Lafcadio des Caves
du Vatican qui en est aujourd'hui absent, du moins absent en son
nom, absent en chair et en os, mais non absent par l'inspiration,
car c'est sa présence qui anime la plupart des jeunes gens qui composent
les Faux-Monnayeurs. Ce livre
dans lequel M. André Gide a voulu faire un essai de roman pur ne correspond
en rien à la conception française du roman. Il nous ferait penser
plutôt à l'un de ces grands livres allemands dans lesquels l'auteur
a essayé de montrer son expérience, livres du type des Années
d'apprentissage de Wilhelm Meister ou du Titan de Jean-Paul, ou même des livres postérieurs dans lesquels l'un
ou l'autre des romanciers allemands de 1860 a voulu enfermer son époque.
Dans le Journal des Faux-Monnayeurs,
M. André Gide lui-même indique qu'il voudrait se servir du jardin
du Luxembourg comme d'un endroit aussi féerique que les forêts des
Ardennes ou les Vérones des comédies de Shakespeare. Ailleurs il nous
décrit avec un lyrisme sobre la lutte d'un héros contre un ange. Nous
savons bien que cet ange n'est pas tout à fait réel, mais M. André
Gide nous le donne comme s'il était là. Un des grands soucis qu'il
a dans les Faux-Monnayeurs,
— et ici nous retrouvons l'idée du roman pur — c'est de s'affranchir
complètement de la doctrine réaliste française et de chercher la vérité
absolue, non pas dans l'observation stricte des menus faits quotidiens,
mais dans une construction idéale, conforme à son plan et conforme
à une sorte de vérité universelle. Par cet affranchissement de ce
qui a été l'idéal romanesque de trois siècles, M. André Gide a donné
un exemple qu'on ne suit pas encore, mais qui risque un jour d'être
fort écouté. C'est la partie de son œuvre qui me semble le moins attirer
l'attention, elle est pourtant une des plus significatives. J'ajoute
qu'elle n'a aucun rapport avec cette tendance à la fantaisie et au
féerique que l'on trouve dans beaucoup de romans contemporains. Ce
n'est pas une déformation systématique et spontanée des formes de
la vie qu'entreprend M. André Gide, mais c'est la projection d'une
société si cohérente, si totale, si créée, en un mot, que l'on puisse
y passer assez facilement de l'abstrait au concret, de l'impossible
au quotidien, sans que rien ne paraisse se déranger de la conception
générale. Il semble
que dans le roman français deux choses soient entièrement finies :
d'une part, le réalisme pour le réalisme ; [117] tel qu'il apparaît chez les écrivains
français à partir du second Empire, d'autre part la psychologie pure,
telle qu'elle est dans le roman d'analyse, de la Princesse de Clèves à la Porte
étroite. Le réalisme semble être mort de son excès et de ses limitations
volontaires et la psychologie qui pouvait donner, au contraire, à
la littérature un avenir formidable, est en ce moment brusquement
arrêtée par l'apparition de Proust. Tout ce qu'on dira maintenant
dans ce domaine ne sera que redite de Proust ; il a apporté dans
le roman d'analyse un tel génie et de telles ressources d'investigation,
que tout nouvel écrivain qui s'inspirera de lui donnera l'impression
que ce qu'il avait à dire, Proust l'a déjà formulé. C'est donc une
forme nouvelle que l'on cherche et dont les Faux-Monnayeurs pourraient bien être le
premier exemple, exemple difficile à suivre car il y faut non seulement
les dons de narrateur de Gide, mais cette extraordinaire intelligence,
si vaste, si souple qui a pu examiner tant de problèmes et se répandre
en tant de directions. Le roman ainsi conçu redevient ce qu'il était
à l'origine, une somme, une expression totale. En voulant lui enlever
l'élément descriptif, l'élément dissertation, l'élément psychologique,
André Gide le ramène à son origine, qui est le roman de geste, le
poème épique. Tous les grands romans sont d'ailleurs des poèmes épiques
et c'est à cela qu'on reconnaît qu'ils sont de grands romans. Dans
les Faux-Monnayeurs,
la poésie est insaisissable, mais elle est partout. Elle n'est
pas placée spécialement dans un coin de ciel, dans un coin d'appartement,
dans une scène, elle forme un élément diffus dans lequel baignent
les personnages. C'est une poésie libre, elle ne vient pas au-devant
de la scène, elle est au fond des âmes. Ce n'est pas que les Faux-Monnayeurs
soient une œuvre parfaite, et d'ailleurs qu'est-ce qu'un œuvre parfaite ?
Mais c'est plus que cela, c'est un de ces livres où l'auteur répond
à tant de questions, en pose tant lui-même, interroge tant d'angoisses
qu'il intéresse l'esprit au plus haut point. Il ne correspond à aucune
philosophie, il veut rester roman pur et c'est cependant dans ce roman
pur que l'on ira chercher, non pas une philosophie, mais des motifs
de philosopher, des éléments d'inquiétude et d'interrogation. C'est
le destin des grands écrivains de créer des moules imparfaits pour
s'exprimer, parce que les moules parfaits déjà donnés inclinent fatalement
l'esprit à une certaine convention, à une certaine facilité dans la
manière d'affirmer. Les plus grands problèmes ne s'expriment [118] que d'une manière interrogative. Conclure c'est déjà tuer.
En écrivant les Faux-Monnayeurs,
M. André Gide a noté, au fur et à mesure de son travail, toutes
les réflexions que celui-ci lui a demandées et aussi de nombreuses
modifications que son plan total a dû subir. Il y a peu de lecture
aussi profitable à un écrivain que celle de ce journal. Il mériterait
une étude particulière que je réserve pour une autre circonstance.
Là plus qu'ailleurs se forme cette théorie du roman pur à laquelle
j'ai fait plus haut allusion. Nous savons également par ce journal
que la crise sur laquelle se dénouent les Faux-Monnayeurs est authentique. Beaucoup de lecteurs avaient vu dans
le suicide de Boris uniquement une scène inspirée par la lecture de
Dostoïevski et en particulier par les Possédés.
Il est singulier de lire le fait divers qui a autorisé M. André
Gide à raconter cette histoire ; ce fait divers lui-même a l'air
d'être le résumé d'un chapitre de Dostoïevski, ce qui indique, soit
dit en passant, que lorsque beaucoup de critiques français déclarent
que Dostoïevski est spécifiquement russe et imperméable à l'âme française,
ils le font par une ignorance presque systématique de la psychologie
humaine en voulant uniquement s'enfermer dans les bornes d'une convention
morale. Nous apprenons dans les Faux-Monnayeurs que M. Roger Martin du
Gard conseillait à M. André Gide de ne pas arrêter là son roman et
de lui donner une suite, comme lui-même l'a fait dans les Thibaut. Mais si la vie est à peu près indéfinie, l'art ne l'est pas.
On ne peut prolonger indéfiniment la présence de tel ou tel personnage
et M. André Gide a eu raison de s'arrêter sur la mort de Boris. Que
nous importe qu'Édouard, qu'Olivier, que Bernard ne soient pas complètement
épuisés ? Ce qu'ils nous ont donné d'eux-mêmes nous suffit ;
au delà ils se répéteront ou se modifieront de manière trop extérieure.
Les détours essentiels de leurs caractères nous sont présentés. Il
est dans le dessein de M. André Gide de ne pas les formuler complètement,
de laisser flotter leurs arêtes dans ce demi-jour qui les prolonge
et de donner à suggérer autant qu'à réfléchir. Les Faux-Monnayeurs sont un excellent exemple
de roman sans poésie visible, qui n'use, à première vue, que d'un
élément narratif, mais qui, cependant, par la graduation de l'intérêt,
par le cours mouvant des personnages, par l'illimité de certains actes,
donne une forte impression de mystère et d'inachevé. Tout dire et
cependant laisser enten,dre que tout n'est pas dit, [119]
tel semble avoir été le but de M. André
Gide et telle est l'impression, en effet, qui se dégage des Faux-Monnayeurs. C'est d'ailleurs une des raisons qui font que ce
livre a échappé à tant de lecteurs et n'ait pas encore trouvé sa vraie
place. Les uns le trouvant indigne de l'auteur de l’Immoraliste et des
Caves du Vatican, les autres le louant
pour des raisons qui laissent entendre qu'il n'en ont pas vu la vraie
portée, ni la grandeur. S'il y a
un lien secret entre les différents romans de M. André Gide et surtout entre ses différents personnages, c'est
dans une certaine philosophie de l'action qui lui est particulière.
Avec M. André Gide, il ne semble pas qu'il y ait de fatalité. Les
personnages sont toujours déterminés par eux-mêmes et l'histoire du
livre est l'histoire de cette détermination volontaire. Alissa préfère
une certaine conception religieuse où entre l'ivresse du sacrifice
au bonheur que lui donnerait l'homme qu'elle aime ; Michel préfère
à la paix cette angoisse qui l'entraîne toujours vers le sud et en
même temps vers la mort de sa femme ; l'amour du héros d'Isabelle
est pure création intellectuelle. Les personnages des Faux-Monnayeurs ne sont jamais contraints
à agir, sinon le petit Boris par suite d'une coalition générale. Ce
sont tous des hommes qui, sans grande passion et mettant leurs actions
dans les deux plateaux d'une balance, choisiraient toujours, non pas
le sens du pire ou de la perversité, comme on l'a trop dit à propos
de M. Gide, mais la direction où les entraîne leur inquiétude et leur
curiosité. Inquiétude et curiosité, ce sont à peu près les mobiles
principaux que l'on voit à travers tous les romans de M. André Gide.
Mais ces deux tentations prennent des formes si diverses que je n'ai
point la place de les énumérer ici. Si nombreux que soient les motifs
apparents, ils se résument à ces deux tendances. Peut-être,
pour qu'un roman soit entièrement pur, au sens où l'entend M. André
Gide, ne faut-il pas que la fatalité y soit marquée d'une manière
trop précise. Le romancier doit y garder son rôle qui est visible,
son rôle de démiurge. Pour que ce rôle soit à ce point prépondérant,
il importe que les personnages ne soient pas emportés par des mouvements
irrésistibles. S'il est un point par lequel M. André Gide rejoint
la psychologie classique, c'est bien par celui-là. De là, cet air
d'aisance supérieure que gardent les Faux-Monnayeurs et qui a troublé pas mal d'esprits habitués à subir
une pente plus forte. De là aussi, cet [120]
air d'extrême nouveauté que l'on respire
dans ce livre ; il reste à nos yeux le plus extraordinaire de
ceux qu'a écrits M. André Gide et celui qui renferme le plus d'avenir
latent, dans son développement futur, soit dans son action sur la
littérature.
(1) La philosophie
de ces aventuriers est incluse dans le Récit de Ménalque des Nourritures
terrestres.
Edmond Jaloux [121]
quand les jeunes bêtes sont encore dans la nuit, les premiers jours après
leur naissance, elles cherchent à tâtons autour d'elles la révélation
sentimentale du monde extérieur. Elles sentent instinctivement qu’une
lumière s’allumera dans la nuit, une lumière qui dissipera peut-être
leurs créations intellectuelles et qui donnera au monde un aspect
nouveau, en dehors de leur personnalité, un aspect conforme aux lois
universelles. L'humanité est encore dans la nuit. Elle cherche péniblement
des révélations sentimentales conformes à notre vision intérieure.
Nous attendons peut-être une lumière. Mais avant qu'elle apparaisse,
il nous faut vivre dans l'ombre. Les lumières, d'intérêt universel,
créées par les hommes sont spécieuses. La clarté latine, par exemple,
est une lumière, peut-être magnifique, qui projette ses pinceaux lumineux
sur toutes les richesses de la nuit. Ce n'est cependant qu'une lumière
inventée par une certaine race d'hommes et qui n'éclaire les ombres
que d'une lueur raisonnable, enfantine et imparfaite. Cette recherche
des formes de la nuit cérébrale, c'est la recherche de l'aventure
et c'est chez André Gide que j'ai appris, pour la première fois, à
suivre au toucher, à l'odeur, les formes de la nuit et les contours
souvent glacés du mystère psychologique dont l'humanité enveloppe
ses créations essentielles. L'aventure
est une lumière froide dont la lucidité touche à la seule perfection
qu'il nous soit possible d'atteindre : celle de la création intellectuelle.
Elle est le plus souvent dépouillée de toute anecdote Les romans,
dits d'aventures, se parent d'un malentendu. Ce sont pour la plupart
des romans d'action brutale adaptés à la décourageante férocité de
l'homme et dont une guerre quelconque peut assez bien dessiner l'image.
Il ne reste [123] de tout ce fracas qu'une mélancolie
dégoûtée et la conviction décourageante de la fragilité de tous les
rouages de la personnalité d'un homme. L'aventure
se rencontre peu souvent dans la réalisation d'un geste parabolique
qui doit s'achever dans la mort violente, comme la trajectoire d'une
fusée s'achève dans un épanouissement qui surprend la foule. Dans
ce sens la guerre fit de tous ceux qui se battirent, réellement et
craignirent, plusieurs fois par jour, la mort sous ses formes les
plus cruelles et les plus imprévues, des aventuriers de choix. Peut-on
comparer les souffrances, la résignation, la force physique, l'espoir
et le désespoir d'un explorateur qui traverse l'Afrique, par exemple,
ou promène au large de Fire-Island une cargaison de liqueurs européennes,
à la souffrance, à la résignation, à la force physique, à l'espoir
et au désespoir d'un soldat d'infanterie qui se battit en rase campagne
et dut, dans une résignation anonyme, explorer de nuit un bois occupé
par l'ennemi, ou « tenir » devant Verdun sous l'effroyable
pilonnage de l'artillerie lourde ? Il suffit d'avoir vécu avec
ces soldats pour ne plus garder d'eux un souvenir conforme à ce que
l'humanité recherche dans la connaissance du mot aventure. L'aventure
n'existe que dans l'imagination de celui qui la poursuit. Elle est
à table, entre la fille et le maquereau, au prétoire, entre le juge
et l'assassin, dans la rue, quand les forces livides du petit jour
commencent à grignoter la nuit. Elle est au plus profond de tous les
livres de M. André Gide, qui est, avec Robert-Louis Stevenson, le
plus grand romancier d'aventures de notre temps. C'est dans l'œuvre
de ce très grand écrivain que j'ai trouvé les éléments nécessaires
à la mise au point d'une définition de ma propre inquiétude qui n'est
d'ailleurs pas celle de M. André Gide. Je prends
pour exemple des « récits » comme : Isabelle, L'Immoraliste, La Porte Étroite et La Symphonie pastorale. Chez André Gide comme chez tous les grands
écrivains qui ne sont pas des écrivains latins, l'aventure n'est qu'une
forme de l'inquiétude. Chez Gide
l'aventure est profonde, soigneusement protégée, elle est le reflet
le plus curieux d'un esprit tourmenté, méthodique et pur comme l'eau
des grands lacs de montagne, dont l'existence est dépouillée d'anecdotes
humaines. Il existe
une croyance populaire qui prête aux écrivains de l'aventure une imagination
prestigieuse. L'aventure n'est pas [124]
une question d'imagination. Les aspects
les plus désespérés de l'intelligence et de la sensibilité humaine
ne peuvent s'exprimer que par la méthode, le raisonnement et l'élimination
implacable de tous les parasites qui viennent amoindrir une pensée. Il est rare
de rencontrer chez un homme habile à transformer les forces secrètes
de la nature une imagination qui puisse surprendre. L'imagination
est souvent excessive chez les simples d'esprit. Ceux-là vivent d'une
vie intérieure stupide, imprévue et souvent terrifiante. Il est difficile
de prévoir ce que peut imaginer un idiot. Il possède une force merveilleuse
pour animer des rêveries sans intérêt. Les enfants sont aussi des
personnages doués d'une imagination puissante. Un enfant seul au milieu
d'un désert sait immédiatement créer un décor qu'il peuple. A droite
il crée un château, devant lui : la mer, à sa gauche : une
armée avec des détails précis. Il se vêt à sa fantaisie et s'habille
d'or et de pourpre par la seule magie du mot. Cet art
particulier n’est émouvant que pour celui qui le pratique. Cette création
n'émet pas d'ondes. On peut dire d’un écrivain qu'il est semblable
à un poste émetteur de T. S. F. Il émet des ondes. Et ceux qui le
lisent sont des postes récepteurs qui tâchent à capter l'onde émise
et à s'accorder avec le poste d'émission. Un lecteur
sensible pourra dire, de bonne foi : « C'est curieux, on
m'a pourtant affirmé que X... est un écrivain remarquable. Je ne comprends
pas ! » À force de tâtonner la syntonie, la résonance, la
réaction et les rhéostats, un jour il se trouve en plein accord sur
les ondes émises. Alors ce qui lui paraissait obscur, s'illumine et
la pensée de l'auteur pénètre en lui et développe ses propres qualités
d'émission jusqu'alors ignorées de lui-même. C'est ainsi qu'un écrivain
gagne sa célébrité quand elle est de bon aloi et c'est ainsi qu'André
Gide atteignit la sienne. Les héros
des livres de M. André Gide sont dominés par l'influence secrète et
tragique des choses comme certains personnages littéraires de la Grande
Période Élisabéthaine. Ils vivent dans une atmosphère qui est la nôtre,
mais étrangement purifiée par l'écrivain. Les personnages de la Symphonie Pastorale, de Paludes,
de L'Immoraliste et
de La Porte étroite sont conçus sous la cloche
pneumatique qui donne à une expérience sentimentale toutes les garanties
de véracité. Il n'est d'humainement vrai que ce qu'un homme de génie
recrée dans l'asepsie de son [125] laboratoire. C'est souvent l'œuvre critique d'un romancier
qui révèle au public l'entrée de son laboratoire secret. M. André
Gide se révèle dans la remarquable étude qu'il écrivit sur Dostoïevski
qui est, cependant, par rapport à M. André Gide écrivain arctique,
un écrivain tropical. « On
vient nous répéter souvent qu'il n'y a rien de nouveau dans l'homme.
Peut être ; mais tout ce qu'il y a dans l’homme on ne l'a sans
doute pas découvert, » écrit André Gide. C'est à cette recherche
des aspects encore inconnus de l'homme que doit aboutir la définition
de l'aventure, qui est peut-être celle de M. Gide. Les sentiments
humains n'ont de valeur et de vérité psychologique qu'étroitement
liés au milieu où ils se développent. Ainsi les sept péchés capitaux
et la Vertu, une et indivisible, varient à l'infini selon le pittoresque
qui les encadre. Quel beau
domaine à explorer. La vie d'une petite servante de ferme est parfois
plus riche en forces littéraires que la vie accomplie de Jeanne d'Arc
qui ne fut qu'une des nombreuses illustrations de cette hypothèse.
Le domaine intérieur des personnages créés par André Gide nous apparaît
comme l'eau claire, transparente et, cependant, mystérieuse d'un grand
lac sur une hauteur, qui semble au début inaccessible. Tout de suite,
il semble que l'on va lire dans leur jeu avec facilité. Mais une forme
humaine, qui semble arbitraire et cérébrale, attire le regard sous
la transparence du lac. Elle se meut lentement, irrésistiblement dans
une angoisse qui semble tout d'un coup surgir de nous-même. Elle se
déplace lentement vers l'aventure. La plus
riche et la plus terrifiante aventure psychologique serait celle qui
aurait pour point de départ l'existence doucereuse et féroce d'une
de ces belles plantes équatoriales qui se nourrissent de chair vivante.
Je pense que la plus parfaite expression de l'horreur physique pourrait
être créée par la possibilité de rendre une plante paisible, une rose,
par exemple, féroce, rusée et perfide jusqu'à l'assassinat. On observe
souvent dans l'aventure secrète poursuivie par l'auteur de la Porte
Étroite de telles possibilités qui servent admirablement à imposer
le malaise définitif que laissent dans l'imagination les grandes énigmes
de notre passage sur la terre. Rien n'est plus hautain et plus décourageant
que la bonté de cet écrivain extraordinairement imperméabilisé et
qui ne tolère dans l'imagerie sentimentale de ses livres que des forces,
souvent malignes, qui s'évadent et se dispersent au bénéfice de sa
propre rédemption. [126]
Gide est
ainsi, de même qu'un phare devant les ténèbres où l'Aventure gémit,
appelle, lamente le sort de ses victimes. Il fouille l'ombre, en disperse
les éléments dans le rayon de cette lumière froide qui est la sienne
et celle des eaux du Nord, cette lumière pâle et crue de la genèse.
[127]
Pierre Mac Orlan
ce qui me frappe toujours lorsqu’il est question d'André Gide et de
son influence, fût-ce même sans velléité d'attaque, c'est de voir
qu'il ne s'agit presque jamais de l'homme ni de l'œuvre tels que je
les connais, tels que je crois les connaître, mais de l'opinion qu'on
s'est faite de l'un et de l'autre. Depuis des années, il y a en circulation
une certaine caricature d'André Gide, qui, à la longue, a pris, dans
la plupart des esprits, plus de réalité, un contour plus net, que
sa figure vraie ; et si, comme j'ai pu souvent l'observer, ses
vrais amis — je veux dire, aussi, bien des lecteurs — ont découvert
pour leur usage, pour leur intime profit, cette véritable figure de
Gide, elle a cependant échappé jusqu'ici à la grande majorité de ceux
qui ont écrit sur lui. Je m'inquiète de constater que, les années
passant, cette fausse image se cristallise, s'impose chaque jour davantage ;
au point que je me demande parfois avec mélancolie combien il faudra
de temps et de peine, plus tard, pour dégager, du fatras de ces représentations
erronées, l'exacte configuration d'André Gide (1). [129] Si paradoxal
que cela doive paraître un jour, il faut bien reconnaître que certaines
attaques récentes, certains jugements, ont eu, sinon plus de lecteurs,
du moins beaucoup plus de retentissement dans les revues et dans les
journaux, que les livres mêmes de Gide ; la portée de l'œuvre
s’en est trouvée faussée dans l'esprit du public ; bien plus,
les intentions mêmes de l'auteur ont été dénaturées, travesties. Le
jour, encore lointain peut-être, où s'instaurera sans parti préconçu
la révision de ce procès que nos contemporains ont bâclé, je crois
vraiment que les esprits honnêtes s'étonneront que l'opinion, ayant
tant de pièces en mains, ait pu si longtemps maintenir sur le vrai
visage d'André Gide un masque aussi perfidement trompeur. Je ne voudrais
cependant pas que l'on tienne mon amitié pour naïve à l'excès :
ceux qui méconnaissent André Gide ne me semblent pas, de ce fait,
des aveugles-nés ni des sots. Si l'évidence me contraint à m'insurger
contre ces réprobations, je me les explique pourtant fort bien dès
que je songe à la position que les réprobateurs se sont donné mission
de défendre. Mais c'est là justement qu'éclate une preuve encore de
l'importance d'André Gide. On l'a dit, — avec indignation, il est
vrai, mais en une formule définitive : « Ce qui est mis
en cause ici, c'est la notion même de l'homme sur laquelle nous vivons... » Comment
s'étonner qu’un apport si neuf et qui paraît aussi osé, ait inquiété
les traditionalistes, et justement les meilleurs, les plus perspicaces ?
Comment s'étonner qu'ils se démènent à qui mieux mieux pour faire
obstacle à la situation grandissante de Gide, pour le couvrir d'opprobres,
pour soulever contre lui une opinion publique que Gide lui-même (par
ses gaucheries ou ses timidités presque autant que par ses audaces,
et malgré les conseils pressants de certains amis) semble indisposer
à plaisir, en la déconcertant, en la bravant ? Aussi n'est-ce
pas ce légitime émoi qui me choque, mais de voir sur quel point ces
adversaires portent leur principal assaut : ils accusent André
Gide d'exercer une influence pernicieuse sur son temps et spécialement
sur la jeunesse que son art aurait envoûtée. Ici, je dois faire effort
pour oublier mon expérience personnelle et combien son affection peut
être utile et vivifiante. Qu'il me suffise de parler des autres. Il
m'a été donné maintes et maintes fois de constater le rayonnement
salutaire d'André Gide, non seulement sur ses familiers, ce qui déjà
serait probant, mais sur tant d'amis inconnus qui l'assaillent [131]
de lettres, de visites, qui lui confessent
leurs débats de conscience, qui lui demandent aide et conseil ;
sur tous ces êtres inquiets, si différents de pays, d'âge, de formation
religieuse, de goûts, d'orientation, qui ne viennent presque jamais
en vain quêter son appui moral. La variété même de cette clientèle
suffirait à marquer combien peu Gide a souci d'imposer une éthique
commune à ceux qui recherchent son amitié. Je ne dis
pas que sous les « sables mouvants », auxquels on a tant
de fois comparé sa troublante diversité, il n'y ait pas de terre ferme ;
je crois, au contraire, à ce tuf, et qu'il deviendra de plus en plus
apparent, jusqu'à constituer une plate-forme accessible et solide
d'où regarder en avant (2). Mais, jusqu'à
présent du moins, il est difficile de considérer la pensée d'André
Gide comme une doctrine à laquelle il recruterait des disciples. Nul
n'a été plus capable de s'éprendre de personnalités profondément opposées
à la sienne ; nul ne se penche avec une curiosité plus attentive,
plus précautionneuse, sur la pensée profonde d'autrui. Certes, il
n'a pas donné un égal assentiment à toutes les positions morales qu'il
a rencontrées sur sa route ; mais nul n'a montré plus de respect
pour ce qui compose l'intégrité intellectuelle des individus. Et sur
ce point, aucun de ses amis, proches ou lointain, aucun de ses correspondants,
ne me démentira (3). Comment
expliquer alors une action si vive sur tant de pensées, sur tant d'existences ?
C'est qu'il apporte à chacun un surcroît de force. Un des éléments
les plus puissants de l’attraction [131] qu'il exerce, c'est ce persuasif,
ce capiteux encouragement qu'il nous donne à persévérer résolument,
gaîment, dans notre être, et à exiger de nous le plus particulier,
le plus authentique, le meilleur. (Encouragement qui n'exclut d'ailleurs
pas la désapprobation ; mais l'être qui se confie ne craint pas
la sévérité ; il la recherche même, s’il la sent généreuse.)
Ah, que Gide excelle à maintenir chacun dans sa fièvre, — mais comme
il sait faire soudain monter la température ! Et ce n'est pas
seulement question de chaleur : de lumière, aussi. Il a ce don
d'aiguiser le sens critique et d'augmenter l'auto-perspicacité de
chacun, sans diminution de ferveur.
Il fait plus encore : il exalte chez autrui, non pas l'orgueil,
certes, et je ne sais comment dire : une équitable vision de
soi, une confiance, une confiance modeste en soi-même. Je raconterai
peut-être un jour ce qu'est un entretien intime avec André Gide.
Roger Martin du Gard
[132]
(1) Il faut
avouer qu'il semble inviter lui-même à la méprise : jamais de
préfaces explicatives (si ce n'est après coup et quand la critique
s'est bien enferrée), jamais de prière d'insérer, jamais d'interviews
ni de notes de presse, jamais rien qui tende à aiguiller d'avance
la critique. Il se plairait plutôt à la dérouter. J'incriminerais
même si ce n'était par ailleurs toute une esthétique cet emploi continuel
du « Je », — qu'il s'agisse du Michel de l'Immoraliste,
de Lafcadio, du pasteur de la Symphonie, ou d'Alissa ;
qu'il s'agisse même du personnage d'Édouard dans les Faux-Monnayeurs.
Cette forme du récit n'incite pas seulement le lecteur à prendre le
change ; mais, ce qui est plus dangereux, elle permet aux adversaires
inattentifs ou peu scrupuleux des citations à la première personne
qui favorisent et alimentent les plus tendancieuses interprétations. Ajouterai-je
aussi que parmi ses intimes, parmi ceux qui, le connaissant bien,
seraient à même de rectifier les inexactitudes courantes et de protester
contre des accusations irrecevables, la plupart vivent à l'écart et
répugnent à se mêler, fût-ce par devoir amical, à des polémiques éphémères ! (2) On n'a
peut-être pas assez remarqué une phrase du Journal des Faux-Monnayeurs : « Ce qui manque
à chacun de mes héros, que j'ai taillés dans ma chair même, c'est
un peu de ce bon sens qui me retient de pousser aussi loin qu'eux
leurs folies. » (3) J'ajouterai
même qu'à force de tenir, dans la vie, un tel compte de la personnalité
d'autrui, il lui est fréquemment arrivé, dans son œuvre, de faire
parler, avec une éloquence bien faite pour donner le change, des personnages
qui ne sont nullement, ou qui ne sont pas continûment ses porte-paroles.
Les méprises auxquelles ont donné lieu des livres comme La Porte étroite, Les Caves, et, plus récemment, Les Faux-Monnayeurs, sont bien significatives
à cet égard. Et je me
permets de signaler en passant un trait sur lequel il faudrait revenir,
qui me semble à longue portée : ce qui domine peut-être toute
la vie d'André Gide, par conséquent aussi son œuvre, c'est une incroyable
faculté de sympathie, sympathie poussée parfois jusqu'à une dépersonnalisation provisoire, plus ou moins importante, plus ou moins
prolongée.
Nous nous
garderions de chercher ce qu’André Gide pense de Dieu, s'il ne nous
invitait lui-même à n'être pas discret. Gide laisse la clef sur la
porte et se moque de nos investigations. Sans doute se fie-t-il à
l'inintelligence ou à la malignité des hommes, pour n'être pas compris,
pour mourir inconnu. Né dans le calvinisme le plus étroit, il en a
rompu chaque bandelette. Si parfois il hésita, ce ne fut jamais devant
le geste de se délivrer, mais devant l'aveu ; encore n'était-ce
pas timidité ni honte : il cédait à des conseils, à des objurgations ;
le scandale des indifférents lui importait beaucoup moins que le chagrin
de ses amis. Aujourd'hui, mesurant la route accomplie par Gide, nous
voyons que ce voyage fut coupé de haltes, mais sans retours, ni regards
en arrière. Ceci pourtant
nous frappe : à quelque étape de sa vie qu'il nous plaise de
l'étudier, nous ne le voyons jamais séparé de Dieu, — dans l'état
d'un homme qui a renoncé Dieu. Aucun apologiste du Christianisme ne
sut l'enfermer dans un dilemme : il refuse de parier. Il a tout
rejeté de son enfance chrétienne, sauf l'essentiel. En vain voyage-t-il
(et vers quels déserts !). Quelqu'un le suit et il ne Le renie
pas. Gide a pris le parti de ne rougir ni du Christ, ni de lui-même.
L'Évangile l'y aide qu'il s'ingénie à lire avec des yeux neufs. Seules,
croit-il, le condamnent les interprétations officielles de l'Écriture.
Les textes figés des Églises se compliquent, s'approfondissent, dès
qu'il en joue ; ils prennent un sens plus secret, plus conforme
au destin particulier de Gide. La Rédemption épouse chaque destinée,
elle est la somme des milliards de rachats individuels : Gide
croit que rebuter telles exigences de son cœur serait une insulte
au Créateur qui les a tellement voulues dans sa créature André Gide
[133]
qu'elles en constituent l'essence même.
Et c'est vrai que ses inclinations marquent singulièrement chaque
homme, au point qu'elles ressemblent à la signature divine, à cette
« griffe » que Baudelaire trouve « effroyable ». Cette loi
gidienne que Gide confond avec la volonté de Dieu, il l'oppose à l'autre
loi, celle des pharisiens. Il demande au Seigneur d'être mis au rang
de cette tourbe qui ne connaît pas la loi : « Parmi ceux-là,
Seigneur, donnez-moi d'être, et maudit par les orthodoxes, par ceux
qui connaissent la loi. » Chaque verset
de l'écriture, Gide le tire à lui, et de toute Parole, il triomphe.
« Celui qui ne prend pas sa croix et qui me suit est indigne
de moi... » Mais notre croix, songe ce docteur trop subtil, ne
serait-ce pas tel penchant imposé à notre chair dès le sein maternel ? Certains
le rejettent : par vertu ou par prudence ? Par générosité
ou par calcul ? « Celui qui aime son âme la perdra. »
Gide éclaire ainsi ce texte : « Celui qui aime sa vie, son
âme, — qui protège sa personnalité, qui soigne sa figure dans ce monde
— la perdra... » Au vrai,
tel est le secret qu'il dérobe à l'Évangile : le plus sûr, avec
Dieu, est de jouer à qui perd
gagne. Ne pas calculer son salut, ne pas être prudent ni circonspect.
L'évangile du Prodigue, celui des Ouvriers de la dernière heure, et
bien d'autres éclairent un abîme entre ce que les hommes appellent
justice et cette justice de Dieu qui est proprement une injustice
adorable. Toute la doctrine de la Grâce, d'ailleurs... En cette injustice,
Gide met sa confiance. Pourtant
il ne saurait feindre de croire que tout chrétien qui se renonce n'agit
que par goût du confort et pour s'assurer d'une bonne place éternelle.
Il sait que le seul renoncement qui compte, l'amour l'inspire et que
d'abord le saint est un amant. Il est vrai ; mais Gide ne doute
pas non plus qu'à l'artiste l'accès de la sainteté ne soit interdit.
Il dénonce, dans toute œuvre d'art, la collaboration du Très-Bas ;
la plus pure est entachée de délectation, de superbe et de concupiscence.
Gide, pourtant, veut être sauvé ; il veut le salut de ses semblables.
Par quelle route ? Sa pensée profonde (inspirée de Dostoïevski)
me paraît être celle-ci : que l'homme atteigne l'extrémité de
sa détresse pour trouver Dieu ; qu'il accomplisse tout son destin
charnel ; qu'il s'accepte lui-même jusqu'à la lie : Wilde,
Verlaine. Mais encore faut-il atteindre cet excès de déshonneur et
de douleur. [134] Il n'est pas donné à tous
de paraître immonde aux yeux des hommes. La prière admirable que Gide
récita un jour : « Mon Dieu donnez-moi de ne pas être de
ceux qui font figure dans le monde. Donnez-moi de ne pas être de ceux
qui réussissent. Donnez-moi de ne pas compter parmi les heureux, les
satisfaits, les repus ; parmi ceux qu'on applaudit, qu'on félicite
et qu'on jalouse... » — cette prière n'a pas été, jusqu'ici,
exaucée : Gide est admiré, aimé ; et moi-même, j'écris ces
lignes. Les insultes ne lui viennent que de gens qu'il méprise et
dont l'applaudissement seul l'humilierait ; ou d'adorateurs secrets
qui redoutent de céder à ses prestiges. C'est bien
de ne pas rejeter notre fardeau : encore faut-il nous assurer
qu'il a la forme d'une croix. Ne renions rien de nous-mêmes, — rien
de ce qui peut devenir la croix. Gide nous
confie, dans Si le grain ne
meurt, qu'aux pires moments de détresse, une voix lui souffle :
« Tu n'es pas si malheureux que cela. » Le jour où cette
voix railleuse devra se taire en lui, alors peut-être... J'admire,
dans Gide, à la fois l'agrément extrême et le péril d'interpréter,
selon son sens propre, l'Écriture. D'abord tous les textes ânonnés
dès l'enfance, merveilleusement s'animent sous le regard gidien :
on dirait d'une source au dégel ; mais où cette eau va-t-elle
courir ? vers quels bas-fonds ? Et voici que le Retour du
Prodigue, selon Gide, devient une défaite, un appauvrissement. Mieux
vaut nous en remettre à la vieille Mère, à la sainte Marâtre, à l'Église,
qui seule nous prémunit contre ce goût de corrompre la Parole. Danger de
la solitude avec Dieu. « Seigneur,
donnez-moi d'avoir besoin de vous demain matin, » s'écrie Gide.
Les instants où nous avons cette faim de Dieu sont rares dans une
vie ; mais le salut est une œuvre de chaque seconde : il
faut se sauver, même dans la pire sécheresse quotidienne. L'Église,
les sacrements nourrissent une âme qui ne sent plus sa faim ni sa
soif. Gide se fie encore à son désir lorsque se détournant, par hasard,
des nourritures terrestres, il aspire aux célestes ; mais comme
il avait suivi la marée montante, il cède au reflux. Oserons-nous
dire à Dieu : « J'avais, hier, besoin de vous ; ce
matin, vous m'importunez ; demain, peut-être, si je me sens trop
las de vos créatures... ? » Quelle folie que de prétendre
régler la vie spirituelle sur les intermittences du cœur ! Nous ne
croyons pas que Gide soit de ces fous, ni surtout [135] que nous ayons, dans ces pages, exprimé sa pensée
religieuse : le lecteur n'y doit chercher que nos réflexions
personnelles lorsque nous songeons au chrétien Gide. Qui peut se vanter
de connaître les rapports réels d'un homme avec Dieu ? Que savons-nous
de nous-même à ce sujet ? Quelle est notre foi ? Est-elle
plus ou mieux qu'une espérance ou qu'une terreur ? Et comment
juger du dehors ce qui nous fut imposé avec la vie et qui était notre
vie même avant que l'esprit en nous s'éveillât ? Nous n'avons
pas choisi Dieu, Il nous a choisis ; et quand nous croyons jouer
avec Lui, c'est Lui peut-être qui joue avec nous. François
Mauriac
7 octobre. Mon cher Mauriac, Permettez-moi de protester, amicalement, mais avec force, contre
l’interprétation que vous donnez ici de ma pensée. Les lignes de moi
auxquelles vous faites allusion furent écrites à la suite d\une conversation
avec Ghéon, qui venait de se convertir. Comme je lui parlais alors
de repentance et de contrition, il m’exposa chaleureusement que son
zèle et son amour pour le Christ étaient si vifs qu'il ne pouvait
éprouver que de la joie ; qu'il lui suffisait d'avoir horreur
du péché et de tout ce qui pouvait désormais le détourner du Christ,
mais qu'il se sentait à peu près incapable de contrition et n'avait
que faire de repentance et de reporter ses regards sur un passé qui
ne devait plus exister pour lui. C'est alors, en pensant à celui qui durant si longtemps avait été
mon plus intime ami, que ces paroles du Christ s'éclairèrent. Il ne
me paraissait pas admissible, ni même possible, qu'une adhésion totale
aux vérités de l'Évangile n'entraînât pas, aussitôt et d'abord, une
contrition profonde, ni que le simple désaveu de ses péchés, sans
repentance, pût suffire. Et n'était-ce pas là, précisément, ce que
signifiaient ces paroles, qui s'éclairèrent aussitôt pour moi d'un
jour neuf : « Quiconque
ne se charge pas de sa croix, et me suit (1), n'est pas digne de moi. »
C'est-à-dire : Quiconque [136] prétend me suivre sans s'être d'abord chargé de sa croix... Et c'est à
ce propos que je remarquais l'erreur commise par la plupart des traducteurs,
et me reportais et rattachais strictement à la version de la Vulgate.
Quant à l'idée d'assimiler la croix même à la faute et de transformer
l'instrument de supplice rédempteur en un oreiller voluptueux, elle
n'a même pas effleuré ma pensée. Je m'excuse d'apporter à vos pages une rectification si tardive,
et seulement sur le « bon à tirer ». A première lecture, cette erreur ne me paraissait pas si importante ;
et d'autre part vous y parlez avec une aménité si charmante qu'il
me paraissait malséant de protester ; il l'est surtout de protester
si tard ; mais certain article que je viens de lire dans une
revue très catholique (Études, N°
du 5 octobre) me laisse voir combien
il est dangereux de laisser une confusion s'établir sur ce point.
N'y va-t-on pas jusqu'à voir dans ce titre : « Si le grain ne meurt... »
une apologie « gidienne » de la pourriture !! Je puis douter si l'idéal grec ou goethien doit céder le pas à l'idéal
chrétien ; je puis chercher parfois à
concilier l'un et l'autre ; je puis croire que le problème moral
se pose particulièrement pour chaque individu, etc..., mais je tiens
que l'abandon de soi, au
sens chrétien du mot, et l'abandon à soi sont
deux inconciliables. Je l'ai dit et je le répète : Il ne s'agit
pas, pour le vrai chrétien, d'interpréter dans un sens ou dans un
autre les paroles de l'Évangile, mais d'y croire et de les mettre
en pratique. Ce qui ne veut nullement dire que je prétende l'avoir
toujours fait. Si j'écris : « Le dormir est réconfortant », s'ensuit-il que je ne connaisse pas l'insomnie ? Il m'arrive de m'écarter
du Christ, de douter, non certes jamais de la vérité de ses paroles,
ni du secret de bonheur surhumain qu’elles enferment, mais bien de
l'obligation de les écouter et de Le suivre. Mais lorsque je me détourne
de lui et cesse de le suivre, je n'ai pas cette impie prétention de
me faire suivre par Lui.
Croyez à mon affection bien fidèle. André Gide [137] (1) Au lieu de « et ne me suit pas »,
selon le texte de la plupart des traductions françaises.
je suis venu à Gide très tard. Élevés dans un lycée provincial par de
vieux maîtres qui considéraient France et Barrès comme de jeunes auteurs,
en cette même année 1905 où Rivière et Alain Fournier copiaient le
Partage de Midi et lisaient les Nourritures Terrestres, nous, lycéens de
Rouen, récitions les Feuilles
d'Automne, la Nuit de Mai
et trouvions dans le Jardin d'Épicure un mode de penser qui
nous semblait neuf. Ce fut par Rémy de Gourmont, esprit parent de
notre Anatole France, que nous découvrîmes, en Philosophie, les éditions
du Mercure de France ; je lus alors la Porte
Étroite, l’Immoraliste et je me souviens que j'en
admirai le style lisse, le cours tranquille, mais la doctrine de l'Immoraliste, celle des Nourritures n'étaient pas un aliment pour
moi. Je cherchais une règle et cet esprit qui les fuyait toutes m'effrayait. Au lendemain
de la guerre, M. Desjardins m'invita à venir faire un séjour à l'Abbaye
de Pontigny et me dit que j'y rencontrerais Gide. Je n’en fus pas
très ému et beaucoup des autres noms qu'il me cita, celui de Martin
du Gard, celui de Jean Schlumberger, m'attirèrent davantage. Je me
souviens très bien de cette arrivée à Pontigny par un petit chemin
de fer paresseux ; sur le quai, à côté de notre hôte, était un
homme très grand, coiffé d'un large feutre à calotte pointue et portant
avec une élégance naturelle qui me frappa une pèlerine de montagnard :
c'était Gide. Je revins
à pied avec son groupe ; j'avais été conquis dès la première
minute. Le masque, un peu japonais, plaisait par la jeunesse du regard.
Mais surtout j'aimai tout de suite l'intelligence directe des propos,
l'affleurement constant d'une pensée en travail, les modulations d'une
voix étrange et douce. Dès le [139] lendemain j’avais compris
qu'il était la vie et comme le centre de cette assemblée, et je n'essayai
pas davantage de résister à une admiration, née par surprise, depuis
confirmée par le temps. Cet évident
prestige, de quoi était-il fait ? Avant tout, me sembla-t-il,
de la perfection d'une intelligence toujours disponible ; avec
Gide chacun était sûr d'être compris. Une infinie curiosité lui donnait
le goût des pensées d'autrui, même informes, même bégayantes. Puis,
second élément de prestige, sa présence rendait l'ennui inconcevable.
Il prenait à tout, discussions, jeux, lectures, un intérêt si jeune,
si ardent que, comme il arrive avec les enfants, le regarder s'amuser
était déjà un amusement. Pour moi,
je trouvais aussi en lui un personnage qui m'est toujours très cher,
je veux dire un admirable lecteur de romans. Sur Balzac, sur Stendhal,
sur Proust, nous pûmes avoir de longues et précieuses conversations
telles que je n'en avais jamais connues avant lui qu’avec Alain. Il
était comme moi curieux de littératures étrangères. Il me demanda
à quoi je travaillais ; c’était alors à une vie de Shelley et
il m’en parla si ingénieusement que, mis en confiance, je lui demandai
la permission de lui montrer mon manuscrit. Il me dit qu'il serait
heureux de le voir, que rien ne l'intéressait autant qu'une œuvre
encore en formation, que même il préférait souvent par goût les esquisses
aux tableaux achevés. J'allai
donc, quelques mois plus tard, lui lire mon « premier jet »
chez lui, en Normandie. La maison était telle qu'il l’a décrite dans
la Porte Étroite, gentilhommière blanche,
dans un beau paysage automnal de champs et de forêts en marge de la
mer. Là je compris le Gide grand bourgeois normand que je n'avais
fait que deviner à Pontigny et la noble simplicité de cet accueil
me rappela, comme une résonance harmonique, la naturelle dignité et
courtoisie qui m'avaient frappé en lui dès la première rencontre.
Il écouta ma lecture avec cette attention fidèle qui lui est propre.
Il n'interrompait pas, mais prenait des notes, et après quelques chapitres
me proposa des objections. Elles étaient justes : la sûreté du
goût de Gide est à peu près infaillible. Il me fit supprimer plusieurs
passages que je ne regrette point. Enfin il se montra le plus sage
et le plus généreux des critiques. Le lendemain
il me lut quelques chapitres des Faux-Monnayeurs
[140] la
conversation entre les deux enfants qui est au début du livre et des
fragments du Journal d'Édouard. Je fus très étonné et très heureux.
La qualité du dialogue surtout me donnait un plaisir vif. M. Thibaudet
disait l'autre jour, dans un remarquable article sur Gide, qu’il n’y
a point dans la langue française de dialogue meilleur que celui de
Laure et de Bernard à Saas-Fée. Je suis de son avis, en y ajoutant
peut-être celui des sous-officiers de Doncières dans Proust. Tous
deux possèdent cet art difficile d'unir le naturel de la phrase parlée
au style de la phrase écrite. Quand j'ai
pu lire les Faux-Monnayeurs
sous leur forme achevée, mon admiration est restée grande. Je
n'aime pas tout le livre, étant réfractaire au côté Caves
du Vatican qui, chez Gide, existe toujours à quelque degré, mais
je n'en considère pas moins que c'est depuis Proust, avec les Thibault, le seul grand roman français. Je vois d'ailleurs en quelle
estime mes exigeants amis anglais tiennent ce livre. C'est ainsi
que je suis venu à Gide, vers le milieu du chemin de ma vie, et non,
comme la plupart, dès l'adolescence. André Maurois
[141] LE BON SENS DANS L'ŒUVRE D'ANDRÉ GIDE
Si nous
n'étions les victimes résignées d'une psychologie d'école, qui confond
paresseusement l'homme et l'acte, l'art et l'artiste, et par un étrange
paralogisme attribue au moteur les propriétés de la vitesse, sans
doute nous épargnerait-t-on l'éloge et le procès — pareillement usuels
amphibologiques et spécieux — de l'incessante métamorphose gidienne. Ignore-t-on
la personnalité, et faut-il démontrer qu'elle apparaît ici avec les
caractères de stabilité, d'identité et de durée où se mesure sa véritable
puissance ? La civilisation
moderne — et c'est l'un de ses plus odieux privilèges — est l'ennemie
de la personnalité ; moins redoutable peut-être par une brutale
et flagrante hostilité — cependant non douteuse — que par une sympathie
feinte et une inlassable complaisance à susciter de risibles caricatures
du visage humain. La civilisation moderne tolère, encourage et honore
dans l'homme les usurpations du savoir, des mérites
les plus imprévus et de toutes les importances que confèrent les emplois
et mille doctrines, superstitions ou mystiques politiques, sociales
ou mondaines. Par là se multiplie dans notre société le type du glorieux...
Magnifiques cocons, dont l'énormité impose ; il n'en sort ni
papillon ni chrysalide. Tout le
problème de l'art moderne est de se soustraire à l'emprisonnement
— à l'étouffement sous le poids des apparences éphémères et fortuites.
Certains s'évadent par la violence. Plus sûrement, Gide résout le
problème avec une élégance discrète... N'allez donc pas négliger de
le juger sur cette réussite préalable ; et parce que toute sa
carrière la confirme, ne nous parlez pas de facilité, mais constatez
la durée, la constance, l'unité d'un effort et d'une victoire sans
doute uniques en notre temps. [143] On nous
a suffisamment entretenus des avatars de Gide, de sa prodigieuse faculté
de renouvellement, du cycle de ses réincarnations où l'on apercevrait
aussi bien une justification anticipée de la métempsycose. Lui-même
a contribué à engager sur cette pente la critique et l'opinion ;
les écrivains qui lui reprochent je ne sais quelle perversité démoniaque
n'ont-ils pas redouté un don extraordinaire d'insinuante persuasion ? Et je veux
bien croire qu'il n'y a nulle ironie en ce passage des Faux-Monnayeurs, qui répond à tant d'autres
épars en maints volumes :
« Je ne sais pas ce que je pense de lui. Il n'est
jamais longtemps le même. Il ne s'attache à rien ; mais rien
n'est plus attachant que sa fuite. Vous le connaissez depuis trop
peu de temps pour le juger. Son être se défait et se refait sans cesse.
On croit le saisir... c'est Protée. Il prend la forme de ce qu'il
aime. Et lui-même, pour le comprendre, il faut l'aimer. »
Lui-même !
Voilà le trait qui éclaire cette confession, et nous avertit de la
dépasser. Dépasser
le poncif... Il me suffit, en ces notes brèves, de le désigner nommément,
et de marquer les limites du provisoire.
L'accent,
dans les portraits futurs de Gide, renforcera des traits que nous
négligeons. On déplore d'autant plus la vanité des anticipations qu'un
auteur appartient davantage à l'avenir. Dès maintenant, il apparaît
toutefois que dans cette carrière et cette œuvre la part de la fluidité,
de là mobilité et du mouvement n'est dépassée que par la part, infiniment
plus significative, de la cohérence, de la résistance aux poussées
extérieures, de l'affirmation du moi et de la tradition. D'esprit
plus ferme, plus fidèle à ses aspirations profondes et à sa loi secrète,
plus imperméable à la mode, aux influences, plus rebelle aux entraînements
et aux surprises, notre temps n’en connaît pas. Des Nourritures à Numquid et tu ?,
l'animateur d’une œuvre sinueuse et phosphorescente, ce Gide irréductible
et quasiment immobile, est un être adamantin. Ce Protée
suggère l'idée d'une inertie vitale. Soyez au
surplus persuadés que sa fascination vient de là ; [144] l'humanité ne se sent pareillement aimantée qu'au
voisinage d'une force constante où elle voit une sorte d'absolu. Il ne faut
pas moins que cet absolu pour conférer à une existence la vraie liberté,
— permettre cette licence qui les suppose toutes : la découverte
de la vraie richesse dans le dépouillement, le refus, l'état de perpétuelle
vacance. Le refus
gidien est synonyme de choix, de don multiplié de soi, de prodigalité
(« J'étais pareil au fils prodigue qui va dilapidant
de grands biens... »).
S’il suppose une règle d'ascétisme, une volonté soutenue d'énergie
spirituelle, une discipline et une méthode, on devra bien quelque
jour se résoudre à mesurer le potentiel de cette énergie, à esquisser
l'armature de cette discipline, à définir l'autorité de cette méthode...
Et ce sera l'apparition du Gide impérieusement organisateur, et naturellement
original que la critique contemporaine s'est ingéniée à ne pas découvrir. Pratiquement,
l'écrivain que l'on ne peut juger en fonction d'une idée, d'une idéologie,
d'une doctrine, d'une mode ou d'un parti, et qui requiert une enquête
plus approfondie et proprement humaine, nous offre un cas insolite
et peut-être insolent. Tous les cocons de la terre s'en étonnent,
et quelques-uns s'en indignent. Notre univers est rempli d'impudents
apôtres... Mais la parole d'un homme nous est douce et fraternelle. C'est cette
voix, et elle seule, qui importe, car nous ignorons quels échos elle
éveillera dans les âmes de nos arrière-neveux, mais nous savons qu'ils
l'entendront diversement selon les âges quand nos idées, nos théories
et nos doctrines leur paraîtront muettes. Qu'un Gide refuse de conclure
en maints débats éternels, étant assuré qu’« au bout de vingt
ans la conclusion écrase le livre ». Qu'il ne partage pas notre
superstition de l'idée, vouée à un trop prompt évanouissement. Qu'il
bannisse de ses livres le lourd butin — poids mort et gage de mort
— dont s'encombrent tant d'autres œuvres. Qu'avec Oscar Wilde il proclame :
« l'imagination imite, c'est l'esprit critique qui crée »
et louange en Stendhal et Baudelaire les deux plus admirables intelligences
critiques du XIXe siècle, définissant ainsi, avec ses préférences,
la famille spirituelle où nous ne manquerons pas de l'inscrire...
Tout cela, qui nous décourage d'instituer autour de Gide des discussions
d'école et nous persuade de n'attendre de lui qu'une vérité hautement
inactuelle et poétique, nous convainc en même temps de sa vraie grandeur ;
on s'y est trompé trop souvent ; saluons, à [145] travers ce rêve d'éternité,
la plus obstinée, la plus magnifiquement volontaire manifestation
de l'Individu à laquelle il nous ait été donné d'assister.
Nulle part
le fil aiguisé, net et tranchant de cet esprit ne se distingue plus
aisément que dans ses ouvrages de critique : c'est là qu'avant
d'aller plus loin une recherche élémentaire devra puiser. Certes,
voici bien la critique la moins hésitante, la moins sceptique, la
moins fuyante de notre époque. Cette critique est une critique, et
non point un jeu gracieux et complaisant, mais l'exercice le plus
franc, le plus sincère, du jugement. Il y a là, noir sur blanc, une
esthétique, une morale, mille vues pénétrantes, positives, sur les
questions de ce temps. Impossible de ne point reconnaître que la subtilité
de Gide est fonction de l'amplitude de son champ visuel, que sa souplesse
féline est un attribut de sa force, que ses explorations les plus
osées témoignent de l'attachement le plus solide à un unique point
de départ. Nul paradoxe, jamais. Un esprit de décision aussi prompt
que résolu, et, au total, modéré... En somme, un ordre, une mesure,
une lumière qui expliquent la sérénité jusque dans la perpétuelle
inquiétude. (« Les tendances les plus opposées n'ont jamais réussi à faire de moi un
être tourmenté... Cet état de dialogue qui, pour tant d'autres, est
à peu près intolérable, devenait pour moi nécessaire... ») Un ordre
rationnel, sensible et lyrique. Une esthétique fondée sur le goût, et ce mot, qui n'a plus guère de
sens aux yeux de nos contemporains, en a un, très apparent, dans la
langue, j'allais dire le système, de Gide : instance supérieure
aux caprices des ans et des écoles, arbitre du raffinement et du scrupule,
juge incorruptible parce qu'il obéit moins à une doctrine qu'à une
sensibilité instruite aux vibrations de l'art universel, le goût est
ici l'esprit des temps et la voix de la terre, une tradition, et non
peut-être une jurisprudence, mais le lien subtil qui unit les manifestations
possibles du beau. Du moins s’efforce-t-il d'atteindre à cette généralité :
car ici encore Gide n’échappe au temps et à l'espace qu'en élisant
un domaine très précisément limité : le royaume de l'héritage
gréco-latin. (« Le classicisme
— et par là j’entends le classicisme français — tend tout entier vers
la litote. C'est l'art d'exprimer le plus en disant le moins. C'est
un art de prudence et de modestie. ») Dès qu'on
l'interroge, Gide répond ainsi d'un fonds de solidités [146] éprouvées, qui n’ont certes rien de dogmatique,
mais qui l'emportent en poids, en gravité, en certitude, sur tous
les dogmatismes. S’il existe un juge équitable des lettres contemporaines,
il se nomme Gide. Les hommes et les œuvres sont toisés par lui avec
la plus charmante rigueur — c'est exactitude que je veux dire. Aussi
les mots. (« Je ne saisirai plus les mots que par les ailes... »)
Les problèmes immédiats et pressants, situés par lui dans l'intelligible,
nous livrent des solutions opportunes et claires... Voyez ses objections
aux Déracinés de Barrès, sa lettre à M. Paul
Souday, sa discussion des exigences inconsidérées du purisme ;
voyez les commentaires répétés que lui inspirent les progrès de l'internationalisme
en littérature ; sa conception d’une Europe littéraire et d'un
univers pensant, d'une humanité une et multiple, est la plus saine
qui soit — calquée sur l'indestructible permanence du fait et de la
loi naturelle.
N'hésitons
pas à déceler ici une vertu modeste dont les petits se croiraient
déshonorés, mais qui parut indispensable aux plus grands. Nous ne
la saluons guère, ironiquement, que dans la vie platement bourgeoise ;
humble vertu, compromise dans les trafics les plus terre à terre,
si bien que nous ne songeons plus à la voir intervenir dans les spéculations
de l'esprit. Montaigne, Molière, Cervantès, Shakespeare... en firent
cas. Le talent peut quelquefois s'en passer, non le génie. Elle est
l'alliée indispensable de la plus aérienne fantaisie, et le premier
soldat de l'humour ; sans elle, la logique n'est qu'un redoutable
délire... Gide a écrit : « Je sens dans les écrits de Barrès, à côté de
la volonté la plus noble, et d'un bon
sens très droit, un grand
encombrement de sophismes. » Gide sait
le prix du bon sens : il sait qu'une grande partie de l’art littéraire
contemporain est caduque pour ne posséder aucun bon sens... Quelqu'un
lui ayant un jour, dans la conversation, décoché un certificat de
bon sens, Gide, bien loin de s'en offenser, témoigna d'un acquiescement
satisfait. Le compliment
n'était pas immérité. Je prie le lecteur d’y [147] songer... On ne manquera jamais de vanter en un
écrivain aussi exceptionnel la miraculeuse rencontre des dons les
plus rares. On oubliera de suivre ses racines au tuf solide où plongent
les grands arbres qui défient la tempête. Lucien Maury
[148]
j'ai été lent à venir à Gide. Tempérament, éducation, forme d'art m’opposaient
à lui. J'ai dit à Frédéric Lefèvre : « Je ne sais pas ce
que c’est que l'inquiétude. » Jamais je ne me suis exprimé plus
mal. Ma pensée était : « Je n'aime pas l'inquiétude pour
l'inquiétude. » Et c'est un peu contre Gide que je le disais,
contre un Gide entrevu surtout à travers ses commentateurs. Rien n'est
plus simple que la question de « l'acte de chair ». Naturel,
il l'est toujours. Licite, il l'est dans la mesure où il ne cause
de tort à personne. C'est une loi qu'on n'a pas inventée pour lui.
Voilà ce que sent la santé. (Je m'excuse, mais la précision doit l'emporter
ici sur l'euphonie.) Tant pis pour l'art si une telle vérité l'appauvrit.
A l'art je préfère un peu plus de bonheur pour les hommes, et je plains
ceux qui peuvent, sans indignation, entendre cette thèse, fréquemment
soutenue, que le maintien du catéchisme est nécessaire à la conservation
de la race des romanciers, qui manqueraient de sujets si on ne fourrait
pas un peu de « mal » partout. Sur ce chapitre, j'étais
un peu agacé par l'attitude de Gide. Il me semblait que, par son peu
de franchise, il donnait à certains sentiments une auréole suspecte,
qu'il les faisait aborder avec une excitation qui sentait plus le
potache que l'esprit libre et la conscience pure. Et ce péché ! Et ce démon ! « Que d'histoires, pensais-je, pour des choses si
simples ! » Et ces parties
obscures de l'âme ! En matière d'amour, en sommes-nous encore
à la lutte d'un esprit de lumière et d'un esprit de ténèbres ?
Est-ce que tout n'est pas lumineux ? Gide comprenait [149] l'état d'âme de ceux qui se croient coupables.
Je ne conçois et je n'aime que celui des innocents (1). Beaucoup
me disaient : « Les
nourritures terrestres m'ont délivré. » — « Ah !
vous aviez donc besoin d'être délivré ! » Et de les mépriser
un peu. Le jour où j'avais découvert que l'amour est un bien, j'aurais
eu du mal à me couper la barbe : j'en étais à peine aux follets.
C'était une différence essentielle entre le héros de l’Immoraliste
et moi. Là-dessus
des gens opinent, avec des airs profonds : « Éducation protestante...
Éducation catholique... » C'est singulier, n’est-ce pas, quand
on dit qu'on a une vie païenne, on vous répond : « Pardi !
Éducation catholique. » Pauvre catholicisme ! Ce que c'est
que de n'avoir pas pris l'Évangile au sérieux. Soyons plus justes :
je n'avais une vie païenne que parce que j'étais mauvais catholique.
Les Anciens seuls m'ont formé. Cependant,
la position de Gide devant la culture européenne, ses opinions sur
le déracinement, sur la disponibilité, sur le renouvellement par l'ardeur,
sa répugnance à l'option, en fin de compte, ses conclusions morales,
je les partageais, sans qu'elles m'eussent incliné (2). Disons, plus
largement : par son intelligence, par la qualité de son art,
par le plan sur lequel il élevait toute question, Gide était un homme
qu'on respectait. J'ajoute qu'on connaissait de lui deux actes de
courage. Il avait été accueillir Wilde sortant de prison. Et il avait
écrit l'Immoraliste, un
fameux livre, plus courageux que Corydon. Corydon, livre où il y a encore de la feinte, et si inutile! de [150] la petite précaution, et
pour ne tromper personne ! On s’étonne aussi, connaissant la
culture de Gide, que sa thèse — pardon, la thèse du nommé Corydon
— ne soit pas davantage étayée. Gide, sur un sujet de cette importance,
se devait de donner un monument. Corydon
est-il un monument ? Si le grain ne meurt a réparé cela. Ce livre est important dans notre littérature, par
ce qu'il apporte de nouveau ; important dans l’œuvre de Gide,
qui enfin s'y montre direct. Maintenant on est tout à fait à l'aise
pour lui serrer la main. Et Gide doit mesurer combien on espérait
ce livre, et combien peu nécessaires étaient ses louvoiements, à ce
fait imprévu, et qui mériterait une longue réflexion : plus qu'aucune
de ses œuvres, celle-ci a valu à son auteur un accroissement immédiat
d'autorité. A ce point,
qui est l'aurore d'une nouvelle jeunesse, — une randonnée comme le
voyage au Congo témoigne à la fois d’une fraîcheur de désir et d'une
solidité de constitution admirables — Gide commence une nouvelle étape.
Il me semble qu’il se doit de continuer la grande œuvre de salubrité
morale si généreusement entreprise : elle est plus urgente que
l'art. Gide a soutenu que l'art avait besoin d'hypocrisie. Je l'accorde,
si l'on m'accorde que la proposition contraire est vraie aussi. On
ferait faire un beau pas à l'art en le traitant sans la moindre hypocrisie.
Voyez ce qu'il a gagné, déjà, à l'impudeur psychologique de ces dernières
années. Et quand l'art aurait besoin d'hypocrisie, la vie, notre vie,
ma vie, tellement plus importante que l'art, a grand besoin d'un peu
de franchise. On s’assemble pour faire la paix entre les peuples.
Quand l'élite internationale s'assemblera-t-elle pour travailler à
la paix des âmes, en révisant les prohibitions morales et en condamnant
celles qui sont immotivées ? Supprimer de la souffrance inutile,
on peut se consacrer à cela. Gide est
de ceux qui implicitement, sinon explicitement, ont dit à l'homme :
« Tu fuis, terrorisé ? Retourne-toi. Tu verras que tu fuis
du rien, que rien ne te poursuit.
Tu dis que tu vois devant toi un abîme ? Avance le pied, je te
soutiens. Tu vois maintenant que c'est partout la terre ferme, et
qu'il n'y a pas d'abîme. » Là-dessus des gens se fâchent :
« Je veux mon abîme ! Il me rendait intéressant. Et puis,
quand je tremble, je me sens une âme distinguée. » Un jour que
je demandais à l'abbé M... pourquoi les hommes continuent à se marier,
il me répondit : « Parce que l'humanité a le goût de la
catastrophe. » L'humanité ploie et tombe sous une croix qui n'existe
pas. Mais c'est une croix [151] bien-aimée : malheur à qui la met en doute !
Faust le dit : « Il faut garder le secret. » Telle est
la voie, héroïque, c'est vrai, où nous voudrions voir Gide s'engager.
Les crasseux de l'esprit peuvent faire sur lui le silence, ou le « réprouver » :
ce sont des voix comme la sienne qui sont attendues de la France,
dépassée, chaque jour un peu plus, dans tous les domaines matériels,
mais que le monde reconnaît telle qu'il l'a honorée un jour, toutes
les fois qu'elle fait quelque chose pour la liberté, et pour « ce
temps où l'on ne comprendra plus qu'à peine ce qui paraît vital aujourd'hui. »
(Gide). Tant pis pour ceux des Français qui ne le comprennent pas. Un mot pour
finir. Si je ne me trompe, Gide écrivait, au moment des grands succès
de François de Curel, que, quoi qu'on pensât de ses pièces, il fallait se ranger auprès de Curel, parce
qu'on ne pouvait pas décemment se trouver avec ses détracteurs. On
peut redire cela de Gide. Fît-on des réserves sur son caractère, sur
son art ou sur sa morale, quand on voit ceux qui l’attaquèrent on
ne peut pas ne pas être avec lui. Le dire. L'écrire. Et le proclamer
hautement et violemment, un jour, s'il le fallait, ce qu'on est presque
enclin à souhaiter. Henry de
Montherlant [152]
(1) Un
exemple : « Ce
qui m'attire (dans tel café more), écrit Gide quelque part, c'est
le sentiment du clandestin. » S'il veut
dire : le sentiment du secret, du préservé, nous sommes d'accord
avec lui. (Nous avons écrit dans les Fontaines :
« La féerie... et toujours dans le secret, comme l’ont bien
compris les Orientaux. ») S'il veut
dire : le sentiment du condamné, nous nous séparons de lui. (Dès
la Relève, nous écrivions : « Une
atmosphère d'impunité... est nécessaire [au héros]. » « D'innocence »
aurait été plus exact.) (2) Et
je ne parle pas de ces petites phrases, peu de chose en soi, peut-être,
mais par lesquelles un écrivain fait irruption dans l'intime de son
lecteur. Par exemple : « Quand tout serait remis en question
(et tout est remis en question) mon esprit se reposerait encore dans
la contemplation des plantes et des animaux. Je ne veux plus connaître
rien que de naturel. » Ou encore : « Non, je ne perdrai
(c'est moi qui souligne) pas au travail ce jour splendide. »
Etc...
« To lie in divers inns, to be drawn into several
companies... for peregrination charms our senses with such unspeakable
and sweet variety, that some count him unhappy that never traveled,
a kind of prisoner and pity his case that from his cradle to his old
age beholds the same still, the same, the same.» Robert burton.
il est bien juste que la fée du Départ soit si souvent venue poser la
main sur celui qui s'est, toute sa vie, préparé pour la recevoir.
Cet « état de disponibilité » dont parlent les noirs critiques
à bonnet pointu, dans leurs consultations, nous le connaissons bien ;
les gares sont pleines d'infidèles. « Ne demeure jamais, Nathanaël. » Toute l'œuvre
de Gide, inclinée comme une passerelle, nous explique la nécessité de se mettre
en route et le plaisir d'être parti.
« Goût délicieux » de la vie brève, de ses vérités enfin
découvertes, collections de ciels, de jardins, de papillons
et de débauches. Dès sa jeunesse,
Gide craint d'arriver trop tard et que
les nourritures terrestres ne soient gâtées ; même comblé,
trente ans après, au Congo, il s'écriera :
« Ah, pouvoir ignorer que la vie rétrécit devant moi sa promesse. Mon cœur ne bat
pas moins fort qu'à vingt ans ! »
Cet état d'ivresse légère, et ce besoin
d'exaltation lyrique que la nature n'a accordé à Gide que dans
la mesure où elle en dote les sages, le départ les lui fournit
à coup sûr. « Oh, s'il est encore des routes vers la plaine...
s'il est encore des routes vers l'Orient... » Gide ne reste pas moins lucide, self-conscious, dans le voyage dans ses autres plaisirs.
Il pourrait dire de toute sa vie [153] errante ce qu'il disait jadis : « J'ai
dormi dans les wagons en marche sans me départir un seul instant de
sentiment du mouvement. » Ici, le voyage explique et satisfait
cette humeur essentielle de la nature de Gide, qui est le besoin de
changement. Le « j'ai horreur du repos » de l’Immoraliste
se traduit, dans le domaine moral, par le goût profond de l'inquiétude.
Gide est diabolique, ô Massis, en ce qu'il refuse de persévérer. Hier
encore, ne lisais-je pas dans le Journal
des Faux-Monnayeurs : « Inquiéter, tel est mon rôle » ?
Et quand, lui, le protestant, sur la couverture jaune de l'Immoraliste (le caducée, n'est-ce pas
le bâton du voyageur ?), entonne le psaume : « Je te
loue, ô mon Dieu, de ce que tu m'as fait créature si admirable »,
il entend certainement par admirable, « si animée ». Fils
d'une foi souvent proscrite et qui, à chaque nouveau départ trouve
de nouveaux motifs de dépouillement et de renoncement. « A dix-huit
ans, raconte Ménalque, je partis sur les routes, sans but... Heureux,
pensais-je, qui ne s'attache à rien sur la terre et promène une éternelle
ferveur à travers les constantes mobilités. » Cette évidente
sagesse sait que nous ne pouvons goûter la vie mobile qu'en ayant
les yeux fixés sur la mort immobile. « Qu'aimes-tu tant dans
les départs, Ménalque ? — L'avant-goût de la mort. Non certes,
ce n'est pas tant voir autre chose, que me séparer de tout ce qui
ne m'est pas indispensable. » Partir, c’est apprendre à mourir ;
à ne pas être courbaturé le jour du grand effort. Pèlerin passionné
et complet. Aucune sentimentalité... « On ne sort des cités que
par des moyens énergiques : des express ; le difficile,
c'est de franchir les banlieues. » Les banlieues de l'indécision
n’ont, quoi qu'il en dise, jamais arrêté André Gide. Il ne voyage
pas non plus en romancier qui cherche à enrichir son intrigue, mais
en poète et en philosophe qui désire se simplifier, lui, si complexe. Gide est
sincère. He always meant what he
said and wrote. Le
spectacle des hommes qui avancent dans la vie en accumulant des richesses
n'a cessé de l'écœurer. Il s'est raidi dès sa jeunesse contre cet
instinct de propriétaire, qui n'est que de l'artério-sclérose. Il
a fait son profit de l'enseignement de Barrès : « Tout ce
qu'on ne peut pas mettre dans sa valise est insupportable. »
C'est ce qui donne aux mots de Keats, qu'il cite dans son Voyage
au Congo, le poids de l'expérience et non le chatoiement d'un
paradoxe : « Better be imprudent moveables
than prudent fixtures ».
Certainement, Gide est imprudent. Nous lui en [154] savons gré, parce que nous devinons que ce n'est
pas sa nature et qu'il l'est devenu par effort de volonté. Combien
d'années se sont écoulées depuis le soir où, à Touggourt, Gide s'écriait,
envoyant les chameaux se mettre à genoux, puis debout et s'enfoncer
dans les sables : « Caravanes, que ne puis-je partir avec
vous, caravanes ? » Les dieux lui ont été bons et Gide a
pu, trente ans plus tard, remonter le Congo et aller accueillir à
leur arrivée les caravanes de sa jeunesse. Là, les deux Gide se sont
rencontrés ; comme le premier nous semble timide, vulnérable,
hésitant ! Et comme le second, notre contemporain, est lucide,
plein d'aisance et de force ! Arrivé à cette heure enviable de
la vie où l'on sait tout et où l'on peut tout encore. Curiosité affinée,
si c'est possible, esprit parvenu à la plus extrême précision, certitude
d'être le premier écrivain de ce temps, et de voir sa pensée demeurer
intacte derrière le cristal d'un style incorruptible ; plaisir
de se sentir l'égal des plus jeunes, sans rien de cet isolement amer
des vieux prophètes, simplicité parfaite à l'âge des honneurs (muet
enseignement que nous n’oublierons pas). Le ciel a récompensé une
vertu si rare ; il a donné à Gide le bien le plus précieux pour
un voyageur : la santé. Résistance physique admirable qui lui
permet, à cinquante ans passés, de marcher à pied tout le jour, dans
l'exténuante forêt équatoriale, et de se baigner joyeusement le soir,
malgré les avis contraires. Chaque matin, des réveils triomphants.
Les physiologistes nous disent que le cerveau diminue de poids après
quarante-cinq ans ; Gide n'en croit rien. Toujours prêt à chasser
les insectes, à ouvrir son flacon de cyanure, ou à piquer une idée
sur un bouchon. Connaissances scientifiques ; goût du mot propre ;
de l'expression neuve, et, aux heures dites de repos, contemplation
reconnaissante des grands classiques dont l'art policé vient, par
un raffinement suprême, rehausser, dans le livre congolais, les scènes
barbares de tam-tam ou de dépeçage d'hippopotames. A ces diverses
qualités, qui font de Gide un voyageur d'aujourd'hui, si différent
des grands voyageurs romantiques, il faut ajouter une vertu rare en
France et surtout aux colonies : l'indépendance. « Nous
avons assumé des responsabilités envers les indigènes, auxquelles
nous n'avons pas le droit de nous soustraire... » Ainsi parlait
l'Angleterre protestante, qui s'ennoblit à jamais par ses initiatives
contre la traite. « Désormais une immense plainte m'habite ;
je sais des choses dont je ne puis pas prendre
[155] mon parti. Quel démon m'a
poussé en Afrique ? Qu'allais-je donc chercher dans ce pays ?
J'étais tranquille. Maintenant je sais ; je dois parler. »
Gide est un juste. Toute la beauté, tout le drame de sa vie, c’est
la justice. Il faut parler. Il se rend compte que sa voix doit porter ;
et, s’il m'est permis d'ouvrir ici une parenthèse, je dirai que jamais
ne m'est apparu plus nettement la nécessité de ne renier aucun genre.
Il est des heures où l'écrivain le plus égocentriste, le penseur le
plus absolu a besoin de se faire entendre : le journalisme, ce
grand cri moderne est là. Pourquoi ne pas s'en servir ? Là où
Gide s'arrête, il me semble que pourraient commencer d'admirables
reportages, par Béraud par exemple. Gide ne peut pas ne pas en être
convaincu. Pas plus que Béraud, par son indépendante violence, son
haut sentiment du rôle de la critique, et sa telle probité d'écrivain,
ne doit se sentir vraiment éloigné de Gide. Entre un Gide averti par
l'expérience et un Béraud assagi, chez qui l'artiste va prendre le
pas sur le polémiste, il ne devrait subsister de malentendu. Que sera
ce Retour du Tchad qui va
faire suite au Voyage au Congo ? Et que sera surtout ce grand voyage
d'Asie, nébuleuse en formation, sur lequel Gide me questionne déjà ?
Nous sommes sûrs de ne pas le retrouver tel que nous l'avons laissé
au livre précédent ; car nous connaissons bien sa maxime de vie :
« Ce n'est pas ce qui me ressemble, mais ce qui diffère de moi
qui m'attire. » Retrouvera-t-il dans le désert de Gobi ou au
Tibet, sous les tentes de feutre, l'horreur des biens immobiliers ?
Notre maître nous étonnera souvent encore par son wanderlust,
joyeux de nous déconcerter, nous laissant ébaubis sur le quai,
comme Roland, dans Paludes. « Je n'y pouvais plus tenir.
Je pars. Je pars en voyage... Où ? Je ne sais. Mais, cher ami,
comprenez que, si je savais où je vais et pour qu'y faire, je ne sortirais
pas de ma peine ? » Il se drapera dans sa grande cape verte,
l’œil souriant et implacable sous le feutre rabattu, à la main une
valise pleine de caprices. Exeat. Les douanes, ni les regrets ne retiendront
jamais ce passant. Paul Morand
[156]
j'ai entrepris, depuis quelque temps déjà, d'écrire un ouvrage entier
sur André Gide et son influence. Je regrette de ne donner ici qu'une
note brève indépendante du livre que je prépare. Le critique
cherche par la sympathie et l'intelligence à dominer son sujet, à
le diviser dans ses parties et à en tenir les fils. J'ai l'impression
que je n'aurai jamais assez de doigts pour recomposer la personnalité
d'André Gide de manière à donner l'illusion de la vie. Timidité ?
Crainte véritable des hommes ? Goût du mystère ? Pudeur
sentimentale ? Gide se dérobe ; je ne dis pas : aime
à se dérober, ce qui serait une autre question. Et parmi les motifs
qui expliquent cette attitude, je ne sais trop lesquels choisir, mais
je sais bien que je pourrai en ajouter beaucoup d'autres. Les anecdotes
qui illustrent ce mouvement de retrait chez Gide, combien de fois
les ai-je entendu raconter. Voici un jeune homme qui fait part à l'écrivain
de toute la joie que lui ont apportée Les
Faux-Monnayeurs. Non sans timidité, l'admirateur se risque à demander
une dédicace sur l'exemplaire qu'il vient d'acheter et qu'il présente
à l'auteur. Celui-ci aussitôt esquisse un geste de recul et de contrariété !
On pourrait croire l'avoir blessé, alors qu'il se réjouit peut-être,
sur l'instant, de cette demande. « Je vous écrirai quelque chose,
répond-il vivement à l'interlocuteur craintif et qui attend,... plus
tard, certainement, quand nous nous connaîtrons mieux. » Et immédiatement,
éludant ce sujet, il passe à une autre question. Dans la suite, chaque
fois que le jeune homme essayait de rappeler discrètement la promesse
qui lui avait été faite, l'auteur continuait à la remettre à une date
indéterminée, non par négligence ou [157] paresse, mais comme s'il
cachait quelque intention secrète et extraordinaire. Puis, quand le
jeune homme, ayant renoncé à son projet, se trouvait un jour en visite
chez Gide, après une longue conversation de confidences en tête à
tête, soudain l'écrivain se mit à chercher dans sa bibliothèque un
exemplaire presque unique de son roman, et après y avoir inscrit une
phrase d'amitié en fit présent à l'ancien demandeur tout surpris qui
avait complètement oublié sa demande. Sans doute,
pour ses amis, André Gide n'a pas ces reculs surprenants. Ceux-ci
peuvent paraître des moyens de défense envers l'étranger, l'intrus,
toujours prêt à empiéter sans scrupule sur la personnalité d'autrui.
Cependant je ne saurais avancer une affirmation générale au sujet
de Gide, sans essayer aussitôt de l'estomper, de la nuancer, de la
compléter par quelques réserves contraires. Il faudrait noter, par
exemple, cette tendance de l'écrivain à fuir qui le cherche, à chercher
qui le fuit. Encore cette phrase, trop simple, demanderait-elle une
explication, que je ne puis apporter ici. Parviendrai-je
dans mon livre à saisir cette conscience plus mobile qu'aucune autre ?
André Gide, au début de Si le
Grain ne meurt, raconte qu'enfant il aimait jouer avec un kaléidoscope.
Je devine peut-être une des raisons de cet amusement. Je comparerais
volontiers la conscience de l'auteur aux images symétriques, composées
de multiples fragments bizarres, que l'on aperçoit à travers la lunette
de ce petit appareil. Au moment où l'on croit avoir découvert le genre
de la figure, à quelles lois elle répond, c'est soudain une tout autre
image qui apparaît, et la construction théorique qui vient d'être
échafaudée est à recommencer. Aussi je ne peux pas tenter, dans les
lignes qui vont suivre, d'établir, même peu ressemblante, une explication
d'ensemble. Je n'essaierai même pas en ce moment de préciser un des
visages de l'auteur, une des visions du kaléidoscope. Je n'ose pas
non plus dans cette courte note esquisser quelques impressions de
lecture, car chacune d'elles retentit profondément et se prolonge
en moi. Je ne cherche ici qu'à apporter mon hommage à un écrivain
qui m'est cher.
André Gide
était à Kairouan avec un de ses amis. Dans une ruelle étroite et blanche,
en plein quartier indigène, les deux [158] jeunes Européens furent arrêtés par le branle-bas étrange d'une
cérémonie inconnue. Gide s'approcha, tout yeux, tout oreilles, émerveillé
d'avance. Graves et lents, deux êtres voilés marchaient, que devançaient
à reculons, en psalmodiant, une troupe gesticulante. Une foule bigarrée
d'Arabes suivait. Gide à son tour suit de plus en plus près, prodigieusement
intéressé. Le cortège avance au rythme des tam-tams. Gide emboîte
le pas. Deux soldats français assistent d'un peu loin à la scène :
questionnés, ils expliquent qu'il s'agit d'un mariage indigène. L'intérêt
de Gide va croissant. On est arrivé devant le porche de la maison
nuptiale, avec ses deux cours et la chambre des noces ouverte dans
le fond. Gide hypnotisé passe sous le premier porche ; il regarde
toujours, sans remarquer la disparition déjà lointaine des deux soldats
et qu'avec son ami inquiet il reste seul infidèle, au milieu d'une
masse fanatique de croyants. Il faut se rappeler qu'à cette époque,
déjà ancienne, ces villes saintes étaient encore mystérieuses, presque
inviolées et peu sûres pour des « chiens de chrétiens ».
Des regards haineux convergeaient sur l'auteur inconscient du danger.
Au comble de la fascination, Gide ne sent même pas la main de son
ami, qui le saisit au bras pour le retenir ; remorquant celui-ci,
il avance toujours. Ses regards ne voient que la chambre nuptiale,
sanctuaire où vont se dérouler les rites d'une religion inconnue.
Alors seulement, sur les objurgations de son compagnon, Gide revient
à lui et se rend compte de sa situation extraordinaire. C'est un réveil.
Il s'enfuit à regret, poursuivi par les cris hostiles de la foule. Que d'efforts
pour délivrer Gide du tenace démon de la curiosité ! Forme essentielle
de son caractère, profonde et indéracinable, en lui la curiosité prime
tout, jusqu'à l'instinct de conservation ; elle est sa vie même ;
elle colore, en un certain sens, toute son œuvre. C'est elle qui dans
les Nourritures Terrestres appelle
ses sens exaltés vers la magie de tous les plaisirs et l'incite à
vouloir tarir infatigablement toutes les sources de voluptés cachées
au fond des sensations les plus humbles ou les plus magnifiques. Dans
ses romans, elle le pousse à se projeter lui-même dans ses personnages ;
il les fait agir selon les lois obscures des instincts secrets dont
il veut se débarrasser. Ses héros forcent des tiroirs, lisent des
correspondances clandestines, ouvrent des valises volées, se sentent
irrésistiblement attirés par tout ce qui se cache de trouble ou d'équivoque
dans [159]
le passé des individus ou des familles. Cet instinct qui le conduit
à l'inquisition enfantine des petits secrets de la vie quotidienne
le tourne ensuite vers la recherche de l'insondable mystère de l'éternel.
Dans d'autres romans, dans d'autres essais, c’est en effet l'âme religieuse
qui le domine et lui propose ses problèmes pleins d'angoisse. Enfin,
poussée à bout, cette curiosité veut s'enfoncer dans les caves ignorées
de l'inconscient, et sur les frontières fragiles de la raison, cherche
à échapper au contrôle de soi-même, à la chaîne de la causalité, tend
par des expériences dangereuses et toujours à recommencer à créer
l'éclair unique et effarant de l'acte gratuit. Dans Les Caves du Vatican, l'acte gratuit, influencé
par l'esprit de Dostoïevski, reste une tentative fantaisiste mais
qui semble nouvelle dans notre littérature ; dans les « soties »,
d’une coloration assez différente, il prend la forme de lubies de
fantoches ou encore de monstruosités de cauchemars. Et malgré,
tout — tant il est vrai, je le répète, qu’avec Gide on ne peut rien
affirmer sans réticences, — cette curiosité, clef de voûte apparente
de l'édifice gidien, ne livre pas le secret de l'ensemble de l'œuvre.
Car cet écrivain qui a été un des types les plus frappants de l'inquiet
n'évolue-t-il pas maintenant, du moins il le prétend, vers un équilibre
stable et reposé, vers une sagesse goethienne. Ce nouvel état, s’il
n'est pas à proprement parler le contraire de l'esprit de curiosité,
implique du moins une curiosité apaisée et satisfaite, qui a perdu
son caractère essentiel : l'angoisse aiguë. Cette curiosité nouvelle,
qui part dans toutes les directions pour toujours revenir à un centre
fixe, prend désormais un caractère désintéressé, qu’elle n'avait pas
lorsqu'elle était une sorte de recherche nécessaire et vitale d'une
âme qui n'avait pas encore trouvé son repos. Mais, si j'entrais davantage
dans l'étude de cet équilibre nouveau, je serais sans doute amené
à y découvrir d'autres tendances, d'autres richesses, qui lui donneraient
un caractère très particulier. Dans l'ouvrage
que je prépare, j'essaierai sans doute de retracer le passage de cet
état de curiosité à cette stabilité presque heureuse. Passage d'une
jeunesse puritaine et tourmentée de désirs, évoluant vers une liberté
supérieure, l'auteur arrivera ainsi à concilier sa religion et ses
sens. Cependant ce point de vue ne mettra en lumière qu'une des personnalités
de Gide, car je crois qu'on pourrait faire dix biographies de lui, [160]
chacune d’elles apportant une explication générale différente du personnage,
et malgré leurs divergences, aussi vraies dans leur sens les unes
que les autres. Car Gide
n'a jamais senti la nécessité de coordonner logiquement les notions
contraires et mouvantes qui l'habitent. Tempérament avant tout religieux,
le choc de deux idées opposées ne le gêne pas gravement ; la
contradiction intellectuelle en lui ne devient pas une intolérable
souffrance, un abcès que l'intelligence, pour se développer sainement,
a besoin de faire crever. C'est pourtant le cas de la plupart des
hommes : l'homme étant un animal de raison, ne comprend pas,
lorsqu'il l'aperçoit, une pensée contradictoire. Chez Gide, ses propres
idées ne forment pas la personnalité profonde de l'homme, il ne leur
est pas attaché. Comme tout vrai mystique, il n'a pas le sens de la
propriété. Dans l'existence quotidienne, aucun bien ne semble lui
appartenir personnellement ; il cherche le dépouillement ;
ses installations sont provisoires ; partout il campe. De même,
les idées, qui lui paraissent une autre forme de propriété, il les
considère d'assez loin ; il passe des unes aux autres, c’est
qu'une vérité plus importante et d'une autre nature l'occupe et l'attire.
Les satisfactions qu'apporte la possession des choses immédiates ne
le contentent pas, pas plus que les syllogismes bien déduits qui procurent
des plaisirs de sécurité de cet ordre. C'est une joie plus haute,
une joie absolue, équilibrée, que veut Gide ; il recherche le
sentiment de l'éternité dans l'instant par la communion avec le divin. Aussi n'est-il
pas un philosophe, mais un moraliste religieux. Philosophe, son système
aurait peut-être vieilli déjà. L'ondoiement de sa pensée, au contraire,
est un des secrets de sa jeunesse et de son influence prolongée sur
des groupes restreints, mais divers, pendant plusieurs générations.
La plupart des romanciers français, Balzac, Flaubert, Stendhal, et
les grandes œuvres d'imagination française se placent hors du problème
de Dieu. Les personnages se meuvent, avec leurs passions, dans la
société. Il semble que pour eux la question de Dieu soit résolue ;
ou bien la religion est admise par eux et pratiquée docilement, ou
elle est écartée définitivement et n'apparaît jamais. Le cas est très
net chez Proust, où Dieu est complètement absent. Et sans doute cette
absence correspond-elle à une absence de préoccupations religieuses
chez la majorité des lecteurs, qui peuvent néanmoins être des croyants,
mais des croyants rassurés. André [161] Gide, cependant, ouvre dans son œuvre tout le mystère effrayant
des espaces infinis. Le problème métaphysique entre avec lui dans
la vie de tous les jours. Les questions morales que rencontrent ses
personnages, c'est en fonction de Dieu, et jamais en fonction de la
société, que ceux-ci cherchent à les résoudre. Le débat est essentiellement
entre l'individu et l'éternité ; ils sont constamment et directement
face à face, l'auteur inclinant, dans certains de ses livres, à donner
toute l'importance à l'individu, par réaction contre une orthodoxie
religieuse mal interprétée ; dans d'autres livres, au contraire,
l'individu faisant le sacrifice de lui-même pour atteindre une félicité
hors du temps ; enfin, dans ses derniers ouvrages, le héros recherchant
un équilibre qui ne se déroberait plus. L'œuvre de Gide touche donc,
avant tout, l'âme inquiète, et, d'abord les jeunes gens, l'adolescence
étant par excellence l'âge de l'inquiétude, où se posent dans leur
magnifique ampleur les grandes interrogations, et où, par contre,
les questions sociales ne paraissent que de petites devinettes mesquines.
L'adolescent, tout au moins celui qui n'est pas dénué de toute vie
intérieure, pense à sa situation sur la terre et non pas à la situation
d'avenir dans la société que prépare pour lui sa famille. A peine
né à la vie, il est tout près de l'idée de la mort ; ne possédant
rien, il se jette au cœur de la douleur ; ou n'ambitionnant que
la joie pure, il ignore les concessions au relativisme, qu'enseigne
l'expérience ; il est sans masque ; il est nu ; c'est
presque un monstre brutal dans un milieu de politesse générale. Mais
il reste heureusement pendant cette dangereuse période sous la tutelle
des sages ascendants ; le jour où on l'émancipe, il est, d'ordinaire,
conforme au modèle voulu ; il n'est plus. Réciproquement, c'est
l'adolescent que Gide a souvent choisi comme modèle dans ses livres ;
il a mis en scène des jeunes gens, des collégiens, des enfants même,
parce que ce sont les êtres tourmentés justement avec le plus de sincérité,
de spontanéité. Les œuvres
sur lesquelles se penchent les jeunes générations sont sans doute
celles qui offrent les plus grandes possibilités de renouvellement.
Aussi j'imagine que l'auteur, quand il voit la jeunesse occupée par
ses livres, doit trouver la satisfaction d'un de ses plus profonds
désirs : écrire pour « durer ». Léon Pierre-Quint
[162]
andré Gide eût pu être le plus grand des critiques français. Il le savait
sans doute, et néanmoins il a préféré être un écrivain créateur. Cela
comporte peut-être l'opinion que la critique est un rôle moins amusant,
une condition moins honorable. De plus, dans ses œuvres de critique,
il a toujours fait sentir l'écrivain créateur. Non pas qu'il se compare
aux auteurs dont il parle : ce péché mignon du vieux Sainte-Beuve
n'a jamais été celui d'André Gide. L'auteur de Prétextes
maintient son allure d'écrivain créateur par sa désinvolture et
ses digressions, par la dispense qu'il se donne de faire des analyses
complètes. Point de hiérarchie entre les auteurs. Aucune portion d'histoire
littéraire dans sa critique. Il poursuit ici une tâche accessoire
et parallèle à celle de ses autres œuvres : indiquer, peser des
valeurs. Quel est
son goût naturel ? Quelles sont les coutumes esthétiques qu'il
a héritées de son éducation ? La réponse à ces questions nous
montrera où il met son plaisir. Comment a-t-il transplanté dans la
critique ses suggestions de délivrance morale, comment y manifeste-t-il
son goût de la connaissance ? La réponse à ces questions nous
montrera où tendent ses efforts.
Gide a fait
ses humanités, le mot d'humanisme ne lui déplaît pas. Mais chacun
sait combien l'humanisme universitaire est chose étroite et restreinte :
l'antiquité y est comme digérée par le dix-huitième siècle français,
par Rollin, par Barthélemy. [163] André Gide a reçu au lycée à peu près la même culture que le jeune
Voltaire avait reçue des jésuites. Il sera naturellement humaniste
au sens étroit du mot. Ce qu'on lui a d'abord appelé les anciens, ce sont plutôt les Alexandrins, les Romains d'Auguste.
L'auteur de Mopsus, d’Amyntas,
se plaira à citer Virgile, dont chaque vers contient une citation.
Le Sainte-Beuve des « coteaux modérés » qu’il aura le bonheur
de découvrir après ses classes, aiguisera sa curiosité sans beaucoup
élargir son goût : Sainte-Beuve est un alexandrin. La grande
lacune, c’est que Gide connaît mal le grec et l'hellénisme. Homère,
Eschyle, Pindare, il n'a pu boire directement à ces grandes sources
naturelles. Il les respecte, il les admire, on ne l'en a pas nourri.
Il n'y peut goûter que dans les élégants flacons des Bucoliques de
Virgile. Il aime Euripide, mais Euripide est le précurseur des Alexandrins. Ajoutons
qu'André Gide n'a pas poussé méthodiquement sa philosophie. D'ailleurs,
avec sa première éducation protestante, il aurait corrompu toute la
philosophie par la morale. Je crois qu'il en est resté impropre à
goûter les grands philosophes, à admirer, non plus leurs trouvailles,
leurs sentences et leurs élans, mais le système. Cela ne le pousse
pas seulement à chercher sa pensée chez des penseurs plus lyriques
que logiciens, cela le rend moins apte à goûter, dans la littérature
même, ce qui est rationnel et organisé. On peut aussi vérifier le
tour d'esprit d'un critique en observant quelle est la science qu'il
préfère. Je crois que Gide n'est ni mathématicien, ni physicien, et
qu'il préfère la botanique, l'herbier, l'observation zoologique selon
Fabre. La conséquence importante de cette espèce d'éducation, c'est
qu'il croira posséder assez ses classiques. Décidé avec une admirable
ferveur à s'étendre et à se dépasser partout ailleurs, il n'aura pas,
devant le classicisme, rompu le plus gros os pour en sucer la moelle.
Certes, comme Sainte-Beuve, il goûte parfaitement Virgile et Racine.
Mais il ne comprendra pleinement ni Eschyle, ni Rabelais, ni Balzac.
Il croit moins aisément qu'une œuvre est vaste, qui se présente sans
surprises et sans broussailles. Le plus grand poète français ?
Victor
Hugo, hélas... Il
est agacé que tous les poèmes d'Hugo soient parents entre eux, sans
plus de singularités dans leurs différences que toutes les feuilles
d'un chêne. [164]
Il aura
été beaucoup plus loin qu’un Sainte-Beuve, grâce à son goût de la
délivrance morale. Il parle peu de Renan. Mais il a subi l'influence
des Drames philosophiques. Sans doute est-ce
moins une influence directe que celle des milieux qui s'imbibèrent
de Renan. Son salut à Nietzsche fut remarquable par la promptitude
de tout ce qu'il y comprit, par l'à-propos de tout ce qu'il y choisit
et en assimila. Dans les morales qui furent les siennes depuis les
Cahiers d'André Walter, on reconnaît un contemporain du pragmatisme.
Notons toutefois que le pragmatisme de Gide, étant celui d'un artiste,
a besoin, non pas d'action, mais d'un sentiment vif. Les Nourritures terrestres sont nécessaires
pour éclairer les jugements de Prétextes. Il faut
seulement regretter que la réaction salutaire contre son éducation
ait été un peu trop négative. Si l’on ne connaissait Nietzsche qu'à
travers André Gide, on imaginerait Zarathoustra
comme un livre de négation. C'est pourtant d'élans lyriques et
d'affirmations continuelles que Gide a tiré des conséquences négatives.
De même, s'il nous a révélé William Blake en traduisant Le
Mariage du Ciel et de l’Enfer, je ne suis pas sûr qu'il l'ait compris
comme Blake eût souhaité de l'être. Cette acceptation de toute chose
dans la nature et dans les désirs humains, cette amitié avec toute
énergie, qui donne à l'œuvre de Blake son sens paisible et magnifique,
Gide en a surtout retenu les complaisances pour ce qui est habituellement
maudit. Il est vrai que cette objection, qui vaudrait contre un critique,
est sans importance pour un critique créateur en même temps :
il est plus utile pour nous qu'il réinvente au lieu de comprendre,
puisque c'est ainsi qu'il nous enrichit. En tous
cas, l'attitude de sa critique morale l'aura aidé à apprécier plus
justement et plus largement bien des tendances étrangères. Que l’on
n’oublie pas que notre bourgeoisie française, qui représente après
tout le public cultivé, était retenue jusqu'à ces derniers temps par
les préjugés moraux les plus invincibles. L'œuvre créatrice et critique
de Gide a fait une brèche dans cette barrière. Même les audaces qu'il
n'a pas eues lui-même, il les aura souvent permises à d'autres. S'il y avait
une attitude qu'on dût rapprocher de celle de Gide, ce serait probablement
celle de Goethe pendant les dernières [165] années de Weimar. On aura cependant, je crois, une idée de la différence
essentielle qui existe entre leurs deux attitudes de moralistes critiques
si l'on note ceci : Goethe admet à peu près tout, parce que rien
ne saurait détruire son équilibre naturel et acquis. L'idée même d'équilibre
naturel semble étrangère à Gide. Il est curieux de tout ce qui montre
une force originale, et de tout ce qui prend une direction nouvelle.
On sent
bien que, chez un homme d'éducation et de nature protestantes tel
qu'André Gide, le goût de la connaissance ne différera guère que par
des nuances du goût de l'émancipation morale. Il faut pourtant en
parler à part, comme d'un principe plus positif de sa curiosité, et
pour mieux embrasser aussi ce noble élan continuel qui a mis André
Gide, depuis un tiers de siècle, toujours en contact avec les choses
les plus jeunes et les plus nouvelles. Depuis ses premiers livres
sur l'Algérie et ce qu'il a écrit par exemple des Mille et une nuits,
il a inauguré une nouvelle façon d'aimer l'Orient. Façon que pendant
fort longtemps le succès de Pierre Loti et l'insuccès de Gide empêchaient
d'apercevoir. Il n'y a point cherché de pittoresque extérieur ni une
apparente simplicité d'âme, comme l'auteur de Madame
Chrysanthème. Il y a le premier vu des différences psychologiques,
des nuances particulières, dont on pouvait faire son profit. Quelquefois
des réactions de cette culture contre nous, réactions des plus profitables.
Que l’on relise à ce point de vue quelques pages qui relèvent plus
de la critique générale que de la critique littéraire : la conversation
rapportée dans Incidences, avec un vieux diplomate chinois.
J'y ai vu résumées en peu de lignes toute l'expérience et la sagesse
confucianistes ; j’ai cru y deviner toutes les transformations
qu’a subies le Confucianisme au cours des siècles, en même temps que
le chinois de M. André Gide nous aidait à juger du profond désaccord
(que l'habitude nous a rendu insensible), entre notre civilisation,
notre morale, et notre religion. Mais il semble qu'il ait besoin de
sujets semblables, pour analyser ce qui nous est habituel. Il semble
(et ici nous rejoindrions ce que je notais tout à l'heure de l'incomplet
de son classicisme) avoir besoin d'une surprise pour aiguiser son
regard de critique. A la fin de son Amyntas,
il se livre à un parallèle entre le paysan normand et l'arabe
où son incompréhension de la Normandie révèle assez bien ce défaut
qu il montrera, avant son âge mûr, en critique littéraire. Il s'intéresse
[166] à l'Arabe qui aiguise les mots, dont les images
le déconcertent. Il trouve terne et grossier le Normand qui parle
toujours par litote, qui dit : « Mon frère était bien fatigué,
on l'a enterré hier » ; « Il a reçu un coup pas bien
bon, il a fallu lui couper les deux jambes » ; ou « C'est
un homme qui ne manque pas de bien, ce monsieur Rothschild. »
Sa connaissance de l'homme a sans cesse besoin d'être stimulée par
le piquant de la nouveauté. La maturité l'a ramené au classicisme,
qu'il a défini par la litote, moins par goût de la mesure que par
horreur de la confusion.
Rappelons
ici que cette connaissance de l'homme dont Gide semble en somme faire
le but de sa littérature n’est point celle que cherchera un philosophe.
Gide ne parlera de l'homme en général que pour en nier tout ce qu'il
peut. Ce sera une connaissance des individus particuliers, du point
le plus particulier de chaque être. Ce n'est pas un naturaliste qui
classe, un chimiste qui décompose, c'est un mineur, un chercheur de
gemmes qui déteste tout ce qu'il a déjà trouvé, mais qui tremblera
toujours de joie au seuil d'un filon inconnu. Si l'on
veut bien comprendre ce goût de la nouveauté, il faudra, à son œuvre
critique, ajouter ses traductions : Conrad, Rabindranath Tagore,
et faire un peu la critique de son choix des traductions. La connaissance
particulière qu'il prise par-dessus tout dans sa recherche critique
doit rester chose concrète et vive. Il est essentiel de remarquer
à quel point il se méfie de l'analyse classique, à laquelle il préfère
le mot de caractère et peut-être même l'anecdote. Il est essentiel
de rappeler ce qu'il disait dans son hommage à Jacques Rivière :
« Mais Proust avait cela de commun avec Stendhal, Meredith et
Marivaux, psychologues que Rivière appréciait entre tous. Je ne m'accordais
pas avec lui sur Marivaux, et nos débats à son sujet, s'élargissant,
prirent une certaine importance. Marivaux n'était plus que le prétexte ;
ce que Rivière aimait en lui, c'était l'exemple d'une presque abstraite
analyse, qu'il opposait à ce qu'il appelait le globalisme
dont je me faisais volontiers le champion. Non que je ne suivisse
très loin Rivière, reconnaissant l'indiscutable apport de la discrimination,
mais me refusant à en faire la fin dernière de l'œuvre d'art, je ne
consentais à voir dans l'analyse qu'une préparation. » [167] De la nouveauté
avant tout. Voilà le principe de ce jugement critique. Et l'objection
qui lui paraîtra décisive contre tout ce qui affirme en littérature
un système ou une opinion, ce ne sera point que l'opinion ou le système
faussent la pensée ; ce sera, comme il le disait de Pierre Lasserre,
qu'en connaissant le système ou l'opinion on connaîtra d'avance, en
gros, chaque pensée particulière. Jusqu'à quel point le nouveau doit-il
être l'inattendu, voilà ce que Gide s'est peu souvent demandé. Il
n'aura pas voulu être l'homme qui cherche par-dessus tout la vérité :
il aura été l'homme qui cherche un certain plaisir dans une certaine
vérité. Jusqu'à
quel point il aura goûté le déconcertant, son Dostoïevski le montre,
non point seulement dans ses originales et puissantes découvertes,
mais jusque dans ses erreurs. Dostoïevski est un romancier de génie,
mais c'est aussi un bluffeur et un comédien. Il a complètement dupé
Gide. Chercher pourquoi, ce sera éclairer la nature du critique. Gide
a cru à la sincérité de Dostoïevski, parce que Dostoïevski a avoué,
à propos de soi-même, les détails les plus pénibles, comme son épilepsie,
comme sa lâcheté : « chez Dostoïevski en effet nulle pose,
nulle mise en scène, il ne se considère jamais comme un surhomme,
il n'y a rien de plus humblement humain que lui. » L'espèce de
fanfaronnade avec laquelle Dostoïevski a proclamé en parlant de lui-même
le pire avec le meilleur n'était pourtant pas si habile ; elle
devient plus sensible à mesure qu'on publie davantage de lettres et
de documents. Mais la curiosité de Gide craint qu'un homme ne cache
le mal, et elle accepte, en faveur de l'extraordinaire, qu'il exagère
le bien. Ainsi Dostoïevski parle de l'énorme travail que lui demande
chacun de ses livres. Dostoïevski exagérait sans doute beaucoup plus
encore que Flaubert (dont Gide a été un peu aussi la dupe). Quelques
documents récents nous apprennent qu'il dictait à la sténographe,
et se relisait tout juste. Le
Joueur par exemple a été fait en trois semaines. Et André Gide
trouve d'infinies découvertes dans Dostoïevski pour ne pas s'être
suffisamment aperçu de son esprit de système. C'est que, pour Gide,
système et cohérence ne font qu'un, il n'a pas bien deviné chez Dostoïevski
l'extravagance systématique, les broussailles assez habilement disposées
pour donner au mystère une apparence de profondeur infinie, la logique
des conséquences, pareille à un gambit d'échecs, et qui fait songer à Edgar Poe, en un mot tout ce
qu'il y a d'artifice visible et de fausse [168] philosophie narquoise dans un livre
comme « L'esprit souterrain ». Gide remarque, avec une admirable
finesse, à propos de L'Éternel
mari, que le petit détail concret, comme les lorgnons qui pendent presque
au ras du sol, est mis là pour donner plus de crédibilité à la psychologie.
Comment alors y trouve-t-il une preuve que cette psychologie n'est
nullement artificieuse, mais fondée sur des observations vraies ? Il y a un
mot de Saint-Évremond que Gide a à peu près redécouvert et qu'il aime
infiniment, non sans raison d'ailleurs : il y retrouve exprimée
par un classique modéré sa prédilection pour la psychologie déconcertante.
« Plutarque, dit Saint-Évremond, n'a pas vu l'homme si différent qu'il est de lui-même. » Dans le goût de la différence et de la nouveauté continuelle,
sa prédilection pour le mystérieux et l'inconnu, Gide montre une fois
de plus qu’il n’est point un philosophe, qu’il préfère aux idées exprimées
pour elles-mêmes les idées « impures » asservies aux images.
Dans son essai trop peu connu sur le goût, Montesquieu écrit :
« Si notre âme n'avait point été unie au corps, elle aurait connu ;
mais il y a apparence qu'elle aurait aimé ce qu'elle aurait connu :
à présent nous n'aimons presque que ce que nous ne connaissons pas. » Ce goût
de l'inattendu, toujours uni à cette idée morale que l'on a voulu
cacher le mal, le porterait à aimer la vieille et bientôt banale doctrine
du Manichéisme lorsqu’elle est rajeunie par un Baudelaire : « il
y a dans chaque homme, à chaque instant, deux postulations simultanées,
l'une vers Dieu, l'autre vers Satan », voilà quelle serait
donc pour Gide la vérité essentielle de la psychologie. Mais je crois
que deux directions ne lui auraient point suffi, et que s'il avait
voulu développer cette pensée, il aurait choisi une rose des vents
plus complexe encore. L'univers matériel paraissait à Taine une suite
de fusées qui partent et retombent dans la nuit vide ; tel serait
plutôt pour André Gide l'aspect du monde moral. La morale,
la théorie de la connaissance, si je viens de montrer que ce sont
les parties essentielles de Gide critique, je m’en suis peut-être
servi pour le juger trop sévèrement. On comprendra mieux Prétextes
et Incidences en admettant
que cette doctrine et cette connaissance de l'homme n'ont pas été
pour lui des buts, mais qu'il y a toujours trouvé l'occasion du plus
délicat plaisir. Il a commencé de critiquer parmi des critiques universitaires :
du temps de Faguet, de Brunetière, du charmant et horripilant [169] Lemaître, et de Remy de Gourmont
qui est un grand universitaire dévoyé. C'est sans doute quelque peu
en réaction contre eux qu'il a pris le ton de la véritable désinvolture.
C'est à propos d'un de ses propres ouvrages qu'il a dit : « Jette
ce livre ». Lorsqu'il parle du livre d'un autre, on a toujours
l'impression qu'il pourrait le jeter, non point si cela n'était pas
bon, « M. de Gourmont ne me passionne vraiment que lorsqu'il
devient détestable », mais s'il cessait d'y trouver du profit.
Dans son œuvre critique, c'est encore lui qu'il faut chercher plutôt
que ses Prétextes. Il serait
fâcheux de le contraindre à toujours penser juste, puisque, dans ses
erreurs même, il prouvera sa nouveauté et sa richesse. Il est une
portion de cette étude que je ne saurais guère aborder : comment
André Gide juge-t-il la poésie ? Il est fort clair que c'est
d'après la Bible d'abord et la littérature anglaise depuis qu'il forme
là-dessus son opinion. Je connais trop mal les lyriques anglais pour
aller plus loin dans l'analyse. Serait-ce
sortir de mon sujet que de dire ici combien Gide a été parfait critique
de soi-même, pour jamais ne se recommencer, toujours se renouveler
d'un livre à l'autre, en se dépassant toujours ? Cette auto-critique
est l'une des causes dominantes de sa grandeur. Un grand écrivain
ne se fonde que par son tempérament ; il ne se renouvelle et
ne dure que par une intelligence aiguë. Jean Prévost [170]
il est un terme qu'André Gide affectionne, c’est le mot « important » ;
il l'applique de préférence aux écrivains, moins pour les juger que
pour se connaître. Un esprit comme le sien médite d'ailleurs sans
cesse sur les fondements possibles d'une hiérarchie des biens (car
Gide est un moraliste) ; mais la considération de l'importance
en littérature gouverne l'homme que la littérature possède et Gide
est un littérateur absolu qui pose quotidiennement le problème esthétique,
et n’écrit que pour, d'étape en étape, de progrès en progrès, le résoudre
partiellement. Une suite de faux pas le conduit à la maîtrise et l'étagement
de plans imparfaits lui ménage les perspectives du chef-d'œuvre. Il
n'y a pas de démarche foncière qu'il n'ait tentée ; son intelligence
est de reflets et tous les miroirs lui servent à se consulter dans
une image de l'univers adultérée par ses fantômes : il est le
contraire de Narcisse ! La ferveur
et l'ironie sont les maîtresses cordes de sa lyre, mais dans la sotie comme dans l'exaltation il accepte
d’être lui-même et se veut vrai. La vérité est d’ordre humain :
en l'homme alors elle est souveraine. Il semble que le premier résultat
des réflexions d'André Gide ait été de donner du Symbolisme une définition ;
ce fut déjà s'en évader ! Les
Nourritures Terrestres naquirent ainsi du Traité
de Narcisse ! J'ai troué dans le mur de toile une fenêtre. André Gide
constate (Préface pour une nouvelle édition des Nourritures Terrestres) : « J'écrivais à un moment où la littérature
sentait affreusement le renfermé, où il me paraissait urgent de la
faire à nouveau toucher terre et poser simplement sur le sol un pied
nu. » Mais L’Immoraliste dont Les Nourritures Terrestres sont la [171] table des matières, qu'il va loin
dans le sens de l'évasion ! Gide « reniant le mauvais Hamlet »
ce n’est pas seulement les vitres d’une serre qu'il casse... « Mordant la terre chaude où poussent les lilas »,
il ne brise pas, il ne desserre pas, tout au moins, les minces normes
d'un art provisoirement révolu : il rompt avec le dogme moral ;
il s'évade du calvinisme. Pourtant, La
Porte Étroite l'occupait dans le même moment, cette apothéose
du renoncement, ce sadisme de l'immolation ! « Cela vous
plaira, Royère ! », me dit Gide l'avant-veille de la publication
du livre qui devait lui donner la gloire. Cela lui plaisait donc ;
que dis-je ! l'exaltait. Mais Les Nourritures Terrestres elles-mêmes
lui semblent plus « qu'une glorification du désir et des instincts...
une apologie du dénuement ». Gide ajoute, en 1926 : « C'est
là ce que j'en ai retenu, quittant le reste, et c'est à quoi précisément
je demeure fidèle. » A quoi,
somme toute sinon à la vérité ? André Gide,
ou la vérité, un titre et un apophtegme ! La poésie
est une pensée de la vie réalisée par l'expression : Gide est
donc essentiellement poète, car toutes ses pensées sont de telle nature.
Cette vérité du poète n'est pas abstraite ; elle n’est pas soumise
au principe de contradiction. Elle n'est nullement spéciale, mais
vitale, donc mystique. Rien ne semble la borner que le dénuement.
L'homme est jeté nu sur la terre nue ; il s'appuie à tout et
surtout à Dieu. André Gide est toujours moraliste et théologien, mais
aussi psychologue professionnellement, donc effrontément ; grammairien
puriste, esthète... Mais quelle sorte de préjugés peuvent valoir contre
un idéal ? On s'alarme ;
on s'indigne de tels passages de Si le grain ne meurt. Avec raison s'ils sont affectés ou insincères.
Ce serait mentir, là, que d'être théâtral. Mais pourquoi tirerait-on
des convenances argument contre une vérité ? Il n'y a pas de
normes rigides du bien-faire ni du bien-dire et la pensée profonde
de la vie est un verbe autorisant quelque cynisme. Le truchement
de la prose, pour une âme sagace et avide, impose la complexité. Embrassez
d'un regard l'œuvre si vaste d'André Gide, et vous croirez découvrir
Protée. Faut-il donc présumer l'émerveillement de la postérité ou
prédire son étonnement que La
Porte Étroite et Les Faux-Monnayeurs soient sortis du même
calame ? Rien ne borne cette avidité de pensée et, crainte d'épuiser
les cercles de tant d'horizons, elle s'interrompt, halète et se renouvelle
par des traductions. Sont-ce des [172]
précautions contre l'erreur ou des assurances
contre le mensonge ? La vérité de l'artiste est plus grande que
le plus grand cerveau et les moyens d'expression la dépassent encore.
Il n'a pas un verbe, mais deux, cela pour que l'infini scintille sur
notre syntaxe. Est-ce qu’André
Gide, en le supposant parvenu au zénith de lui-même, réformerait jamais
un de ses anciens livres ? Ce serait récuser tous les jurés chargés
du verdict de demain. Je ne lui abandonnerais pas celle de ses productions
de début dont je l'ai entendu parler sans indulgence, car sa complexité
surmonte son propre dédain et c’est elle, en fin de compte, qui nous
garantit sa sincérité. J'ai, pour
tracer cette épure, négligé tous les reliefs. Or ce serait atteindre
à l'esquisse que de parler des admirations d'André Gide, de rechercher,
par exemple, les motifs de sa haute estime pour Emmanuel Signoret,
de son culte pour Mallarmé, de sa passion de Baudelaire. Le lyrisme
ample et profond de Signoret s’accorde à la ferveur des Nourritures Terrestres. La nature est pour
les deux poètes une fontaine d'exaltation. Lorsque Signoret acclame
l'arbre de Pallas, il s'acclame lui-même : Vous, oliviers que j'aime, oliviers, oliviers !... Il y a là
une sorte de lyrisme faunesque ; mais cet enlacement de l'arbre
respecte la mesure et l'ordre ; il demeure architectural. Les
plus beaux sonnets de Signoret sont d'une Minerve pâmée dans la campagne
de Lanson. L'art est toujours la sauvegarde de la mysticité d'André
Gide, encore que le sien tire sa retrempe d'une onde baptismale :
il n'y a rien de païen chez Gide. Il est, à cet égard, dans une attitude
opposée à celle de Signoret, bien que son christianisme fasse pendant
au paganisme du poète de La Souffrance des Eaux. Pour souligner cette opposition, je veux reproduire
ici un poème, plutôt une brève « suite », d'André Gide,
à laquelle j’ai des raisons personnelles de tenir car c’est moi qui
la lui ai fait écrire. En 1910, je lui demandai des vers, et j'insistai
tant et tant que je finis par le persuader. Il me donna pour La
Phalange où elles ont paru dans le numéro du 20 mai 1911, ces
[173] QUATRE CHANSONS
I
La brise vagabonde
A caressé les fleurs.
Je t'écoute de tout mon cœur,
Chant du premier matin du monde.
Ivresse matinale,
Rayons naissants, pétales
Tout poissés de liqueur...
Cède sans plus attendre
Au conseil le plus tendre
Et laisse l'avenir
Doucement t'envahir.
Voici que se fait si furtive
La tiède caresse du jour
Que l'âme la plus craintive
S'abandonnerait à l'amour.
II
Le ramier qui exulte parmi les branches,
Les rameaux qui se balancent dans le vent,
Le vent qui penche les barques blanches
Sur la mer qui luit à travers les branches,
Les flots dont la crête blanchit,
Et le rire, et l'azur et la clarté de tout ceci,
Ma sœur, c'est mon cœur qui se raconte,
Qui raconte au tien son bonheur.
III
Printemps plein d'indolence,
J'implore ta clémence.
A toi plein de langueur
J'abandonne mon cœur.
Ma pensée indécise
Flotte au gré de la brise.
Un engourdissement tendre
Me pénètre de miel.
Ah ! ne voir, ah ! n'entendre
Qu'à travers le sommeil. [174]
A travers ma paupière
J'accueille ta lumière,
Soleil qui me caresse ;
Pardonne à ma paresse...
Bois mon cœur sans défense,
Soleil plein d'indulgence.
IV
Seuil de la vraie jeunesse,
Porche du paradis, De nouvelle allégresse
Mon âme est étourdie...
Seigneur ! augmentez mon ivresse.
Aplanissez l'espace
Qui sépare de Vous
Mon âme en sa disgrâce
Qui se souvient de Vous...
Seigneur ! aggravez mon extase.
Sable aride où s'imprime
La trace du pied nu,
Mon poème ingénu
N'élude pas la rime.
Ivre d'insouciance
Et d'oubli du passé,
Sur des flots cadencés
Mon âme se balance.
Quand rit l'arbuste riche
De ses premières fleurs,
Dans le vieux chêne en pleurs
Un peuple d'oiseaux niche.
Agitez les feuillages,
Rires, rythmes divins !
J'ai goûté d'un breuvage
Plus puissant que le vin.
O trop claire lumière,
Transperce mes paupières !
Ta vérité, Seigneur,
M'a blessé jusqu'au cœur.
Ces poèmes
sont d'espèces de psaumes, en tout cas d'hymnes liturgiques, et ils
me semblent ponctuer très remarquablement le chant intérieur d'André
Gide. [175] Le culte
de Mallarmé poursuivi sans défaillance vérifie non seulement le purisme
de Gide, son appétit de perfection ; il souligne surtout la complexité
de sa pensée et de son art. Le génie de Mallarmé est le génie de l'antinomie.
Gide, à cet égard, lui est comparable. Quant à
la passion de Baudelaire, elle corrobore l'aptitude d'André Gide à
l'appréhension, comme l'expression de l'essentiel, sa religion de
l'humain à l'état pur, est son besoin de musique. Jean Royère
[176] GIDE ET LES DÉBUTS DE LA N.R.F.
je ne pense pas que la vieillesse me leurre déjà de ses mirages et me
porte à surfaire ce qu'il y eut de charmant et d'assez unique dans
nos années d'apprentissage. Il a fallu ce prétexte amical pour me
faire songer à un passé sur lequel, spontanément, je n'ai pas encore
de pente à revenir, et s'il m’est apparu orné de quelques caractères
exceptionnels, c'est qu'il les a sans doute possédés en dehors de
toute illusion rétrospective. Les jeunes
gens croient qu'on se moque, quand on leur représente le temps actuel
comme un âge d'or pour ceux qui débutent. C'est bien le moins qu'il
soit âge d'or pour quelqu'un ; mais c'est d'ailleurs tant pis
pour ceux qu'il favorise. Ce qu'une œuvre apporte de neuf et de fort
doit mûrir à l'écart et s'évente à être prématurément jeté dans la
circulation. Si, à trente ans, nous en étions encore presque tous
à chercher un éditeur, c'est à nous, je pense, que le sort voulait
du bien. Point de ces passerelles de fortune (si j'ose ainsi dire)
que, depuis lors, la presse, la publicité et la spéculation ont jetées
entre les lettres et le grand public. Il fallait choisir : s'installer
d'un côté ou de l'autre, rive droite ou rive gauche, côté boulevards
ou côté chapelles. Peut-être quelqu'un révisera-t-il le procès des
boulevards, mais à coup sûr celui des chapelles n'est plus loin de
tourner à leur gloire. C'est dans ces ateliers, dans ces laboratoires
que s'est essayé, préparé, le meilleur de la production littéraire.
Mallarmé semblait y avoir établi, une fois pour toutes, le parfait
exemple des vertus professionnelles : indifférence au succès
et aux attaques, effacement de l'auteur devant son œuvre, intransigeante
fidélité [177] aux principes,
orgueil modeste, courtois, mais suffisamment sûr de lui-même pour
n'avoir pas besoin de s'affirmer tapageusement. Ceux qui se sont formés
dans cette sorte de retraite pourraient dire, comme le Centaure :
« Nous sortons de nos cavernes plus tard que vous de vos berceaux ;
c'est qu’il est répandu parmi nous qu'il faut soustraire et envelopper
les premiers temps de l'existence, comme des jours remplis par les
dieux. » Dans les
Considérations qui ouvraient le premier
numéro de la Nouvelle Revue
française, je retrouve ces lignes : « Ce
sont les problèmes du moment qui créent la plupart des groupements
littéraires. Des individus s'y rapprochent à qui une certaine manière
est commune, qui ont même public et mêmes ennemis : ligues offensives
et défensives, et, si les humeurs s'accordent, camaraderies.
Mais ce n'est qu'avec les problèmes vitaux que commencent les
amitiés littéraires : unité d'inspiration
sous les réalisations les plus divergentes, unité non de goûts mais
de méthode, non de genres mais de style. » Ce fut un groupe d'amis,
non de camarades, qui fonda la N.R.F., avec un programme strictement
limité (revue technique du travail littéraire) ; mais nous pensions
que des hommes, intéressés par ailleurs à toutes les manifestations
de la vie, sauraient faire apparaître la portée, les prolongements,
le retentissement vital de certaines questions de style, fussent-elles
en apparence assez formelles et même un peu chinoises. Pour ne
pas violenter l'essor d'esprits en réalité fort différents, il fallait
tout le goût qu'a Gide pour la libre expression de ce que chacun apporte
de plus particulier. Il était parmi nous l'aîné, le seul qui eût derrière
lui une œuvre ; rien ne lui aurait été plus facile que de jouer
au maître. Mais il a toujours haï toutes les sortes de pontificats.
Il a fui sa commune normande de La Roque, parce qu'on l'y avait nommé
maire, et nos réunions l'auraient bientôt ennuyé autant que celles
de son conseil municipal. Ce qui tout au contraire l'y attachait,
c'est sans doute le demi-anonymat où s'accomplissait une part du travail,
et je pense qu'il prenait plaisir à cette manière d'abnégation, comme
à un luxe assez raffiné. Si un trait caractérise ce premier groupe,
c'est bien la totale absence de vanité littéraire. Nous en prenions
conscience sitôt qu'arrivait un auteur du dehors, dont nous ne songions
pas assez promptement à ménager l'amour-propre. Jamais, durant les
premières années, la revue ne loua ni même ne signala les publications
d'un de ses rédacteurs habituels. [178] Mais une discrétion si ombrageuse sortait tellement des mœurs
littéraires que personne ne l'a même remarquée. Chacun de
nous apportait des curiosités et des habitudes de travail formées
dans d'autres disciplines et qui se mariaient assez harmonieusement
dans celle des lettres ; mais la pointe, la flamme, le je ne
sais quoi qui fait l'accent venaient surtout de Gide. On s’apercevra
un jour qu'un de ses traits les plus marquants tient à l'équilibre
avec lequel il pousse, soit parallèlement, soit joints dans un même
élan, cet amour des lettres qui fut la gloire du symbolisme, et un
appétit tout contemporain pour tout ce qui est psychologie vivante.
C'est bien pourquoi il pouvait, sans péril, reprendre à son compte
les théories de Wilde sur le factice et la convention dans l'art.
Car si l'on peut dire que tout est pour lui un immense et divers problème
de style, ceux qui le connaissent savent que
le style de sa vie, que sa sympathie pour les êtres, dépassent en
plus d'un point ce qui en apparaît dans son œuvre écrite. Bien des
passages, dans ses romans comme dans ses essais critiques, tel petit
ouvrage comme ses Souvenirs de la Cour d'Assises,
auraient dû le faire pressentir, et ses lecteurs seraient aujourd'hui
moins déroutés par la parfaite absence de littérature qu'on remarque
dans son Journal de Voyage au Congo. Il se peut
qu'un pareil livre ne soit pas construit de matériaux éternels et
que la postérité s'y intéresse moins ; mais Goethe n'est-il pas
grandi par ses travaux (qu'on ne lit plus) sur l'optique ou la zoologie,
et de tels ouvrages, qui révèlent une curiosité plus étendue, n'augmentent-ils
pas le coefficient qu'il faut placer devant tous ses autres écrits ? Je le sais :
la N.R.F. a parfois fait figure un peu grammairienne et pédante. Elle
essayait de se tenir à son programme, qui était de voir clair en un
point précis et d'y rétablir quelque ordre. Cela ne va jamais sans
raideur. Et pourtant, si l'on y regarde de près, que d'œuvres on y
a publiées qui n'étaient pas dans sa ligne logique, qui valaient par
des qualités fort différentes de celles que nos théories mettaient
au premier plan. On ne pouvait se contredire avec meilleure grâce
et moindre souci de maintenir un corps de doctrines. Gide a fait l'apologie
de l'influence, mais c’est de celle qu'on subit pour s'en enrichir,
non de celle qu'on s'applique à exercer. Il se dérobe pour peu qu'on
essaie de peser sur lui, mais il n'aime pas davantage faire pression
à son tour. Les partis, les écoles, ne l'intéressent guère ;
seules les personnes ont de l'existence à ses yeux. C'est dire que
faire [179] plier autrui
ne lui apporte pas une victoire, mais bien le scrupule ou le regret
d'avoir aidé à l'altération d'un individu. Toute intervention indiscrète
lui semble menacer la délicate croissance des sentiments vierges ;
elle risque de supprimer quelqu'une de ces « variations »
qui surgissent inopinément dans l'uniformité de l'espèce et y révèlent
une création continuée. Tout cela le prédisposait mal à mener des
campagnes d'opinion et à faire de la N.R.F. une chaire à prêcher.
Ses ouailles lui auraient été plus vite à charge que ses ennemis.
Ne le voit-on pas faire crédit à ceux-ci, perdre absurdement son temps
à leur répondre, là où le mépris serait seul de mise ? Mais non,
ce serait encore faire plier par des moyens déloyaux. Il n'a pas la
niaiserie de rendre des points à ses adversaires pour le vain amusement
d'une belle partie ; mais il ne peut s'empêcher de les souhaiter
à sa taille. Quant aux disciples, il s'était garé d'eux avant même
qu'ils ne se présentassent. « A présent jette mon livre. Émancipe-t'en...
Je suis las de feindre d'éduquer quelqu'un. » Il écrivait déjà
cela dans les Nourritures terrestres, qui
sont de 1897 et dont la première édition mit si longtemps à s'écouler.
C'est dire qu'il n'était pas encore importuné par ces suiveurs qui
ne permettent plus à un homme de modifier la route sur laquelle ils
se sont engagés derrière lui. Les suiveurs sont pareils aux femmes,
qui s'attribuent des droits parce qu'elles se sont données. Ils réclament
protection et sécurité. Ils ne permettent pas au chef de compromettre
son prestige en montrant avec trop de sincérité ce qu'il est réellement.
Et quel sera leur désarroi, si ce chef a le goût du jeu, s'il trouve
un salubre plaisir à l'ironie envers soi-même ! Et s'il doute
pour de bon, s'il avoue ses hésitations et ses faiblesses, quelle
panique dans toute la bande ! Imaginez l'aventure du troupeau
qui voudrait trotter sur les traces de Gide ! D'ailleurs la haine
que certains lui portent n'est autre que celle de moutons déçus. Il a exercé
de l'influence. Faut-il dire : sans le vouloir ? Évidemment
non. Mais il l'a exercée par contre-coup, en ne la recherchant pas
pour elle-même. L'essentiel a toujours été pour lui l'exacte expression
de sa pensée, non l'effet qu'elle produit sur autrui. L'effet n'en
est que plus puissant sur qui l'approche ; mais qui ne le connaît
que par ses livres est dérouté devant des manifestations où il se
croit visé, alors qu'elles ne visent que Gide lui-même. Encore une
fois, son dernier mot, Gide ne le donne pas toujours dans ses œuvres.
Tant de vie, d'enjouement, [180] ne se laissent pas facilement encager
dans un écrit. On a beaucoup discuté, remué d'idées, formé de projets ;
c'est avec bonne humeur, amusement et passion que l'on a fabriqué
ces premiers numéros de la N.R.F. qui semblent si soucieux de ne rien
laisser voir de cette gaieté. Mais c'est bien à cause d'elle que ce
passé nous paraît si chaleureux. Jean Schlumberger
[181]
RÉFLEXIONS SUR LES RELATIONS
ENTRE L'ART ET LA SCIENCE A propos de l'œuvre de M. andré
gide
après une carrière à la fois combattive et brillante en Allemagne, Lorenz
Oken avait passé les dernières années de sa vie comme professeur d'histoire
naturelle à l'Université de Zurich (1833-1851), ayant pendant quelque
temps à ses côtés le zoologiste et poète remarquable que fut Georg
Büchner, l'auteur de Léonce
et Léna (1). L'œuvre principale de Oken fut une Histoire
Naturelle Générale en 13 volumes qu'il rédigea durant cette dernière
période de son activité et qui eut une renommée universelle, comparable
à celle de Buffon. Et pourtant dans quelles conditions différentes
avait-elle vu le jour ! Tandis que Buffon, cinquante ans plus
tôt, avait écrit son Histoire naturelle au milieu de la ménagerie
et des riches collections du Jardin des Plantes, celle de Oken fut
composée dans la pénombre du petit cabinet de travail, au troisième
étage de la maison du bourgmestre Hirzel à Zurich où habitait alors
Oken et où ses seules ressources, en plus de quelques caisses d'ossements,
de coquillages et d'insectes, étaient de nombreux livres et notamment
quelques bonnes relations de voyage. Ceci expliquera
sans doute notre surprise en retrouvant la trace de cette Histoire naturelle de Oken dans l'exquis
Dindiki (2) d'André Gide,
monographie écrite cent ans plus tard, conçue dans la patrie même
de ce petit Lémurien que Oken n'avait connu que de loin, à travers
les descriptions de voyageurs anglais [183] et hollandais.
Et n'est-il pas émouvant de voir l'artiste qu'est M. Gide, apportant
des précisions délicates, et combien vivantes sur un point d'histoire
naturelle peu connu, faire appel, à cette occasion, au témoignage
du grand naturaliste qui, sans disposer d'aucune expérience personnelle,
avait consciencieusement signalé ce point spécial. Le seul
but d'Oken, en effet, avait été de saisir aussi complètement que possible
l'immense variété des manifestations vitales qui, pour lui, étaient
des réalisations de l'Absolu et, en tant que réalisations, étaient
caractérisées par le principe de la pluralité, alors que l'Absolu,
pour lui, était synonyme d'unité (3). [184] Ce qui s’ouvre
à nos yeux sur ce point, c’est toute l'étendue d'un de ces riches
domaines de frontière où se rencontrent deux manifestations différentes
de la mentalité humaine : celle de l'artiste et celle du savant,
confondues primitivement, comme le remarquait récemment M. André Maurois,
dans sa Petite histoire de l'espèce humaine,
et parfois réunies aujourd'hui encore dans un seul individu, comme
le préconise de nos jours, en Allemagne, le poète R. Borchardt. La
conformation de ces domaines de frontière est à peine connue, car
les chemins qui les traversent sont rares et mauvais, et la vie qui
y règne est aussi peu contrôlée que variée et fertile. De nombreux
vestiges de l'Antiquité et de la Renaissance y dressent pourtant leurs
silhouettes imposantes. Mais les rencontres qui s’y font sont généralement
peu connues du grand public, parce qu'elles sont toutes de nuance
et enveloppées de brumes que seul domine, comme un pic, le produit
qui en naît. C'est là, pourtant, que se sont rencontrés hier encore
le botaniste Émile Clavaud et le peintre Odilon Redon, le peintre
Hans von Marées et le zoologiste Nicolas Kleinenberg, le penseur Charles
Secrétan et le naturaliste K. F. Schimper. Il n’y a rien d'étonnant
qu’en ces lieux M. Gide, qui y a droit de cité, ait retrouvé un instant
le souvenir de Laurent Oken. André Gide,
en effet, a souvent insisté sur son goût pour l'histoire naturelle
et déclare sentir en lui un « naturaliste rentré ». Ceci
ne saurait toutefois, chez lui, prendre la forme d'une littérature
« scientifique », du genre de celle d'un Louis Bouilhet,
pour qui l'objet scientifique n'était, à vrai dire, qu'un fond de
broderie. La curiosité scientifique de M. Gide, au contraire, est
toute élémentaire, rappelant par exemple celle du grand Genevois Ch.
Bonnet, qui devant la description du fourmi-lion dans le [185] Spectacle de la nature de l'abbé Pluche connut cette révélation que Malebranche éprouva
à la lecture de l'Homme de
Descartes ; elle a aussi l'envergure de celle de Goethe dont
la pensée, qu'il appelait volontiers lui-même « gegenständlich »,
jaillissait au contact des objets, de ces mêmes objets qui, pour Oken,
n'étaient autres choses que les formes prises par la pensée divine
elle-même. Chez M. Gide, c'est en particulier la passion profonde
pour tout ce qui est vivant, c’est le respect enthousiaste de la variété
des manifestations vitales et c’est enfin le don divin de relater
les découvertes faites, en paroles exquises et délicates qui n'enlèvent
à ses observations rien de leur état de puissance. Voyez par exemple
dans Si le grain ne meurt l'enthousiasme
pour ses élevages d'oryctes, la subtile joie devant le premier eucalyptus
en fleur, l'admiration longue et patiente du jeune garçon penché au-dessus
de la surface d'un coin de mer pour distinguer et comprendre un bout
de la faune marine. Et ce ne sont point là des intérêts passagers
de jeunesse. Dans le tout récent Voyage
au Congo,
n'éprouve-t-il pas les mêmes enchantements devant la richesse
multiforme des insectes exotiques ? n'en rapporte-t-il pas l'émouvant
et si fin récit de Dindiki ?
Et toutes ces observations ne sont point, pour lui, des passe-temps
futiles, c'est l'essence même de son âme d'artiste et de créateur
d'émotions fertiles qui s'y trouve engagée. Aussi n’y a-t-il rien
de surprenant à trouver des documents d'histoire naturelle particulièrement
abondants dans son Corydon auquel on a pourtant reproché ces
éléments de documentation scientifique. Ce sont, en effet, les nombreuses
observations d'histoire naturelle qui ont surtout contribué à soulever
dans les milieux littéraires l'opposition contre cette œuvre. A quoi
bon, disait-on, cet appel aux arguments scientifiques dans une œuvre
littéraire destinée à remettre en cause certains fondements de la
vie morale ? Cela ne pouvait être, dans l'opinion des critiques,
que pour masquer la défectuosité des autres arguments et par conséquent
de la thèse toute entière. Et certes chez un écrivain habituellement
étranger et même réfractaire aux problèmes d'histoire naturelle, cette
tendance à chercher des arguments dans le domaine scientifique eût
avec raison pu paraître déplacée et même fâcheuse. Mais comment, au
contraire, interdire cette catégorie d'arguments à un écrivain pour
qui la vie intégrale est cet état élémentaire et primitif où la pensée
et les lois morales et physiques se pénètrent et convergent [186] vers des racines communes ? N'est-ce point plutôt l'inverse
qui, dans ce cas, demanderait à être justifié : si un tel écrivain
avait écarté de pareils arguments, lui qui, jamais, nous l'avons vu,
ne leur refuse l'accueil quand ils se proposent à lui ? Serait-il
conséquent et sincère devant lui-même, pourrions-nous l'admirer avec
la même force, si nous le voyions passer indifférent devant certains
phénomènes de la nature, dès qu'ils ne conviennent plus à nos préoccupations
habituelles ; par exemple les constatations qu’il rapporte dans
Corydon sur la vie sexuelle des insectes ou encore sur le rapport
entre le petit nombre des mâles chez la Mante religieuse et la livrée
particulièrement belle des femelles chez cet insecte ? Je ne
le pense pas. Et bien que son argumentation scientifique, prise à
part, ne soit sans doute point complète et qu’il semble lui échapper
des éléments sur lesquels la discussion devrait également porter,
éléments qui ne sont peut-être pas tous orientés dans la direction
de son raisonnement, je crois que le fait seul d'avoir amorcé avec
tact cette discussion, et de n'avoir pas négligé l'apport de la Science
sur ce point, a été un acte courageux et de grande envergure. Que ceux
qui sont habitués à n'admettre l'avis de la Science qu'en tant que
manifestation d'une corporation close, aient été quelque peu effarouchés
ou en aient pris ombrage, cela ne saurait étonner à l'époque actuelle ;
mais si ceux-ci se rendaient compte de combien la Science se trouve
appauvrie du fait de n'avoir presque plus de contact avec l'ensemble
des intéressés intellectuels et d'avoir découragé le laïc par la spécialisation
à outrance et par l'intervention d'une technique compliquée (4), ils
comprendraient peut-être la joie ressentie devant une pareille éclaircie.
La spécialisation n’a de valeur qu’en fonction de l'immédiateté des
rapports entre l'observateur et l'objet en cause, mais elle risque
de devenir stérile sitôt qu'elle commence à mener une existence autonome.
De même pour la terminologie scientifique spéciale qui est un autre
facteur de découragement pour le laïc ; elle n'a de raison d'être
que comme un canevas qui sert à guider l'aiguille de la brodeuse,
mais le [187] travail une
fois accompli, la trame n’a plus que faire, c’est l'ensemble seul
qui importe, c'est-à-dire, dans le cas du travail scientifique, la
compréhension générale, l'apport au patrimoine intellectuel commun.
Or, cette compréhension, cet entendement qu'il s'agit d'atteindre,
dépend largement des lois d'interaction entre le langage et les conceptions,
lois qui sont les mêmes pour le savant et pour l'artiste. Combien
de fois, ici et là, le terme fixe la conception et risque par là d'empêcher
une nouvelle orientation. C'est le cas particulièrement pour tout
ce que l'habitude, la tradition, l'orthodoxie mettent de côté et relèguent
en marge. L'idée de
l'anormalité de certains phénomènes par exemple, la répugnance à leur
endroit, n’a cette force en nous que parce que nous avons vis-à-vis
d'eux, dès le début, des opinions toutes faites, parce que nous manquons
devant eux de simplicité et de fraîcheur. C'est la vision déformatrice
du Grec vis-à-vis du « Barbare », c'est l’horreur et la
supériorité cruelle de tant de gens devant le fou ou l'idiot, qui,
pourtant, ont des délicatesses et des sensibilités dignes de nous
faire honte. Il y a des domaines où nous n'entrons jamais, que nous
ne connaissons pas, mais sur lesquels nous avons précisément des jugements
d'autant plus rapides et sommaires, des jugements définitifs. Nous sommes
tous d'accord pour réclamer du poète et de l'écrivain l'emploi d'expressions
fraîches, neuves et à l'état naissant, mais nous ne voyons aucun inconvénient
à ce que le contenu de ces termes : les conceptions qu’ils expriment,
soient, elles, desséchées, défraîchies et entièrement négligées. N'est-ce
point au contraire parmi les plus nobles tâches du poète — lui qui,
plus que tout autre, devrait être le gardien de l'éternelle fraîcheur
et du fond et de la forme — de veiller à ce que les fruits dont l'aspect
nous enchante n'aient point que l'apparence de la fraîcheur ?
Il ne saurait y avoir pour cela de meilleur moyen de contrôle que
de se mettre de temps en temps nettement face à face avec ces conceptions,
d'en saisir et d'en vérifier le sens, la structure et la genèse. Or n'est-ce
point là, tout naturellement voisiner avec ce qu'il y a de plus vrai
et de plus précieux dans la méthode scientifique, qui consiste précisément
à combattre la dangereuse paresse et l'indifférence de l'esprit devant
des termes et des conceptions reçus une fois pour toutes ? Les
phénomènes de la vie et de la nature qui depuis notre plus jeune âge
nous entourent et nous [188] pénètrent sont
en effet ceux vis-à-vis desquels l'esprit s’abandonne le plus vite,
qu'il accepte sous la première forme venue pour ne plus s’en départir
sans y être forcé. Il faut une ténacité toute particulière, une fraîcheur
de tout instant pour créer et maintenir entre ces phénomènes et nous-même
la distance qui est nécessaire pour bien les comprendre et échapper
à leur force d'envoûtement. Tel, Galilée
dans cette histoire qui m’a été racontée : en présence d'une
lampe qui s'était mise à filer devant lui, son premier mouvement n'avait
pas été de baisser la mèche, mais d'observer de près cette anormalité et d'en tirer des conclusions sur la nature de la flamme
(5), ou bien Harvey — tout préoccupé par le besoin de réunir des arguments
en faveur de sa théorie sur la circulation du sang — qui, tombant
un jour de voiture et se frappant le front à terre, ne se laissa nullement
distraire par la douleur, mais suivit avec un intérêt particulier
le développement de la tumeur en formation, constata qu’au bout de
20 pulsations elle avait atteint la grosseur d'un œuf et en conclut
que le sang pouvait sans doute entrer, mais non plus sortir de la
partie congestionnée. Cette puissance fascinatrice de l'observation,
ce refus net devant toute distraction capable de dévoyer notre curiosité,
ne sont-ils pas le point de départ de tant d'autres découvertes ? Je songe
aussi à Darwin se baissant vers le travail du ver de terre à ses pieds
et entrevoyant l'importance de cette activité pour le remuement de
la terre agricole, ou à Joseph Priestley s'arrêtant, au cours d'une
promenade, devant la cuve d'une brasserie de campagne et observant
les bulles d'acide carbonique qu'ensuite il va reproduire chez lui
et qui le mèneront à la découverte de l'azote et de l'oxygène. Saurions-nous
imaginer plus parfaite création poétique que de pouvoir à pareil moment
exprimer en un langage délicat et frais l'essence même de la nouvelle
relation entrevue ou établie ? Il suffira, je crois, de faire
ces réflexions pour qu’une entreprise comme celle de M. Gide, chez
qui le besoin de l'observation est si fortement développé, ne nous
apparaisse plus comme une excentricité fâcheuse ou même dangereuse,
mais bien comme la [189] révélation d'un noble et suprême effort dans le domaine de
la vérité originelle et intégrale. Pour peu
qu’on ne soit pas prévenu contre lui, rien ne paraît plus naturel
que de voir une mentalité de naturaliste et d'artiste comme la sienne
— passionnée à la fois pour la découverte et pour l'expression — s'attacher
précisément à ces phénomènes de l'amour où les principes physiques
et psychiques se pénètrent de la façon la plus complète et la plus
mystérieuse. N’y a-t-il point deux façons au moins de glorifier l'amour :
celle qui entoure de chants délicats et d’extases sublimes la conception
toute faite, telle qu’elle a cours depuis des siècles, passant comme
une bague enchantée, de génération en génération, et celle au contraire
qui pousse le fervent à se mettre en marche pour un pèlerinage vers
les origines de cette conception, vers la source même de ce fleuve
tumultueux ? Saisir les éléments de la genèse d'une conception,
n'est-ce point, en effet, singulièrement enrichir cette conception
elle-même, tout en se prosternant humblement devant l'horizon ainsi
élargi ? La Science,
à son tour, a été longtemps en retard pour l'étude des phénomènes
sexuels et c'est tout récemment seulement qu'elle a repris sa marche
dans ce secteur aussi. La physiologie comparée, les recherches sur
l'hérédité et l’affermissement de la psychologie lui ont fait faire
aussitôt de remarquables progrès. La dissociation de la vie sexuelle
et de la vie sentimentale, de ce qu'on peut appeler le plaisir et
le sentiment, est un des principes qui semble de plus en plus généralement
reconnu. En effet l'association de ces deux catégories qui forment
une unité chez l'adulte occidental surtout, ne se rencontre pas chez
l'enfant encore, chez lequel pourtant les réflexes sexuels sont nombreux
déjà. D'autre part la découverte, par voie d'hybridation chez les
papillons, de ce que, à la suite de Goldschmidt, on a appelé des « intersexes »
(5) préoccupe beaucoup actuellement les biologistes et semble nettement
prouver que les principes que nous appelons mâle et femelle ne sont
pas deux unités essentiellement opposées, mais représentent les deux
bouts extrêmes d'un ensemble de différenciations quantitatives qui
peut offrir tous les degrés intermédiaires. La nature
très complexe des phénomènes sexuels, qui ne valent pas seulement
par leurs caractères physiologiques, mais dont le [190]
rayonnement emplit largement la vie sociale
et l'œuvre de l'artiste, rend toutefois très désirable que ce ne soit
pas le savant seul qui s'en occupe. Si le poète à son tour prend conscience
de la riche complexité des éléments en cause, il ne saurait y avoir
là une tentative regrettable et destructive pour la morale. Pour peu
qu'il soit sincèrement et humblement dévoué aux principes de la vérité
et qu'il ne consente point à sacrifier devant l'autel de Principes
frivoles et sensationnels, non seulement il ne fera pas de mal, mais
il servira le sens moral dans ses éléments les plus précieux et les
plus profonds. La jeunesse, plus que tout autre âge sensible à l'effort
de la franchise, saura, j'en suis sûr et je crois en avoir des preuves,
y découvrir de nouveaux éléments lui permettant de maintenir, entre
la vie physique et sentimentale, un équilibre harmonieux que la tradition
seule, dressée en épouvantail devant elle, n'arriverait guère à assurer.
Ce qui a véritablement sa raison d'être dans notre civilisation occidentale,
ne saurait être atteint par de pareilles discussions de principes.
N'ayant personnellement nul goût pour ce qu'on appelle l'inversion,
beaucoup de lectures scientifiques et littéraires, celle de l'œuvre
de Proust non exclue, n'avaient fait qu'approfondir ce sentiment d'aversion,
mais la partie de l'œuvre de M. Gide où il s'occupe de ces questions,
par la méthode synthétique dont il les aborde et par l'envergure de
sa sensibilité nullement rebutée par l'argument scientifique, a fait
que brusquement j'ai vu se rattacher à la vie des constatations qui
n'étaient encore en moi que des schèmes scientifiques. En même
temps, j'ai entrevu le moyen de rendre justice à des tempéraments
différents du mien et c'est là, me semble-t-il, un réel gain moral.
Ceci ne revient pas, d'ailleurs, à justifier toute action quelle qu'elle
soit et notamment pas celle du moindre effort si répandue chez tant
de critiques et qui, elle, est essentiellement à la base de tout principe
vicieux. Mais au contraire dans toute sincérité active, il y a-une
part qui, de toute façon, échappe à l'erreur et qui par là même ne
peut être considérée comme nocive. M. Gide,
que les questions théologiques aussi bien que scientifiques préoccupent
au plus vif degré et qui de plus détient le secret de l'expression
subtile et adéquate, me rappelle parfois la figure hautement morale
de Joseph Priestley qui fut à la fois un prédicateur dissident et
un observateur scientifique de premier ordre, comme j'ai eu l'occasion
de le rappeler précédemment [191] dans cet essai. Les préoccupations
théologiques et scientifiques de Priestley furent, en général, nettement
séparées les unes des autres, mais se trouvent pourtant avoir été
commandées, de son propre aveu, par un principe commun : le besoin
de combattre tout préjugé et de ne reconnaître en matière scientifique
et religieuse aucune opinion non contrôlée. Ceci lui a valu d'être
mis au ban de la société anglaise d'alors et lui a causé d'innombrables
ennuis et tracasseries, mais lui a aussi assuré, autour de soi, au
delà des mers et par delà les temps, des admirations ferventes et
profondes, à commencer par l'amitié du vénérable président Jefferson
auquel il a dédié sa dernière œuvre, une histoire ecclésiastique. Il n'y a,
pour aller d'un cercle de perfectionnement à un autre, qu'une seule
voie : celle de la sincérité absolue envers soi-même. Sur le
chemin dur et long qui est celui des réformateurs petits et grands,
en Art, en Science comme en Religion, c’est cela seul qui importe
et non le degré de logique cher à M. Maritain. Comme le tronc d'un
arbre change entièrement de structure au départ des branches et déconcertera
par ses nœuds bûcherons et charpentiers, mais retrouve dans les branches
l'élan des fibres nettes et droites, de même l'activité spirituelle
de l'homme présente des phases de ramification et d'extension qui
échappent aux principes habituels d'analyse de la pensée. La logique
est la mesure à appliquer aux états de repos, mais les états naissants
et les mouvements d'idées ne valent que par la puissance de leur véracité.
(1) Commerce
III, Hiver 1924. (2) Commerce
IX, Automne 1926. (3) A la même époque où un Cuvier, un Alexandre
de Humboldt ou bien encore l'école de chimistes créée par Lavoisier
disposaient en de puissants faisceaux les éléments de plus en plus
nombreux d'une brillante science positive, ailleurs, d’autres savants,
attirés par une tendance essentiellement métaphysique, fondaient cette
« philosophie de la nature » qui considère les phénomènes
physiques comme des polarisations de principes abstraits et les êtres
organisés comme des décomposés d'un plan unique et divin. Leur chef
— d'envergure géniale et de caractère tumultueux — était précisément
Lorenz Oken. Cet homme extraordinaire, dont certains biographes ont
fait ressortir le type physique méditerranéen, peu fait, disent-ils,
pour la mentalité allemande, était un singulier mélange de poète et
de naturaliste, admirablement à sa place dans le mouvement d'idées
romantiques d'alors. Originaire d'une famille de paysans badois, il
avait fait ses études médicales, était devenu un adepte du philosophe
Schelling et avait brillamment professé la médecine et l'histoire
naturelle à l'Université d'Iéna, tout en s'intéressant vivement au
mouvement politique de la Jeune-Allemagne et en créant comme tribune
à ses idées nouvelles la revue Isis, devenue par la suite un
véritable centre de ralliement. Ces nouvelles idées, développées dans un système
complexe de philosophie de la nature, étaient des plus originales
et bien entièrement romantiques. Voici au hasard quelques-unes de
ces idées de Oken : Le crâne, qui n'est que le développement et la
répétition de l'épine dorsale sous une autre forme, est composé d'une
série de vertèbres ; La forme élémentaire de tout organisme est celle
d'une vésicule muqueuse, répétant la figure primitive de la planète ; Au moment de la formation d'un nouvel organisme,
la nature retourne au chaos originaire et fixe alors certaines de
ces vésicules muqueuses primitives, de sorte que chaque individu naît
au fond de l'Absolu et non d'un autre individu ; L'espace c’est le temps qui se repose, etc., etc. Après s'être vaguement brouillé avec Goethe au
sujet du principe des métamorphoses et avoir enseigné quelque temps
la physiologie à l'Université de Munich, il fut appelé, en 1833, comme
premier recteur à la tête de l'université qu'on était en train de
créer à Zurich et à laquelle il devait donner un relief tout particulier. Il était alors, en effet, à l'apogée de
sa gloire qui ne tarda toutefois pas à s'éteindre devant l'éclat de
la nouvelle science positive, et quand il mourut, en 1851, il était
presque devenu une figure légendaire déjà. Une seule fois il y eut depuis lors, de la part
d'un naturaliste, une tentative systématique de comprendre les êtres
vivants d'une façon analogue, tentative inspirée non plus par la philosophie
de Schelling, mais par celle de Hegel. L'auteur en fut le médecin-philosophe
et patriote italien Camillo de Meis (1817-1891). Cet homme original
et remarquable, ami de Spaventa, de De Sanctis, de Ruffini, vivait
alors, à l'époque de la mort de Oken, comme exilé politique à Paris
et ne devait publier qu’en 1868, à Bologne, son œuvre principale,
Dopo la laurea. (4) Je n’en veux pour témoignage que cette adresse
présidentielle prononcée devant la Linnean Society de Londres, en
1917, par l'ancien directeur de Kew Gardens, l'éminent Sir David Prain,
où il a insisté sur les dangers d'une pareille myopie. (5) Je n’ai pu retrouver la trace de cet épisode
dans les œuvres de Galilée, mais elle correspond si parfaitement à
ce que nous savons de lui, par ailleurs, que je n'ai pas craint d'en
faire usage ici. (6) Essentiellement différents des « Zwischenstufen »
de Hirschfeld.
Jean Strohl professeur à l'Université de Zurich.
andré Gide est né, comme Flaubert, d'une mère rouennaise. Comme pour Flaubert,
dont le père était Champenois, le pays de sa mère, les propriétés
maternelles, sont devenues, pour ce fils de père languedocien, le
coin de terre où il a amorcé ses racinements et ses déracinements.
Par son oncle Pouchet qui lui légua sa collection d'insectes, il tient
même à la famille et aux amitiés de Flaubert. Et l'auteur
de Numquid et tu ? a
fait de Flaubert cet éloge extraordinaire : « Sa correspondance
a, durant plus de cinq ans, à mon chevet, remplacé la Bible. C'était
mon réservoir d'énergie. » Mais quelques lignes plus bas, il
arrive à dire que partout il voit chez Flaubert contention,
gaucherie, que Flaubert n'est pas plus un grand écrivain que Gustave
Moreau n'est un grand peintre. Ces alternatives
de déification et de restrictions nous laissent penser qu'il n'est
pas arrivé sur Flaubert à un jugement équilibré. Il l'a senti en artiste
comme une influence à subir et à aimer, puis à déclasser de parti
pris pour se libérer. Il y a cependant une amitié intellectuelle entre
ces deux Rouennais. Certes Gide met son élégance à ne pas être un
raciné, ne pose son ascendance normande que pour la voir immédiatement
fondue dans un croisement, un brassage, une circulation, une nature
d'artiste et d'arbitre. Mais comme Maurras le lui a représenté dans
l’Étang de Berre, on est, en pareil cas,
du pays où l'on choisit son tombeau, pour lequel on écrit Sur l'élection de mon sépulcre. Gide a
son Croisset dans Cuverville. Et Flaubert
et Gide ne s’engagent pas à la légère dans ces campagnes. Ils ont
de bonnes cartes du pays ennemi. Le chef-d'œuvre de cette cartographie,
c'est le Dictionnaire des [193] Idées Reçues
de
Flaubert. « Il faudrait, disait-il, qu’après l'avoir lu on n'osât
plus parler, de peur de dire naturellement un mot qui s'y trouve. »
Flaubert a su animer son dictionnaire, y découper des bonshommes,
créer puissamment des êtres qui pensent par idées reçues, comme Sancho
par proverbes : Homais et Bournisien, Bouvard et Pécuchet, deux
moitiés antithétiques et complémentaires du monde, rond comme la lune,
de l'idée reçue, reçue des deux mains parce qu’elle est donnée de
deux hémisphères. Ce filon,
Gide l'a exploité dans Paludes,
les Caves du Vatican,
les Faux-Monnayeurs. Ce
sentiment de la platitude de la vie, surtout de la vie des autres
qui n'est pas une vie d'écrivain (« Moi cela m'est égal parce
que j'écris Paludes »), ces
albums de caricatures à la Daumier et à la Forain, cette raillerie,
moins, comme Flaubert, du bourgeois et de l'humanité moyenne que de
la pauvreté intérieure, ces pinceaux de lumière cruelle jetés sur
des réprouvés, cela c'est Bouvard. L'intelligence,
la présence de la conscience et du concerté, qui rapprochent Gide
de Flaubert, on en voit la forme et la preuve dans le bilatéralisme
de l'un et de l'autre, — ce bilatéralisme impartial qui leur fait,
quand leurs nerfs ne les commandent pas, accorder la même existence
et les mêmes droits aux formes contraires, et, plutôt que d'être arbitres
eux-mêmes, proposer ces formes à l'arbitrage. Intelligence compensée,
naturelle à l'avocat, ce produit de la processive Normandie, mais
qui, sortie du terre à terre légiste, donne les grands historiens
critiques, Tocqueville et Sorel.
Ce sens
critique est bien éloigné du sens oratoire et conciliatoire. Il ne
cherche pas l'assentiment du lecteur, mais son inquiétude. Il aime
l'étonner, le scandaliser. Flaubert, qui vient de recevoir Sœur Philomène, écrit
aux Concourt qu’assurément c’est bien, mais qu'ils ont le tort de
ne pas chercher à être désagréables au lecteur. Pascal parle d'un
art d'agréer : pour un romancier critique il y aurait un art
de désagréer, que Flaubert a su atteindre (lisez le récit de sa visite
à Lamartine après Madame Bovary et la presse de l’Éducation)
et que Gide exploite avec plus de doigté : Paludes, les Caves,
les Monnayeurs en sont
de remarquables exemples. C'est très bien. Quand le livre [194] réussit, on en est d'autant plus
fier qu'on n'a pas cherché le succès, au contraire. Et quand le public
ou le critique se fâchent, on se dit qu'on a réussi à leur être désagréable,
ce qu'on voulait. « Tant
pis pour le lecteur paresseux, écrit Gide dans le Journal des Faux-Monnayeurs : j'en veux d'autres.
Inquiéter, tel est mon rôle. Le public préfère toujours qu’on le rassure.
Il en est dont c’est le métier, il n'en est que trop. » Rien
de plus sain, à mon avis, que cet état de guerre de l'auteur avec
son lecteur. Et c'est la bonne guerre : une guerre civilisatrice,
ou une guerre coloniale. Le critique, syndic des lecteurs, participe
en général à cette guerre dans leurs rangs. Mais il sait aussi traiter
avec l'auteur, exploiter et utiliser l'ennemi, se débrouiller enfin :
le Grec conquiert son vainqueur. Qu'il soit de l'auteur ou du critique,
le dernier mot, dans un tel dialogue, demeure toujours à l'intelligence.
Tous ces Normands voulaient se divertir de nous. On apprend à hurler, dit l'autre, avec les loups.
La Correspondance de Flaubert a pu servir
de Bible à Gide parce qu'elle représente en littérature la profession
de foi la plus complète et la plus vivante d'une existence consacrée
à l'art, d'une transposition des disciplines religieuses en disciplines
d'artiste, des contraintes morales en contraintes esthétiques. Cet
unum necessarium voulu et pratiqué par Flaubert, Gide en a repris
la suite, en a repéré comme lui les sources et les transpositions
chrétiennes. Mais tandis que l'auteur de la Tentation
trouvait un ordre d'images et de correspondances satisfaisantes
dans la vie monacale, Gide, protestant, a tiré les siennes d'un christianisme
plus intérieur et plus nu. Je pourrais
les rapprocher tous deux dans l'idée de l'art pour l’art : je
m’en garderai bien. Je m’en garderai simplement parce que c’est là
une idée périmée, que nous avons épuisé ce débat, et que ce vocable,
qui appartient au temps des jupes longues, n’a plus cours. Démodée
dans la forme, l'attitude n'en correspond pas moins à une réalité.
Quand Gide met quelque bravade naïve à définir la morale une dépendance
de l'esthétique, il ne paraît point que son attitude diffère beaucoup
de [195]
celle de Flaubert, qui elle-même ressemblait
assez à celle de Gautier. Tout au plus, à l'art immoral de la préface
de Mlle de
Maupin, Flaubert substituerait
l’art amoral, et Gide un art supramoral. Quand Valéry écrit que par
la rigueur de ses refus « la littérature rejoint le domaine de
l'éthique », que « c'est dans cet ordre de choses que peut
s'y introduire le conflit du naturel et de l'effort ; qu'elle
obtient ses héros et ses martyrs de la résistance au facile; que la
vertu s'y manifeste et par conséquent l'hypocrisie », il abonde
dans le sens de Gide et rallie le centre des positions flaubertiennes. La correspondance
de Flaubert, j'y vois les plus grandes caves de la littérature française.
Pas de métaphore œnologique, ici, mais une métaphore architecturale :
les caves sont le bâtiment. Je veux dire qu'aucune œuvre de romancier
n’est fondée ou appuyée sur une pareille somme de sens critique ni
sur une mystique aussi profonde du métier, du message et de la destinée
littéraires. (Avant Flaubert il y avait un peu Gautier, non les écrits
de Gautier, mais les propos de Gautier, ces propos dont le vol en
ciel libre le consolait, et consolait ses interlocuteurs, de la basse-cour
où le tenaient les nécessités de la copie.) Mais Flaubert ne paraît
jamais s'être douté que cette correspondance pût et dût être publiée.
Lorsque vers 1878 il allait le dimanche dîner chez ses parents de
Rouen, il pouvait croiser près de l'Hôtel-Dieu la famille Rondeaux
qui revenait du culte, et devant laquelle marchait, en tenant sa cousine
par la main, un garçonnet de huit ans à la figure pâlotte et renfrognée.
Comme les Rondeaux étaient parents des Pouchet, le romancier et le
fabricant échangeaient peut-être un coup de chapeau. Qui eût dit à
Flaubert que ses lettres, réunies en cinq ou six volumes, remplaceraient
un jour aux mains ou au chevet de ce moutard la Bible calviniste,
l'eût placé dans un carrefour d'invraisemblances d'où un Hénaurme !
lui-même ne l'eût pas sorti. Comment
se fût-il accommodé de savoir ses caves livrées au public, habitées,
converties en temples pour un culte ou en chapelles pour une littérature,
je n'en sais rien du tout. Mais la génération du jeune André allait
employer en effet à cet usage les caves de Croisset. Et une fois sur
cette voie Gide est allé loin. Il a écrit,
lui aussi, sa Correspondance
de Flaubert. Seulement il l'a voulue anthume. Il nous a fait manger
son blé en herbe, et tant mieux ! Panurge indique toutes sortes
d'usages auxquels est propre le blé ainsi consommé. [196] Une seule
œuvre de la littérature française a été, au fur et à mesure qu'elle
se composait, l'objet d'un « journal ». C'est Madame Bovary, dont les lettres à Louise Colet donnent le bulletin.
(Les lettres à Pouchet, qui accompagnaient Salammbô
d'un bulletin analogue, ont été détruites.) Le Journal des Faux-Monnayeurs, qui fait suite ou complément lui-même
au Journal d'Édouard, introduit sous figure de consommation
immédiate ce qui impliquait, pour Flaubert et autour de Flaubert,
la forte collaboration de la durée. Ne disons rien de la manière dont
les vieux rythmes sont par là dérangés et bousculés. Reconnaissons
seulement, dans les deux cas, la présence et la volonté d'un art intellectuel,
contrôlé, discuté, dont le terreau implique dans sa composition les
sels de la critique : sels que seulement Gide isole et dissocie
par des artifices de chimiste, à côté desquels la simplicité et la
sûreté paysanne de Flaubert paraissent d'un grand style. De l'Hôtel-Dieu
à la maison de Corneille, le chemin, à Rouen, n'est pas bien long.
Hasarderons-nous qu’il y a chez Corneille aussi une part de critique,
de combinaison, de lucidité à la fois pénétrante et avocassière que
manifestent ses préfaces, ses examens et ses discours ? Un élément
critique qui s'accorde singulièrement avec un élément mystique, une
mystique du théâtre comme il y a chez Flaubert et Gide une mystique
de la littérature. « En
parlant ainsi d'Azaïs, dit Gide, c'est moi que je rends odieux...
Dès que je suis près de lui je ne peux plus me sentir. » Le Flaubert
de Bouvard et Pécuchet approchait aussi de
ce niveau de base. Il atteindrait son but, dit-il dans une lettre,
si ce livre faisait au lecteur l'effet d'avoir été écrit par un crétin.
Je veux
qu'on me prenne pour un crétin... Je me rends odieux... Je ne peux
plus me sentir... A ces phrases nous nous reconnaissons dans les marais
de Paludes. Paludes, dit Gide, c'est l'histoire
de qui ne peut voyager. Mais Flaubert et Gide ont pu voyager. Flaubert
et Gide, Normands, ont aimé voyager. Tous deux, quand ils ne pouvaient
plus se sentir, n'ont eu qu'à prendre le bateau pour ressaisir le
goût d'eux-mêmes. L'Afrique
les a pareillement renouvelés. Ces Guiscards y [197] ont trouvé leur Sicile. Ces fils
d'une province maritime ont donné à une partie d'eux-mêmes une figure
orientale. Ils ont demandé à l'Orient des phrases (certaines pages
des Nourritures sont orchestrées à la Salammbô), des tentations, et
surtout un rajeunissement intérieur. La littérature suivant volontiers
l'armée dans les fourgons, ils ont exploité, après Fromentin, la conquête
française de l'Afrique du Nord, en ont rapporté un bilingue africano-normand. La personne
de Flaubert flotte entre Emma Bovary (Madame Bovary, c’est moi !)
et saint Antoine. Ce point personnel, intermédiaire, lui aussi, un
peu, entre la femme mécontente et le solitaire, on dirait que Gide
y a placé son Saül, écrit en Italie avec
des souvenirs de Biskra. Qu'est-ce que son roi Saül ? Mme Bovary
parmi des démons. On y trouve même la scène entre Emma et Bournisien :
c’est celle de Saül et du grand-prêtre, idiot à souhait, scène qu’on
imagine aussi entre Gide et le pasteur Bavretel. Les démons, le diable,
ont évidemment moins de place dans les curiosités de Flaubert que
dans celle de Gide, mais on voit un démon assez saülien apparaître
à l'agonie d'Emma, c’est l'Aveugle. On dira peut-être que j'exagère.
C'est bien possible. J’ai presque envie de raturer cela, et je le
laisse à titre de variation sur le « Madame Bovary, c'est moi ! ».
Une femme nerveuse se dissimule sous l'admirable intelligence critique
de ces écrivains. Ils ont voulu la perdre ou l'oublier par le voyage.
Au contraire, ils l'ont ramenée plus vive et plus exigeante :
ils ont dû s’en débarrasser, ou croire qu'ils s’en débarrassaient,
par une œuvre.
Tous deux
sont de leur province, mais l'un des deux seulement est de province,
Flaubert. Leur éducation fut bien différente. Flaubert, provincial
comme Corneille, est resté jusqu'au bout, ainsi que disait Frédéric
Masson, un médecin de Rouen. Il en avait la saveur et l'épaisseur,
la solidité et la vulgarité. Il fallait de la bonne matière provinciale
pour modeler cet immense et tonitruant bonhomme. Gide, au contraire,
a reçu une éducation toute parisienne ; il a débuté, et dès le
collège, parmi les artistes les plus raffinés, les produits alexandrins
de capitale. Il relève d'un ordre plus intellectuel et moins créateur
que Flaubert. Flaubert appartient à la race des grands [198] Normands bâtisseurs,
dont l'œuvre porte dans sa coulée puissante une force d'institution :
un Malherbe, un Corneille, un Maupassant. Gide serait de la race des
Normands analystes, intelligents, fins, pris de bonne heure par Paris,
les hommes de la chapelle, de la dentelle et des ivoires, un Tocqueville
en politique, un Henri de Régnier en poésie, un Rémy de Gourmont en
littérature générale. Tout de même il demeure bien plus que ceux-ci
un Épigone de Flaubert. On comprend la place de la Correspondance
à son chevet. On comprend aussi qu'il l'en ait enlevée avec impatience,
qu'il ait cherché le déracinement et le dépaysement contre Flaubert,
qu'il ait demandé secours à ses esprits qui l'aidaient mieux à sortir
de lui-même, à se délivrer de sa famille spirituelle. Albert Thibaudet [199] APPENDICE
« Bewundert viel und viel gescholten »
(1).
L'œuvre
d'André Gide a soulevé, ces derniers temps, de violentes oppositions,
ainsi qu’il fallait s’y attendre. Les articles de MM. Paul Souday,
Henri Massis, Henry Béraud, pour ne citer que les plus importants,
ont été réunis en volume où les lecteurs peuvent aisément les retrouver. Ces quelques
phrases de M. Henri de Régnier risquent de se perdre et nos lecteurs
nous sauront gré de les reproduire à titre de curiosité. Je ne nie pas à M. Gide une certaine valeur littéraire et quelques-uns
de ses premiers ouvrages ne sont pas sans mérite. Il y a de l'estimable
dans les Nourritures terrestres et dans
La Porte Étroite, mais comment
M. Souday peut-il accorder une importance quelconque à une platitude
comme La Symphonie pastorale ou
à des élucubrations absurdes comme Les Caves du Vatican et
Les Faux-Monnayeurs ? Heureusement
il signale, pour les réprouver, les pages dégoûtantes qu'on peut lire
dans Si le grain ne meurt. Comment
M. Paul Souday s’est-il laissé prendre à la médiocrité prétentieuse
de ce médiocre prosateur ? Je sais bien que M. Gide a fait, un
instant, figure de chef d'école, mais de chef d'école dont l'effigie
ne marquait que fausse monnaie, celle qui n'a cours que sous le manteau
de Diogène et de Tartufe. (Le
Figaro, 27 septembre 1927.) (1) Beaucoup admirée et beaucoup invectivée. (Goethe.
Second Faust.) [201]
|