En 1928, la revue Le Capitole a rendu un "Hommage à André Gide" sous la forme d'un numéro spécial regroupant des études, des souvenirs et des témoignages sur André Gide. Entreprise réussie selon Maria Van Rysselberghe qui note dans son journal au 10 février 1928: "Je suis arrivée à Colpach il y a trois jours. J'y ai trouvé le livre sur André Gide édité par le Capitole. Je m'y suis jetée avec gourmandise, amusement, curiosité, et l'ai lu d'un trait jusqu'à avoir la nausée du gidisme, du monde gidien, de la chose gidesque! Après tant d'analyses, quel rafraîchissant souvenir que celui de l'avoir revu il y a quelques jours en passant à Paris, lui-même, avec cette irréductible saveur qui n'a de nom que le sien. C'est amusant de voir les endroits où il ne colle pas à sa légende, qui est du reste révélatrice aussi de sa réalité. En somme, ce livre d'hommages est plutôt réussi."

On trouvera ci-dessous les articles figurant dans le numéro spécial, à l'exception des Feuillets de Gide et des notes notes bibliographiques de Arnold Naville.

Table des matières

Paul Valéry.................... Lettre

André Gide.................... Feuillets

Henry Bernstein............. Le personnage

François-Paul Alibert..... Au hasard d'André Gide

Claude Aveline.............. Aspect d'André Gide

J.-E. Blanche................. André Gide

Jacques Copeau............ Remarques intimes

Benjamin Crémieux....... André et l'art du roman

Marie-Jeanne Durry...... La poésie d'André Gide

Edmond Jaloux............. André Gide et le problème du Roman

Pierre Mac-Orlan......... André Gide et l'aventure

Roger Martin du Gard.. Son "Influence"

François Mauriac......... L'Evangile d'André Gide

André Maurois............ Rencontre d'André Gide

Lucien Maury.............. Le bon sens dans l'oeuvre d'André Gide

Henry de Montherlant.. Acheminement vers Gide

Paul Morand............... André Gide voyageur

Léon Pierre-Quint....... Notes sur André Gide

Jean Prévost............... André Gide critique

Jean Royère............... Formule d'André Gide

Jean Schlumberger..... Gide et les débuts de la N.R.F.

Jean Strohl................ Réflexions sur les relations entre l'art et la science

Albert Thibaudet....... Gide et Flaubert

 

 

HOMMAGE

A

ANDRÉ GIDE

 

ÉTUDES-SOUVENIRS-TÉMOIGNAGES

ÉDITIONS DU CAPITOLE

101, Rue de Sèvres – Paris

 

 

Il nous a paru que l’intérêt particulier de cette publication devait être d'offrir une occasion de parler à ceux des amis ou admirateurs d'André Gide qui n'avaient point trouvé jusqu’à présent l'occasion de s'exprimer sur son compte. Voilà pour quelle raison l’on n'y trouvera pas d'articles de Ch. Du Bos ou de Daniel-Rops, chacun préparant un livre sur André Gide ; ni de Bernard Faÿ, de Michel Arnauld, de Félix Bertaux ou de René Lalou, qui écrivirent sur l'œuvre d'André Gide des études si remarquables.

Pour le groupement des collaborateurs de ce livre, nous avons cru bien faire en adoptant l'ordre alphabétique, exception faite pour M. Henry Bernstein qui, comme invité, devait passer le premier.

 

Paris, le 5 décembre 1927.

Cher Monsieur,

Tout a contrarié mon désir de contribuer au Numéro du Capitole que vous allez publier et qui doit être consacré à André Gide. Des occupations écrasantes et désordonnées qui me sont imposées m'ont rendu impossible d'écrire dans le délai marqué ce que j'entendais vous donner. Je n'ai pu rien faire sur lui par les mêmes causes qui m'empêchent de rien faire pour moi. C'est avec un grand regret que je renonce à mon projet de préciser en moi et de dessiner pour le public la figure singulière de Gide, qui est le personnage le plus original et l'un des auteurs les plus importants de la littérature actuelle. Voici quelque trente-cinq ans que je le connais familièrement, cependant que nos différences se développent à merveille. Nos sentiments sur presque toute chose sont généralement opposés, mais d'une opposition si naturelle qu’elle équivaut à une harmonie et qu’elle crée entre nous une liberté vraiment rare des échanges de pensées. J'aurais donc essayé de peindre un Gide par la méthode de nos différences qui me semblait la plus exacte, la plus honnête et la moins infectée de la manie absurde de juger.

Veuillez trouver ici l'expression de mes sentiments distingués.

Paul Valéry

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LE PERSONNAGE

 

Une carrière d'artiste est un drame. Le drame d'André Gide, je me le représente particulièrement triste et violent.

Est-ce là raison pourquoi Gide a pensé que je pourrais et devrais parler de lui ? Est-ce la raison de cette curiosité, parfois irritée, qui est un élément essentiel de mon admiration bien ancienne déjà pour le héros de Si le grain ne meurt ? (Oui, sans doute, un héros) (1).

Si j'étais un esprit attentif, patient et raisonnant, et que je me mêlasse aussi de critique littéraire, j'appliquerais peut-être une assez plaisante méthode. Avant d'examiner les idées qu'expose un écrivain, je m’efforcerais de saisir ce qu'il a de plus matériel, de plus charnel, le rythme, le son de sa phrase. Il y a dans ce mouvement de phrase qui se développe la plus intime des révélations. Lorsque nous rencontrons un inconnu et que nous voulons surprendre un peu de son secret, essayons-nous d'abord de savoir ses théories ou ses systèmes, ce qu'il pense de Dieu et de la destinée ? Nous cherchons ses yeux, la torsion de [31] sa bouche... nous tâchons d'étudier sa démarche, nous écoutons sa voix.

Sous la phrase d'André Gide, qui ne distinguerait un être qui veut plaire et qui s'offre, en refusant toujours de se livrer, le désir d'inquiéter, de dérouter et de reprendre, des appréhensions et des répulsions presque féminines, le goût des pièges et des filets de soie, une intelligence fringante, souvent fort sèche, mais qui jouira de douter d'elle-même, de se perdre en quelques instants d'angoisse voluptueuse ?

Nous pensons à un Voltaire qui serait un peu ivre, ou qui voudrait le paraître, qui tituberait pour dissimuler le secret de son pas. Nous pensons aussi à un Racine redoutant de s'alanguir, hors des minutes d'abandon fixées par son intelligence.

Et comment ne pas sentir l'austère coquetterie, toute la rouerie délicate de cet être, devant telle page, dont chaque phrase est si nette, si aiguë et si resplendissante, que l'on demeure ébloui et hésitant, comme aveuglé par tant de clarté ?

Mais cette façon de déshabiller un écrivain par saluts et révérences, sans paraître toucher seulement au col de son habit, serait indigne et de Gide et de moi. Gide qui a consacré quarante ans de sa vie à rechercher la vérité, qui, dans ses dernières œuvres, a tenté d'atteindre à la sincérité d'un Rousseau, mérite d'être traité avec le plus grand respect, je veux dire avec franchise. J'exprimerai donc très simplement ce que je crois qu'il a été et ce qu'il pourrait devenir.

Mais, d'abord, le hasard veut que je n'aie fait qu'entrevoir Gide, que nous n'ayons jamais échangé deux mots. Cela me semble avantageux, en la circonstance ; ainsi, je devrais courir de moindres risques d'erreur.

 

L'enfance. Gide à douze ans... Déjà, depuis plusieurs années, la chair le tient. Si le grain ne meurt nous apprend ce que nous avions tous deviné dès Les cahiers d'André Walter. Deux désirs sont en lui, peut-être égaux en force à l'origine, peut-être pareils de nature : celui du plaisir sexuel, celui de la connaissance. Le désir physique est réprimé dès qu'il paraît, par les leçons du prêtre, des parents, par une soif aussi voluptueuse, sans doute, d'idéal et de pureté. Mais ce refoulement créera au fond de l'être un aigre ferment, ou plutôt une source fiévreuse, qui va s'épancher furtivement, honteusement, presque en des rêves. [32]

Le désir de la connaissance, au contraire, se développe, encouragé par tous, honoré. Le petit Gide trouve dans l'effort licite ce plaisir enivrant de la conquête, qui est l'essentiel de l'amour et que les voluptés solitaires ne lui ont pas encore permis d'imaginer. Et comme les besoins de la chair ne s'imposent pas avec une force irrésistible chez cet adolescent assez chétif et qui n'est pas complètement privé, toutes les vigueurs sont mises au service d'un esprit ambitieux de notions abstraites, chaque jour plus prompt à comprendre, à raisonner.

Les sens, toujours délicieux, sont oubliés ou enchaînés, — sauf s'ils s'échappent en quelque brève crise, — car ils ne peuvent que troubler l'intelligence. Ces sens, d'ailleurs, sont si particuliers et si étranges, qu'en aucun des livres qu'il lit, Gide ne trouve leur inquiétude exprimée. Une séparation de plus en plus profonde se creuse entre le monde de son corps et le monde abstrait où il s'enferme. Il s'habitue à jouer librement, habilement, et trop subtilement peut-être, avec toutes les notions humaines que la lecture a déposées en lui, mais qu'il n'a pas vérifiées par l'expérience. Il se fait un esprit de philosophe du XVIIIe siècle.

Vers seize ou dix-sept ans, je me le représente suprêmement intelligent... Il n'est plus qu'un faisceau d'habitudes classiques : clarté, ordre, raison. Pénibles habitudes que bientôt il va trouver vaines et qu'il souhaitera de briser, mais sans jamais aller au bout de sa révolte. Cette discipline acquise, et souvent abhorrée, ce combat, ce déséquilibre, donnent aux livres leur forte saveur, à cette existence, son tragique.

Le voici, un peu plus tard, découvrant que la vie existe. Ses sens l'ont sans doute averti. Les plus belles images inventées par les hommes, il voit enfin que ce sont des essais bien maladroits. Le monde s'étend devant lui : il n'a qu'à s'y plonger pour le connaître. Pourquoi reste-t-il sur la rive ? Nouvel Hamlet, pourquoi hésite-t-il, un pied en l'air ? Pourquoi repose-t-il enfin ce pied à terre et renonce-t-il au plongeon ?...

Au vrai, ces terribles remous l'épouvantent : il se doit avant tout de protéger sa raison ! Tyrannie de l'éducation, domination de l'esprit... Pourtant, il voudrait bien savoir le goût de cette eau si trouble. N'osant s'y précipiter la bouche ouverte, il en prélèverait volontiers quelque peu, pour l'emporter dans une bouteille. Placé devant l'énormité de la vie en fusion, Gide songe à en analyser une parcelle. Mais cette matière sans bornes [33] est fluide, parce qu'elle est brûlante. N'y touchons pas avec la glaçante intelligence. Nous figerions le flot... Se souvenir de la fable du roi maudit qui changeait en or toutes les choses vivantes qu'effleuraient ses doigts, et qui faillit mourir de faim et de soif sur ses richesses !

Gide a adoré la vie, mais souvent d'amour platonique. C'est un délice, pour ceux qui ont le goût des complexités, que de l'entendre maudire les livres, prêcher l'anarchie, le départ !... Soyons libres, soyons modernes, s'écrie-t-il, et il nous raconte Narcisse, Philoctète, l'Enfant Prodigue ou Bethsabé... Et les démesurés, Whitman, Dostoïevski l'attirent. Il croit y rencontrer la vie. Ce sont des livres encore ! Il se penche sur ces monstres, il caresse leur dos, mais seulement par-dessus la barrière. Il ne se résout pas à sauter dans la fosse. C'est peut-être Pasiphaé, mais qui n'attend pas le taureau. Position délicieuse et ambiguë !

Et pourquoi agirais-je, a-t-il semblé dire, découvrant de bonne heure, pour se justifier ou pour se persuader, le plus délicat des prétextes. Toute action limitera l'avenir... Pour agir, je devrais me resserrer sur moi-même, prendre une forme, supprimer toutes mes tendances secondaires, qui sont peut-être ce qui me fut donné de plus exquis, ne conserver que l'essentiel ; je devrais me diminuer. Je ne veux renoncer à rien, à aucun possible, je veux jouir par toutes mes fibres, je veux toucher toujours au ciel et à l'enfer. Et Gide est si bien entraîné à feindre que l'on ne peut mesurer ici le degré de sa sincérité. Mais existe-t-il, en dehors de l'action, des plaisirs profonds, émouvants ? Est-ce sentir la vie, est-ce même goûter la beauté du monde, que de se promener solitaire de Florence au Congo, à la recherche d'un frisson d'aurore qu'on n'avait pas encore perçu, ou d'une nuit sous un ciel inconnu, auprès de quelque corps exotique dont le goût, un instant, étonnera nos lèvres ? Par crainte de borner sa vie, ne court-on pas le risque de la sacrifier, de la perdre ?

Si Gide avait épuisé la vie, démêlerions-nous en lui, plus forts à mesure qu'il avance, cette tristesse, ce cruel regret ? Reviendrait-il toujours vers sa jeunesse, vers le charme de ses vingt ans, vers l'heure décisive où la balance pencha, où son sort fut marqué ? Ses Narcisses et ses Enfants Prodigues et ses Lafcadios, ses Bernards et toute la nichée romantique des Faux-Monnayeurs, il ne les invente pas seulement pour tendre à sa [34] rêverie de beaux corps frais de jeunes gens... Non, non, il recrée ainsi des images de lui, pour se voir tel qu'il eût pu être s'il avait poussé loin des livres, comme une plante de plein vent !

Ce contemplateur rêve à l'action, aujourd'hui, avec tant d'ardeur et de douleur qu'il en vient à collectionner les faits-divers. Voilà le drame ! L'histoire de Gide est faite de ces tentatives de s'arracher à sa gangue intellectuelle, de ce retour constant, nostalgique vers le vivant. Chacun des livres qu'il a écrits est un nouvel effort vers le réel, d'une poignante grandeur.

Gide ressemble à Paphnuce. Il est le Paphnuce d'une autre religion et d'un autre amour. Comme Paphnuce, il pourrait s'écrier : « Esprit, où m'as-tu conduit ? » A quoi tous les écrivains de ce temps voudraient répondre en chœur : « Mais à la gloire ! » Seulement la gloire n'est pas une retraite ; elle ne dispense l'oubli, ni le repos. La gloire n'est qu'un pauvre brevet pour un chercheur de sang et de vie, engagé dans une lutte implacable, dans une obscure, sournoise, atroce lutte avec ses fantômes. Le seul cri qu'on puisse lancer à ce courageux, c'est : « Courage ! »

 

Une chose en vous, Gide, me paraît fortement vivante, plus émouvante dans sa simplicité que les charmes aigus de votre esprit, que tous vos feux tournants. C'est votre sensualité, c'est cette force condamnée qu'il vous a plu de mater, sans jamais essayer de la détruire, et que longtemps vous n'avez voulu évoquer, que pour faire glisser sous la précision de votre style un léger tremblement. Vos sens, aujourd'hui, sont en révolte ; ils ont brisé leur chaîne, ils ont jeté dans vos dernières œuvres les aveux les plus déchirants. Mais vous essayez de les tenir encore, de les étouffer sous vos formes élégantes et froides... Oui, courage !... Vous avez énoncé des faits ; nous ne pouvons nous en contenter. C'est l'âme entière que nous réclamons avec son secret, fût-il terrible. Allez au bout du risque, livrez-vous à ces fièvres qui troublent le sang de vos veines... Et, dussiez-vous enfin manquer une fois de mesure, criez, clamez pour nous votre vérité inconnue !

Henry Bernstein [35]

 

(1) Avant d'appeler en scène mon personnage, de vous tendre cette petite esquisse, qui portera plus d'un trait hasardeux, m’est-il permis de déclarer que je n'aperçois pas chez nos contemporains une pensée critique aussi pénétrante que celle d'André Gide ?

Relisez quelqu'une de ces pages où, sans jamais crier gare, il affronte ce qui paraît presque impossible à saisir et à restituer. On ne saurait dire qu'il collette les difficultés ; vous ne sentirez ni arrêt, ni lutte ; il poursuit son chemin d'une marche égale. Et c'est le lecteur qui s'arrête, pour se retourner et découvrir avec ravissement que la passe vient d'être franchie, que l'obstacle a fondu, que l'inexprimable s'est changé en une vérité élégante et simple, proposée sans hauteur, sur le ton de politesse d'un homme qui ne méprise pas l'intelligence de son auditoire. Quelle souplesse, quelle liberté !

 

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AU HASARD D'ANDRÉ GIDE

 

Je souhaiterais, révérence parler, et sans reprendre à mon compte un sous-titre célèbre, écrire ici ni pour tous ni pour personne. Traiter, fût-ce face au public, d'un écrivain qu'on admire et qu'on aime entre tous, c'est d'abord une confidence qu'on se fait à soi-même. C'est pourquoi je voudrais ne la faire qu'à voix basse, et, en quelque sorte, chuchotée.

 

En matière de critique, je n'ai jamais pu me défendre de je ne sais quel agnosticisme. Je veux dire que prononcer, juger, et décider, me paraissent la chose la plus difficile, voire la plus terrible du monde, et que le respect qu'on doit à un écrivain, et qui compte, exige qu'on s'en tienne, avant tout, à la façon, disait Rémy de Gourmont, dont il associe et dissocie ses idées. Sans doute, il y a les éléments qu'on rejette, et ceux qu'on assimile, mais on ne s'en aperçoit qu'à la longue, et cela aussi « ne s'apprend que dans le silence ».

 

Étant trop son ami, je suis mal qualifié pour parler congrûment d'André Gide. Du moins aujourd'hui, et pour quelques jours seulement, voudrais-je ne l'avoir jamais connu. Car il y a une impartialité du bien ; et je finis par ne plus démêler distinctement l'homme de l'œuvre. Je revois, avec autant de précision qu'il y a vingt ans, près de Mont-de-Marsan, un petit bois de chênes-verts où nous nous sommes récité du Virgile, et découvert une admiration et une ferveur communes pour Dostoïevski. [37]

 

Plus tard, allant et venant sur un chemin qui glisse au ras des prairies vers un rideau de peupliers carolins, dont la jeune verdure tranche contre un ciel couleur d'orage, il me raconte les Caves du Vatican, qui sont sur le chantier, et déjà, presque les Faux-Monnayeurs. Qu'on ne voie là de ma part présomption ni vanité ; c’est simplement hasard de longues confidences au fil du voyage ou d'un séjour à la campagne, sinon réciproque abandon de deux âmes qui, depuis longtemps, chacune de son côté, sentent qu'il n'y a pas « plus d'une chose nécessaire ». Je veux aussi, je veux surtout me rappeler que, quelques années auparavant, ne connaissant pas encore André Gide, et lisant, dans un état de santé où il fallait que je fisse chaque jour un nouvel effort pour échapper aux divinités infernales, L’Immoraliste, que j'avais à la montagne emporté avec le Crépuscule des Idoles, j'ai puisé, ou du moins, je me l'imagine, ce qui est tout un, dans ce livre amer et fort, et dans la leçon qu'il contient, de quoi me reprendre à la vie.

 

André Gide est un écrivain essentiellement coexistant, le plus coexistant que je sache, parmi les écrivains d'aujourd'hui. Mais cela voudrait être abondamment développé.

 

Si l'on m'avait, il y a quelques années, demandé d'indiquer celui de ses héros qu'André Gide s'est peint à lui-même, et surtout à nos yeux, avec la complaisance la plus secrète à la fois et la plus avouée, sans doute aurais-je nommé Candaule. Ni Michel, en effet, ni ce déplorable André Walter, ou tel autre, ne me semblait avoir atteint un aussi haut degré, pour parler comme Nietzsche, de connaissance tragique. Je sais bien que ce qui empêchera toujours Candaule d'être, au sens ordinaire, un héros véritablement tragique, c'est qu'il se regarde penser, c'est qu'il est agi plus encore par sa pensée que par ses passions, ou plutôt que sa pensée n'est que la forme extrême de ses passions. « Où veux-tu me mener, admirable Candaule ? » Ce n'est plus connaissance, mais curiosité tragique qu'il faudrait dire, et qui dépasse la connaissance même, tout autant qu'elle la suscite. Vous me direz que Candaule en meurt ? La belle affaire ! Ce qui importe, [38] ce n'est pas vivre, comme Michel, ou comme Candaule, mourir, vivre et mourir n'étant qu'un des deux termes interchangeables du même jeu, mais d'aller au delà de soi-même, le jeu n'en valût-il pas la chandelle, et le risque n'ayant de valeur qu'en lui-même. Sans doute encore, aujourd'hui ai-je changé d'avis ; j'entends que je choisirais, chez André Gide, un autre héros.

 

Les notes ou renvois sont bien souvent le meilleur d'un livre. On croit que l'auteur n'y met que le résidu de sa pensée, alors qu'ils en contiennent souvent toute l'essence (voir Sainte-Beuve qui, par surcroît, la bonne langue, y déverse son venin le mieux distillé). C'est le tiroir le plus secret, le compartiment le plus verrouillé de son esprit ; il faut d'abord le forcer pour avoir la clef du reste. Je conseillerais donc à ceux qui en seraient encore à chercher la pointe aiguë et ductile insinuée à travers toute l'œuvre d'André Gide, et autour de laquelle toute son œuvre tourne ; je leur conseillerais de lire et relire, dans le Traité du Narcisse, l'éclaircissement placé au bas de la page 83 de l'édition du Mercure de France. J'aime, en outre, que l'auteur, dans une nouvelle édition, y ajoute : « Cette note a été écrite en 1890, en même temps que le traité. » C'est donc qu'il comprend, plus encore que nous, toute l'importance de cette anticipation, et que dès lors, dès avant la vingtième année, André Gide portait toute son œuvre constituée, ou du moins pressentie, dans sa tête. Si j'avais du goût à l'épure, je me divertirais à réduire la note du Narcisse en tableau synoptique d'où je verrais et ferais découler, dans un ordre généalogique point tellement arbitraire qu'on le pourrait supposer, tous les livres d'André Gide, et leurs plus extrêmes conséquences, y compris leurs contradictions secrètes, s'il y en a...

 

On ne combat et ne sert tour à tour ceux qu'on aime qu'avec leurs propres armes. Quant aux autres, les nôtres y suffisent. [39]

 

André Gide, ou le moraliste ; ou la curiosité récompensée ; ou la moralité du style ; ou l'immoralisme des classiques ; ou, mais non point au sens où l'entendait Kant, une métaphysique des mœurs. Car il n'y a pas de fondement universel de la morale, pas plus que de la métaphysique, l'une n'étant, ou ne devant être, qu'un catalogue, une table des mobiles auxquels nous obéissons, c'est-à-dire une psychologie ; l'autre, qu'un sentiment raisonné, c'est-à-dire la transposition de notre nécessité intime sur le plan de l'absolu. Partant de là, ce qu'on nomme Esthétique pourrait-il être autre chose que la science des formes de nos instincts personnels ?

 

Lequel, parmi les meilleurs, ne s'est pas un jour contredit ? Je fais peu de cas de qui n'y succomberait point. Outre que qui que ce soit d'intelligent ne s'en fit jamais faute, et qu'à tout prendre, il vaut mieux cent contradictions qu'un système ; se contredire, après tout, n'est-ce point, la plupart du temps, se manifester ? Il est vrai qu'André Gide dit « manifester », et que se manifester, c'est « se préférer » et « préférer à son prochain l'idée qu'on doit manifester », — ce qui, à première vue, peut n'être pris que pour une déclaration d'égoïsme. On se confond en effet si facilement soi-même avec l'idée qu'on veut manifester : c'est une sorte de bovarysme. La meilleure façon, en pareil cas, de s'en tirer, n'est-ce point de faire la satire de soi-même, — et de son Idée ? C'est, en tout cas, la plus légitime, tout ce qui tombe sous la catégorie de l'intelligence contenant en soi sa propre négation.

 

André Gide est aussi un philosophe cynique. Peut-être est-ce là qu'il faut le plus secrètement le chercher, car le cynisme encore est une pudeur. Toutefois, l'ironie d'un Gide, au lieu d'être, comme chez un Henri Heine, un Jules Laforgue, un Frédéric Nietzsche, consubstantielle à l'effusion lyrique, sentimentale ou philosophique, procède plutôt selon le rythme alternatif. Faut-il y voir, comme le remarquait déjà, dans le Livre des Masques, ce même [40] Remy de Gourmont (mais à un autre point de vue), une influence goethienne, et le conseil, encore détourné, d'un démon qui, plus tard, par la bouche tout simplement du Diable, deviendra un des meilleurs collaborateurs d'André Gide ? Il n'est point très sûr que, dans l'un et l'autre Faust, ce soit le seul Méphistophélès qui ne jette pas sur le monde les vues les plus perçantes et les plus profondes. Et qu'il soit, manichéisme à part, un contrepoids nécessaire à l'éternel équilibre, qui pourrait sérieusement y contredire ? Après tout, au regard de certains esprits, et non des moindres, l'existence du Mal ne serait-elle pas une des preuves, sinon la seule, du Divin ? C'est pourquoi, sans doute, André Gide était-il prédestiné à traduire cet extraordinaire Mariage du Ciel et de l’Enfer, plus infernal, à vrai dire, que céleste, et a-t-il publié, presque simultanément, les Faux-Monnayeurs et certaines Réflexions sur l'Évangile. Déjà la sublime Alissa s'était chargée de nous démontrer une des conclusions de Paludes, à savoir qu'il faut « porter jusqu'au bout toutes les idées qu'on soulève ».

Certains, au nom de je ne sais quoi de préconçu qui peut s'expliquer de bien des façons, lui dénient unité, direction, cohésion enfin. Or, je ne peux admettre de système, et encore, que sur preuves. Bien mieux, je veux que n'importe quelle espèce d'art, sans oublier l'art critique, au lieu de n'être qu'architecture, soit aussi musique et danse et, plus encore, allusion. Ainsi, le miroitement de la mer calmée n'est-il si émouvant que parce qu'il scintille et se joue sur d'incommensurables profondeurs.

Chaque livre, est-il dit dans la Préface de la Tentative amoureuse, n'est qu'une tentation différée. Dès lors, à quoi bon en écrire, et pourquoi ne pas se livrer tout de suite à son démon dominant ? Que penserais-tu d'un éternel Rimbaud qui recommencerait sans relâche, et sans se lasser, le Bateau ivre ? Mais cela peut signifier, ou bien, comme Goethe quand il écrit Werther, qu’on se délivre d'un poids trop lourd de passion, de rêve et de désir ; et l'œuvre d'art n'est plus dès lors qu'une sorte de remords contemplatif, le remords pouvant être défini l'intermittent regret d'un désir dont on n'a pu embrasser totalement l'objet. Ou, [41] mieux encore, que chacun de nos livres n'est qu'un avancement d'hoirie, une hypothèque anticipée, et parfois tout ensemble, comme dans le Prométhée mal enchaîné, rétrospective, sur un bien qu'on voudrait conquérir à tout instant davantage, et qu'on prétend toujours plus abondant, plus précieux et plus beau.

 

J'ai beau m’en défendre, je ne puis rien voir d'autre, dans l'Immoraliste et dans la Porte Étroite, que le même livre retourné, et transposé sous sa forme double et contraire, du héros à l'héroïne. Ne pourrait-on pas en dire autant déjà de la Porte Étroite et des Cahiers d'André Walter ? Lorsque celui-ci s'écrie : « O l'émotion quand on n'a plus qu'à toucher, et qu’on passe... », je crois entendre, à vingt ans d'intervalle, l'incomparable Alissa soupirer : « Que le bonheur soit là, tout près, qu'il se propose... » C'est que, pour les grandes âmes, ou seulement les âmes délicates, rien n’a d'attraits qui n’est pas la vertu. La vertu, il y a bien des manières de l'entendre et de la pratiquer. André Walter et Alissa ne prêchent pas autre chose que « les doctrines du renoncement », renoncement à l'amour pour plus d'amour encore, et à force d'amour. Mais qu'ils finissent bientôt par se complaire orgueilleusement dans leur propre holocauste ! Peut-être est-ce à partir de là qu'il n'y a plus de vertu. Êtes-vous bien sûrs en effet qu'Alissa et Michel, pour opposés qu'ils soient, puissent être animés d'un autre esprit que cet héroïque égoïsme qui seul est digne d'être nommé ascétisme ? Non, Gide, je crois qu'on se préfère toujours. Se préférer, au contraire de Narcisse, n'équivaut-il pas, comme dit Nietzsche, à se surmonter, c'est-à-dire, de plus en plus, à pousser jusqu'au bout le complet, l'absolu épanouissement de soi, au risque, parfois, de sacrifier ce qu'on aime le plus au monde, et soi-même, et jusqu'à mourir, donc jusqu'à se détruire, soit toujours se préférer ? Si je trouve ma plus grande joie dans ma plus grande immolation, qu'aurez-vous à y reprendre, puisque j'y épuise mes forces ? O contradictions infinies, qui saura jamais vous réduire à votre harmonie essentielle ?

J'entends par influence non seulement ce qui nous est favorable, mais encore, mais surtout ce qui nous est contraire, que [42] nous sommes obligés de dominer, sous peine de périr, et qui, dès lors, si nous n'y périssons pas, tourne à notre plus grand perfectionnement. Il n'est pas sans intérêt qu’André Gide, étant de la génération symboliste, ait écrit le Narcisse, le Voyage d'Urien, et quelques autres, petits traités où sa pensée subtile et forte transparaît au voile ingénieux de la fiction. Je ne serais pas éloigné de voir dans le symbolisme un commencement de réduction du romantique au classique. Réagissant contre le carnaval parnassien, il a tourné son regard vers le dedans, vers l'homme intérieur ; il nous fait entendre un accent de l'âme. Mais qu'il est, comme le romantisme, résolument individualiste ! D'autre part, il est moins indifférent encore de se rappeler qu'André Gide est, d'hérédité et de formation, protestant. On ne peut toucher à pareille matière qu'avec des mains infiniment délicates et réservées, les formes dans lesquelles notre instinct religieux s'est, pour ainsi dire, cristallisé, étant ce que nous avons de plus secret, et le domaine interdit au profane. Mais on n'échappe pas, fût-ce par réaction, à la religion où on est né. Or, le protestantisme, c'est, par définition, l'esprit d'examen, et qui va, bon gré mal gré, par la dissociation et la dissolution progressive des dogmes, jusqu'au point où l'homme n'est plus que l'Unique et sa propriété. (J'use à dessein, pour figurer plus commodément ma pensée, du titre d'un livre que je n'ai d'ailleurs pas lu, et qu'André Gide lui-même, si je me reporte à certain passage de Prétextes, tient en médiocre estime. Car, s'il faut prendre son bien où on le trouve, je tiens à préciser que je n'accapare ici qu'une formule.) « Nietzsche, dit encore André Gide, a passé toute sa vie à démolir le fantôme religieux... et, enfermé dans son hérédité protestante comme dans une cage, finit par devenir fou. » Au lieu, par exemple, qu'un Goethe, l'esprit d'examen, loin de le faire verser dans l'anarchie spirituelle, l'introduit à la sérénité philosophique. Car il n'y a de libération, ou, si l'on veut, de délivrance que dans l'œuvre d'art. Mais si, juste au nœud le plus caché de sa création artistique, un auteur ne peut se tenir qu'il ne tourne contre soi-même ce regard critique que l'esprit de la Réforme dirige sur tout ce qui est matière d'intelligence, je dirai qu'il est moraliste. Esthétique, Morale, c'est du reste tout un, chacune n'étant que l'envers de l'autre. Et si encore, mettant à part ce qu'il entre, dans le symbolisme, de dévergondage intellectuel, le classique n'est, d'après Gide, et j'y souscris pleinement, qu'un [43] romantisme dompté ; à combien plus forte raison, et par voie d'amalgame, un certain esprit protestant, appliqué à l'œuvre d'art, inclinera-t-il un écrivain à se dépouiller par degrés, à n'accorder à l'univers extérieur qu'un œil de plus en plus distrait, à n'envisager dans l'homme que le mécanisme et les réactions diversement réciproques de ses passions, par conséquent à faire œuvre classique.

 

Les Précieuses, souligne André Gide, précisément à propos de la Porte étroite, et citant, dans le Journal sans dates, un mot de Ninon à Christine de Suède, ce sont les jansénistes de l'amour. Presque rien, il est vrai, mais qui est grand, sépare jansénisme et protestantisme. Au surplus, pourquoi n'irait-on pas jusqu'à dire que les jansénistes, ce sont les Précieux du Christianisme, ce qui m'importe, à la vérité, assez peu ; de la vertu, ce qui m'émeut davantage ; de l'esprit classique enfin, et j'y applaudis des deux mains. Mais voilà qui touche, à son tour, de trop près au problème du style, pour qu'il puisse être tranché en deux mots.

 

Nous sommes plus d'un à n'avoir pas attendu la confidence que nous fait André Gide, de ce qu'il doit à la musique en général, et, en particulier, à Chopin. Certains de ses livres, la Symphonie pastorale par exemple, s'ouvrent sur un accord parfait, large et plein, qui dégénère en une suite d'harmonies subtilement faussées ; d'autres, au contraire, sur une dissonance qui laisse au reste du récit le soin de la résoudre. Rien n'égale pour moi la mélodie serpentine, mi-équivoque, mi-pathétique qui circule d'un bout à l'autre d'Isabelle. Ce petit roman est peut-être, quant à la pensée, le moins significatif et le moins éloquent d'André Gide. Pour ce qui est de l'art, il n'en est peut-être pas non plus qui m'agrée davantage, et jusqu'à certaine complaisance, mais si peu appuyée, à la dégradation de l'héroïne. Cela est à la fois insidieux et émouvant. Vous me direz que j'y mets de la coquetterie ? Aucune, sauf, à dire vrai, celle que l'auteur a voulu y mettre. Par surcroît, c'est à partir de là, me semble-t-il, qu'André Gide est devenu résolument banal, au sens vraiment profond du mot, et qu'il y attache lui-même. [44]

 

Il faut toujours sortir de soi, ne serait-ce que pour y rentrer. J'aime qu'André Gide s'évade un jour par la porte un peu fausse des Caves du Vatican, pour s'ouvrir ensuite toute grande celle des Faux-Monnayeurs. Il m'importe assez peu qu'un livre laisse en suspens sa conclusion ; un livre, quel qu'il soit, et surtout qui compte, tire sa conclusion de son existence même. L'auteur devrait-il jamais conclure ? C'est affaire de politesse, et pour garder ce ton de la meilleure compagnie qui veut toujours être en reste avec l'esprit des autres. Ce qu'un bon auteur met au-dessus de tout, c'est l'art des préparations, le divertissement en fût-il parfois un peu laborieux. Et, laisser à un autre livre le soin de conclure le précédent, n'est-ce pas encore sortir de soi, c'est-à-dire inviter notre prochain à se mettre à notre place ?

 

Il y a plus d'un siècle que René s'écriait : « Levez-vous, orages désirés... » — « Levez-vous, implore Luc à son tour, vents de ma pensée, qui dissiperez cette cendre. » Mais Luc n'est qu'un jeune idéaliste, un « qui ne comprit pas la vie ». S'imaginer que c'est par la pensée qu'on arrive à prendre connaissance de soi et des autres, allons, il y a encore là, à rebours si l'on veut, bien du romantisme. Mais je ne voudrais pas me répéter...

 

Toute métaphysique est d'origine sentimentale. Elle procède d'abord du cœur, sinon de l'instinct. Je dis cela aussi de toute théologie, laquelle a pour base la foi. C'est pourquoi, quand la foi est ruinée, laisse-t-elle en nous un si grand vide ; ce qui a son siège dans le seul entendement est si facilement remplaçable ! Or, la foi que le cœur a perdue, il ne s'y résigne qu'avec des larmes. Encore faut-il l'avoir jamais eue ! Mais il y a les formes extérieures de la foi, soit ce qu'on nomme Religion, et qu'on prend plus aisément encore pour de la foi, surtout si la foi est morte. C'est cela, je pense, que nous enseigne El-Hadj le petit berger devenu prophète. Si je voulais, en outre, m'attarder [45] à relever, chez André Gide, des traces communes de son époque, je rassemblerais des points délicats, de secrètes correspondances, entre ce Traité du faux prophète et tel petit fableau de Charles Maurras, qui a nom Eucher de l'Ile. Tous deux, El-Hadj et Eucher, ils n'arrivent à la naissance, l'un de la pensée, l'autre, de la sensibilité, qu'en étreignant un cadavre. Pourquoi aussi le Voyage d'Urien et Sous l'œil des Barbares me font-ils parfois aller, invinciblement, de l'un à l'autre ? Ce que j'en dis là, n'est pas pour désobliger André Gide, mais pour ma propre curiosité, à laquelle d'ailleurs je ne tiens pas tellement, surtout dès qu'elle est satisfaite, et même si elle ne l'est pas.

 

Philoctète est peut-être, avec un autre, l'ouvrage d'André Gide pour lequel j'éprouve le plus de tendresse. Tendresse tout intellectuelle, qui ne se nourrit de rien que d'austère, de sobre et de dur. Je dis que, de toutes les tragédies (c’est tous ses livres que j'entends par là) d'André Gide, Philoctète est, au même titre que Britannicus pour Racine, la tragédie des connaisseurs. C'est-à-dire qu'on y voit le ressort tragique jouer à nu, en tant qu'il ne dépend que des passions de l'esprit ; et que, dans l'une et l'autre, le génie de Racine, tout comme celui d'André Gide, m'y apparaît plus ferme et plus profond, et d'une plus subtile ressource, pour s'y être volontairement réduit à la plus extrême simplicité et avoir si parfaitement rempli son dessein, qui était de faire une tragédie, sans avoir recours à de ces complications ordinaires des passions de l'amour, d'où l'art tragique tire d'habitude ses plus grands effets. Dans la mesure toutefois où les passions de l'esprit ne sont pas, elles aussi, autre chose que de l'amour.

 

Que j'aimerais davantage encore ce magnifique et triste Saül, s'il ne faisait pas tant d'embarras, et pour des choses qui ont si peu d'importance ! [46]

 

Il y a, entre toutes les œuvres d'un écrivain, d'un poète, une pointe, une cime, plutôt devrais-je dire un plateau, d'où il embrasse ses deux versants. Pour étroite ou non qu'elle soit, c'est une transparente et radieuse étendue, une halte de gel ou d'or où l'on respire l'air le plus pur. Ainsi, l’Après-Midi d'un Faune pour Mallarmé ; ainsi, pour André Gide, Philoctète, qui nous fait saisir à la fois, dans un raccourci magnifique, la courbe, le trajet, les détours aussi, d'un esprit qui se cherche, s'oppose à lui-même, se reconnaît, et prend conscience de ses plus profondes richesses, après quoi il n'a plus qu'à s'abandonner au torrent lyrique des Nourritures terrestres, où d'ailleurs, pas plus que Gide, je n'aime pas qu'on l'enferme. Je n'y vois qu'un superbe accident, le fracas d'un barrage rompu, un éclaboussement d'eaux longtemps endiguées, et tout à coup jaillissantes. Me répéterai-je beaucoup si j'ajoute : certain romantisme ? C'est André Gide qui se dénude ; mais que je l'aime mieux quand il s'entoure de triples voiles !

 

Si les premiers essais d'André Gide sont si précieux et chers à mon esprit et à mon cœur, c'est que, chez un auteur, ce que je préfère, ce sont les tâtonnements de sa pensée, son éclosion, le charme d'une sorte de vierge éveil. Et si je préfère à tout Paludes, ce n'est pas seulement que chacun de nous s'y puisse, à un moment précis de sa vie, reconnaître comme dans un fidèle miroir, mais qu'il soit, comme les Nourritures terrestres une Métaphysique de l'épiderme, la Métaphysique du Quelconque et du Quotidien, — et, par surcroît, que le présent qu'il embrasse, encore tourné vers le passé, regarde déjà l'avenir, et avec plus de nuances peut-être, de juxtapositions, d'allégories et de symboles, calculés et concertés comme sans le faire exprès, que n'importe quel autre livre d'André Gide. Dès qu'un esprit devient vraiment lui-même, je ne dis pas que je m'y attache moins, surtout s'il porte loin et haut sa fleuraison, mais que ses fleurs et ses fruits ne me touchent qu'autant que j'y retrouve, dans leur épanouissement et leur goût, les commencements et la pointe, frileuse encore, de ses jeunes bourgeons. [47]

 

— D'avoir, comme spécifie André Gide, dans la préface de l’Immoraliste, « en vain orné de tant de vertus Marceline », je ne lui en sais que plus mauvais gré. Pourquoi la faire si vertueuse, et si tendre et touchante, puisqu'il faut la sacrifier ?

— Le bel avantage, le beau mérite allais-je dire, qu'elle ne fût rien de tout cela ! N'était-il pas nécessaire au contraire, pour donner à l'exemple de Michel une valeur d'autant plus désintéressée qu'elle semble plus inhumaine ?

— Hé quoi, va-t-il de soi que l'idée, passion ou dieu, à laquelle on se dévoue, n'entraîne, en fait de culte, que celui qu'on se rend d'abord à soi-même ; et le premier holocauste qu'on lui doive offrir n'est-il point celui de nos propres penchants ?

— Et si je ne le puis ?

— Mais ne prétendez-vous pas que la vertu est de se surmonter ?

— Et si je prétends, moi, dépenser plus d'effort et de vertu à me débarrasser de tout ce que je traîne après moi, de « chaînes, tenons, camisoles, parapets et autres scrupules », lit-on dans le Prométhée mal enchaîné, et du plus lourd fardeau qu'ils font peser sur moi ?

— C'est donc de la part de Michel une preuve de vertu, que d'avoir sacrifié Marceline ?

— Je ne vous le fais pas dire ; et d'autant qu'elle lui est plus chère. Il n'y a de vertu que ce qui est difficile. Voyez plutôt la Porte étroite.

— Alors pourquoi Michel ajoute-t-il, à la fin de son récit : « Je me suis délivré, c'est possible ; mais je dois me prouver à moi-même que je n'ai pas outrepassé mon droit ? »

— Bon, je n'y pensais plus ; voilà qui pourrait bien en effet tout remettre en question.

 

Toute l'œuvre d'André Gide est un appel, direct ou détourné, à l'influence, et dans tous les ordres, qu'ils soient de la sensibilité ou de l'esprit. Sans doute, on finit toujours par se trouver, et Michel n'aurait peut-être pas eu besoin de Ménalque. Mais alors, que de temps perdu ! Et que l'influence soit bonne ou mauvaise, [48] il n'importe, car il faut « que le scandale arrive » ; et même les plus grands saints, à qui je ne compare pas du reste André Gide, ont toujours commencé par scandaliser. J'ajoute que, pour quelque part et dans quelque mesure que ce soit, l'influence qu'on peut à son tour propager est en raison directe de celle, ou de toutes celles qu'on a subies soi-même. Mais encore, pour s'en rendre compte, faut-il allier constamment, ou par intermittences, le plus grand oubli et la plus savante économie de soi. Dans cette voie, le pas, le point, qui ne peut être dépassé, serait de perdre jusqu'au sentiment de toute espèce de propriété, soit de sa personnalité propre ? Mais ceci déjà touche à la Mystique.

 

Je m'inquiète moins (c'est réprouver que je veux dire) qu'on attaque André Gide au nom de la Morale, que de ce qu'il y a de préconçu (je ne dis pas préjugé) dans la Morale, ou les diverses Morales au nom desquelles on l'attaque. L'une, c'est la Bienséance, et il y a plus bas encore. Et telle autre, peut-être plus respectable, ne me paraît guère, elle aussi, fondée que sur un postulat. Je sais telles pages néanmoins sur André Gide, que je souhaiterais avoir écrites, sauf un mot ou deux qui en changeraient, à la vérité, tout le sens, — et où je ne verrais rien à reprendre, sauf, si je puis ainsi dire, la charnière autour de laquelle la porte tourne. Aucune ne me paraît procéder d'un véritable sentiment critique. Ce que je souhaiterais à Gide, c'est un Sainte-Beuve, sinon un théologien réaliste, rompu à la connaissance de toutes les passions, qui n'en verrait plus que l'agencement et le ressort, et que toute morale consiste dans l'art de les neutraliser l'une par l'autre. Postulat, soit encore ; mais qui d'entre nous n'a pas le sien, à qui il sacrifie tout ? Tâchons seulement qu'il soit le plus près possible du vrai.

 

C'est, la plupart du temps, par des moyens détournés, que nous arrivons à n'être plus des étrangers pour nous-mêmes. Nous tendons d'abord à la vertu, sans savoir laquelle, qu'elle soit Religion, Renoncement, Égoïsme ou Énergie, c'est-à-dire, sous quelque forme que ce soit, embrasser le plus possible de [49] l'univers, mais au hasard et sans but. Il n'y a qu'un amas de cristaux flottants encore, qui ne savent selon quel prisme s'orienter. Mais que le plus léger choc se produise, et la congélation s'accomplit aussitôt ; c'est de la surfusion spirituelle. Et que Philoctète surprenne Néoptolème, qui lui semble d'abord l'image vivante de toute vertu, à lui dérober son arc et ses flèches, — et Michel, l'enfant Motkir à chaparder les ciseaux de Marceline, ils n'attendent chacun rien d'autre pour se rendre compte et s'écrier qu'il n'y a pas de vertu, c'est-à-dire que tout est légitime. Mais on ne se trouve que dans le sens de sa pente naturelle, et, dès qu'on se cherche, c'est qu'on s'est déjà trouvé.

 

Dans la mesure où il me serait possible de ne pas pardonner quoi que ce soit à Gide, je lui pardonnerais mal de ne s'être guère attaché qu'à ce qu'il y a, chez Dostoïevski, de démoniaque, au détriment de ce que je voudrais qu'il me fût permis d'appeler le surévangélisme de ce Russe admirable. Je ne pourrai jamais, quant à moi, dissocier les Frères Karamazof et les Possédés, de l'Idiot et de Crime et Châtiment. Hé quoi, loin de se compléter l'un l'autre, je vois plutôt dans les uns et les autres, à la fois et tour à tour le même livre, et peut-être dans ceux que Gide sacrifie, le sommet, la suprême cime de Dostoïevski. Aurait-il pu s'y tromper et nous tromper, lui qui nous apprend qu'en russe, il n'y a qu'un seul mot pour signifier criminel et malheureux ; nous qui savons que, selon le cœur d'un vrai Russe, et aussi d'après André Gide, plus un homme est avili, souillé de péchés et de crimes, plus près se trouve-t-il du cœur de Dieu et de sa propre rédemption ? Ce besoin d'humiliation dont il est tout dévoré n'est-il pas à ses yeux le moyen d'attiser dès ici-bas son enfer, ne fût-ce que pour rendre plus éclatante et méritoire encore sa réconciliation avec le Ciel ? Vraiment, cette fois, Gide a un peu trop mis le Diable dans son jeu. Est-ce affaire de déblaiement ou encore de contrepoids à tels qui ne veulent voir en Dostoïevski que l'évangélique ? Ah, qu'il nous détrompe vite ! Je ne redouterais rien tant que de voir un grand esprit devenir partisan, surtout de lui-même. « Le pire, c'est qu'il se préfère », c'est-à-dire qu'il tire la couverture à lui. [50]

 

Y aurait-il bien de la difficulté à découvrir et circonscrire, chez André Gide, plusieurs sortes d'immoralisme ? Encore, l'immoralisme, faudrait-il le délimiter. Je crois qu'en gros le pourrait-on définir l'instinct de vie, substitué, comme a dit quelqu'un, à l'instinct de connaissance. Car l'instinct de connaissance, qui n'est pas la curiosité, se pipe toujours plus ou moins à son propre jeu, qui est de prévoir à tout une fin en soi, partant une morale. Il n'est en somme qu'une vue de l'esprit, et il n'y a pas de pire contrainte que la pensée. Le pire immoralisme, par contre, serait celui qui tendrait, le voulût-il ou non, à n'être plus qu'une morale, c'est-à-dire une règle de conduite qui se prétendrait universelle, et, plus encore, à ne commettre le péché, que parce qu'il est le péché. Entre toutes les perversions, gardons-nous de la perversion de l'esprit.

 

André Gide s'est toujours défendu d'avoir posé et de s'être posé des problèmes. Je suis loin d'en disconvenir, car, comme il est dit dans la préface du Roi Candaule, « tout ce qui existe est naturel », — j'ajoute même normal, bien que je n'aime guère ce mot, rien, à la vérité, n'étant normal. Peut-être s'en défend-il mal ; je veux dire qu'il semble, de temps à autre, chercher telle ou telle équation. Le démon de la curiosité se change si vite à celui de la connaissance, soit au besoin de déchiffrer des énigmes ! Or, tout, autour de nous et en nous, étant mystère, partant insoluble, la véritable sagesse n'est-elle pas de dire, et de se dire — qu'il n'y a pas de problèmes ?

 

L'art pour l'art, cette formule que romantiques et parnassiens ont rendue détestable pour l'avoir asservie à des fins exclusivement pittoresques et plastiques, signifie, sauf erreur, que l'œuvre d'art doit être indépendante de toute intention morale. « Il n'est pas de monstre... » a dit l'honnête Boileau ; et, par peintures morales, je ne puis sous-entendre que celles des mouvements de l'âme. Faire œuvre d'art, pour un écrivain, ce n'est point [51] flatter l'imagination et la sensibilité, ni les sens, mais établir une convenance, une équivalence parfaites entre l'étude qu'il fait de tels élans du cœur, ou de telles passions intellectuelles, et les moyens dont il dispose pour les rendre sensibles. Et cela ne présuppose, ni plus ni moins, que la question du style, à laquelle il faut toujours revenir. Il est donc immoral, c'est-à-dire malhonnête, ne serait-ce que par scrupule de métier, d'impliquer l'art dans la morale, et réciproquement. C'est cela, je pense, mais bien mieux exprimé, que prétend Candaule, ou plutôt André Gide, quand il allègue que la part d'idées qui forme le support et comme l'armature de son drame « ne peut servir la beauté que si elle-même est parfaitement juste et solide ». On ne saurait mieux peser ses équivalents.

 

Les vrais Barbares ne seraient-ils point ceux (Swinburne, d'Annunzio) qui transportent tout crus, à la scène ou ailleurs, les mythes antiques, en y ajoutant du hurlant, du forcené, et du convulsif ? Rien ne se rapproche de la grande manière classique plus que l'art avec lequel André Gide a transposé, par exemple, Sophocle ou l'histoire de l'anneau de Gygès,—à l'intelligence de quoi nous aident singulièrement ses propres réflexions sur la Mythologie (voir, je crois, les Morceaux choisis). N’importe quel mythe, c’est-à-dire fable, est susceptible de toutes sortes de sens, d'allitérations et réverbérations spirituelles, partant de moralités. C'est à l'auteur d'en extraire la plus secrète, et, par un miracle d'équilibre, de rester en même temps au niveau du plan moral de son modèle. Ainsi le mythe d'Iphigénie, le mythe de Phèdre et Hippolyte, où toutes les puissances cosmiques sont engagées, et que Racine convertit en une matière psychologique, en un conflit de passions. Encore Phèdre, et la fureur qui la dévore, nous touche-t-elle de plus près, et Racine s'y est-il davantage encore complu. Mais Iphigénie, la plus parfaite, à mon gré, comme versification et comme langue, des tragédies de Racine, il semble que celui-ci n'y ait rien mis de sa chair et de son sang ; je veux dire qu'au lieu, comme aux autres, de lui prêter de son âme, il se désintéresse de plus en plus des divers personnages de son drame, au point qu'il n'en voit plus que le rigoureux enchaînement, la parfaite interdépendance, presque le seul dessin idéologique, et, comme le dit excellemment André [52] Gide (je cite de mémoire), que chacun, au moment qu'il paraît et qu'il parle, est le plus nécessaire, et le seul. C'est un modèle accompli de haute humanité. Si bien que la triste Eryphile, la plus humaine, au sens ordinaire (mais aussi trop humaine), de tous, on se demande après coup, à quoi elle rime, et qu'on voudrait l'en retrancher, comme la moins humaine. Je m'écarte un peu, mais pour mieux revenir à mon sujet, qui est le plus pur esprit classique appliqué par André Gide à l'interprétation du mythe, et qui n'en finirait pas d'être indéfiniment creusé.

 

La qualité d'exception d'un personnage tel que Candaule n’est pas un obstacle à ce qu'il soit un caractère tragique, l'exceptionnel étant au contraire, presque par définition, tragique. Il est vrai que le tragique, à son tour, doit atteindre un degré de généralité (je ne dis pas de convention) qui soit en quelque sorte sa condition et sa garantie d'humanité. Tout caractère tragique doit donc commencer par être exceptionnel ; mais précisément parce qu'il est exceptionnel, il semble qu'il ne puisse tout d'abord s'adresser qu'à l'unique intelligence, voire au simple dilettantisme ; et ne faire écho à nos passions et descendre profondément dans notre sensibilité que lorsque le cas de nouveauté et de rareté qu'il nous propose se sera suffisamment généralisé. Plusieurs expériences répétées y aideront. Mais il y a une limite, à la fois de généralité et d'exception, qu'il ne doit pas dépasser, sous peine de perdre toute vertu tragique, et, par suite, de tourner à la convention. C'est pourquoi un héros tragique ne doit pas être très intelligent.

 

J'imagine que lorsqu'un des premiers héros d'André Gide, commençant à découvrir l'univers, recule épouvanté devant l'action, même devant la pensée, parce qu'il trouve les choses responsables, et « responsables de toutes parts », cela doit signifier la multiplicité d'échos qu'elles lui renvoient, et entre lesquels il est encore incapable de choisir. [53]

 

Serait-il impossible de tirer de Philoctète, du Roi Candaule, et, ça et là, de tout André Gide, les principes d'une Politique, tout finissant par se ramener là ? Je me garderais d'approfondir ; j'indique seulement. Tout au plus, aimerais-je moins qu'on ne se puisse tenir, comme Candaule, de dévoiler son bonheur. Il peut y avoir dans un secret bien gardé, des éléments tout aussi valables de politique, de philosophie et de beauté, — j'ajouterai même de péril. Ce péril ne compte que pour soi-même ? Raison de plus pour veiller jalousement sur lui ; on risque davantage d'en mourir, par l'état de perpétuel équilibre où il faut, par rapport à lui, qu'on se tienne. Il est vrai que mourir est plus facile que vivre. Au fond, malgré tout, la vie dangereuse, je n'aime guère cette expression. Elle peut prêter à l'attitude, et à l'équivoque, soit à tricher avec la vie, et, ce qui est pire, avec soi-même.

 

Tel Œdipe payant de sa gloire, de son bonheur et de ses yeux, l'énigme arrachée au sphinx à force de sagacité, Candaule, Saül, c'est d'avoir deviné leur propre énigme qu'ils meurent. Aussi bien, est-ce d'abord de vivre qu'il s'agit. Serait-il donc moins tragique de vivre ? Peut-être aussi Saül, comme les yeux d'Œdipe se ferment à la lumière, meurt-il de son regard intérieur enfin dessillé, et de ne pouvoir s'égaler à son propre secret.

 

Quoi qu'on ait prétendu, je ne puis faire autrement que de voir dans la Porte étroite non seulement le livre le moins chrétien, mais encore le plus impie, le plus secrètement blasphématoire d'André Gide, parce que le plus désespéré. A partir et au delà d'un certain point, tout héroïsme n'est plus que sa propre dérision. Je veux bien qu'il fallait qu'Alissa, comme Marceline, fût ornée de tant de charmes et de vertus pour que son sacrifice volontaire nous touchât davantage ; et que ce sacrifice fût même inutile, afin que toute idée de mérite en fût absente, puisque Jérôme n'épouse même pas Juliette. Mais je ne trouve aucune [54] place, dans ce récit, à l'idée de réversibilité. C'est pourquoi sans doute, et malgré l'apparence, est-il le plus antichrétien d'André Gide, exception faite, si l'on veut, de la Symphonie pastorale.

 

Ce qui, par-dessus tout, m'agrée, dans le Prométhée mal enchaîné, c'est que, pour la première fois, André Gide, en termes allégoriques mais transparents, nous confie que c'est duperie de préférer à soi-même l'idée qu'on veut manifester. Il se peut aussi que ce petit traité, tout hérissé d'une méchanceté spirituelle, allègre, rieuse, parfois volontairement triviale, devienne plus tard le sujet de bien des commentaires, d'une sorte d'exégèse, et par surcroît, qu'il signifie tout le contraire de ce que j'ai dit quatre lignes plus haut.

 

C'est volontairement tôt, et dès, je crois, la Tentative amoureuse, qu’André Gide, le plus intelligent des hommes, s'est aperçu que la pensée est une déformation de l'individu, c'est-à-dire de l'instinct. On ne pense, en effet, que par troupeau, et toute pensée, par définition même, accuse un caractère, un lien social, donc moral, qui ne peut être qu'une contrainte pour l'instinct, un obstacle à son libre épanouissement. Seulement penser, n'est-ce pas déjà toute une morale ? Ce qui n'empêche pas que la pensée, à son tour, puisse et doive confirmer l'instinct. C'est là vraiment ce qu'on nomme l'individu. De quoi André Gide, à juste titre, ne s'est point fait faute. Mais c'est précisément à ce point de jonction que je redoute de voir surgir une autre Morale.

 

Comme la Chartreuse de Parme, et selon l'expression même d'André Gide, les Caves du Vatican me semblent écrites rien que pour le plaisir. Le nôtre, il est vrai, est un peu plus confus, non point que nous discernions mal où l'auteur, comme on dit, veut en venir, mais qu'au point où, dans ce livre, il en est par rapport à lui-même et aux autres, il distingue mal parfois combien le cynisme, s'il veut être un moyen de libération, gagnerait [55] davantage à être chose de joie. Or, les Caves me semblent être, en dépit de ce qu'elles ont de spécieux, le livre le plus tristement amer qu'André Gide ait écrit. Car, même en flagellant, il faut savoir aimer ; et je ne suis pas très sûr qu'André Gide nourrisse la moindre tendresse à l'égard de ses personnages. C'est peut-être par souci de métier qu'il s'efface si complètement derrière eux.

 

« Comme Chopin par les sons, il faut se laisser guider par les mots. L'artiste qui se plaint que la langue est rétive n'est pas un véritable artiste. Le véritable artiste comprend que la rétive, c'est l'émotion, que c'est elle qui se met en travers, et qu'il importe de plier. Ce n'est jamais par l'émotion qu'il sied de se laisser conduire, mais par la ligne, car l'émotion gauchit la ligne, tandis que la ligne jamais ne fausse l'émotion. Tout artiste qui préfère son émotion personnelle et sacrifie la forme à cette prédilection, cède à la complaisance et travaille à la décadence de l'art. » (André Gide, Caractères.)

 

Je ne connais pas de plus belle ni plus complète définition des qualités nécessaires, que ce soit métier, esthétique ou morale, et quel que soit son art particulier, à tout artiste. A rapprocher de cet aphorisme (est-ce dans Aurore, ou le Voyageur et son ombre ? je n'ai pas le texte sous les yeux) où Nietzsche dit, en substance, que les idées ne nous viennent que dans la mesure où nous n'avons à notre disposition que les seuls mots qu'il faut pour les exprimer. Cependant « l'artiste, le savant, ne doit pas se préférer à la Vérité qu'il veut dire : Voilà toute sa morale ; ni le mot, ni la phrase, à l'Idée qu'ils veulent montrer : je dirais presque que c'est là toute l'esthétique ». Il est vrai que Gide là-bas dit : Idée, et ici : Émotion. Je me demande tout bas où est la différence. Il est vrai qu'il ajoute un peu plus loin : « C'est en se renonçant que toute idée se parachève ». Voilà la soudure faite, et qui peut s'entendre de bien des façons, dont chacune est légitime, et, à l'exclusion de toutes autres, à son tour la meilleure. Cela peut s'entendre aussi de la vertu, et de toutes les vertus.

Je ne cesserai jamais d'être reconnaissant aux prêtres, pourtant circonspects et sages, qui m'ont élevé, et à qui je dois, en [56] grande partie, le peu de latin, de français, et d'Histoire que je sais, de nous avoir mis entre les mains, sans expurgation d'aucune sorte (ce n'était pas, il est vrai, des Jésuites) et à l'âge où la sensibilité commence à s'éveiller et à bouillonner, le Théâtre complet de Racine, les Églogues de Virgile, et Télémaque (celui-ci, j'y avais, tout seul, quasi appris à lire). Quel dangereux aliment n'offre pas, en effet, aux passions naissantes, une aussi brûlante matière ! Il ne faudrait pas toutefois conclure à je ne sais quel aveuglement, ignorance, imprudence, ni surtout libéralisme de ces excellents éducateurs. Ce n'est point qu'ils s'imaginassent que tout écrivain classique est, par là même, moral ; car ils n'ignoraient point, par expérience et pratique quotidienne de la confession, quels désordres certaines lectures, fussent-elles réputées inoffensives, peuvent introduire dans l'âme. Plutôt estimaient-ils que ce qui est parfaitement dit et avec la discrétion qu'il y faut, peut être confié à n'importe qui, et que le style équivaut, après tout, à une décence des mœurs, sinon que le libertinage de la pensée et des sens est plus dangereux que l'amour. Je crois que, dans l'un et l'autre cas, ils n'avaient point tout à fait tort, et qu'à peu de chose près, on pourrait en dire autant d'André Gide.

 

Je commence à peine, et j'en ai si peu dit ! Bien mieux que tout ce décousu, ce n'est pas même une étude qu'il faudrait pour extraire l'essence d'une pensée aussi rare et en marquer tous les alentours et prolongements, mais tout un livre, sinon tout autant qu'André Gide en a écrits.

François-Paul Alibert

 

 

ASPECT D'ANDRÉ GIDE

 

lorsqu'on veut célébrer, dans le monde des sciences, de l'histoire, de la philologie, l'anniversaire ou le jubilé d'un maître, des savants qui se souviennent et se flattent d'avoir été de ses disciples, se réunissent pour composer un ouvrage où chacun d'eux publie une découverte, une étude personnelles, faites pour prouver, en même temps que sa propre valeur, l'excellence de l'enseignement qu'il a reçu. Ainsi naissent les recueils de Mélanges, pareils à une gerbe de fleurs de toute espèce, dont une seule lumière vient également aviver les teintes. Ou à une réunion de toiles, qui exposent des sujets divers traités par des talents différents, mais où s'accuse une certaine manière, que voici dans cette toile du centre, vieille de trente ans et dont la couleur pourtant paraît plus fraîche, plus neuve, plus émouvante que toutes les autres, étant celle du « patron ». Je regrette qu'on n'use pas de la sorte afin de rendre hommage aux écrivains purs et aux poètes. Je vois très bien un beau volume du Capitole, jumeau de celui-ci, et intitulé : « Mélanges de littérature offerts à M. André Gide par ses disciples et ses amis ». M. André Gide en rouge. Tous les artistes qui reconnaissent avoir découvert en eux un écho de son œuvre, et de quoi mieux comprendre et mener la leur, se seraient retrouvés là. Il y aurait des surprises : on se demanderait par exemple pourquoi un tel figure parmi les autres. On chercherait la filiation, quand n'apparaîtraient que les dissemblances et le contraste. Ce ne serait pas le moindre charme du recueil. Si Jacques Rivière était encore parmi nous, il l'aurait envisagé avec plaisir, réalisé peut-être ; il eût contenté son goût de la franchise et de la sincérité devant ces écrits nus, qui revendiqueraient pour seul honneur d'être offerts à André Gide et, en quelque façon, « mérités » par lui. [59]

 

Tout autrement, les admirateurs qui se groupent d'habitude afin de célébrer un poète ou un écrivain ne songent qu'à le décrire. Pour reprendre la figure d'une exposition, nous ne voyons plus que des portraits du maître. Sans doute ne manquent-ils pas de prix. Ils sont peints par les procédés les plus contraires et si le modèle parvient à se ressembler toujours à travers des visions aussi étrangères l'une à l'autre, il se montre digne de la place qu'il a conquise, où il s'impose.

Aux yeux du lecteur impartial, une critique se présente pourtant : ces portraits laissent dans une ombre, sincère évidemment mais une ombre, certain défaut des traits, une erreur de lignes, qui, tout en donnant peut-être de son caractère au visage, déplaisent en soi. Sans cette précaution, il est évident que le modèle, s'il les connaît, ne verrait plus qu'eux et s'élèverait contre un hommage à ce degré perfide ; s'il les ignore, contre une calomnie aussi détestable. Dans ces recueils, par conséquent, rien que des politesses. Et, si légitimes qu'elles soient, puisqu'elles ne se trouvent point balancées par les réserves nécessaires, la vérité totale est trahie.

 

Tout cela paraît très juste en étant très faux : car il n'y a pas plus de lecteur impartial que de réserves nécessaires ni de vérité totale.

 

Et d'abord on peut éprouver un enthousiasme complet pour l'homme qu'on admire, ne rien voir en lui qui n'apporte un surcroît de ravissement. Ensuite, si une réserve se présente, est-on obligé de la tenir pour valable ? Juger, toujours juger, et ne jamais se faire dupe de l'amour, est un sort désolant.

Mais parfois ce n'est pas le simple lecteur qui demande à braquer sur l'image le rayon d'un projecteur intransigeant : c'est le maître lui-même. Il ne veut pas d'un engouement inexpliqué, d'un enthousiasme gratuit. L'un et l'autre périront avec nous, avant nous peut-être. De ne pas nous être demandé avec [60] minutie de quoi était composée notre fièvre, nous risquons de nous voir un jour dégagés d'elle, sans plus ni moins de raison. Tandis qu'en la baignant d'une eau glacée, nous saurons bien si elle résiste, et ce qu'elle est — et ce qu'elle sera chez d'autres, qui brûleraient d'une même ardeur. « Ce qui m'importe avant tout, dit Gide, c'est de connaître ce que vaut réellement mon ouvrage, et je n'ai que faire d'un laurier qui risque de se faner bientôt. » Dans ces conditions, aucun de nous ne doit plus retenir la contrainte, légère ou lourde, qui se lie à son admiration.

 

Qu'on ne croie pas que tout ce qui précède soit une introduction détournée à d'inexprimables critiques. A la faveur de cet aspect, j'ai tâché à voir clair dans l'ordre de l'hommage et à montrer qu'il n'est pas aussi facile qu'il paraît. Sur l'œuvre d'André Gide, qui, avec les œuvres de France, de Proust et de Valéry, est celle qui me touche le plus profondément, si j'ai une réserve à formuler, la voici :

Tout vaut d'être rendu public des aventures d'un grand esprit, au milieu des troubles qu'il subit et souvent qu'il engendre. Rien n'est simple pour l'homme de génie ; car le génie consiste à découvrir le sens profond de l'action la plus menue et la plus incertaine, de la plus anodine pensée et du frémissement le moins perceptible. S'il possède par bonheur le moyen d'en rendre compte, il produit un chef-d'œuvre, comme Pascal ses Pensées. L'âme toute pure, sa lutte avec l'incompréhensible, ses chutes alourdies par la matière, ses élans, sa vie. Vivre est tout le drame, pour l'âme, pour le corps, pour l'homme. Mais ce drame, si grand par ses erreurs non moins que par ses beautés, ne doit se dévoiler au monde que plus tard, après la fin. C'est outre-tombe qu'il se joue, l'auteur est un mort et l'acteur est son ombre.

Si nous imaginons un instant que l’auteur des Nourritures, de Si le grain ne meurt n'est plus, avec quels autres yeux nous lisons cette suite de confidences, nous écoutons ces chants, ces cris, ces appels. Ce qui dicte particulièrement une telle remarque, c'est un court livre, Numquid et tu ? certaines phrases étreignent le cœur, où la pensée d'André Gide apparaît considérable, dépouillée de tout artifice, à plusieurs reprises pascalienne. Tout [61] y est si profond, si intime, qu'on est ému d'on ne sait quelle gène de savoir que l'auteur a pu corriger les épreuves de son livre, en surveiller l'impression, en signer des exemplaires.

On lit, dans la préface : « J'estime qu'il n'y a rien de secret qui ne mérite d'être connu ; mais l'intimité ne supporte pas le plein jour. » Cela résume parfaitement ce dont nous étions persuadé. Mais un ouvrage imprimé, même à petit nombre, n'est-il pas exposé au plein jour ? Ne parlons-nous pas de lui ici ?

Voilà ma seule réserve. Aussi bien, si elle a quelque valeur, doit-elle disparaître dans l'avenir — le plus lointain possible. Ce jour-là, le laurier risquera non pas de se faner, mais de s'épanouir, pour survivre et durer.

 

D'aucune œuvre autant que de celle de Gide on ne peut dire ce qu'il écrivait lui-même à propos d'une certaine parole : « J'ai lu tel livre ; et après l'avoir lu, je l'ai fermé ; je l'ai remis sur ce rayon de ma bibliothèque, — mais dans ce livre il y avait telle parole que je ne peux pas oublier. Elle est descendue en moi si avant, que je ne la distingue plus de moi-même. Désormais je ne suis plus comme si je ne l'avais pas connue. » A quoi tient notre semblable transformation, ce bouleversement insidieux, cette empreinte ? C'est que nous sommes devant Gide comme l'enfant devant son frère prodigue. Nous écoutons des mots de liberté, et, plus précieux encore, de libération, d'affranchissement.

Il faut partir comme est parti Ménalque. Il faut rompre les liens, créer notre monde, être nous-même. Le voyage ? C'est une forme extérieure du détachement, grossière en somme, mais capitale. Les terres inconnues qui nous reçoivent vont nous aider à nous découvrir, et chaque pays nouveau nous dépaysera. Il faut aller vers plus de soleil, et que tout vêtement nous devienne odieux sous sa lumineuse chaleur, et que, de même, nous nous dépouillions de tout vain préjugé. Le drame est de vivre, c'est-à-dire d'écarter l'imitation.

Un drame incessant, car jusqu'à la dernière heure l'oppression persiste, en dépit des plus acharnés efforts. L'existence que nous avons reçue semble devoir ne jamais complètement nous appartenir. Et tout le passé que nous portons en nous demeure notre maître. Nos liens ne sont pas rompus, mais relâchés. La mort même ne nous délivre pas : nos traits tout d'un coup devenus [62] autres éveillent aux yeux de nos proches une ressemblance dernière, et nous leur laissons, avant de disparaître sous une terre égale, l'image d'un dernier reflet.

André Gide, c'est ce drame, cette lutte, qui sont, après tout, merveilleux.

 

Parmi les obstacles accumulés devant notre tentative de délivrance, le plus rigoureux de tous est donc la famille. Dans le cri du petit André qui, sans s'expliquer ce qui le pousse, tombe dans les bras de sa mère en sanglotant : « Je ne suis pas pareil aux autres ! Je ne suis pas pareil aux autres ! », pour la première fois se découvre le sentiment de solitude qui remplit d'angoisse les êtres différents de leur entourage. Tout en paraissant, même à ses propres yeux, enfant soumis, il prend inconsciemment le dégoût des sévères tendresses qui le couvent. Et lorsqu'il se jette un jour dans une sainte exaltation, c'est pour y trouver une chose, non pas complémentaire, mais distincte de celle que lui apporte une foi trop rigide. Dès les premiers écrits, l'émancipation se précise. L'œuvre de début prend le masque d'une œuvre posthume et d'un auteur imaginaire, doublement affranchi de la famille et de la vie. Après une maladie, Les Nourritures viennent clamer la résurrection de l'esprit aussi bien, et plus, que de la chair. Ainsi de suite. Une phrase de Numquid et tu ? explique à merveille cette persistante réaction : « Ceux qui croient aux peuples, aux races, aux familles, et ne comprennent pas que l'individu constamment se dresse contre elles en démenti. »

Je souligne elles. Grammaticalement, le genre de peuples doit dominer l'énumération et appeler : contre eux. Mais Gide ne pense qu'aux familles, à la sienne, qu'il a combattue depuis l'adolescence et, bien qu'il soit seul aujourd'hui, qu'il combat encore, en soi.

Double nature : d'un côté, le pur amour, le ciel, la « porte cochère » (1) et La Porte étroite (Que le père de Lafcadio me pardonne, lui qui a pour devise un à-peu-près : Les extrêmes me touchent) ; de l'autre, le désir, l'enfer, L’Immoraliste. André Gide a la passion de l'enseignement et il dénie la valeur de toute leçon. Il a eu la passion de la gloire et s'efforce de la fuir. Un livre terminé [63] il écrit « précisément le moins capable de plaire aux lecteurs que le précédent lui avait acquis ».

On a vu Gide la veille ; on se rend chez lui, sûr de le trouver ; il a quitté Paris. Et quand on le sait au loin, en Normandie, dans le Midi, au Congo, quelqu'un entre pour annoncer : M. Gide.

 

Toutes ces oppositions s'éclairent à entendre Gide, à écouter sa voix douce, un peu chantante, et qu'interrompt souvent une pensée secrète. Les yeux, qui peuvent se faire durs et précis, suivent ordinairement d'un regard atténué cette mystérieuse attraction. Le visage est triste, la bouche amère. Elle sait pourtant sourire et d'une manière aiguë. Il mène, sans avoir l'air d'y prêter attention, l'entretien à sa volonté, et le suspend comme on se dérobe, au point qu'on est tout surpris de se retrouver seul, et de savoir que la phrase qui se préparait, on la devra détenir jusqu'à la prochaine rencontre — demain ou dans un an. André Gide est parti. Il va le long des rues, un livre à la main, plongé dans sa lecture exclusive, traversant la chaussée sans lever les yeux, mais avec un sens étrange qui le fait se hâter, ou ralentir, selon le cas.

 

Je me rappelle un jour de l'hiver dernier où, passant près de la villa Montmorency, j'y pénétrai, risquant ma chance. Cette villa est une petite ville, un vaste parc, où des maisons s'élèvent, éloignées les unes des autres et réunies par des avenues sinueuses. Les grilles, qui séparent la villa du quartier d'Auteuil dont elle est encerclée, distinguent en même temps le sommeil de la vie. L'été, c'est charmant. En décembre, on croit entrer dans le Pays de la Tristesse. De là au plein soleil de Biskra : l'éternelle opposition.

Je ne fus pas peu surpris quand la vieille servante, qui ouvrit la porte de la demeure elle aussi à l'extérieur morose, m'eût répondu : « Monsieur est là. » Je la suivis dans la première pièce, sorte de grand atrium sombre aussi haut que la maison, où les escaliers s'appliquent aux murs. La vieille femme monta trois marches et allait ouvrir une porte. Je l'arrêtai d'un geste. [64]

 

Derrière la porte, quelqu'un touchait du piano. Je ne connaissais pas ce qu'on jouait, c'était doux et lent et les sons se détachaient avec limpidité. Je n'avais pas encore lu, à ce moment, les mémoires d'André Gide, j'ignorais qu'il eût été l'élève de M. de la Nux. Mais les phrases musicales qui me paraissaient jaillir de si loin ne pouvaient naître que de ses mains. Il y avait dans le choix du morceau, dans le jeu qu'il en donnait, un je ne sais quoi qui évoquait la tournure de ses phrases, une harmonie pleine et simple. La vieille femme, la tête droite, frappée d'une immobilité comme on en voit chez les gens qui ne pensent pas, attendait un signe de moi pour revivre. Tout d'un coup, le déroulement de la mélodie devint, par deux ou trois notes, si profond, bien que son intensité demeurât la même, qu'il me parut qu'il allait se passer quelque chose, un orage éclater, la maison s'anéantir. En même temps je me trouvai abominablement indiscret. Je délivrai la servante ; j'entendis le bruit sec du piano qu'on ferme vite, et j'entrai.

 

L'indiscernable pensée dont j'ai cru saisir l'ombre dans les yeux de Gide, quelle est-elle ? Si elle se reflète dans Numquid et tu ? et dans les confessions, où va-t-elle mener son maître ? « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt, dit l'Évangile, il demeure seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. » Et encore : « En vérité, en vérité, je te le dis, nul, s'il ne naît de nouveau, ne peut voir le royaume de Dieu. » Second Nicodème devant les paroles divines, qu'adviendra-t-il d'André Gide ?

Claude Aveline

Font-Romeu, avril 1927. [65]

 

(1) Voir Si le grain ne meurt, II, 21.

 

ANDRÉ GIDE

 

ce jeune huguenot si pâle, aux sombres cheveux plats, un peu guindé, qui se prétend timide mais affirme tant d'autorité, je l'avais rencontré chez Robert de Bonnières ; le voilà qui pose dans le cabinet de toilette vert que j'avais alors, à l'atelier d'Auteuil. La lumière de cette petite pièce l'a séduit, comme celle d'un aquarium. Il faut être de son temps ; c'est celui de des Esseintes et du symbolisme, ne l'oublions pas ! Mon modèle, maigre mais de construction robuste, frileux et comme ramassé sur lui-même, a déposé son ample macfarlane pour s'asseoir sur un fauteuil de paille anglais, coincé entre une porte couleur de pistache et une armoire à glace de Maple. Des hortensias rosés sont à terre, non, sans doute, par l'effet du hasard. Tout de même, les hortensias bleus, à la mode, eussent semblé trop « décadents ». Le visage un peu chinois du jeune évangéliste, un grain de beauté volumineux le marque ; ses yeux d'hématite, bridés, étincelants, vous fixent comme le regard d’un prédicateur. La tête est soutenue par une main aux doigts en spatule, épais, qu'orne un anneau d'or ; l'autre main tient un livre posé sur l'un des genoux ; les jambes, croisées, flottent dans un pantalon de cheviotte, gris comme la veste. Extrêmement romantique, mais qui se défend de l'être, mon nouvel ami parle, les dents serrées, avec une charmante onction, une langue précise, mais rare, qui tranche sur la redondante et molle logomachie d'alors.

Toute ma toile sera verdâtre : le teint d'ivoire des chairs, le gris argenté du costume empruntent à la décoration, aux lambris, une tonalité glauque de nymphée ; et l'artificielle atmosphère créée par des rideaux de Liberty donne aux corps qui s'y meuvent un vague aspect de madrépores dans une [67] vasque de cristal. Le crâne de Gide se détache sur une reproduction du Pablo Sarasate, de Whistler ; dans la glace qui recouvre cette photographie se reflètent des lumières couleur d'aigue-marine. Ameublement, décor, de ce pavillon situé dans un jardin qu’assombrissent des arbres touffus, décèlent le goût le plus récent pour les choses d'Angleterre et d'Extrême-Orient. Robert de Montesquieu approuve. Hier, il était ici. Aujourd'hui, Gide lui succède, et ces deux personnages, si différents l'un de l'autre, m'inquiètent également. Que se passera-t-il s'ils se trouvaient face à face ? Il est malaisé d'avoir des amis aussi pointilleux et compliqués. Barrès ricane, de son grêle rire lorrain. Régnier caresse sa longue moustache, nettoie son binocle, en lançant des épigrammes précieuses. Le petit Marcel Proust nous bombarde tous de compliments hyperboliques. Édouard Dujardin quête des articles pour sa Revue Indépendante.

Il y a dans l'atelier trop de bruit, de remuement, trop de fermentation pour l'André Gide de la Roque-Baignard. Nos compagnons, s'ils sembleront plus tard avoir formé bloc dans une même petite confrérie d'artistes, il est dangereux de les « mettre ensemble », comme disent les maîtresses de maisons « intellectuelles », dont l'illustre Madame Aubernon de Nerville du Monde où l’on s'ennuie ! Gide affecte de ne pas accepter d'invitations ; croit-il, en société, perdre ses moyens de séduire ? Après son premier élan, il semble soudain souffrir mille morts dans un salon. S'il vous accorde son attention, vous fréquente assidûment, gare à vous ! Il se retirera sitôt achevée l'enquête psychologique dont vous étiez l'objet. Au temps que durera votre liaison, mesurez la valeur instructive qu'il vous aura attribuée. Ses tête-à-queue sont d'autant plus sensibles qu'il professe un culte pour l'amitié. Trop heureux est-on s'il vous honore d'un de ses charmants retours.

Pourquoi emprunterais-je davantage à mes Tableaux d'une existence ? J'ai dû renoncer à en poursuivre la rédaction. La plupart de mes amis de la première heure se racontant, ou devant se raconter, j'ai senti que mes notes feraient double emploi et, qui pis est, que le lecteur parfois douterait de la véracité de l'un et de l'autre narrateurs. Qu'importe si la vraie physionomie des grands artistes est un peu faussée par leur complaisante industrie ? De la correspondance d'un Marcel Proust finissent par ressortir des traits correctifs de la figure angélique que ses admirateurs ont, dès sa mort, patinée comme la copie d'un rétable, [68] plein d'ailes et d'auréoles dorées. Barrès vagabonda, de sa Lorraine à Grenade, du Palais-Bourbon aux rives de l'Oronte, afin de modeler sa légende sur un type idéal ; Sainte-Beuve aura toujours tort en s'attaquant, dans ses écrits posthumes, à la figure d'un Chateaubriand. Laissons à Kronos le soin d'écailler le bois peint dont sont faites nos idoles.

Avec André Gide, du moins, vous aurez une vérité la plus brutale. Dans Si le grain ne meurt, Gide coupe l'herbe sous le pied de ses historiographes, prévient les accusations dont il pourrait être l'objet. Pourtant, il a écrit qu'il avait trop à dire de son peintre ; et s'il annonce le portrait de celui-ci (ce qui m'inspire grand’peur !), combien, en retour, aurais-je à dire de mon vieil ami, fidèle en son commerce à la fois et insaisissable, invisible, même quand, installé pour des semaines à quelques mètres de moi, ma concierge me confie qu'il passe furtivement devant ma porte, et n'entre que si… ? Mais si quoi ? voilà le hic. Peut-on savoir les motifs qu’ont les mystérieux de disparaître soudain de votre horizon ? L’alibi est un art, il ne sied guère de s'y laisser prendre en défaut. Je sais des cryptomaniaques tout platoniques ; mais la plupart des mystérieux ne sont point si désintéressés. Quel besoin de s'affubler d'un masque, (se demandent les innocents), pour glisser une lettre à la poste ? Naguère, à propos de tels amis, on se perdait en conjectures sur des actions qu'eux-mêmes, aujourd'hui, divulguent en leurs livres. Gide, le plus romantique des mystérieux, mais le plus honnête des écrivains, édifiait un temple à pilastres et à fronton classiques, pour y loger, en guise de textes sacrés, ses autobiographies très intimes, et jusqu'à des recueils de faits divers, chargés de sens pour les esprits qu'il a conquis. Entre tous les « mystérieux », le plus impénétrable est celui qui semble travailler contre ses propres intérêts, pour la postérité. Le tabernacle magnifique, que Gide cisèle, en y ajoutant d'année en année une pierre précieuse, s'il le voulait si pur de style, c'est avec le propos ferme d'y déposer la somme des vérités recueillies au cours de son existence méthodique et capricieuse, errante et égocentrique. Malheur à qui espérerait prendre en défaut cet Ulysse. Rien du hasard, en son Odyssée.

Mais il ne s'agit point ici de l'œuvre « romancée » de ce mémorialiste-moraliste — quoique, même en des narrations et des poèmes d'où vous le croyiez absent, il fasse de son personnage le centre de sa composition. Ce trait, objectera-t-on, est commun [69] à tous les grands créateurs. En sont-ils toujours aussi conscients que Gide ? Romancier, son invention est ralentie par l'obsession des fins qu'il poursuit : accuser sa personnalité, « se réaliser », d'abord. Mais les répercussions sur ses lecteurs sont infinies... Le pasteur de la Symphonie pastorale n'aura pas troublé la seule petite aveugle qui l'adorait, soumise et sans défense. Gide se « réalise » dans les autres, aussi. Mais il les atteint par des chemins ombreux et contournés.

Je proposerai en exemple de la méthode gidienne les petits volumes parus de Si le grain ne meurt. Cette fois, ce sont de vrais « Mémoires ». Jusqu'au milieu du dernier tome, l'auteur s'entraîne ; il fait des gammes, pose des accords en plusieurs tons, hésite avant d'exécuter le morceau de bravoure. Selon son expression, « ce sont les bagatelles de la porte ». Raconter son enfance, sa jeunesse, qui donc n’a tenté de le faire au seuil de la vieillesse ? Presque tous les souvenirs de cette nature abondent en tableaux piquants, mais je gagerais que rarement ces réminiscences sont, en fait, aussi peu déformées que celles de Gide. S'il louvoie, grappille de-ci, de-là, c'est que la matière est trop riche : quels épisodes présentera-t-il ? Le choix en semble déterminé fatalement par une idée qui éclatera peu avant la fin de l'ouvrage, quand Gide sera in medias res. Alors, les scènes à faire assumeront une importance qui dépassera en valeur le témoignage d'un individu. Mais mieux vaudrait comparer Gide à un organiste. Les motifs de ses fugues à la Bach sont tous apparentés, jusqu'à la strette finale.

 

Un ami anglais d’Oscar Wilde et de lord Alfred Douglas, qui venait de lire Si le grain ne meurt, déclarait que la figure de ces deux hommes extraordinaires revivait, en ses moindres détails, avec une vérité si implacable qu'il en restait confondu. Or, chaque fois que Gide dépeint une personne que nous avons connue, rapporte des faits qui se sont déroulés sous nos yeux, toutes ses touches sont si justes, chaque jugement semble si impartial que la suite de ses Mémoires inspire la terreur à quiconque doit être analysé par lui. L'intelligence est redoutable quand elle s'applique à toutes choses avec une telle pureté, avec autant de précision. Entre tant d'hommes intelligents que j'ai connus, Gide reste le plus surprenant à mon sens, avec Paul Valéry, parce que capables tous deux, à la fois de s'élever aux hautes sphères de la spéculation et de s'intéresser aux valeurs les plus humaines. [70]

 

Reportons-nous à l'Auteuil des ans d'exaltation comprimée : 1888-1900. Eagerness ; Glamour : mots presque intraduisibles en français. Eagerness serait une appétence spirituelle et physique, un éréthisme multiforme du sujet, le portant à la fois vers tous les objets de la connaissance et de la volupté. Glamour est sans équivalent en notre langue. Nos dictionnaires donnent : magie ; les lexiques anglais : influence de quelque phantasme sur notre vision, qui nous fait ressentir des émotions sans rapport avec les images qu'enregistre notre rétine. Déformation toute subjective, lyrique du monde extérieur, mais qui n'est pas l'état du seul poète mais de tout être vibrant intérieurement et affecté lui-même de glamour. Tout nous paraissait étonnant, cher André Gide, surtout ce que prennent pour naturel — n'est-ce pas ? — les autres mortels. Les enfants peuvent être divisés en deux classes, et les adultes aussi : ceux qui admirent, voient partout le miracle ; et ceux qui n’aperçoivent que le fait. Ce matin, les cloches, après la messe du samedi saint, percent la nuée de notre triste ciel cauchois. Des huit petites filles du jardinier, deux, haletantes, deux « Alice in Wonderland » se demandent si les pieuses voyageuses rapportent de Rome des œufs en chocolat. Les deux Alice s'apprêtent à les dénicher sous les laitues fraîches ; elles n'oseront les ouvrir. Les autres sœurs savent : « Mes surprises comestibles viennent de chez le confiseur ; on les croquera après déjeuner ». Le soleil happe la brume, déploie des aunes de velours bleu sur les squelettes des hêtraies où s'accrochent des touffes de vert acide. Quelques « bouquets de la mariée » éclosent le long des murailles, aux candélabres des arbres à fruits. Dans le même instant, le fermier bat le grain de mars sous le même ciel d'apothéose pascale, suppute les profits qu'il tirera de sa culture. Les cloches de l'église, les entend-il ? Chaque année, à peine remarque-t-il qu'elles se taisent durant deux fois vingt-quatre heures pour célébrer le mystère de la mort et de la résurrection. Rares sont ceux, ainsi que vous, André, qui gardent jusqu'à la maturité, l'eagerness de Peter Pan et d'Alice et le sens des réalités comme un paysan normand.

A ces deux dispositions qu’on croirait antinomiques, vous en associez une autre : le sens du comique. Gide humoriste sera un jour étudié par ses admirateurs. Comme avec Maurice Barrès (qui s'est voulu si grave), j'aurai beaucoup ri dans mes entretiens avec Gide. Qui donc osera faire un florilège des pages ironiques, bouffonnes de ces deux maîtres écrivains ? De Paludes aux Faux-Monnayeurs, [71] il y aurait à glaner. C'est cette humeur-là que Gide tâchait à cacher, du temps qu'il posait pour moi en jeune Amiel, dans le cabinet de toilette vert. Depuis lors, il s’est revanché du Gide qui s'imposait des punitions, et de ceux qui l'eussent voulu plus craintif encore du doigt de Dieu. En ces jours lointains de cuisants scrupules, perçait déjà le Titan désenchaîné ; Prométhée offrait son flanc au bec de l'oiseau, d’un geste plein de décence, sous sa pèlerine de jeune lévite ; et la complaisance avec laquelle il s’exposait à cette torture trahissait une soif de voluptés rares.

Combien nous aimions de nous raconter, mon cher  André Gide ! La similitude de nos rapports avec nos parents et avec les gens de leur milieu, un frappant synchronisme en nos actes décisifs, comme le parallélisme de nos deux jeunesses nous préparaient des liens moins fragiles que je n'eusse craint, à certaines heures ; car notre eagerness commune, une insatiable curiosité du lendemain les formaient dans l'inquiétude et les difficultés. A peine l'André Walter de la rue de Commaille m'avait-il murmuré quelques demi-confidences coupées par l'exercice de la restriction mentale, que devinant son dessein, je me jurais d’en accepter toutes les conséquences, d'un cœur amical, fervent pour l'artiste admirable en lequel je croyais. Nul doute que j'allais assister aux phases diverses d'un phénomène si exceptionnel que je ne bougerais plus de mon poste de témoin. L'adolescence d'un André Gide, la jeunesse d'un Maurice Barrès, quel spectacle, quelle école ! Que d'embûches alliciantes pour un jeune écrivain, ou un jeune peintre, à cette heure de « décadence » affichée, quand se perdait le respect de la technique, la compréhension des grands styles, et s'installait le mépris des traditions.

Ce qu'à mon gré, Gide, vous n'avez pas assez fait ressortir jusqu'ici dans vos Mémoires, serait l'affreuse artisterie, le faux bon goût qui régnaient chez les autres artistes en vogue et dans le monde qui faisait l'opinion, à l'époque où nous nous rencontrâmes, vous l'isolé, moi déjà victime des gens qu'un débutant doit éviter. Il est merveilleux que la peur de vous tromper sur l’« importance » (le mot importance était sur toutes les lèvres) d'une nouveauté — homme ou objet d'art — n'ait pas influencé votre style. Pourtant, musicien, votre défiance à l'égard de Wagner allait au rebours de la mode. Au vrai, rien de ce qui se créait, alors, autour de nous, ne vous satisfaisait ; vous méprisiez trop certains ouvrages, si trop aussi vous en admiriez d'autres, [72] qu'aujourd'hui vous semblez avoir remis à leur juste place. Où en êtes-vous avec Fromentin ? Vous ai-je avoué, jadis, que votre figure se confondait parfois, un peu trop à mon gré, avec celle de Dominique, dont m'éloignait une aversion toute particulière ? Ceci exigerait de trop longs commentaires. Au bref, l’« ambiante » fromentine m'évoque encore l'ennui, une somnolence domestique, rurale, une prudence qui m'était, qui vous était trop familière et contre quoi nous nous rebellions. Ensuite, considérant le parti que vous tiriez de vos lectures austères, j'ai mieux compris votre partialité à l'égard de Dominique. Quant à l'orientalisme de Fromentin, nous savons les explosifs que contenaient, à votre intention, ses cassolettes aux parfums amortis.

 

« N'attire pas sur une particularité que tu crois te reconnaître l'attention de tes parents ; défauts et mérites, laisse-nous les découvrir en toi » écrivait un père, du fond de sa province, à son fils trop enclin à la confession, mais fort gourmand d'entendre approuver ses actions les moins défendables. Ce jeune niais — inutile de le dire — se vouerait à la littérature. Il mourut sans qu'on ait pu savoir s'il aurait eu du talent ; ce Lafcadio trop impatient tourna contre sa tempe une arme homicide, au lieu de précipiter, hors du wagon où il voyageait en famille, son vénérable géniteur, ainsi que projetait de faire le désespéré d'art, abonné à la N. R. F. En fait foi, son journal intime, découvert parmi d'autres papiers. Les Caves du Vatican auraient, par choc en retour, fait un criminel, à ma connaissance. N’en concevez pas trop d'orgueil, cher ami. Vous êtes un maître, un zélateur, un propagandiste nés. Même sous le casque colonial de l'économiste, du prospecteur, du zoologiste, du missionnaire vous restez l'homme de la Porte Étroite, de L'Immoraliste, de L'Enfant Prodigue, des Nourritures terrestres et de Prétextes. Honnis soient le pittoresque et la bimbeloterie romantiques. Voici une poésie très moderne : celle du Guide Michelin ; vous la chantez sous le grand ciel biblique. Vos carnets sont admirables par le mépris des vains artifices et la vastitude de votre information. Les routes de l'Orient, l'Afrique du Nord ou l'équatoriale, vous les semblez parcourir, églogues de Virgile en poche, et bien d'autres classiques aussi. Mais devant nul mystère humain ne restant sans y essayer vos clés, vous épluchez les journaux avec le même soin [73] que le Littré ou les saints Évangiles. Vos tiroirs sont pleins de fiches qu'on croirait estampillées par Bertillon. Juré, en cour d'assises, vous exultez de lyrisme, aussi bien qu'à l'approche d'un soukh arabe ou d'une ferme cauchoise. Tout vous est aliment.

 

« Nourritures » !

Je m'attends à vous, nourritures !

Ma faim ne se posera pas à mi-route,

Elle ne se taira que satisfaite ;

Des morales n’en sauraient venir à bout

Et, de privations, je n'ai jamais su nourrir que mon âme.

Satisfactions ! je vous cherche,

Vous êtes belles comme les aurores d'été.

Nathanaël, je te raconterai les plus beaux jardins que j'ai vus !

Nathanaël, je t'enseignerai la ferveur !

Je me suis fait rôdeur pour pouvoir frôler tout ce qui rôde ; je me suis pris de tendresse pour ce qui ne sait où se chauffer, et j'ai passionnément aimé tout ce qui vagabonde.

 

Gide, vous ne m'avez pas convié, le jour que vous présentiez aux artistes de Paris votre film du Congo. Des spectateurs qui m'en ont rendu compte prétendent que le prestige de votre nom faillit changer un « documentaire » de propagande patriotique en un ouvrage d'un sens tout autre. Plus d'un invité aurait poussé du coude son voisin, au passage de certains épisodes « tournés » par l'explorateur que vous êtes devenu ; et ce film éducatoire serait doublé d'intentions, imperceptibles d'ailleurs aux non-initiés. J'eusse protesté contre ces insinuations tendancieuses malgré ce que je viens de dire de vos écrits.

Serait-il aboli, le temps où des êtres candides, des âmes pieuses recommandaient à leurs nièces la lecture de vos romans chrétiens ? Vous leur apparaissiez comme un guide grave, au seuil de la vie ; au sein de votre famille, vous êtes encore celui à qui l'on doit s'en remettre avant de se décider en toute occasion délicate. Ce caractère de chef, de directeur de conscience, reste un des plus saillants chez vous, pour qui vous connaît de longue date ; l'empire que vous gardez sur tant d'esprits, je me refuse à l'envisager comme certains voudraient nous le faire voir. J'y discerne non seulement l'autorité de votre intelligence — à laquelle il faut toujours revenir — mais de votre raison. Raisonnable, vous l'êtes, et l'un des cerveaux les mieux équilibrés [74] que j'aie mis à l'épreuve depuis que j'observe mes semblables. Raisonnable donc, et, au risque d'employer un mot devenu trop fruste d'avoir servi à désigner tout le contraire de ce à quoi on l'applique, j'ajouterais : sincère, et follement courageux. Car votre loyauté de penseur vous expose à choisir, entre plusieurs issues, la plus périlleuse. N'est-ce pas ainsi que vous occupez cette belle position d'homme de lettres, d'où rien ne vous délogera ? La noble, la magnifique tenue de votre oeuvre devrait témoigner à d'acerbes critiques de la hauteur de vos vues. Opiniâtre à ignorer les honneurs, ayant dès votre adolescence répudié les consécrations flatteuses, vous ne vous adressez ni à la foule, ni à une prétendue élite dont l'esprit est celui de la foule, sans en avoir la naïveté.

Mais quoi ? La publication sous le manteau de tels d'entre vos livres, dont il faut se ruiner pour acquérir un exemplaire, n'empêche pas que les demi-cultivés ne tardent point à savoir qu'un mince opuscule a paru, puis à croire qu'ils savent ce qu'il y a dedans. Avant vous, Degas, Gustave Moreau ont chéri la politique du mystère : plus ils se claquemuraient, cachaient leurs toiles, plus s'affermissait leur influence sur disciples et amateurs. On les taxa d'hypocrisie. Était-ce manœuvre d'une suprême habileté ? Mais celle d'un peintre est plus aisée que la tactique d'un auteur. A moins de ne rien publier du tout, l'écrivain appartient à ce vulgum pecus qu'il méprise ou feint d'ignorer ; il n'est plus de livres qu'un curieux ne se procure s'il en grille d'envie. On les emprunte et ne les rend pas. Ma bibliothèque s'est vidée peu à peu, du côté où je range les vôtres.

Le dilemme était celui-ci pour vous, Gide : détruire votre œuvre, comme ce neurologue trop philanthrope qui, avant de mourir, brûla ses rapports médicaux, par souci de la quiétude de ses concitoyens ; ou bien briser les vitres, pour aller jusqu'au bout de votre mission. Sans confiance dans le devenir des œuvres posthumes, vous deviez à vous-même d'être votre propre exécuteur testamentaire, quitte à blesser des cœurs honnêtes que vous aimez bien plus que les pervers. Ce principe une fois admis après de rudes corps-à-corps de vos deux moi — ce qui rachèterait, selon vous, la coulpe du moi victorieux serait l'ardeur, la continuité, l'insistance de l'avocat dans sa plaidoirie, les preuves répétées de sa conviction, de son abnégation, en ce siècle de brigue et de compromis. Inclinons-nous en silence, [75] quand vous combinez pour vous-même une de ces « situations critiques » que vous préparez parfois pour autrui, en psychologue subtil. Je ne jurerais pas devant le Crucifix que vous n'en tiriez un certain plaisir... que je n'appellerai pas morbide, car il n'est rien de tel en vous.

Quand vous sollicitez les textes sacrés dans le sens de vos désirs, je laisse à d'autres plus savants que moi le soin de dénoncer le sacrilège, mais je tremble en supputant ce que cette « stylisation » porte en soi d'épineux. Pardon ! Après avoir lu ces lignes manuscrites, vous m'avez dit : « Au contraire, je ne trouve dans les textes sacrés, que ma propre condamnation. » Je maintiens qu'on préfère le « tempo » biblique dont vos livres ont le rythme, à votre exégèse. Quant à moi, je préfère toujours le dernier paru de vos ouvrages, parce que j'y fais une découverte nouvelle. Un homme, s'il déborde ainsi que vous de sève, et de cette appétence qui nous ramènera, quoi qu'il arrive, l'un vers l'autre, rien ne saurait le limiter ; le tout est, en brisant les entraves de la convention, d'avoir quelque chose à dire, et non de s'abandonner à une récréation d'esthète. Un formidable problème nous est posé par vous. A l'imposer, vous avez réussi, comme en jouant à qui perd gagne. Ceux qui suivirent depuis quarante ans vos exercices icariens ne pouvaient douter de votre souplesse et de vos forces, ô voltigeur dont j'ai peint des portraits à plusieurs tournants de votre piste. Je les compare les unes aux autres, ces images déconcertantes. Le garçon soi-disant souffreteux et débile dont j'ai toujours pensé qu'il nous enterrerait, peu à peu « s'athlétise », comme parlent nos sportifs ; plus de foulard, plus de tricots, plus de mitaines aux poignets. Seule la crainte des courants d'air persiste, si la maison où ils se font sentir est ennuyeuse, et qu'il lui tarde d'être ailleurs. Quand exécuterez-vous dans la salle Erard un récital dédié à Chopin, devant mille personnes, ultime victoire de la volonté sur votre modestie ? Votre talent de virtuose, je n'en ai pu juger qu'une fois, cher André ; cinq minutes, pas plus ! quoique vous ayez dérobé à la littérature des journées entières, pour étudier le piano.

Votre carrière d'artiste aura été un pugilat pathétique pour atteindre la perfection, un progrès incessant vers la maîtrise de la technique. Entendez ce mot dans son sens le plus général. A l'opposé de l’art d'écrire et de jouer du piano, si la maîtrise de la vie a la sienne, celle-là ne s'apprend pas en restant au coin du feu. [76]

Je retrouve dans une revue « d'avant-garde » un article déjà ancien sur la part que prennent l'instinct, la volonté, l'esprit critique dans l'élaboration de vos œuvres. Votre écriture était comparée aux styles d'Anatole France et d'Abel Hermant pour leur néo-classicisme. Et la palme vous était décernée, André Gide, à cause des « idées » originales que vous semez, et pour l'instinct que nulle règle d'esthétique n'étouffe. Le seul péril serait, pour vous, orfèvre, de buriner avec le plus d'amour les cassettes les moins capables de contenir ces « idées » qui vous appartiennent en propre : En parlant ainsi je songe à l'Afrique centrale.

Le comble de l'art d'écrire — nous n'en apercevons pas l'équivalent en peinture — est cette aisance désinvolte, dont vos ouvrages témoignent de plus en plus, du maître ouvrier qui loin d'être embarrassé par le passage d'un ton à un autre, du langage courant au plus surveillé, les amalgame dans une pâte dont les ingrédients cessent d'être reconnaissables.

Il est, sans doute, des sujets qu'un artiste s'avoue incapable de rajuster, même si la première leçon a cessé de le satisfaire. L'instinct, sur quoi les jeunes artistes ont trop misé récemment, vous l'avez, mais avec des formes qui font tout accepter par ceux-là mêmes qui se cabrèrent d'abord. Pourquoi n'avez-vous jamais récrit les Cahiers d'André Walter ? Vous y aviez songé. L'incomparable essayiste qui, jusque dans ses Faux-Monnayeurs, renouvelle la formule du roman, le Gide de Prétextes, d'Incidences et du Journal d'Édouard me fait songer à ces compositeurs qui savent réorchestrer une partition et lui donner plus de richesse. Comme à vous-même, pas une page de vous ne nous est indifférente.

Gide ! le portraitiste de vos avatars souhaite que vous lui accordiez encore beaucoup de séances. Jeune homme imberbe dans le complet de cheviotte, Gaulois à la moustache de Vercingétorix, voyageur sous le chapeau de velours noir, vos yeux sont les mêmes ; je me suis accoutumé à ce qu'ils me scrutent, comme je persisterai à les interroger.

            J.-E. Blanche

REMARQUES INTIMES

EN MARGE D’UN PORTRAIT D'ANDRÉ GlDE

 

je relis, depuis deux jours, ces cahiers d'autrefois, dont l'encre pâlit déjà. Je retrouve, à chaque page, mon ami André Gide. Il y a plus de vingt-quatre ans, le 10 janvier 1903, j'ai reçu sa première lettre. Quelques lignes seulement, séduisantes, un peu mystérieuses. J'étais à Copenhague. Il s'était donné la peine de me dénicher là, pour si peu que j'eusse montré de moi-même dans un article sur l'Immoraliste. Ses antennes s'étaient allongées jusque-là... Rien d'un peu frémissant ne l'effleurait qu'il n'y prêtât son attention, qu'il ne semblât soudain dépris de tout autre objet pour consacrer à celui-ci sa vie. C'est ce qui peut rendre dangereuse l'approche de sa curiosité, tant elle ressemble à l'affection... Rien dans la nature de si fuyant, presque d'imperceptible, qui n'invite et n'incline son amoureuse patience. Il dit volontiers que si la vie devait recommencer pour lui, ce n'est pas écrivain mais naturaliste qu'il voudrait renaître. Je l'ai vu à l'affût des oiseaux, des insectes. Un phénomène, un accident quelconque livre presque toujours à son attention ce que celle d'un autre n'eût point discerné. Son regard prête relief à ce qui semblait n'avoir presque pas de forme. Sa pensée soulève jusqu'au pathétique ce qui semblait n'avoir presque pas de sens. Je l'ai vu donner son temps à des êtres de rencontre, à des visages éteints, à de chétifs animaux. C'est ce qu'il appelle : prendre la vie non seulement au sérieux, mais au tragique. Un jour je le trouvai dans sa bibliothèque, villa Montmorency, allaitant au biberon avec des soins infinis et réchauffant dans son gilet tout contre sa poitrine un petit chat de Siam... « Il a été sevré trop tôt — me dit-il —. Sa mère ne pouvait plus le nourrir, [79] et puis j'étais impatient de le posséder. » Il ajoutait, sur un ton passionné : « Je voudrais tant le sauver ! »...

 

Deux années avant notre première rencontre, j'avais lu les Nourritures Terrestres. Enfermé dans ma chambre, et dans une féroce oisiveté, refusé à tout, dévoré de désirs, desséché par l'attente, ce livre était venu m'abreuver. Avec Rimbaud, rien n'a marqué plus fortement mon adolescence. Gide ne me quittait plus. Je le tutoyais en l'interpellant dans les pages de mon « journal ». Je l'attendais : « Je voudrais que tu fusses mon ami », lui disais-je, « l'existence se dépouillera de toute forme où trépasse la vie... Sagesse, vérité, sincérité de n'être rien... métamorphoses merveilleuses... déguisement innombrable... » Je me retiens à peine de copier ici toutes ces divagations. Elles feraient sourire. J'y reconnais pourtant le sentiment ingénu dont je fus alors atteint. Il était assez fort, assez riche, il a su se renouveler assez, selon la vie, pour nourrir une amitié vieille aujourd'hui d'un quart de siècle.

 

J'ai rencontré André Gide pour la première fois en avril 1903. Il habitait, boulevard Raspail, un appartement très bourgeois. Je le trouvai devant un grand feu de bois, fort incliné, fort réticent, mâchonnant et rallumant un bout de cigarette, les narines agitées de ce petit reniflement nerveux qui marque chez lui, avec le battement des paupières, le trouble à la fois et la contention de l'esprit. L'ample manteau de loden que j'ai vu, depuis, flotter sur tant de paysages, lui couvrait déjà les épaules. Il glissait sans cesse, appelant sans cesse un geste de l'épaule gauche et de la main droite pour le ressaisir, ce qui donnait à toute la silhouette un air d'impatience, ou plutôt d'instabilité, un continuel mouvement de départ arrêté. Gide, dès ce premier soir, au milieu de sa maison, parmi ses meubles de famille, m'apparut comme un voyageur, non point installé mais campé. Il a toujours eu l'art du campement. C'est son luxe. Non qu'il méprise un certain confort, ou pour mieux dire une certaine convenance, selon son humeur. Mais ce confort, ou cette convenance, il ne les trouve que là où ils ne semblaient pas l'attendre, où ils n'avaient [80] pas été pour lui préparés. Partout où il se pose, il a l'air de s'installer, mais toute installation l'invite au départ. Gide a fait construire une maison dont le plan fut une appropriation minutieuse aux exigences de son travail, à l'isolement de sa pensée. Durant le peu d'années qu'il y vécut, je ne l'ai jamais vu travailler à l'aise que devant une table volante, à l'extrémité d'un étroit corridor. Une salle d'attente, un compartiment de troisième classe, le restaurant ou la chambre d'un hôtel médiocre sont les lieux d'où sa pensée s'élance avec le plus de joie, de jeunesse et de liberté. Même ses manies, s'il en a, ne lui créent pas d'habitudes. Contrairement au proverbe, il amasse en se déplaçant. Contrairement aux autres hommes, à mesure qu'il mûrit, il déménage de plus en plus facilement : « Nous sommes des poissons d'eau courante », me dit-il souvent. En vieillissant, il poursuivra de plus en plus le dénuement. C'est un homme qui peut traverser les déserts. Aussi ne savons-nous pas sur quel versant du monde, sous quelle latitude de l'âme la mort le trouvera.

 

A l'époque dont je viens de parler, Gide s'embarrassait, sans nécessité, d'une épaisse moustache tombante. Elle n'adhérait pas à la structure. Elle flottait au vent, s'affaissait et pendait sous la mouillure. Une moustache mensongère, sauvage, intolérable... C'est à Jersey, si je ne me trompe, dans l'été de 1907 ou fort peu de temps au delà, que nous la décrochâmes. Enfin ce grand dessinateur se dessinait sous nos yeux. Il avait trouvé sa figure. Le demi-masque était tombé, la contradiction résolue, l'erreur dissipée...

Les deux photographies de Gide que je préfère, c'est celle de ses dix-huit ans (les épais cheveux sombres, la main ramenée sur la poitrine) et, tout récent, ce masque de vieux japonais qui est devant moi...

 

Il y eut sans doute, dans notre première entrevue, quelque chose d’un peu comique dont je ne m'avisai que plus tard, Gide s’était fait de moi l'image d'un tout frais jeune homme, plein d’une vague et pathétique aspiration. Il avait devant lui un garçon pas assez timide, plutôt robuste, un peu durci déjà par [81] la vie, et dont une grosse barbe noire, en le vieillissant de dix ans, banalisait assez fâcheusement l'expression.

Je ne sais plus très bien ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que je m'élançais, que je poussais vers mon nouvel ami un flot de paroles, les plus propres, pensais-je, à me faire connaître de lui, aimer par lui. Gide, à plus d'un coup, me décontenança par une réplique exactement inverse de celle que, dans ma ferveur, je pouvais attendre de lui. Bien des jeunes gens, après moi, durent connaître cette pointe d'arrêt que Gide tourne volontiers contre ses admirateurs.

Il me proposa, passé minuit, de faire quelques pas avec moi. Je pris cette courtoisie pour la marque d'un intérêt singulier, d'une sympathie déjà irrésistible, et le présage de notre intimité future. Je comprends aujourd'hui que je m'étais trop attardé. Il est plus facile d'abandonner quelqu'un sous un réverbère que de le pousser jusqu'à l'escalier... Le printemps commençait. Les marronniers du boulevard déroulaient leurs premières feuilles. Je me sentais heureux... Gide me quitta brusquement : « Je crois — me dit-il — que nous ne gagnerions rien ce soir à poursuivre... » J'ai souvent admiré, depuis, cette faculté de rompre un entretien qui décline, cet art de n'accepter que le meilleur de toute chose, cette noble incapacité de consentir à s'ennuyer...

Nos relations pouvaient s'arrêter là, peut-être. Peut-être, s'il n'avait tenu qu'à lui, pouvais-je rester pour Gide l'un de ces innombrables correspondants ou visiteurs d'un jour qui, des quatre coins du monde, lui font leurs confidences et même leur confession. Ma vie s'en fût trouvée bien changée, car s'il est une vertu que doivent reconnaître à Gide ceux qui l’ont bien connu, c'est d'être irremplaçable.

 

Je l'attendais, un matin, en compagnie de notre cher Théo, sur le port de Saint-Hélier. Il nous avait télégraphié, la veille, l'heure de son arrivée. Nous guettions le steamer sur une mer assez mouvementée. Dès qu'il fut en vue, Théo, braquant sa lorgnette, cherchait à découvrir parmi les passagers anonymes un grand chapeau sympathique. Nous nous passions l'un à l'autre l'instrument, tout en faisant de malins commentaires sur l'épreuve que subissait en ce moment l'estomac de notre ami, sur la figure défaite que nous lui trouverions au débarqué... [82]

Quelqu'un me frappe l'épaule. Je me retourne : Gide en personne, arrivé de la veille, frais rasé, reposé par une nuit parfaite, disait-il, dans un hôtel archi-comble où il n'avait pu occuper qu'une salle de bains. Il avait voulu nous surprendre. Et, tandis que le petit bateau dansait encore au large, il riait de nous aborder ainsi de pied ferme, de nous avoir guettés alors que nous nous croyions les guetteurs, de prendre par le travers ces badauds qui l'attendaient tout bêtement de face.

C'est ainsi qu'il surgit toujours, à l'heure, dans le lieu et de la manière imprévus, nous réservant après le plaisir de l'attente celui de la surprise. C'est ainsi qu'il poussa ma porte, un matin de l'été dernier, quand je le croyais encore au Congo, et qu'il me fit sentir, sans préparation, combien je l'aimais.

 

Ressource cachée...

Gide vous écoute parler. Nul n'est plus attentif, ne semble plus docile. Il suit mot à mot l'explication que vous déployez. La cadence de son chef balancé vous enfonce dans votre certitude... « Oui », dit-il. Puis il reprend la question, mais d'un biais à vous faire avouer que vous n'aviez suivi que chemin battu ; il touche un point que vous n'aviez pas aperçu, soulève un coin de voile dont vous n'aviez pas imaginé qu'on pût le saisir, délivre une évidence qui rend à la ténèbre tout ce que vous pensiez avoir accumulé de clarté. Et vous voilà dépossédé de vos raisons, vous promettant un peu tard de les mettre la prochaine fois par écrit, comme Sganarelle...

 

Gide n'aime pas le théâtre. C'est un malheur pour le théâtre. Comme Mallarmé, il en parle avec une intelligence souveraine, qui touche à l'essence de cet art. Je crois qu'il y porterait de nouveauté, si seulement il pouvait surmonter une répugnance qu’il partage avec la plupart des hommes distingués de son temps, et qui est aujourd'hui justifiée. Il a écrit naguère que le Vieux-Colombier l'avait réconcilié avec le théâtre. C'est une phrase gentille, une phrase d'ami, qui n'est pas tout à fait véridique. Pourtant je ne me suis jamais senti plus d'accord avec [83] un auteur qu’au temps où nous montions ensemble son Saül. Et comment m'étonnerais-je d'un tel accord, moi qui dois tant à mon ami de ma formation artistique ?

Je pense qu’il y a chez Gide — celui du Prométhée et des Caves — un auteur de comédies. Il saurait donner au personnage comique, par le dépouillement, l'arête qui lui sied. Du moins il y tendrait. Il apprendrait à se servir de la scène comme d'un instrument neuf, et d'un instrument en soi, à s'inspirer des contraintes qu'elle offre comme d'autant de points d'appui, de résistances propres aux constructions de l'à-priorisme. En conclusion d'un entretien sur les recherches de la peinture moderne, Gide ne me disait-il pas, il y a plusieurs années : « On peut exprimer les sentiments les plus vrais, les plus complexes, les plus humains en se servant d'une forme franchement artificielle, où le besoin de poursuivre une ressemblance n’entraverait pas l'esprit. » Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, Gide m'a donné l'éveil. Sa pensée active, blessante, toujours en réaction, souvent tournée contre elle-même, dangereuse à certains esprits, ne cesse de jeter des germes sur les eaux « qui attendent qu'on les remue pour se remuer ».

 

Depuis vingt-quatre ans, mon cher Gide, que de choses nous avons vues ensemble, découvertes, aimées ensemble : des livres, des pays, des figures, de petites rues, des sentiments difficiles à capturer, poursuivis au cours de courageuses, d'implacables conversations nocturnes ; que de routes et de pistes suivies, que de départs et de retours, d'aventures, de confidences, de rires, d'émotions partagées, de travail en commun, car vous défendant toujours d'être le maître, peut-être à cause de cette jeunesse qui est en vous, vous restiez le plus modeste de nous tous, le plus docile à la moindre critique, le plus encouragé par l'approbation.

Que nous étions intimes et que nous étions libres ! Que nous avons bien vécu les uns des autres et les uns pour les autres, reconnaissants les uns aux autres de cette amitié qui nous unissait, grâce à vous, qui nous enrichissait, qu'on nous a tant enviée, et dont tant de choses sont nées !... [84]

 

Vous rappelez-vous ?... L'Enfant Prodigue, dont nous relisions les épreuves dans un petit restaurant du faubourg Saint-Denis ?... Les Caves dont nous discutions la composition sur la route d'Étretat ? Il avait fait grand vent, ce jour-là, et grosse mer. C'était en septembre... Et notre course de Trouville à Braffye en fiacre-parasol : nous mêlions des projets aux récits du passé... Notre départ pour Londres : il fut décidé sur le pré, en un moment, parce que le ciel était si beau. Mais l'horaire des bateaux n'obéissant point à notre caprice, nous dûmes remettre au lendemain. Ghéon n'admettait pas ce retard : « On annonce qu'on va sauter — criait-il, — je prends mon élan... on saute demain ! comment voulez-vous que je l'accepte ? » Jean était le plus sage de nous tous... Et Londres où, dédaignant le Parthénon, nous recherchions les masques sauvages et le dépaysement des mers du sud... Valence, Alicante et Murcie, ce beau voyage gâté par ma mélancolie... Et cette après-midi d'un jour d'été dans l'appartement désert : à peine un peu de lumière coulait au travers des volets : nous avions traversé l'assemblée des meubles habillés de housses claires, pour atteindre une petite chambre de débarras où parmi les sacs de cuir émaillés d'étiquettes, et toutes sortes de choses hors d'usage, vous avez ouvert une petite malle : liasses de lettres, photographies, figures de famille, oasis, toutes les images, tous les souvenirs de votre jeunesse se répandaient autour de nous dans l'odeur de la poussière : vous m’avez permis de les toucher de mes mains... Je revois l'étiquette rouge de la petite malle : Biskra... Une autre fois, vous releviez de maladie. Je parlais de mes inquiétudes. Vous m'avez dit en souriant : Je n'aime pas que vous pensiez que rien de malheureux puisse m'arriver...

Pourtant... Rappelez-vous mon retour, après une longue traversée. A peine à quai, vous m'avez entraîné dans les rues du port. Je reprenais forme (là-bas, dans cet autre monde, rien n’avait de forme) et j'ai respiré sur une petite place un parterre de roses avec délices. Vous n’osiez pas encore, mais le lendemain, dans le creux du vallon, sous l'épais feuillage... rappelez-vous... Vous me disiez encore tout dans ces temps-là. Je sais que quelque chose de malheureux vous était arrivé... [85]

 

Depuis longtemps nous ne nous sommes plus tout dit. Vous avez beaucoup voyagé sans moi, et moi sans vous. Vous venez de franchir d'incléments espaces, et déjà vous courez les cartes de l'œil. Allez-vous vous débarrasser encore d'un morceau de l'univers ? Ce qu'il vous faudrait, c'est un monde si vaste que l'âme n'ait jamais fini de le conquérir, si neuf qu'on n'en puisse rien imaginer, qu'il faille pour le comprendre un esprit racheté, et pour le voir seulement un regard redressé... « La difficulté — disait Jacques — c’est de faire changer la direction d'un regard. » Je sais qu'il disait vrai, que tout dépend de ce petit mouvement incalculable, et qu'il n'est pas de miracle plus surprenant que celui-là. Nous ne regardons plus dans la même direction, mon cher Gide. Allez, je ne suis pas moins que jadis attentif à votre regard...

 

Cuverville, emprisonné dans sa hêtraie frémissante... Cuverville au commencement de l'été, avec sa longue façade blanche transpercée au milieu par le soleil couchant, avec ses buissons de roses et les oiseaux de ses charmilles — nulle part, à l'aube, je n'ai entendu de si beaux concerts d'oiseaux — et le grand cèdre patriarcal habité par des enfants, et le perron d'où les mêmes mains qui s'étaient agitées pour notre départ s'agitèrent pour notre retour, le vestibule où nous échangions notre dernier mot du soir et notre premier salut du matin, le large escalier dont les tout petits firent l'ascension marche à marche, cramponnés des deux mains au balustre de fer,... fraîcheur, odeur de l'encaustique et des fleurs fraîches coupées... grande maison où, toute la journée, d'une chambre à l'autre et de la pelouse au potager, glissait, passait sans se poser quelqu'un qui, d'un sourire et d'un signe de tête partageait à tous sa bonté et ne voulait être connu que par ce signe et par ce sourire... Cuverville, vous êtes le visage de l'amitié, de l'assistance, de l'attente et de la fidélité. Vous avez rassemblé des âmes désunies, apaisé des cerveaux aigris, vous avez réparé des forces dont nous avions abusé. [86]

 

Gide au piano... Ce qu'il y a de persuasif dans ses attitudes, d'insinuant dans ses propos, de strict et de palpitant dans son intelligence, d'enivré dans sa vision, de dessiné dans son art, — la modulation impeccable, la pureté, la nuance, une force nue, l'amour de la perfection technique mais si pertinente au contenu, si liée au sujet, si servante de l'esprit que jamais elle ne dégénère en virtuosité, — tout cela Gide au piano l'explique à qui peut l'entendre... Mais si la voix parfaite de Mozart ou de Chopin vient me tirer de ma chambre, me fait descendre à pas étouffés et pousser doucement la porte du salon, avant que j'aie pu m'y glisser la voix se tait, le couvercle du piano claque. Gide s'excuse. Cet art, dans lequel il pourrait exceller sur bien des maîtres, n'est pour lui que sujet d'étude, occasion de se maîtriser. Cette confrontation avec soi-même exige la solitude.

J'entendrai tout à l'heure la même phrase, dix fois, vingt fois reprise, et l'âme du musicien de plus en plus l'habiter.

Gide cherche partout des résistances. [87]

Jacques Copeau

ANDRÉ GIDE ET L'ART DU ROMAN

 

il y a des règles à observer pour faire un sonnet, mais le roman ne connaît pas de lois ; il existe seulement une série de romans-modèles, différents types auxquels on a pris l'habitude de comparer tous les romans nouveaux. Et il est vrai que les Faux-Monnayeurs, expressément étiquetés : roman par André Gide, ne se laissent ranger dans aucune des catégories connues. Ils n’ont ni Balzac, ni Stendhal, ni Flaubert, ni Dostoïevski, ni Tolstoï, ni Eliot, ni Meredith, ni Proust pour chef de file, pas davantage la Princesse de Clèves, Gil Blas ou l’Astrée. Dès lors, il ne reste qu'une alternative : ou bien refuser aux Faux-Monnayeurs le titre de roman ou bien y reconnaître un type inédit de roman.

Rien de plus malaisé à démontrer que le second terme de cette alternative, surtout si l'on se refuse à admettre l'existence du roman en tant que « genre littéraire ». Pour prouver que les Faux-Monnayeurs en sont un, il faudrait d'abord croire au roman.

On peut toutefois, semble-t-il, se demander valablement si André Gide, n'a pas mis au point dans les Faux-Monnayeurs, pour relater l'existence de ses héros fictifs, une méthode de transcription, inconnue de ses grands prédécesseurs, et dont la nouveauté, loin d'être gratuite, est d'utiliser pour la première fois dans une œuvre d'imagination la vision critique du réel propre à notre époque.

Il est certain que Gide n'est pas un créateur direct, impulsif, entièrement conduit et dévoré par sa création, comme Balzac ou Dostoïevski ; il ne joue pas davantage franc jeu à la manière de tous les romanciers naturalistes et objectifs ; rien n'est plus loin de son dessein que de concurrencer l'état civil ou les faits-divers. [89] Ce n’est pas ainsi qu'il entend recréer de la vie. Ce créateur n'est pas aveuglé par sa création ; il n'abdique pas son esprit critique en mettant au jour ses personnages. Le premier caractère des Faux-Monnayeurs est d'être un « roman critique », c'est-à-dire un roman qui ne se contente pas d'enregistrer l'apparence, l'écorce ou le tout-venant du réel.

Quoi d'étonnant à ce qu'un écrivain épris de vérité, de sincérité soit profondément choqué par l'arbitraire que comporte dans un roman une création absolue, ne varietur ? Il y a de la part du romancier, dans le fait d'imposer à un personnage tel sentiment, telle décision, tel acte un autoritarisme dictatorial dont il peut souffrir comme d'une limitation de ce personnage même. La comparaison ordinaire entre Dieu et l'écrivain animateur de personnages imaginaires ne soutient pas l'examen : Dieu laisse à ses créatures leur libre arbitre (tout au moins l'apparence du libre arbitre), et à chaque instant le choix entre plusieurs possibilités. Ce jeu, cette marge, cette liberté, le romancier ne peut les laisser à ses personnages ; il est contraint de les figer, de choisir pour eux, de conditionner d'avance à la page 1 la décision de la page 250. Il y a, il peut y avoir là pour un romancier d'esprit lucide quelque chose d'inadmissible, de profondément choquant par sa fausseté, par son opposition au libre jeu, aux infiniment possibles de la vie. Quelque chose aussi qui, par sa contradiction avec la complexité du réel, humilie le romancier comme une schématisation trop simpliste.

Tout ce que nous avons hérité du XIXe siècle historique, critique et médical, tout ce qui, du domaine de la psychiatrie et de la philosophie antirationaliste, est passé dans notre conception générale de la vie et de l'homme, surtout le culte du qualitatif qui est venu se superposer à l'idolâtrie de la science, sans pourtant la détruire, tout cela nous détourne en art de l'objectif réduit au fait pur. Dans tel fait, dans tel acte, ce qui nous intéresse, ce sont ses origines, ses harmoniques, ses prolongements, et aussi tout ce qui aurait pu l'empêcher d'être, tous ses contraires, tous les obstacles qu'il a rencontrés, tous les refoulements qu'il a dû pratiquer ou surmonter. Son existence ne lui confère aucune réalité privilégiée, éminente. Son irréversibilité ne nous apparaît plus comme l'élément essentiel, unique. Cet acte est une possibilité qui s'est réalisée ; les autres possibilités qui auraient également pu-se-réaliser-si... ne nous intéressent pas moins ; elles peuvent même nous intéresser davantage si l'acte qui a été commis nous paraît [90] trahir celui qui l’a commis, l'exprimer moins que celui qu'il a eu envie de commettre et qu'il n'a pas commis.

En somme, la grande nouveauté psychologique qui vient sans cesse se mettre au travers du romancier, c'est désormais que l'acte n’est plus tout, que la souveraineté de l'acte est décidément déchue au point de vue de l'expression et de la connaissance intime de l'homme. Rien ne nous paraît plus d'un aussi mince intérêt que ces romans où un acte commis par hasard et faisant boule de neige entraîne le héros aux pires déchéances ou aux plus surprenantes réussites. Dès que l'acte est commis, dès qu'il a précipité dans son engrenage le héros, celui-ci nous fait l'effet de s'absenter de l'œuvre. Nous assistons avec gêne à un enchaînement fatal, automatique de circonstances où n'a plus de part active l'essentiel de l'homme, la part la plus irréductible de lui-même.

Nul n’a senti avec plus de force qu'André Gide les limites et la vanité de la création directe et du mécanisme qu'elle engendre. Et c’est de ce sentiment qu'est née l'idée exprimée dès les premières lignes du Journal des Faux-Monnayeurs de remplacer la création des personnages par la découverte des personnages. « J'hésite depuis deux jours si je ne ferai pas Lafcadio raconter mon roman. Ce serait un récit d'événements qu'il découvrirait peu à peu et auxquels ils prendrait part en curieux, en oisif et en pervertisseur. »

Cette substitution de la découverte à la création (1) entraîne les plus fécondes conséquences. Le romancier s'affranchit du coup du plan purement matériel, du plan de l'action, du parallélisme obligatoire entre le plan du sentiment et le plan de l'action, auquel le condamnaient la vraisemblance, la crédibilité. Ses personnages deviennent pour lui des sujets d'expérience perpétuellement disponibles pour toutes les expressions de leur « moi ». Et du même coup, il lui est permis de se mouvoir sur le plan mental, d'ajouter à son œuvre une dimension de plus, la dimension de l'imaginaire, du possible non réalisé, d'exercer sa critique sur ses personnages, au lieu de s'asservir à eux aveuglément, de revenir sur leurs actes, de les orienter autrement, bref [91] au lieu de copier, de suivre la vie linéairement, de la transcrire avec toute son épaisseur, toutes ses contradictions, d'en exprimer tous les plans, de la traiter symphoniquement et non plus mélodiquement.

Premier venu à cette conception du roman, André Gide, après avoir beaucoup tâtonné, si l'on en juge par le Journal, s'est arrêté à la forme la plus saisissante qu'elle pouvait revêtir : il a écrit le roman d'un roman.

On trouve dans les Faux-Monnayeurs bien des traits de ressemblance avec les Six personnages en quête d'auteur de Pirandello. Mais le point de départ n'est pas le même. Pirandello a écrit le drame de la création artistique, le drame des fantômes qui rôdent dans l'esprit d'un créateur, impuissants à se réaliser, — à cause de leur trop grande, de leur trop complexe vitalité, — sans une simplification, une mise en forme imposée par le dramaturge. Mise en forme qui sera précisément une pétrification, une immobilisation à jamais de cette vie riche de tous les possibles. Nous sommes là au nœud même de la pensée pirandellienne : la vie ne peut se manifester qu’enfermée dans une forme et à peine mise en forme, elle la brise et continue à couler, avide d'une forme nouvelle. La vie ne peut se fixer d'une façon stable que mutilée dans une œuvre d'art ou dans l'idée fixe d'un fou.

Gide, lui, ne peut même pas se satisfaire de la forme prise à un moment donné par la vie ; il veut imaginer les autres formes qu’elle aurait pu revêtir à ce même moment ; il veut l'incliner (« en pervertisseur ») dans un sens autre que celui de la pente où elle glissait, l'aider sans cesse à se redresser, à s'évader, à se renouer.

« La règle de l'artiste doit être, non point de s'en tenir aux propositions de la nature, mais de ne lui proposer rien qu’elle ne puisse, qu’elle ne doive bientôt imiter. » Tous les possibles, ou plus exactement tous les probables, voilà la matière du roman. « Lafcadio par exemple essaierait en vain de nouer des fils ; il y aurait des personnages inutiles, des gestes inefficaces, des propos inopérants et l'action ne s'engagerait pas. »

Aussi bien un événement n'est-il jamais « un » : il se multiplie de toutes les interprétations qui en sont données. Le roman qui rapportera ces diverses interprétations sera plus riche que la vie, en lui restant strictement fidèle : « Je voudrais que les événements ne fussent jamais racontés directement par l'auteur, [92] mais plutôt exposés (et plusieurs fois, sous des angles divers) par ceux des acteurs sur qui ces événements auront eu quelque influence. Je voudrais que, dans le récit qu'ils en feront, ces événements apparaissent légèrement déformés. » (Journal des Faux-Monnayeurs.)

De même qu'il devient une addition, une prise en considération et une critique de tous les probables, une vision de la vie prise sous plusieurs angles, le roman devient une somme de « tout ce que présente et enseigne la vie » au romancier. « Il me faut, pour écrire bien ce livre, me persuader que c'est le seul roman et dernier livre que j'écrirai. J'y veux tout verser sans réserve. »

Ici ce n'est plus seulement la matière et la technique du roman que veut renouveler André Gide, c'est l'objet même du roman. Il a écarté la « tranche de vie » physique et morale, le récit unique et linéaire, il écarte encore la conception passive du roman « rêve éveillé », du roman « attente d'événements » et la remplace par une conception neuve : active et critique. Le but du roman, ce n'est pas la création de personnages et d'événements, c’est de faire l'auteur, puis le lecteur, penser concrètement leur vie, la vie, de proposer des thèmes vivants sur lesquels exercer leur jugement, des figures stylisées en qui se retrouver, se multiplier et se critiquer. Au lieu d'une peinture immobile, statique, c'est une peinture dynamique, transformable que doit réaliser le romancier.

On ne peut contester que cette idée du roman manque de spontanéité, qu’elle soit née d'une réflexion, d'une critique des romans antérieurs. En est-elle moins valable pour cela ? Un romancier se refuse à écrire un roman où toute son intelligence, toute sa responsabilité, tout lui-même ne serait pas engagé, qu'y a-t-il là de criticable et quel signe d'impuissance y distinguer ? Faire le plan d'une bataille, en tracer avec soin l'épure, serait-ce donc se condamner d'avance à la perdre ?

 

Mais venons à la réalisation. Gide commence par nous présenter, selon la méthode traditionnelle, une matière de roman, c'est-à-dire des caractères, des passions, des événements. Nous voyons successivement Bernard Profitendieu fuir la maison paternelle, ayant découvert qu'il n'est pas le fils du juge Profitendieu ; [93] Olivier Molinier se laisser attirer chez le littérateur Passavant ; Vincent Molinier abandonner Laura enceinte pour se consacrer à lady Griffith ; le romancier Édouard accourir à l'appel de son amie Laura.

Nous changeons soudain de plan en pénétrant dans le Journal d'Édouard. Toute cette vie brute que Gide évoquait devant nous dans un récit objectif devient matière à réflexion psychologique pour Édouard, se change en une documentation pour le roman qu'il est en train d'écrire. Du monde de la vie tous les personnages se haussent au plan de la création artistique, de l'expression du réel. Ces personnages fictifs, mais d'abord traités en vivants, se transforment tous, sauf Édouard qui en reste au premier degré, en personnages de roman.

Mais ces personnages de roman, du moins certains d'entre eux, Bernard Profitendieu notamment, devenu secrétaire d'Édouard, et la doctoresse Sophroniska jugeront à leur tour Édouard en tant que faiseur de romans.

Nous serons encore entraînés sur un nouveau plan quand Édouard, de simple spectateur avide d'enregistrer le drame des personnages pour en nourrir son roman, deviendra lui-même, emporté par sa passion pour Olivier, acteur du drame.

A ce moment, André Gide s'arrêtera pour examiner critiquement ses héros, envisagés comme des produits purs de son imagination, et à les montrer indépendants de lui, l'entraînant où il n'avait pas songé à aller : « L'auteur se demande avec inquiétude où va le mener son récit... Que faire avec tous ces gens-là ? » (pp. 280-284.)

On voit, dans cette navette entre le réel et ses interprétations, entre l'art et la vie, entre les faits et la conscience qu'on en prend, quelles interprétations peuvent se superposer, quelles influences, quelles interférences peuvent jouer entre tous ces plans qui s'étagent, entre ces angles de vision qui se coupent. A l'affirmation une et arbitraire de l'être de ses personnages, André Gide préfère une profusion de « paraîtres ». C'est là sans doute la nouveauté essentielle de son roman, celle qui ouvre le plus de routes et de possibilités.

Cette multiplicité d'interprétations des personnages dont la personnalité se dissout et se multiplie à la fois et qui, remplaçant l'incessante mobilité dans la durée des personnages proustiens, permet de mêler activement les personnages à une crise au lieu de les immobiliser sous un microscope enregistreur [94] de leurs transformations involontaires et inconscientes, s'accorde avec la multiplicité des interprétations possibles des Faux-Monnayeurs.

Rien que le titre se prête, on le sait, à plusieurs explications : c'est le titre qu'Édouard pense donner à son roman ; c'est une allusion à la bande des petits faux-monnayeurs de la pension Azaïs ; c'est une allusion au faux art, à l'insincérité de Passavant ; c'est enfin une allusion à l'éducation qui fausse la nature.

Quant au contenu, que n'y découvre-t-on pas ? Une satire d'abord de la famille, de l'éducation ; une exaltation de la liberté individuelle ; la louange de l'enfant naturel conçu comme l'être le plus libre, le plus « disponible », le plus « gratuit ». Une étude des rapports entre enfants et adultes, entre pères et fils, de leur incompréhension mutuelle. Un traité de la découverte de soi-même. Une apologie de l'individualisme et un éloge de la perversion, contredits d'ailleurs par une apologie du sacrifice et de l'amour sincère, qu'il soit normal ou non. Quoi encore ? Un roman freudien. Un récit parallèle des souffrances de La Pérouse et de son petit-fils, de la lâcheté du grand-père devant le suicide, de la tranquille audace de l'enfant devant la mort. Un roman de l'hypocrisie familiale. Un roman antiprotestant. Un roman de mœurs littéraires. Un roman pédérastique. Un roman diabolique, où le Ciel et l'Enfer luttent sans arrêt.

Et l'on pourrait recommencer l'énumération, en parlant « problèmes ». Tous les problèmes de ce temps : celui de l'action pratique, de l'acceptation du social, de l'évasion hors du social, du divin, du satanique s'y trouvent posés en termes, il est vrai, moins originaux que dostoïevskiens.

Ce qui caractérise encore les Faux-Monnayeurs, c'est qu'aucun des personnages qu'on y rencontre ne s'abandonne à sa pente, à ses instincts ou aux circonstances comme les personnages des romans naturalistes ou ceux de Proust. Tous aspirent à quelque chose de haut ou de bas et tous luttent désespérément pour leur idéal de pureté, de plénitude ou de boue. D'où le dynamisme de l'œuvre.

Une étude de la composition des Faux-Monnayeurs montrerait l'admirable économie de l'œuvre. John Galsworthy définissait récemment la composition d'une œuvre d'art par « le principe de la sélection » qui parvient « à rendre complète la relation de la partie au tout ». En ce qui concerne les Faux-Monnayeurs, [95] on pourrait ajouter : « et aussi la relation du tout à la partie ».

On ne rencontre pas dans les Faux-Monnayeurs un enchaînement logique et linéaire des faits ; les épisodes ne sortent pas les uns des autres à la façon des tubes d'une longue-vue, mais leur juxtaposition au début du livre, leur apparente diversité (on serait même tenté de dire : leur apparente étanchéité) se réduit peu à peu ; une convergence de plus en plus sensible les rapproche, les mêle, les unit et l'on se rend compte, le roman terminé, qu'il n'est pas un personnage, pas un événement, pas une passion dans les Faux-Monnayeurs qui ne conditionne nécessairement le dénouement.

 

Ces notes sommaires ne font qu’effleurer le vaste sujet. Elles laissent peut-être entrevoir toutefois la place capitale des Faux-Monnayeurs dans l'œuvre de Gide dont ils constituent une « somme » et leur importance dans l'évolution du roman français. On sera d'ici vingt ans stupéfait que la critique n'ait pu voir d'abord dans l'accomplissement conscient des Faux-Monnayeurs qu'une grande tentative manquée.

 

(1) Proust ne découvre pas ses personnages, il nous les révèle. Il n'y a pas chez Proust cet élément actif, dynamique, partout présent dans les Faux-Mon­nayeurs. Il s'agit ici d'une découverte active d'eux-mêmes par les personnages, non de leurs transformations sous l'action du temps.

 

Benjamin Crémieux [96]

LA POÉSIE D'ANDRÉ GIDE

 

« ... et peut-être les vrais poètes eux-mêmes n'écriront-ils plus nécessairement en vers, et le mot poésie ne sera-t-il plus nécessairement synonyme de vers, quand déjà celui de vers est si rarement, en France, synonyme de poésie. »

(Prétextes, p.116, morceau de 1899.)

 

il y avait les hiérarchies établies, et les « Racine fils », comme on disait, qui élaboraient des mémoires académiques à cette fin de prouver que « l'harmonie de la Prose est très inférieure à celle de la Poésie », que « la Prose ne doit jamais disputer de rang avec la Poésie ». Il y a M. André Gide affirmant dans Si le grain ne meurt, et non certes pour le plaisir de contredire, « la précellence de la belle prose ». D'autres enfin seraient tentés de ne rien préférer entre toutes les expressions de la beauté ; parmi eux il y aurait encore sans doute M. Gide : son reniement n’est qu'une forme d'amour.

Nourri de Bible, d'Homère et de Virgile, traducteur de Whitman, de Blake et de Tagore, à travers toute son œuvre la poésie poursuit qui s'attache à elle. Quand le Michel de L'Immoraliste le renaît à l'existence, et que les parfums, les ombres mobiles et légères, l'air lumineux, les bruits imperceptibles, le contact des écorces le font tour à tour trembler et l'engourdissent de bonheur, seul en face du monde ressuscité, il tire de sa poche l'Odyssée, relit trois phrases, les apprend, et longuement se délecte de leur rythme. Alissa s'imprègne de Keats et prononce : — a-t-on rappelé cette phrase au cours de récentes discussions ? — « Le mot : grand poète ne veut rien dire : c'est être un pur poète qui importe. » Dans les Faux-Monnayeurs, Olivier ambigu et séduisant, la poésie est « la seule chose » vraiment [97] qui l'intéresse », et Bernard la sent s'échapper de soi comme une vapeur sifflante.

Seulement l'invariable amour s'accompagnait d'abord chez M. Gide d'une erreur sur sa propre prédestination artistique. Il retrace aujourd'hui non sans sarcasme les tentatives de son adolescence à la recherche du vers le plus traditionnel. Mais très vite la lutte avec l'alexandrin, l'effort pour le dompter, pour en arracher des expressions nouvelles cessent d'être l'essentiel. En cette période du symbolisme triomphant, la question de la légitimité même du vers classique et des lois prosodiques s'agite aussitôt devant cet esprit acéré. Ou plutôt la question de leur droit à exister aujourd'hui. N'y aurait-il jamais chez nous « poésie qu'à conditions strictes » ? En face des créations de Verhaeren par exemple, pouvait-on déclarer sans être assailli de mille doutes : « l'alexandrin n'est pas mort » ? A cette hésitation la fougue affirmative et irrespectueuse du très jeune Bernard répond après vingt-sept ans : « L'alexandrin est usé jusqu'à la corde. » Ni mort, ni usé, en vérité, lui qui répand sa magie sur la Jeune Parque et les Fragments du Narcisse.

Mais l'alexandrin confère aux émotions les plus fugaces, un caractère universel et absolu. Il semble que, par lui, l'instant devienne aussitôt l'éternité, et que la beauté, hiératique, resplendisse dans l'immobilité du « rêve de pierre ». D'où la fascination qu'il exerce, mais en même temps une grandeur inhumaine, et pour certains effrayante. Comment lui confier les troubles impalpables, les misères trop subtiles ou encore les remous intérieurs, l'instabilité du devenir ? Et comment Gide aurait-il pu s'y tenir ? « Son être se défait et se refait sans cesse. On croit le saisir... C'est Protée. Il prend la forme de ce qu'il aime. »

Un moment il s'arrête au vers libre, intermédiaire, mitoyen, de rythme moins caché, plus aisément perceptible que la prose, riche de sons qui se répondent d'une manière incomplète et mystérieuse, d'un écho graduellement assourdi de la rime à l'assonance, puis à l'absence, — mais qui emprunte à la prose une souplesse inconnue, des détours, des flexions. Ces rumeurs estompées, cette phrase moins hermétique, moins close, de contenu plus malléable que le vers classique, moins nette que la prose, voilà par quoi le vers libre semble avoir tenté M. Gide. Ce sont alors, dans Les Cahiers d'André Walter, des intercalaisons de strophes souvent précieuses et alambiquées ou un peu puériles, assez musicales, des rythmes allitérés, des ondulements [98] de périodes et parfois « l'impression du balancement des ramures sous les brises ». Ce sont les essais, à la manière de Laforgue, des Poésies d'André Walter, les Envois ironiques du Voyage d'Urien et de Paludes. Ce sont, traversant la prose voluptueuse des Nourritures Terrestres, des rondes, des ballades, affranchies de plus en plus des idées préconçues, de plus en plus librement emportées au tourbillon d'un rythme non pas languide cette fois mais brûlant ; la barrière qui séparait la prose et la poésie s'amincit, au point que l'une et l'autre s'épousent, s'enlacent. Dans le Roi Candaule, la typographie donne la forme de vers « à ce qui n'est le plus souvent qu'une prose nettement scandée ».

La prose enfin l'emporte, elle l'emportait déjà dans cette première dizaine d'années où des vers libres la venaient couper volontiers. Les règles classiques n'avaient pu soumettre un esprit si rebelle au joug ; une métrique sans règle ne satisfaisait pas cette autre part de lui qui réclamait des contraintes. La double nature du vers libre en fait une persistante anomalie. Il garde quelque chose d'hybride. Il est tiraillé entre des exigences contradictoires. Et là n'est pas sans doute ce qui rebute. Mais il semble toujours rester au stade où la pensée et l'expression sont encore en formation. En lui, n'apparaît pas de nécessité. A quelque impératif subjectif que ses auteurs aient obéi, il leur est presque impossible de donner à leur vers libre un caractère inéluctable ; auditeurs ou lecteurs sont toujours agités par la tentation de le couper selon les prescriptions de leur sens musical particulier. Presque jamais il ne force à la conviction qu'un mot déplacé ou modifié lui enlèverait tout pouvoir. Cette indécision qui séduit les uns, irrite les autres. Aussi la prose de M. Gide lui était-elle une obligation. Une prose qui libère mieux que le vers le plus libéré mais qui ne se relâche jamais. Elle a, comme il le disait de celle de Francis Jammes, « cette sorte de carrure qu'il eut souci de rompre dans l'alexandrin parce qu'il l'y craignait factice, qu'il se plaît à rétablir ici, car elle ne dépend plus que de son vouloir » (1). Elle devient le véritable carmen vinctum et semble se tenir « à de fixes règles de prosodie ; tant (elle) reste toujours pleine, sonore, adhérente à sa signification et souplement articulée ». Pour elle, l’ostinato rigore et l'interdiction de vaticiner. Elle [99] sait que « l'art naît de contrainte ». Elle se soumet au principe déjà valéryen que l'inspiration n'a de prix que sous le contrôle incessant de la conscience. Elle connaît les visites du Dieu, mais elle en discipline le tumulte. Elle ne fléchit ni ne s'abandonne. Elle ordonne ses puissances ; mais elle les a toutes, lyriques et musicales autant que raisonnables. Le renoncement à la poésie formelle a conduit à la découverte d'« une langue, prose tant qu'on voudra, mais si belle, si souple, et nombreuse et rythmique enfin, si hardie, sensuelle et soucieuse d'émotion, que le plus poétique génie » (2) s'y peut dire. En dépit de tout, et par une voie détournée, se sont réalisés le vœu et l'affirmation enfiévrés de l'adolescence : « C'est poète que je veux être ! C'est poète que je suis ! »

 

Pourquoi les premières œuvres sont-elles souvent les plus tristes ? L'âge des triomphes est en réalité celui des élégies. On est si seul d'abord, si désemparé. Autant de blessures que de problèmes. Les impossibilités et les antagonismes déchirent. Jamais dorénavant la faiblesse ne se sentira à ce point fléchissante et pitoyable. Jamais la force ne trouvera moins son emploi. Jamais, plus d'exaltation ne croulera dans des retombées plus inconsolables. Et cette recherche de soi, harassante.

Sur les Cahiers d'André Walter des ténèbres pèsent. Le mysticisme y est inquiet. L'âme et le corps s'y livrent des combats fratricides. L'esprit s'épuise à batailler. Tous les éléments de trouble diffus s'y trouvent : la quête romantique et symboliste des solitudes et des clairs de lune, les brumes et les balbutiements verlainiens, l'automne ; les émotions divagantes, le cœur qui se pâme, une lamentation d'amour, la montée progressive du désespoir et l'effondrement dans la folie. Quant à la forme, elle répugne encore à la précision, fait ses délices d'une langue « fluide... et comme illimitée », s'adonne à des raffinements bizarres. Malgré tout l'on se défend mal contre la contagion de cette souffrance quintessenciée, contre cette poésie de la détresse.

Par ce lamento même peut-être, et par leur « ton jaculatoire » ces Cahiers exaspèrent leur auteur. Il les a condamnés sans pitié, les portant au pilon dès après leur publication, interdisant depuis [100] de les réimprimer. Je sais bien cependant pourquoi j'y insiste. C'est qu'ils sont embaumés déjà, par endroits, de l'odeur des foins, de la terre, des acacias en fleur, saupoudrés par places du pollen des tilleuls, et qu'il s'y trouve des phrases prophétiques : « Je voudrais la forme si lyrique et si frémissante que la poésie en profuse — malgré les lignes si rigides. » — « Il faut veiller. L'âme agissante, voilà le désirable. La vie intense, voilà le superbe. » Ailleurs encore ce précepte : « Multiplier les émotions. » Plus d'une fois l'âme bondit hors du héros moribond vers les délivrances futures.

Mais elle ne se prépare encore que des enthousiasmes imaginaires. Elle croit souhaiter « les chimères plutôt que les réalités ». Dans le Voyage d'Urien elle se jette à la poésie des ailleurs, mais des ailleurs « miragineux ». Elle attise son émotion de paysages irréels où elle se verse entière, se crée un exotisme, des faunes et des flores, des jardins sur la mer, des océans pathétiques, des sirènes, les vieux flamants roses d'Atala, une opulence de Mille et une Nuits, puis, préférant à ces enchantements « les rives les plus dures, pourvu qu'elles soient futures », des plaines mornes, des eaux lentes, la fortuite image d'un vain amour, et, par delà, le froid sur la plaine boréale, le rayonnement figé des banquises, les plumes d'eiders sur l'écume des flots. Mais comme elle s'est nourrie d'un leurre, et que, lasse de la pensée, elle n'accomplit pourtant que des actions illusoires, elle ne trouve après l'ennui de la Mer des Sargasses que l'inanité des pôles. Ou bien, pleine d'imprévu et pour se railler elle-même, elle invente des réflexions et des épisodes saugrenus à décourager tous les poètes fantaisistes. Ainsi, au moment des aubes en larmes et des soleils décolorés, la rencontre de « ma chère Ellis qui nous attendait sur la pelouse, assise sous un pommier ? Elle était là depuis quatorze jours, par la route de terre plus vite que nous arrivée ; elle avait une robe à pois ; une ombrelle couleur cerise ; auprès d'elle une petite valise avec des objets de toilette et quelques livres ; un châle écossais sur le bras ; elle mangeait une salade d'escarole en lisant les Prolégomènes à toute métaphysique future ». L'ironie qui pointe ici enveloppe Paludes. Aucun livre ne procure un plaisir plus déconcertant, ni plus insidieusement renouvelé à chaque lecture. Aussi factice que le précédent, — par une volonté très consciente — il en est à la fois aux antipodes. Le héros, incapable des échappées imaginatives d'Urien, est confronté avec la vie qu'il est incapable [101] de goûter. Et sa raillerie désolée s'attaque à tous, individus sans individualité, — ou dont l'individualité lui échappe, — femmes et hommes normaux spontanément adaptés à des destinées mesquines. Et cependant l'auteur se moque de ce héros en proie à l'obsession, persuadé que son œuvre seule échappe à la caricature, prenant son parti de tout « parce qu'il écrit Paludes » impuissant à sortir de lui. En un composé indéfinissable s'entremêlent la poésie de ce sourire incroyablement narquois et captieux, devant quoi se dissolvent toutes les convictions et leurs contraires, et malgré ce sourire la poésie navrée de la monotonie, des éternels recommencements dans le vide, des prostrations incurables, et malgré cette monotonie et cette inaptitude à l'existence, par lueurs furtives, la poésie de la dévotion au contraire à l'existence. Le héros écrit le morne journal du personnage qu'il a élu : Tityre ; mais voici que ce Tityre enlisé dans les terrains spongieux, cloîtré d'ennuis, étreint d'habitudes, cerné d'argile enfonçante et de marais stagnants, nourri de vers de vase, voici que ce Tityre cède au lyrisme : « Parfois à la surface des eaux croupies s'étale l'irisation merveilleuse et les papillons les plus beaux n'ont rien de pareil sur leurs ailes... Sur les étangs, la nuit éveille des phosphorescences... Marais ! qui donc raconterait vos charmes ? » Au point que le héros, surpris, décontenancé, ne pense qu'à dissimuler ces pages : « Tityre y paraîtrait heureux ».

Heureux car il n’existe pour qui la comprend rien de « médiocre en la vie ». Après l'avoir rapetissée par vengeance de ce qui longtemps en elle l'a opprimé et de lui qui n’a pas su d'abord l'absorber par tous les pores, Gide la magnifie, — non plus une vie de rêve mais une vie où la réalité est le plus délirant des rêves. L'hosanna des Nourritures Terrestres s'élève.

« Manuel d'évasion, livre qui brûle les mains pendant qu'on le lit », ainsi que l'éprouve Jacques Thibault dans le roman de M. Roger Martin du Gard. Par haine de toutes les ligatures qui ont prolongé la captivité, par dégoût des longues torpeurs, une mobilité perpétuelle, l'injonction de ne point demeurer, l'apologie de l'instant. Le malade désormais guéri embrasse le monde avec une frénésie de convoitise : « Certes, tout ce que j'ai rencontré de rire sur les lèvres, j'ai voulu l'embrasser ; de sang sur les joues, de larmes dans les yeux, j'ai voulu le boire ; mordre à la pulpe de tous les fruits que vers moi penchèrent des branches. A chaque auberge me saluait une faim... » L'être voudrait [102] s'élargir, se pluraliser pour assumer toutes les formes d'humanité. Les choses révèlent de telles richesses que leur seule énumération devient un poème prestigieux. Algérie, Italie, Normandie même, sous chaque ciel, chaque terre est un trésor de voluptés. Des pays non vus se laissent encore apercevoir, des parfums non sentis respirer ; il ne s'agit plus là de constructions artificielles, mais par le besoin de multiplier les biens tangibles, d'une extension jusqu'à l'extrémité du réel. Dieu et la joie, unis, confondus, ne sont plus cherchés « ailleurs que partout ». Cette joie, l'appétence de cette joie, sont si prodigues, si débordantes, qu'elles réclament le partage. Ménalque, apôtre, esprit, souffle venu du désert et du fond de l'être, les inculque au disciple innommé qui les communiquera aux Nathanaël innombrables. Rien n'a jamais donné soif, physiquement soif, palais desséché et langue râpeuse, comme la ronde de la grenade et de ces fruits qui laissent l'âpreté dans la bouche. Les eaux qui coulent dans une autre Ronde, et même celles qui suintent glaciales aux parois de la cruche de terre, ne suffisent pas à étancher cette soif-là. Les désirs auxquels Urien n'osait point mordre et ne s'occupait qu'à résister sont lâchés à travers l'univers.

Triomphe des désirs, mais plus profondément peut-être, d’« une disposition à l'accueil » plus généreuse encore et qui pourra leur survivre. Recherche par eux d'un assouvissement, mais davantage d'une amplification de soi. Essai pour tenir l'homme en alerte perpétuelle, — le héros de Paludes avait raison de vouloir « inquiéter ». — La formule où se condensera bientôt la poésie du Prométhée mal enchaîné, pourrait ici se trouver déjà : « Je n'aime pas l'homme ; j'aime ce qui le dévore. » Enfin tandis que les instincts sont glorifiés, dans cet appel à l'évasion constante hors de soi et des choses possédées s'exhale un souhait de dépouillement : « Ah ! de combien de choses, Nathanaël, on aurait encore pu se passer ! Âmes jamais suffisamment dénuées pour être enfin suffisamment emplies d'amour, — d'amour, d'attente et d'espérance, qui sont nos seules vraies possessions. » Chaque livre contient ainsi le rappel du passé, la préparation de l'avenir, les extrêmes, et tout l'entre-deux.

L'apologie du dénuement est peut-être encore le fond et la poésie de l'énigmatique Roi Candaule : [103]

Pour les mieux posséder, je ne tiens que quatre choses sur la terre : Ma hutte, mon filet, ma femme et ma misère. Une cinquième encore : ma force...

 

A ce point démuni, Gygès le pêcheur est libre, maître de soi dans l'intégrité de sa personne ; plus grand encore, quelques heures après, dans une indigence plus totale, alors que sa maison brûlée, ses filets consumés, sa femme ivre, souillée, et par lui poignardée, il ne possède désormais que sa misère. Quand cette misère même à laquelle il s'accroche lui est enlevée par la munificence du Roi, la possession le conduit au crime. Mais, autre aspect de cette vérité à double face, la volonté de se démunir cause la mort de Candaule. Le Roi, ne pouvant s'en défaire, veut du moins faire connaître ses biens démesurés, et sa femme belle par-dessus toutes, s'alléger par le partage. Il ne suscite que la rancœur, la haine, et tombe sous les coups de Gygès. Est-ce pour n'avoir consenti qu'un abandon incomplet ? Ne serait-ce pas plutôt que le dénuement total est sans pareil quand on le réalise en soi-même, barbare dès qu'il entraîne à sacrifier les autres ; alors la créature qui s'arrache à la créature trouve la résistance humaine, les pleurs, les cris et la vengeance de celle qu'elle veut abandonner.

Désistement impie ! L'être à qui l'on s'est joint, et qui s'est donné par un pacte de tendresse, a-t-on le droit de le rejeter de sa route ? L''Immoraliste, si le problème ne se dressait pas devant lui, se griserait sans mélange de cette joie même qui jaillissait des Nourritures. Pourquoi ce Récit sobre, concentré, le premier dans l'œuvre de Gide dont la perfection s'enclose d'une forme aussi classique, postérieur aux enseignements de Ménalque est-il pourtant moins impératif ? Parce qu'il se heurte de front au tranchant du dilemme et que l'affranchissement de Michel est le prix d'un crime. Michel choisit, il se choisit, et sa liberté, son bonheur, sa palpitante découverte d'une vie intense qui chaque jour ira s'intensifiant encore. Mais il condamne Marceline plus faible que lui, vaincue d'avance par ce déchaînement. Et quoiqu'elle expire, et que son corps ravagé repose à l'ombre d'un jardin d'El-Kantara, après les angoisses de la lutte, malgré la vacance où Michel sombre alors, s'élève et se propage au loin le cri des psaumes : « Je te loue, ô mon Dieu ! de ce que tu m'as fait créature si admirable. »

L'intolérable aux yeux de Gide est sans doute justement « la [104] nécessité de l'option ». L'exclusion lui semble sacrilège. Toute affirmation soulève en lui « la revendication d'un contraire » : au moment même où il s'achemine vers les Nourritures il est « prêt à confier au Christ la solution du litige entre Dionysos et Apollon ». Longuement va retentir à travers son œuvre l'écho de ce procès qu'il ne dénoue pas. Mais jamais les débats moraux ne le mènent à l'abstraction. Les drames des révoltes et des obéissances, les fascinations de la vie et les résistances des principes se tiennent sur le plan de la poésie comme dans la tragédie classique les luttes entre l'amour et le devoir, la haine et le pardon, la passion et une passion autre. Il n'y a pas conflit du moraliste et du poète. Ce moraliste qui, sans l'essai de « rien prouver », ne tente que de « bien peindre et d'éclairer bien sa peinture », obéit aux inspirations du poète. Il lui apporte par surcroît l'atmosphère de méditation, où baignent tous les personnages et qui met autour d'eux un halo encore de poésie.

Le ravissement est remplacé dans Saül par la folie et la haine. L'abandon aux désirs s'y confond avec la reddition aux puissances infernales. Car Saül ne consent à aucun dépouillement : ni à la souveraineté future de David qui remplacera la sienne, ni à l'alliance entre Jonathan et David qui lui arrache David même. Tout au long de la pièce se déploie la sombre poésie de la démence qui gagne, de la possession démoniaque, avec cette course, comme du Roi Lear, sous la pluie et la tempête de vent et cette scène de sorcellerie, biblique, shakespearienne et goethéenne. « Roi déplorablement dispos à l'accueil — clos ta porte !... Tout ce qui t'est charmant t'est hostile. » L'Enfant prodigue clôt bien sur soi la porte, résigne la vie dangereuse, revient à la famille murée ; pour lui a sonné, comme dans Amyntas, l'heure du renoncement au Voyage. Lui aussi il sent ce découragement. « Ah ! quand la nuit eût été plus sonore, quand l'air plus vaporeux, quand plus amoureux les parfums, que m'en resterait-il ce matin, qu'un peu de souvenirs cendreux... » Il est revenu, mais en même temps que lui sa soif, et le ferment des inquiétudes. Il est revenu, mais le frère puîné a chaussé ses sandales, s’éloigne à son tour, et pourrait, lui, ne jamais revenir. Alissa, au contraire, la puritaine de Gide, abdique toute espérance de terrestre bonheur pour passer par la Porte Étroite. Mais cette offrande du plus chaste amour, cette dépossession que rien n'exige, sinon le goût même de la dépossession, — sinon aussi, tout comme le choix de Ménalque ou de Michel, un malaise devant la [105] satisfaction tellement facilement obtenue « qu’il semble qu'elle enserre l'âme et l'étouffé », — cet holocauste gratuit, — gratuit tout comme plus tard le meurtre de Lafcadio, — sont-ils enfin la vérité ? Je me suis toujours demandé si l'œuvre ne voulait pas signifier que l'effort, conduit jusqu'à la limite de la résistance, aboutit à sa propre réfutation, si le livre ne s'achevait pas sur la défaite d'Alissa. A la poésie des abnégations humbles et sanctifiées, ou de la prière, s'ajoute jusque dans le dénouement, celle à nouveau de l'inquiétude. Alissa implore la joie divine, elle se répète la phrase extatique : « Joie, joie, joie, pleurs de joie... », elle voudrait enseigner à Jérôme la « joie parfaite » qu'elle croit donc avoir atteinte. Pourtant, au fond de son lit funéraire, dans la chambre atrocement nue qu’elle a choisie pour y mourir, n'écrit-elle pas ses dernières lignes « pour se rassurer, se calmer » ? N'invoque-t-elle pas le Seigneur pour qu'il lui soit donné d’« atteindre jusqu'au bout sans blasphème » ? Et sa phrase suprême n’est-elle pas l'expression de l'unique angoisse : « Je voudrais mourir à présent, vite, avant d'avoir compris de nouveau que je suis seule » ? En face d'elle qui a repoussé les tentations, ne trouve-t-elle pas en l'instant ultime la tentation du désespoir ? Elle pèse peu auprès de cette âme faite pour le sublime, l'inconstante Isabelle à la figure de pastel. Elle essaye l'évasion hors de la « tombe » d'une famille falote, elle pourrait être, à défaut d'une Alissa, une sorte de Ménalque femme, mais n'ayant pas eu le courage de porter haut dès l'abord sa volonté de vie, elle échoue aux aventures misérables. Intermédiaire dépourvu d'énergie, incertaine entre les âpres routes qui mènent aux déserts des voluptés ou du sacrifice, elle flotte sous le vent des déchéances.

Des brumes d'André Walter aux soleils imaginaires d'Urien et réels des Nourritures, puis à ce point d'attente, le problème nettement posé et qui n'admet en dépit de toutes les tentatives d'accommodement que les deux solutions extrêmes, antagonistes et liées par un même besoin d'absolu, auxquelles s'arrêtent Michel et Alissa, il y a là une poésie sans cesse plus profondément enfoncée dans la vie du corps et de l'âme, plus directe, plus urgente.

Un jour devait venir où cela même ne suffirait plus à cet esprit qui ne s'immobilise jamais. Embrassant son œuvre entière d'un coup d'œil insatisfait et plein d'une sévérité injuste, André Gide prononça par la bouche d'Édouard : « Les livres que j'ai écrits jusqu'à présent me paraissent comparables à ces bassins des jardins publics, d'un contour précis, parfait peut-être, mais où [106] l'eau captive est sans vie. » Il ajouta : « A présent je veux la laisser couler selon sa pente, tantôt rapide et tantôt lente, en des lacis que je me refuse à prévoir. » Alors il donna Les Faux-Monnayeurs, son « premier roman », si différent de ses productions antérieures (encore que ses thèmes préférés s'y retrouvent) qu'il a déconcerté l'opinion. A bien incompréhensible titre. Il y aurait un plaisir à démontrer leur nouveauté, et que les pièces de ces batteurs de monnaies sophistiquées ont malgré eux une valeur or. Le détour serait trop long ; qui dira du moins le prix de cette lutte du créateur poète contre une réalité touffue, multiple, mais pour s'emparer d'elle ? « Je vois, hélas ! reproche Bernard à Édouard, que la réalité ne vous intéresse pas.

— Si, dit Édouard, mais elle me gêne. » Il l'avoue en effet : « Rien n’a pour moi d'existence, que poétique (et je rends à ce mot son plein sens) — à commencer par moi-même. Il me semble parfois que je n'existe pas vraiment, mais simplement que j'imagine que je suis. Ce à quoi je parviens le plus difficilement à croire c'est à ma propre réalité (3). » Ou encore : « ...la réalité m'intéresse comme une matière plastique ; et j'ai plus de regard pour ce qui pourrait être, infiniment plus que pour ce qui a été. Je me penche vertigineusement sur les possibilités de chaque être. » Si bien que ce roman pullulant de personnages, taillé à plein dans la vie, qui dresse des héros dont aucun ne ressemble aux autres et dont chacun existe avec une intense réalité, poursuit en même temps une réalité différente, poétique, qui se fait à l'intérieur de chaque être et au-delà de lui, ou qui ne se fait pas mais pourrait se faire, une réalité latente, meuble, façonnable et irréductible.

Les Faux-Monnayeurs ne sont point certes un bréviaire de joie. Leurre que l'union des familles, duperie que la vertu ! Vincent devient un assassin, le vieux La Pérouse n’est plus qu'un mort déchirant qui se survit à lui-même et qu'un excès de souffrance conduit au blasphème, Bronja meurt, Boris se tue, et le paroxysme du bonheur conduit Olivier à une tentative [107] de suicide. Mais le dernier mot du livre n'est que de curiosité, et ce nouveau traité des Affinités Électives est traversé d'une sensibilité, qui dictera encore les indignations du Voyage au Congo et s'apitoiera sur la fin de Dindiki le petit animal caresseur. Preuve, à travers toutes les divergences, de cette « fidélité profonde du cœur et de la pensée » que revendique M. Gide, ce voyage réalise après des années le vœu qu'Amyntas s'accusait de n'avoir pas accompli : soulever « les plus graves questions économiques, ethnologiques, géographiques ». Tenace aussi sous le ton volontairement narratif, persiste, sans l'exaltation des Nourritures, la poésie raisonnée de la joie consciente : « Je n'aime point l'orgueilleux raidissement du stoïque, mais l'horreur de la mort, de la vieillesse et de tout ce qui ne se peut éviter, me semble impie. Je voudrais rendre à Dieu, quoi qu'il m'advienne, une âme reconnaissante et ravie. » Il y aurait, dans cette existence contrastée, une étrange harmonie si elle aboutissait, comme pourrait le donner à croire un fragment des Nouvelles Nourritures, au lyrisme derechef, aux invocations à Phoibos, à l'éblouissement du cœur, au balancement à l'extrémité d'un rayon, aux mots saisis « par les ailes », à la « couleur la plus tremblante et la plus vive ».

 

De ces œuvres il faudrait avoir montré à la fois la diversité et l'unité.

La forme en a changé. Toute fluide, imprécise dans les Cahiers d'André Walter, et onduleuse encore dans le Voyage d'Urien, ardente, pressante, coupée d'exclamations, d'élans dans les Nourritures, elle atteint avec l’Immoraliste cette ligne sobre, cette gravité persuasive, cette condensation sans obscurité qui sont sa marque propre, ce classicisme que M. Gide a lui-même défini : « l’œuvre d'art classique raconte le triomphe de l'ordre et de la mesure sur le romantisme intérieur. L'œuvre est d'autant plus belle que la chose soumise était d'abord plus révoltée. » Ailleurs encore il dit : « Et de même que Dieu se fit homme, ainsi vient se soumettre aux lois du rythme mon idée. » Le rythme s'est modifié au cours des années, non l'attention au rythme, la recherche et la découverte perpétuelles des lois du rythme et des sons. André Gide reste celui pour qui Paludes se forma tout entier autour d'un mot à sonorité triste et paresseuse, « aristoloche » [108] (comme floche et loche), et d'une phrase où l'ironie subtile s'enroule sur un décasyllabe suivi de deux octosyllabes : « Pourquoi... par un ciel toujours incertain, n'avoir emporté qu'une ombrelle ? C'est un en-tout-cas, me dit-elle... » Les termes sont choisis, triés, et il s'en échappe un suc concentré qui enivre. Les épithètes ont des emplois nouveaux (le pays rauque d'Amyntas ou « la rauque garrigue » de Si le grain ne meurt ; l'air hilarant). Moins d'innovations que d'intonations inconnues : délicieux, le vieil adjectif usé, prend une saveur fondante : « Je m'élançais dans l'air délicieux » ; « Daoud — plus délicieux ainsi... » ; le chant « qui s'élance — de mes lèvres — vers toi — David — délicieux... » Et par intervalles, comme une brûlure sans cesse ravivée, passe et repasse ce mot : la ferveur.

La nudité flamboyante du désert, la vie telle « un fruit plein de saveur sur des lèvres pleines de désirs », les élévations mystiques vers le Dieu de l'Évangile et en même temps des sérénités inégalables : « Là coulèrent des jours sans heures »... L'été fuyait si pur, si lisse que, de ses glissantes journées, ma mémoire aujourd'hui ne peut presque rien retenir. »

La poésie constante de cette incertitude, de ce bondisse-ment d'un contraire vers l'autre, de cette eau qui ne coule sur une pente que pour remonter ensuite vers la source, de cet enchevêtrement, de cette complexité. Nulle âme simple : Alissa est aussi compliquée qu'Olivier.

Surtout, perceptible sous « les phrases les mieux construites », le battement d'un cœur, la poésie d'un tressaillement intime, d'une vibration.

« Don du poète », disait sans plaisanter Hylas, « celui d'être ému pour des prunes », et Jérôme à propos de Pascal : « C'est ce tremblement, ce sont ces larmes qui font la beauté de cette voix. »

 

(1) Nouveaux prétextes, p.237-238.

(2) Prétextes, p.116.

(3) Phrase à comparer, pour la curieuse analogie, avec ce passage des Poésies d'André Walter :

Peut-être que tout cela c'est un rêve

Et que nous nous réveillerons.

Tu m'as dit

Je crois que nous vivons dans le rêve d'un autre..

 

Marie-Jeanne Durry [109]

ANDRÉ GIDE ET LE PROBLÈME DU ROMAN

 

le problème du roman est un de ceux qui ont le plus tourmenté M. André Gide et depuis ses premières œuvres. Je veux dire qu'il ne lui a pas donné la solution facile de la plupart des écrivains qui, souhaitant se consacrer à cet art, cherchent immédiatement à réaliser le rêve qu'ils s'en font. C'est l'idée du roman en soi qu'André Gide a poursuivie. Il avait tout naturellement, comme beaucoup de Français, un penchant pour ainsi dire natif au roman d'analyse ; il y a trouvé ses plus grands succès et j'aurais dit, avant les Faux-Monnayeurs, ses meilleures réussites. Avec les Cahiers d'André Walter, La Porte Étroite et L'Immoraliste il a donné assez de gages au roman d'analyse pour que l'on puisse reconnaître qu'il y a acquis une maîtrise qui égale les œuvres des plus grands. Mais encore une fois, s'il trouvait dans cette forme un mode tout spontané d'expression, il ne pouvait s'en contenter et il s'en est contenté si peu qu'il s'est bien gardé d'appeler ses livres romans, mais récits, et qu'à ses yeux Les Faux-Monnayeurs sont son premier et, jusqu'ici, son seul roman, ce dont beaucoup de critiques ont ri, ne comprenant pas sa pensée.

La théorie du roman se trouva chez André Gide au confluent, pour ainsi dire, de deux courants d'esprit bien divers. On peut reconnaître aujourd'hui qu'André Gide n'est pas naturellement romancier, et je crois que s'il avait été naturellement romancier, ce problème ne l'aurait pas préoccupé à ce point. On ne peut se représenter ni un Dickens, ni un Dostoïevski, ni un Balzac consacrant tant d'années à étudier toutes les ressources d'une technique et tous les dessous d'un genre. André Gide est, avant tout, un moraliste et un lyrique. D'une part, il jugeait donc nécessaire de faire intervenir dans son œuvre romanesque cette [111] part, en quelque sorte, personnelle de soi-même, son émotion particulière devant la vie, et aussi l'ensemble de sa philosophie et de ses idées ; mais le propre du romancier est de n'avoir d'autre philosophie et d'autres idées que celles de ses personnages et de s'effacer devant elles ; or, le plus difficile pour un homme de la formation de M. André Gide, c'est de s'effacer ou du moins de s'effacer à demi devant des personnages nés de son imagination. D'autre part, il savait trop bien, par l'exemple des grands, des vrais romanciers, quelles sont les règles vraies, les règles absolues d'un genre qui a donné des chefs-d'œuvre incontestables. Et il eût tout naturellement créé à leur exemple un univers à demi lyrique, à demi observé dans lequel sa conception générale du monde eût pu prendre des masques plastiques. Je crois ici qu'il a lutté également contre l'idée toute faite du roman que l'on s'est forgée justement par l'étude des maîtres qu'il admirait. Il ne faut pas perdre de vue aussi que M. André Gide est protestant et qu'il a instinctivement une sorte d'horreur d'iconoclaste devant un certain nombre d'agréments artistiques ou de combinaisons imaginatives qui ont, à ses yeux, de l'artifice. Le développement de l'intrigue en ce qu'il a de logique, mais en même temps de littéraire, lui est apparu comme l'un des pires pièges de l'art romanesque. Si l'on se place à son point de vue, il est bien certain qu'un auteur qui a engagé un certain nombre de personnages dans une action dramatique, se trouvera amené à les laisser se développer pour ainsi dire tout seuls et d'une manière de plus en plus mécanique jusqu'à supprimer sa personne à lui, non pas seulement sa personne lyrique, mais même son rôle de démiurge corrigeant à tout instant les événements. La critique générale que M. André Gide, sans l'avoir exactement formulée, porte ici, il faut l'avouer, non seulement sur le roman, mais encore sur notre tragédie classique qui a servi de modèle au roman français. Ce développement en quelque sorte absolu et d'ailleurs volontaire, ce que les Grecs appelaient enfin la fatalité, agit sur les personnages de la tragédie de manière à leur éviter complètement ces feintes, ces fuites, ces reprises de soi, ces détours, qui sont, aux yeux de M. André Gide, je pense, et des observateurs sincères de la vie, un ensemble de vérités psychologiques indispensables. Allier le goût de la plus grande vérité à celui de l'art le plus parfait, telle est, aux yeux de M. André Gide, la solution du problème. Cette solution est celle qu'il a voulu donner dans les Faux-Monnayeurs en créant ce qu'il a appelé le roman pur. Dans [112] le Journal des Faux-Monnayeurs, il parle de la Double Méprise comme de l'œuvre qui se rapporte le plus parfaitement au roman pur. Je crois qu'il eût pu aussi bien citer Dmitry Roudine de Tourguenieff ou Pierre et Jean de Maupassant. Je ne vois dans ces livres-là, pas plus que dans la Double Méprise, aucun élément qui n'appartienne au roman pur ; par contre, si je prends les Faux-Monnayeurs, je vois un élément qui nuit d'une manière absolue à cette portée absolue de son livre, c'est ce qu'on pourrait appeler l'élément spéculaire du livre.

Je crois qu'ici il faut faire intervenir l'influence de Robert Browning dont M. André Gide a parlé à diverses reprises, et aussi de George Meredith. Ayant conçu un certain sujet et voyant en lui l'aboutissement d'un grand nombre de réflexions et d'observations qui tenaient le plus intimement à sa pensée, M. André Gide a conçu qu'il y aurait grand intérêt à écrire en même temps que le livre l'histoire de l'auteur pendant cette période de gestation, et qu'en somme un des sujets de son roman serait la dualité, le conflit intime qu'il y a entre un roman et son auteur, l’un tantôt gagnant ce que l'autre perd et vice versa. Cette idée de l'auteur luttant, en quelque sorte, contre l'idée de son livre, est très sensible dans les Faux-Monnayeurs ; elle a créé le personnage d'Édouard. Édouard fait, lui aussi, un roman sur les faux monnayeurs, un roman qui s'appelle Les Faux-Monnayeurs : il n’est pas le portrait de M. André Gide qui ne lui a donné que quelques-uns de ses traits et qui a réservé les meilleurs, mais il a quelques-unes des préoccupations de M. André Gide. A tous les points de vue, M. André Gide est infiniment supérieur à Édouard et je regrette qu’il ait souvent égaré l'opinion en essayant de créer dans l'esprit du lecteur une confusion entre sa propre personnalité et la personnalité d'Édouard. Enfin Édouard réalise le premier miroir dans lequel se reflète l'idée centrale des Faux Monnayeurs. Le second miroir est le Journal des faux-monnayeurs dans lequel André Gide raconte la même histoire, pour ainsi dire, au troisième degré. C'est un second miroir dans lequel se reflètent à la fois le drame et le premier miroir. Ce jeu d'interférences, c'est là, à mon avis, qu'apparaît non pas l'influence de Browning et de Meredith, ce qui serait un très grand mot, mais la floraison d'un germe qui a été déposé dans l'esprit de Gide par la lecture de Meredith et surtout de Browning, qui, à diverses reprises, a joué de cet art subtil qui consiste à varier les éclairages et à montrer un événement central comme nous le voyons dans la vie, c'est-à-dire [113] non pas entièrement, mais par sections et sections de sections et à travers le regard de ceux qui le contemplent comme nous.

Notez bien qu’ici, dans Les Faux-Monnayeurs auxquels je reviens puisqu'ils représentent l'œuvre capitale d’André Gide romancier, nous trouvons à la fois cet élément lyrique, moraliste et confessionnel qui caractérise l'esprit des Cahiers d'André W'alter, de la Porte étroite et de la Symphonie pastorale, mais aussi cette vision particulière qu'il a réalisée dans ceux de ses livres qu'il a appelés des Soties, c'est-à-dire un genre non défini, qu'il est difficile de caractériser par des formules et qui sont, en somme, des mascarades de l'intelligence. Nous trouvions déjà dans Paludes quelques-uns des éléments de la composition des Faux-Monnayeurs ; il y a, dans Paludes aussi, un Édouard qui pense le sujet de Paludes et qui n'est pas d'André Gide qui l'écrit. Nous trouvions également cette double ironie adressée à l'auteur des livres par lui-même et aux personnages du roman, « Satire de quoi ? » disait M. André Gide : satire à la fois des gens qui voyagent et des gens qui ne voyagent pas, et des gens qui veulent voyager sans partir, satire de ceux qui sont satisfaits et de ceux qui proclament leur insatisfaction, satire d'un certain milieu et satire de celui qui rit de ce milieu, ce qui fait que le comique de Paludes est tellement dispersé que l'on ne peut plus que rire à la fois de tous les éléments qui forment sa composition. Remarquez qu'il y a dans ce rayonnement de comique le même genre de composition qui a présidé en pathétique et en intellectuel à la formation des Faux-Monnayeurs. Dans la seconde Sotie, le Prométhée mal enchaîné (qui est un des livres qui ont le plus échappé aux critiques), il est très frappant de trouver déjà réalisée l'idée première qui reparaît dans Les Caves du Vatican et qui forme aussi une des combinaisons des Faux-Monnayeurs, c'est-à-dire l'acte gratuit. À force de parler de l'acte gratuit, dont la plupart des jeunes écrivains ont abusé, on finit par ne plus savoir d'où il vient. Il vient uniquement du Prométhée mal enchaîné et à travers le Prométhée mal enchaîné, il vient du suicide de Kiriloff dans les Possédés. C'est Kiriloff le premier qui a conçu l'acte gratuit et, avant de lui donner sa vraie forme, M. Gide en a fait lui-même la satire dans le Prométhée mal enchaîné. La combinaison en est ici fort particulière : un monsieur se promène, il arrête un passant, il lui demande l'adresse de quelqu'un, de n'importe qui que ce quelqu'un ne connaisse pas ; il inscrit l'adresse sur une enveloppe, cette enveloppe contient [114] 500 francs qu'il enverra sans raison à cet anonyme ; là-dessus il colle une gifle sur la joue de celui qui l'a bienveillamment renseigné et il fuit. Double acte gratuit : il n'a aucune raison pour envoyer 500 francs à quelqu'un, aucune raison pour gifler le monsieur bienveillant. Ces actes sont complètement libres, sans aucune racine ; ils ne sont pas sans conséquences et la plus drôle de ces conséquences, c'est qu'il se forme malgré tout un rapport de cause à effet entre l'homme qui reçoit la gifle et le monsieur qui reçoit les 500 francs. Sans les 500 francs du premier, le second n'aurait jamais reçu la gifle et vice versa.

L'acte gratuit, nous le retrouvons dans Les Caves du Vatican, où Lafcadio assassine un voyageur dans un train, sans motif et sans le connaître, uniquement pour produire un mouvement sans attaches avec rien. Ici encore, et tout au long des Caves du Vatican, il court une ironie presque insaisissable. M. André Gide n'a jamais dit des Caves du Vatican non plus qu'elles  fussent un roman, « sotie », répète-t-il, comme il l'a dit de Paludes et du Prométhée mal enchaîné. L'élément caricatural est prédominant; les personnages sont poussés jusqu'à la farce, les traits démesurés ; il y a je ne sais quoi, dans les scènes et dans la peinture des traits, qui rappelle la bouffonnerie énorme de Daumier. Seulement Daumier faisait des caricatures d'après des personnages courants, des personnages reconnaissables et que l'on trouvait dans toutes les rues, sur tous les théâtres, dans toutes les boutiques de Paris comme au gouvernement, et les caricatures de M. André Gide représentent des personnages imaginaires extrêmement spéciaux, qui tiennent à la nature même de M. André Gide, à ses haines, à ses mépris et à ses préférences. Ils ne rappellent rien au lecteur moyen des connaissances, des goûts, des attirances de ce lecteur moyen, alors que Daumier offrait aux yeux du passant des figures truculentes et où il mettait tout de suite un nom.

Ce qui sépare M. André Gide comme romancier des grands romanciers auxquels il a pensé toute sa vie et qu'il a pris pour modèles, c'est qu'il ne s'est jamais préoccupé de sortir de son univers intérieur et d'un monde gidien qu'il nous a toujours peint et qui, pour le moment, ne nous semble avoir encore aucun caractère général. Je dis pour le moment parce qu'il est impossible de porter le moindre jugement sur l'avenir et sur la manière dont il envisagera l'œuvre de M. André Gide. On a pu dire de Stendhal qu'il offrait le même caractère d'exceptionnel, [115] mais ce caractère, on l'a déduit d'après les difficultés de la carrière littéraire de Stendhal et non pas d'après ses personnages, car si l’on y regarde de près, on trouvera chez ceux-ci, français ou italiens, un des traits essentiels de la vie française. Ces personnages sont tous des ambitieux, et des ambitieux qui espèrent réussir par le monde, ou bien des mondains blasés et qui sont séduits par le caractère spécial de l'audace et de l'héroïsme. Ce sont là des caractères, — et le premier surtout, — qui sont universellement répandus en France et en Italie et qui l'étaient plus que jamais au moment ou vivait Stendhal. L'exemple de Napoléon et des généraux de l'empire, les ressources des révolutions et des changements de régime permettaient à l'orgueil de chacun un vaste espace où se déployer. Il n'y a là rien d'exceptionnel. Il n'en n'est pas de même chez M. André Gide qui donne à ses personnages une psychologie absolument spéciale et formée de sentiments très rares et très particuliers. Il nous est donc impossible de savoir si M. André Gide crée, comme l'a fait Rousseau, une échelle de valeurs et de sentiments nouveaux qui auront après lui un immense retentissement et qui feront de lui l'apôtre et le prophète d'une nouvelle manière de sentir la vie, d'un ordre d'émotions jusqu'ici donné à de très rares intellectuels, ou bien s'il restera un personnage isolé, extraordinaire en soi, mais sans postérité vivante. Aucun des jugements que nous portons aujourd'hui sur M. André Gide n'a donc un caractère définitif puisqu'il y a là une énigme que l'avenir seul a les moyens de dévoiler.

Les Caves du Vatican, si sotie qu'il fussent, n'étaient pas moins déjà un roman au sens où l'entend M. André Gide ; avant tout un ensemble d'actions et de personnages évoluant, à la fois, ayant de l'influence les uns sur les autres et s'opposant moins par des faits que par les conceptions différentes qu’ils ont du monde et de la vie. Comme dans les Faux-Monnayeurs, il y a dans les Caves du Vatican, qui en sont pour ainsi dire une satire prémonitoire, deux mondes : le monde des gens conformes, des bourgeois, des esprits routiniers ou des gens qui vivent dans le conventionnel, et les autres, les aventuriers, ceux qui ne se reposent pas, ceux qui cherchent le plus de liberté, le plus de curiosité, le plus de plaisir possible et qui forment les personnages préférés de M. André Gide (1). D'un livre à l'autre, les [116] personnages correspondent, ils correspondent si bien que dans le premier plan des Faux-Monnayeurs on retrouvait Lafcadio des Caves du Vatican qui en est aujourd'hui absent, du moins absent en son nom, absent en chair et en os, mais non absent par l'inspiration, car c'est sa présence qui anime la plupart des jeunes gens qui composent les Faux-Monnayeurs.

Ce livre dans lequel M. André Gide a voulu faire un essai de roman pur ne correspond en rien à la conception française du roman. Il nous ferait penser plutôt à l'un de ces grands livres allemands dans lesquels l'auteur a essayé de montrer son expérience, livres du type des Années d'apprentissage de Wilhelm Meister ou du Titan de Jean-Paul, ou même des livres postérieurs dans lesquels l'un ou l'autre des romanciers allemands de 1860 a voulu enfermer son époque. Dans le Journal des Faux-Monnayeurs, M. André Gide lui-même indique qu'il voudrait se servir du jardin du Luxembourg comme d'un endroit aussi féerique que les forêts des Ardennes ou les Vérones des comédies de Shakespeare. Ailleurs il nous décrit avec un lyrisme sobre la lutte d'un héros contre un ange. Nous savons bien que cet ange n'est pas tout à fait réel, mais M. André Gide nous le donne comme s'il était là. Un des grands soucis qu'il a dans les Faux-Monnayeurs, — et ici nous retrouvons l'idée du roman pur — c'est de s'affranchir complètement de la doctrine réaliste française et de chercher la vérité absolue, non pas dans l'observation stricte des menus faits quotidiens, mais dans une construction idéale, conforme à son plan et conforme à une sorte de vérité universelle. Par cet affranchissement de ce qui a été l'idéal romanesque de trois siècles, M. André Gide a donné un exemple qu'on ne suit pas encore, mais qui risque un jour d'être fort écouté. C'est la partie de son œuvre qui me semble le moins attirer l'attention, elle est pourtant une des plus significatives. J'ajoute qu'elle n'a aucun rapport avec cette tendance à la fantaisie et au féerique que l'on trouve dans beaucoup de romans contemporains. Ce n'est pas une déformation systématique et spontanée des formes de la vie qu'entreprend M. André Gide, mais c'est la projection d'une société si cohérente, si totale, si créée, en un mot, que l'on puisse y passer assez facilement de l'abstrait au concret, de l'impossible au quotidien, sans que rien ne paraisse se déranger de la conception générale.

Il semble que dans le roman français deux choses soient entièrement finies : d'une part, le réalisme pour le réalisme ; [117] tel qu'il apparaît chez les écrivains français à partir du second Empire, d'autre part la psychologie pure, telle qu'elle est dans le roman d'analyse, de la Princesse de Clèves à la Porte étroite. Le réalisme semble être mort de son excès et de ses limitations volontaires et la psychologie qui pouvait donner, au contraire, à la littérature un avenir formidable, est en ce moment brusquement arrêtée par l'apparition de Proust. Tout ce qu'on dira maintenant dans ce domaine ne sera que redite de Proust ; il a apporté dans le roman d'analyse un tel génie et de telles ressources d'investigation, que tout nouvel écrivain qui s'inspirera de lui donnera l'impression que ce qu'il avait à dire, Proust l'a déjà formulé. C'est donc une forme nouvelle que l'on cherche et dont les Faux-Monnayeurs pourraient bien être le premier exemple, exemple difficile à suivre car il y faut non seulement les dons de narrateur de Gide, mais cette extraordinaire intelligence, si vaste, si souple qui a pu examiner tant de problèmes et se répandre en tant de directions. Le roman ainsi conçu redevient ce qu'il était à l'origine, une somme, une expression totale. En voulant lui enlever l'élément descriptif, l'élément dissertation, l'élément psychologique, André Gide le ramène à son origine, qui est le roman de geste, le poème épique. Tous les grands romans sont d'ailleurs des poèmes épiques et c'est à cela qu'on reconnaît qu'ils sont de grands romans. Dans les Faux-Monnayeurs, la poésie est insaisissable, mais elle est partout. Elle n'est pas placée spécialement dans un coin de ciel, dans un coin d'appartement, dans une scène, elle forme un élément diffus dans lequel baignent les personnages. C'est une poésie libre, elle ne vient pas au-devant de la scène, elle est au fond des âmes. Ce n'est pas que les Faux-Monnayeurs soient une œuvre parfaite, et d'ailleurs qu'est-ce qu'un œuvre parfaite ? Mais c'est plus que cela, c'est un de ces livres où l'auteur répond à tant de questions, en pose tant lui-même, interroge tant d'angoisses qu'il intéresse l'esprit au plus haut point. Il ne correspond à aucune philosophie, il veut rester roman pur et c'est cependant dans ce roman pur que l'on ira chercher, non pas une philosophie, mais des motifs de philosopher, des éléments d'inquiétude et d'interrogation. C'est le destin des grands écrivains de créer des moules imparfaits pour s'exprimer, parce que les moules parfaits déjà donnés inclinent fatalement l'esprit à une certaine convention, à une certaine facilité dans la manière d'affirmer. Les plus grands problèmes ne s'expriment [118] que d'une manière interrogative. Conclure c'est déjà tuer. En écrivant les Faux-Monnayeurs, M. André Gide a noté, au fur et à mesure de son travail, toutes les réflexions que celui-ci lui a demandées et aussi de nombreuses modifications que son plan total a dû subir. Il y a peu de lecture aussi profitable à un écrivain que celle de ce journal. Il mériterait une étude particulière que je réserve pour une autre circonstance. Là plus qu'ailleurs se forme cette théorie du roman pur à laquelle j'ai fait plus haut allusion. Nous savons également par ce journal que la crise sur laquelle se dénouent les Faux-Monnayeurs est authentique. Beaucoup de lecteurs avaient vu dans le suicide de Boris uniquement une scène inspirée par la lecture de Dostoïevski et en particulier par les Possédés. Il est singulier de lire le fait divers qui a autorisé M. André Gide à raconter cette histoire ; ce fait divers lui-même a l'air d'être le résumé d'un chapitre de Dostoïevski, ce qui indique, soit dit en passant, que lorsque beaucoup de critiques français déclarent que Dostoïevski est spécifiquement russe et imperméable à l'âme française, ils le font par une ignorance presque systématique de la psychologie humaine en voulant uniquement s'enfermer dans les bornes d'une convention morale. Nous apprenons dans les Faux-Monnayeurs que M. Roger Martin du Gard conseillait à M. André Gide de ne pas arrêter là son roman et de lui donner une suite, comme lui-même l'a fait dans les Thibaut. Mais si la vie est à peu près indéfinie, l'art ne l'est pas. On ne peut prolonger indéfiniment la présence de tel ou tel personnage et M. André Gide a eu raison de s'arrêter sur la mort de Boris. Que nous importe qu'Édouard, qu'Olivier, que Bernard ne soient pas complètement épuisés ? Ce qu'ils nous ont donné d'eux-mêmes nous suffit ; au delà ils se répéteront ou se modifieront de manière trop extérieure. Les détours essentiels de leurs caractères nous sont présentés. Il est dans le dessein de M. André Gide de ne pas les formuler complètement, de laisser flotter leurs arêtes dans ce demi-jour qui les prolonge et de donner à suggérer autant qu'à réfléchir.

Les Faux-Monnayeurs sont un excellent exemple de roman sans poésie visible, qui n'use, à première vue, que d'un élément narratif, mais qui, cependant, par la graduation de l'intérêt, par le cours mouvant des personnages, par l'illimité de certains actes, donne une forte impression de mystère et d'inachevé. Tout dire et cependant laisser enten,dre que tout n'est pas dit, [119] tel semble avoir été le but de M. André Gide et telle est l'impression, en effet, qui se dégage des Faux-Monnayeurs. C'est d'ailleurs une des raisons qui font que ce livre a échappé à tant de lecteurs et n'ait pas encore trouvé sa vraie place. Les uns le trouvant indigne de l'auteur de l’Immoraliste et des Caves du Vatican, les autres le louant pour des raisons qui laissent entendre qu'il n'en ont pas vu la vraie portée, ni la grandeur.

S'il y a un lien secret entre les différents romans de M. André Gide et surtout entre ses différents personnages, c'est dans une certaine philosophie de l'action qui lui est particulière. Avec M. André Gide, il ne semble pas qu'il y ait de fatalité. Les personnages sont toujours déterminés par eux-mêmes et l'histoire du livre est l'histoire de cette détermination volontaire. Alissa préfère une certaine conception religieuse où entre l'ivresse du sacrifice au bonheur que lui donnerait l'homme qu'elle aime ; Michel préfère à la paix cette angoisse qui l'entraîne toujours vers le sud et en même temps vers la mort de sa femme ; l'amour du héros d'Isabelle est pure création intellectuelle. Les personnages des Faux-Monnayeurs ne sont jamais contraints à agir, sinon le petit Boris par suite d'une coalition générale. Ce sont tous des hommes qui, sans grande passion et mettant leurs actions dans les deux plateaux d'une balance, choisiraient toujours, non pas le sens du pire ou de la perversité, comme on l'a trop dit à propos de M. Gide, mais la direction où les entraîne leur inquiétude et leur curiosité. Inquiétude et curiosité, ce sont à peu près les mobiles principaux que l'on voit à travers tous les romans de M. André Gide. Mais ces deux tentations prennent des formes si diverses que je n'ai point la place de les énumérer ici. Si nombreux que soient les motifs apparents, ils se résument à ces deux tendances.

Peut-être, pour qu'un roman soit entièrement pur, au sens où l'entend M. André Gide, ne faut-il pas que la fatalité y soit marquée d'une manière trop précise. Le romancier doit y garder son rôle qui est visible, son rôle de démiurge. Pour que ce rôle soit à ce point prépondérant, il importe que les personnages ne soient pas emportés par des mouvements irrésistibles. S'il est un point par lequel M. André Gide rejoint la psychologie classique, c'est bien par celui-là. De là, cet air d'aisance supérieure que gardent les Faux-Monnayeurs et qui a troublé pas mal d'esprits habitués à subir une pente plus forte. De là aussi, cet [120] air d'extrême nouveauté que l'on respire dans ce livre ; il reste à nos yeux le plus extraordinaire de ceux qu'a écrits M. André Gide et celui qui renferme le plus d'avenir latent, dans son développement futur, soit dans son action sur la littérature.

 

(1) La philosophie de ces aventuriers est incluse dans le Récit de Ménalque des Nourritures terrestres.

 

Edmond Jaloux [121]

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ANDRÉ GIDE ET L'AVENTURE

 

quand les jeunes bêtes sont encore dans la nuit, les premiers jours après leur naissance, elles cherchent à tâtons autour d'elles la révélation sentimentale du monde extérieur. Elles sentent instinctivement qu’une lumière s’allumera dans la nuit, une lumière qui dissipera peut-être leurs créations intellectuelles et qui donnera au monde un aspect nouveau, en dehors de leur personnalité, un aspect conforme aux lois universelles. L'humanité est encore dans la nuit. Elle cherche péniblement des révélations sentimentales conformes à notre vision intérieure. Nous attendons peut-être une lumière. Mais avant qu'elle apparaisse, il nous faut vivre dans l'ombre. Les lumières, d'intérêt universel, créées par les hommes sont spécieuses. La clarté latine, par exemple, est une lumière, peut-être magnifique, qui projette ses pinceaux lumineux sur toutes les richesses de la nuit. Ce n'est cependant qu'une lumière inventée par une certaine race d'hommes et qui n'éclaire les ombres que d'une lueur raisonnable, enfantine et imparfaite. Cette recherche des formes de la nuit cérébrale, c'est la recherche de l'aventure et c'est chez André Gide que j'ai appris, pour la première fois, à suivre au toucher, à l'odeur, les formes de la nuit et les contours souvent glacés du mystère psychologique dont l'humanité enveloppe ses créations essentielles.

L'aventure est une lumière froide dont la lucidité touche à la seule perfection qu'il nous soit possible d'atteindre : celle de la création intellectuelle. Elle est le plus souvent dépouillée de toute anecdote Les romans, dits d'aventures, se parent d'un malentendu. Ce sont pour la plupart des romans d'action brutale adaptés à la décourageante férocité de l'homme et dont une guerre quelconque peut assez bien dessiner l'image. Il ne reste [123] de tout ce fracas qu'une mélancolie dégoûtée et la conviction décourageante de la fragilité de tous les rouages de la personnalité d'un homme.

L'aventure se rencontre peu souvent dans la réalisation d'un geste parabolique qui doit s'achever dans la mort violente, comme la trajectoire d'une fusée s'achève dans un épanouissement qui surprend la foule. Dans ce sens la guerre fit de tous ceux qui se battirent, réellement et craignirent, plusieurs fois par jour, la mort sous ses formes les plus cruelles et les plus imprévues, des aventuriers de choix. Peut-on comparer les souffrances, la résignation, la force physique, l'espoir et le désespoir d'un explorateur qui traverse l'Afrique, par exemple, ou promène au large de Fire-Island une cargaison de liqueurs européennes, à la souffrance, à la résignation, à la force physique, à l'espoir et au désespoir d'un soldat d'infanterie qui se battit en rase campagne et dut, dans une résignation anonyme, explorer de nuit un bois occupé par l'ennemi, ou « tenir » devant Verdun sous l'effroyable pilonnage de l'artillerie lourde ? Il suffit d'avoir vécu avec ces soldats pour ne plus garder d'eux un souvenir conforme à ce que l'humanité recherche dans la connaissance du mot aventure.

L'aventure n'existe que dans l'imagination de celui qui la poursuit. Elle est à table, entre la fille et le maquereau, au prétoire, entre le juge et l'assassin, dans la rue, quand les forces livides du petit jour commencent à grignoter la nuit. Elle est au plus profond de tous les livres de M. André Gide, qui est, avec Robert-Louis Stevenson, le plus grand romancier d'aventures de notre temps. C'est dans l'œuvre de ce très grand écrivain que j'ai trouvé les éléments nécessaires à la mise au point d'une définition de ma propre inquiétude qui n'est d'ailleurs pas celle de M. André Gide.

Je prends pour exemple des « récits » comme : Isabelle, L'Immoraliste, La Porte Étroite et La Symphonie pastorale. Chez André Gide comme chez tous les grands écrivains qui ne sont pas des écrivains latins, l'aventure n'est qu'une forme de l'inquiétude.

Chez Gide l'aventure est profonde, soigneusement protégée, elle est le reflet le plus curieux d'un esprit tourmenté, méthodique et pur comme l'eau des grands lacs de montagne, dont l'existence est dépouillée d'anecdotes humaines.

Il existe une croyance populaire qui prête aux écrivains de l'aventure une imagination prestigieuse. L'aventure n'est pas [124] une question d'imagination. Les aspects les plus désespérés de l'intelligence et de la sensibilité humaine ne peuvent s'exprimer que par la méthode, le raisonnement et l'élimination implacable de tous les parasites qui viennent amoindrir une pensée.

Il est rare de rencontrer chez un homme habile à transformer les forces secrètes de la nature une imagination qui puisse surprendre. L'imagination est souvent excessive chez les simples d'esprit. Ceux-là vivent d'une vie intérieure stupide, imprévue et souvent terrifiante. Il est difficile de prévoir ce que peut imaginer un idiot. Il possède une force merveilleuse pour animer des rêveries sans intérêt. Les enfants sont aussi des personnages doués d'une imagination puissante. Un enfant seul au milieu d'un désert sait immédiatement créer un décor qu'il peuple. A droite il crée un château, devant lui : la mer, à sa gauche : une armée avec des détails précis. Il se vêt à sa fantaisie et s'habille d'or et de pourpre par la seule magie du mot.

Cet art particulier n’est émouvant que pour celui qui le pratique. Cette création n'émet pas d'ondes. On peut dire d’un écrivain qu'il est semblable à un poste émetteur de T. S. F. Il émet des ondes. Et ceux qui le lisent sont des postes récepteurs qui tâchent à capter l'onde émise et à s'accorder avec le poste d'émission.

Un lecteur sensible pourra dire, de bonne foi : « C'est curieux, on m'a pourtant affirmé que X... est un écrivain remarquable. Je ne comprends pas ! » À force de tâtonner la syntonie, la résonance, la réaction et les rhéostats, un jour il se trouve en plein accord sur les ondes émises. Alors ce qui lui paraissait obscur, s'illumine et la pensée de l'auteur pénètre en lui et développe ses propres qualités d'émission jusqu'alors ignorées de lui-même. C'est ainsi qu'un écrivain gagne sa célébrité quand elle est de bon aloi et c'est ainsi qu'André Gide atteignit la sienne.

Les héros des livres de M. André Gide sont dominés par l'influence secrète et tragique des choses comme certains personnages littéraires de la Grande Période Élisabéthaine. Ils vivent dans une atmosphère qui est la nôtre, mais étrangement purifiée par l'écrivain. Les personnages de la Symphonie Pastorale, de Paludes, de L'Immoraliste et de La Porte étroite sont conçus sous la cloche pneumatique qui donne à une expérience sentimentale toutes les garanties de véracité. Il n'est d'humainement vrai que ce qu'un homme de génie recrée dans l'asepsie de son [125] laboratoire. C'est souvent l'œuvre critique d'un romancier qui révèle au public l'entrée de son laboratoire secret. M. André Gide se révèle dans la remarquable étude qu'il écrivit sur Dostoïevski qui est, cependant, par rapport à M. André Gide écrivain arctique, un écrivain tropical.

« On vient nous répéter souvent qu'il n'y a rien de nouveau dans l'homme. Peut être ; mais tout ce qu'il y a dans l’homme on ne l'a sans doute pas découvert, » écrit André Gide. C'est à cette recherche des aspects encore inconnus de l'homme que doit aboutir la définition de l'aventure, qui est peut-être celle de M. Gide. Les sentiments humains n'ont de valeur et de vérité psychologique qu'étroitement liés au milieu où ils se développent. Ainsi les sept péchés capitaux et la Vertu, une et indivisible, varient à l'infini selon le pittoresque qui les encadre.

Quel beau domaine à explorer. La vie d'une petite servante de ferme est parfois plus riche en forces littéraires que la vie accomplie de Jeanne d'Arc qui ne fut qu'une des nombreuses illustrations de cette hypothèse. Le domaine intérieur des personnages créés par André Gide nous apparaît comme l'eau claire, transparente et, cependant, mystérieuse d'un grand lac sur une hauteur, qui semble au début inaccessible. Tout de suite, il semble que l'on va lire dans leur jeu avec facilité. Mais une forme humaine, qui semble arbitraire et cérébrale, attire le regard sous la transparence du lac. Elle se meut lentement, irrésistiblement dans une angoisse qui semble tout d'un coup surgir de nous-même. Elle se déplace lentement vers l'aventure.

La plus riche et la plus terrifiante aventure psychologique serait celle qui aurait pour point de départ l'existence doucereuse et féroce d'une de ces belles plantes équatoriales qui se nourrissent de chair vivante. Je pense que la plus parfaite expression de l'horreur physique pourrait être créée par la possibilité de rendre une plante paisible, une rose, par exemple, féroce, rusée et perfide jusqu'à l'assassinat. On observe souvent dans l'aventure secrète poursuivie par l'auteur de la Porte Étroite de telles possibilités qui servent admirablement à imposer le malaise définitif que laissent dans l'imagination les grandes énigmes de notre passage sur la terre. Rien n'est plus hautain et plus décourageant que la bonté de cet écrivain extraordinairement imperméabilisé et qui ne tolère dans l'imagerie sentimentale de ses livres que des forces, souvent malignes, qui s'évadent et se dispersent au bénéfice de sa propre rédemption. [126]

 

Gide est ainsi, de même qu'un phare devant les ténèbres où l'Aventure gémit, appelle, lamente le sort de ses victimes. Il fouille l'ombre, en disperse les éléments dans le rayon de cette lumière froide qui est la sienne et celle des eaux du Nord, cette lumière pâle et crue de la genèse. [127]

 

Pierre Mac Orlan

SON « INFLUENCE »

 

ce qui me frappe toujours lorsqu’il est question d'André Gide et de son influence, fût-ce même sans velléité d'attaque, c'est de voir qu'il ne s'agit presque jamais de l'homme ni de l'œuvre tels que je les connais, tels que je crois les connaître, mais de l'opinion qu'on s'est faite de l'un et de l'autre. Depuis des années, il y a en circulation une certaine caricature d'André Gide, qui, à la longue, a pris, dans la plupart des esprits, plus de réalité, un contour plus net, que sa figure vraie ; et si, comme j'ai pu souvent l'observer, ses vrais amis — je veux dire, aussi, bien des lecteurs — ont découvert pour leur usage, pour leur intime profit, cette véritable figure de Gide, elle a cependant échappé jusqu'ici à la grande majorité de ceux qui ont écrit sur lui. Je m'inquiète de constater que, les années passant, cette fausse image se cristallise, s'impose chaque jour davantage ; au point que je me demande parfois avec mélancolie combien il faudra de temps et de peine, plus tard, pour dégager, du fatras de ces représentations erronées, l'exacte configuration d'André Gide (1). [129]

Si paradoxal que cela doive paraître un jour, il faut bien reconnaître que certaines attaques récentes, certains jugements, ont eu, sinon plus de lecteurs, du moins beaucoup plus de retentissement dans les revues et dans les journaux, que les livres mêmes de Gide ; la portée de l'œuvre s’en est trouvée faussée dans l'esprit du public ; bien plus, les intentions mêmes de l'auteur ont été dénaturées, travesties. Le jour, encore lointain peut-être, où s'instaurera sans parti préconçu la révision de ce procès que nos contemporains ont bâclé, je crois vraiment que les esprits honnêtes s'étonneront que l'opinion, ayant tant de pièces en mains, ait pu si longtemps maintenir sur le vrai visage d'André Gide un masque aussi perfidement trompeur.

Je ne voudrais cependant pas que l'on tienne mon amitié pour naïve à l'excès : ceux qui méconnaissent André Gide ne me semblent pas, de ce fait, des aveugles-nés ni des sots. Si l'évidence me contraint à m'insurger contre ces réprobations, je me les explique pourtant fort bien dès que je songe à la position que les réprobateurs se sont donné mission de défendre. Mais c'est là justement qu'éclate une preuve encore de l'importance d'André Gide. On l'a dit, — avec indignation, il est vrai, mais en une formule définitive : « Ce qui est mis en cause ici, c'est la notion même de l'homme sur laquelle nous vivons... »

Comment s'étonner qu’un apport si neuf et qui paraît aussi osé, ait inquiété les traditionalistes, et justement les meilleurs, les plus perspicaces ? Comment s'étonner qu'ils se démènent à qui mieux mieux pour faire obstacle à la situation grandissante de Gide, pour le couvrir d'opprobres, pour soulever contre lui une opinion publique que Gide lui-même (par ses gaucheries ou ses timidités presque autant que par ses audaces, et malgré les conseils pressants de certains amis) semble indisposer à plaisir, en la déconcertant, en la bravant ?

Aussi n'est-ce pas ce légitime émoi qui me choque, mais de voir sur quel point ces adversaires portent leur principal assaut : ils accusent André Gide d'exercer une influence pernicieuse sur son temps et spécialement sur la jeunesse que son art aurait envoûtée. Ici, je dois faire effort pour oublier mon expérience personnelle et combien son affection peut être utile et vivifiante. Qu'il me suffise de parler des autres. Il m'a été donné maintes et maintes fois de constater le rayonnement salutaire d'André Gide, non seulement sur ses familiers, ce qui déjà serait probant, mais sur tant d'amis inconnus qui l'assaillent [131] de lettres, de visites, qui lui confessent leurs débats de conscience, qui lui demandent aide et conseil ; sur tous ces êtres inquiets, si différents de pays, d'âge, de formation religieuse, de goûts, d'orientation, qui ne viennent presque jamais en vain quêter son appui moral. La variété même de cette clientèle suffirait à marquer combien peu Gide a souci d'imposer une éthique commune à ceux qui recherchent son amitié.

Je ne dis pas que sous les « sables mouvants », auxquels on a tant de fois comparé sa troublante diversité, il n'y ait pas de terre ferme ; je crois, au contraire, à ce tuf, et qu'il deviendra de plus en plus apparent, jusqu'à constituer une plate-forme accessible et solide d'où regarder en avant (2).

Mais, jusqu'à présent du moins, il est difficile de considérer la pensée d'André Gide comme une doctrine à laquelle il recruterait des disciples. Nul n'a été plus capable de s'éprendre de personnalités profondément opposées à la sienne ; nul ne se penche avec une curiosité plus attentive, plus précautionneuse, sur la pensée profonde d'autrui. Certes, il n'a pas donné un égal assentiment à toutes les positions morales qu'il a rencontrées sur sa route ; mais nul n'a montré plus de respect pour ce qui compose l'intégrité intellectuelle des individus. Et sur ce point, aucun de ses amis, proches ou lointain, aucun de ses correspondants, ne me démentira (3).

Comment expliquer alors une action si vive sur tant de pensées, sur tant d'existences ? C'est qu'il apporte à chacun un surcroît de force. Un des éléments les plus puissants de l’attraction [131] qu'il exerce, c'est ce persuasif, ce capiteux encouragement qu'il nous donne à persévérer résolument, gaîment, dans notre être, et à exiger de nous le plus particulier, le plus authentique, le meilleur. (Encouragement qui n'exclut d'ailleurs pas la désapprobation ; mais l'être qui se confie ne craint pas la sévérité ; il la recherche même, s’il la sent généreuse.) Ah, que Gide excelle à maintenir chacun dans sa fièvre, — mais comme il sait faire soudain monter la température ! Et ce n'est pas seulement question de chaleur : de lumière, aussi. Il a ce don d'aiguiser le sens critique et d'augmenter l'auto-perspicacité de chacun, sans diminution de ferveur. Il fait plus encore : il exalte chez autrui, non pas l'orgueil, certes, et je ne sais comment dire : une équitable vision de soi, une confiance, une confiance modeste en soi-même.

Je raconterai peut-être un jour ce qu'est un entretien intime avec André Gide.

 

Roger Martin du Gard [132]

 

(1) Il faut avouer qu'il semble inviter lui-même à la méprise : jamais de préfaces explicatives (si ce n'est après coup et quand la critique s'est bien enferrée), jamais de prière d'insérer, jamais d'interviews ni de notes de presse, jamais rien qui tende à aiguiller d'avance la critique. Il se plairait plutôt à la dérouter. J'incriminerais même si ce n'était par ailleurs toute une esthétique cet emploi continuel du « Je », — qu'il s'agisse du Michel de l'Immoraliste, de Lafcadio, du pasteur de la Symphonie, ou d'Alissa ; qu'il s'agisse même du personnage d'Édouard dans les Faux-Monnayeurs. Cette forme du récit n'incite pas seulement le lecteur à prendre le change ; mais, ce qui est plus dangereux, elle permet aux adversaires inattentifs ou peu scrupuleux des citations à la première personne qui favorisent et alimentent les plus tendancieuses interprétations.

Ajouterai-je aussi que parmi ses intimes, parmi ceux qui, le connaissant bien, seraient à même de rectifier les inexactitudes courantes et de protester contre des accusations irrecevables, la plupart vivent à l'écart et répugnent à se mêler, fût-ce par devoir amical, à des polémiques éphémères !

(2) On n'a peut-être pas assez remarqué une phrase du Journal des Faux-Monnayeurs : « Ce qui manque à chacun de mes héros, que j'ai taillés dans ma chair même, c'est un peu de ce bon sens qui me retient de pousser aussi loin qu'eux leurs folies. »

(3) J'ajouterai même qu'à force de tenir, dans la vie, un tel compte de la personnalité d'autrui, il lui est fréquemment arrivé, dans son œuvre, de faire parler, avec une éloquence bien faite pour donner le change, des personnages qui ne sont nullement, ou qui ne sont pas continûment ses porte-paroles. Les méprises auxquelles ont donné lieu des livres comme La Porte étroite, Les Caves, et, plus récemment, Les Faux-Monnayeurs, sont bien significatives à cet égard.

Et je me permets de signaler en passant un trait sur lequel il faudrait revenir, qui me semble à longue portée : ce qui domine peut-être toute la vie d'André Gide, par conséquent aussi son œuvre, c'est une incroyable faculté de sympathie, sympathie poussée parfois jusqu'à une dépersonnalisation provisoire, plus ou moins importante, plus ou moins prolongée.

L'ÉVANGILE, SELON ANDRÉ GIDE

 

Nous nous garderions de chercher ce qu’André Gide pense de Dieu, s'il ne nous invitait lui-même à n'être pas discret. Gide laisse la clef sur la porte et se moque de nos investigations. Sans doute se fie-t-il à l'inintelligence ou à la malignité des hommes, pour n'être pas compris, pour mourir inconnu. Né dans le calvinisme le plus étroit, il en a rompu chaque bandelette. Si parfois il hésita, ce ne fut jamais devant le geste de se délivrer, mais devant l'aveu ; encore n'était-ce pas timidité ni honte : il cédait à des conseils, à des objurgations ; le scandale des indifférents lui importait beaucoup moins que le chagrin de ses amis. Aujourd'hui, mesurant la route accomplie par Gide, nous voyons que ce voyage fut coupé de haltes, mais sans retours, ni regards en arrière.

Ceci pourtant nous frappe : à quelque étape de sa vie qu'il nous plaise de l'étudier, nous ne le voyons jamais séparé de Dieu, — dans l'état d'un homme qui a renoncé Dieu. Aucun apologiste du Christianisme ne sut l'enfermer dans un dilemme : il refuse de parier. Il a tout rejeté de son enfance chrétienne, sauf l'essentiel. En vain voyage-t-il (et vers quels déserts !). Quelqu'un le suit et il ne Le renie pas. Gide a pris le parti de ne rougir ni du Christ, ni de lui-même. L'Évangile l'y aide qu'il s'ingénie à lire avec des yeux neufs. Seules, croit-il, le condamnent les interprétations officielles de l'Écriture. Les textes figés des Églises se compliquent, s'approfondissent, dès qu'il en joue ; ils prennent un sens plus secret, plus conforme au destin particulier de Gide. La Rédemption épouse chaque destinée, elle est la somme des milliards de rachats individuels : Gide croit que rebuter telles exigences de son cœur serait une insulte au Créateur qui les a tellement voulues dans sa créature André Gide [133] qu'elles en constituent l'essence même. Et c'est vrai que ses inclinations marquent singulièrement chaque homme, au point qu'elles ressemblent à la signature divine, à cette « griffe » que Baudelaire trouve « effroyable ».

Cette loi gidienne que Gide confond avec la volonté de Dieu, il l'oppose à l'autre loi, celle des pharisiens. Il demande au Seigneur d'être mis au rang de cette tourbe qui ne connaît pas la loi : « Parmi ceux-là, Seigneur, donnez-moi d'être, et maudit par les orthodoxes, par ceux qui connaissent la loi. »

Chaque verset de l'écriture, Gide le tire à lui, et de toute Parole, il triomphe. « Celui qui ne prend pas sa croix et qui me suit est indigne de moi... » Mais notre croix, songe ce docteur trop subtil, ne serait-ce pas tel penchant imposé à notre chair dès le sein maternel ?

Certains le rejettent : par vertu ou par prudence ? Par générosité ou par calcul ? « Celui qui aime son âme la perdra. » Gide éclaire ainsi ce texte : « Celui qui aime sa vie, son âme, — qui protège sa personnalité, qui soigne sa figure dans ce monde — la perdra... »

Au vrai, tel est le secret qu'il dérobe à l'Évangile : le plus sûr, avec Dieu, est de jouer à qui perd gagne. Ne pas calculer son salut, ne pas être prudent ni circonspect. L'évangile du Prodigue, celui des Ouvriers de la dernière heure, et bien d'autres éclairent un abîme entre ce que les hommes appellent justice et cette justice de Dieu qui est proprement une injustice adorable. Toute la doctrine de la Grâce, d'ailleurs... En cette injustice, Gide met sa confiance.

Pourtant il ne saurait feindre de croire que tout chrétien qui se renonce n'agit que par goût du confort et pour s'assurer d'une bonne place éternelle. Il sait que le seul renoncement qui compte, l'amour l'inspire et que d'abord le saint est un amant. Il est vrai ; mais Gide ne doute pas non plus qu'à l'artiste l'accès de la sainteté ne soit interdit. Il dénonce, dans toute œuvre d'art, la collaboration du Très-Bas ; la plus pure est entachée de délectation, de superbe et de concupiscence. Gide, pourtant, veut être sauvé ; il veut le salut de ses semblables. Par quelle route ? Sa pensée profonde (inspirée de Dostoïevski) me paraît être celle-ci : que l'homme atteigne l'extrémité de sa détresse pour trouver Dieu ; qu'il accomplisse tout son destin charnel ; qu'il s'accepte lui-même jusqu'à la lie : Wilde, Verlaine. Mais encore faut-il atteindre cet excès de déshonneur et de douleur. [134] Il n'est pas donné à tous de paraître immonde aux yeux des hommes. La prière admirable que Gide récita un jour : « Mon Dieu donnez-moi de ne pas être de ceux qui font figure dans le monde. Donnez-moi de ne pas être de ceux qui réussissent. Donnez-moi de ne pas compter parmi les heureux, les satisfaits, les repus ; parmi ceux qu'on applaudit, qu'on félicite et qu'on jalouse... » — cette prière n'a pas été, jusqu'ici, exaucée : Gide est admiré, aimé ; et moi-même, j'écris ces lignes. Les insultes ne lui viennent que de gens qu'il méprise et dont l'applaudissement seul l'humilierait ; ou d'adorateurs secrets qui redoutent de céder à ses prestiges.

C'est bien de ne pas rejeter notre fardeau : encore faut-il nous assurer qu'il a la forme d'une croix. Ne renions rien de nous-mêmes, — rien de ce qui peut devenir la croix.

Gide nous confie, dans Si le grain ne meurt, qu'aux pires moments de détresse, une voix lui souffle : « Tu n'es pas si malheureux que cela. » Le jour où cette voix railleuse devra se taire en lui, alors peut-être...

J'admire, dans Gide, à la fois l'agrément extrême et le péril d'interpréter, selon son sens propre, l'Écriture. D'abord tous les textes ânonnés dès l'enfance, merveilleusement s'animent sous le regard gidien : on dirait d'une source au dégel ; mais où cette eau va-t-elle courir ? vers quels bas-fonds ? Et voici que le Retour du Prodigue, selon Gide, devient une défaite, un appauvrissement. Mieux vaut nous en remettre à la vieille Mère, à la sainte Marâtre, à l'Église, qui seule nous prémunit contre ce goût de corrompre la Parole.

Danger de la solitude avec Dieu.

« Seigneur, donnez-moi d'avoir besoin de vous demain matin, » s'écrie Gide. Les instants où nous avons cette faim de Dieu sont rares dans une vie ; mais le salut est une œuvre de chaque seconde : il faut se sauver, même dans la pire sécheresse quotidienne. L'Église, les sacrements nourrissent une âme qui ne sent plus sa faim ni sa soif. Gide se fie encore à son désir lorsque se détournant, par hasard, des nourritures terrestres, il aspire aux célestes ; mais comme il avait suivi la marée montante, il cède au reflux. Oserons-nous dire à Dieu : « J'avais, hier, besoin de vous ; ce matin, vous m'importunez ; demain, peut-être, si je me sens trop las de vos créatures... ? » Quelle folie que de prétendre régler la vie spirituelle sur les intermittences du cœur !

Nous ne croyons pas que Gide soit de ces fous, ni surtout [135] que nous ayons, dans ces pages, exprimé sa pensée religieuse : le lecteur n'y doit chercher que nos réflexions personnelles lorsque nous songeons au chrétien Gide. Qui peut se vanter de connaître les rapports réels d'un homme avec Dieu ? Que savons-nous de nous-même à ce sujet ? Quelle est notre foi ? Est-elle plus ou mieux qu'une espérance ou qu'une terreur ? Et comment juger du dehors ce qui nous fut imposé avec la vie et qui était notre vie même avant que l'esprit en nous s'éveillât ? Nous n'avons pas choisi Dieu, Il nous a choisis ; et quand nous croyons jouer avec Lui, c'est Lui peut-être qui joue avec nous.

François Mauriac

 

7 octobre.

Mon cher Mauriac,

Permettez-moi de protester, amicalement, mais avec force, contre l’interprétation que vous donnez ici de ma pensée. Les lignes de moi auxquelles vous faites allusion furent écrites à la suite d\une conversation avec Ghéon, qui venait de se convertir. Comme je lui parlais alors de repentance et de contrition, il m’exposa chaleureusement que son zèle et son amour pour le Christ étaient si vifs qu'il ne pouvait éprouver que de la joie ; qu'il lui suffisait d'avoir horreur du péché et de tout ce qui pouvait désormais le détourner du Christ, mais qu'il se sentait à peu près incapable de contrition et n'avait que faire de repentance et de reporter ses regards sur un passé qui ne devait plus exister pour lui.

C'est alors, en pensant à celui qui durant si longtemps avait été mon plus intime ami, que ces paroles du Christ s'éclairèrent. Il ne me paraissait pas admissible, ni même possible, qu'une adhésion totale aux vérités de l'Évangile n'entraînât pas, aussitôt et d'abord, une contrition profonde, ni que le simple désaveu de ses péchés, sans repentance, pût suffire. Et n'était-ce pas là, précisément, ce que signifiaient ces paroles, qui s'éclairèrent aussitôt pour moi d'un jour neuf : « Quiconque ne se charge pas de sa croix, et me suit (1), n'est pas digne de moi. » C'est-à-dire : Quiconque [136] prétend me suivre sans s'être d'abord chargé de sa croix... Et c'est à ce propos que je remarquais l'erreur commise par la plupart des traducteurs, et me reportais et rattachais strictement à la version de la Vulgate. Quant à l'idée d'assimiler la croix même à la faute et de transformer l'instrument de supplice rédempteur en un oreiller voluptueux, elle n'a même pas effleuré ma pensée.

Je m'excuse d'apporter à vos pages une rectification si tardive, et seulement sur le « bon à tirer ». A première lecture, cette erreur ne me paraissait pas si importante ; et d'autre part vous y parlez avec une aménité si charmante qu'il me paraissait malséant de protester ; il l'est surtout de protester si tard ; mais certain article que je viens de lire dans une revue très catholique (Études, N° du 5 octobre) me laisse voir combien il est dangereux de laisser une confusion s'établir sur ce point. N'y va-t-on pas jusqu'à voir dans ce titre : « Si le grain ne meurt... » une apologie « gidienne » de la pourriture !!

Je puis douter si l'idéal grec ou goethien doit céder le pas à l'idéal chrétien ; je puis chercher parfois à concilier l'un et l'autre ; je puis croire que le problème moral se pose particulièrement pour chaque individu, etc..., mais je tiens que l'abandon de soi, au sens chrétien du mot, et l'abandon à soi sont deux inconciliables. Je l'ai dit et je le répète : Il ne s'agit pas, pour le vrai chrétien, d'interpréter dans un sens ou dans un autre les paroles de l'Évangile, mais d'y croire et de les mettre en pratique. Ce qui ne veut nullement dire que je prétende l'avoir toujours fait. Si j'écris : « Le dormir est réconfortant », s'ensuit-il que je ne connaisse pas l'insomnie ? Il m'arrive de m'écarter du Christ, de douter, non certes jamais de la vérité de ses paroles, ni du secret de bonheur surhumain qu’elles enferment, mais bien de l'obligation de les écouter et de Le suivre. Mais lorsque je me détourne de lui et cesse de le suivre, je n'ai pas cette impie prétention de me faire suivre par Lui.

 

Croyez à mon affection bien fidèle.

André Gide [137]

(1) Au lieu de « et ne me suit pas », selon le texte de la plupart des traductions françaises.

RENCONTRE D'ANDRÉ GIDE

 

je suis venu à Gide très tard. Élevés dans un lycée provincial par de vieux maîtres qui considéraient France et Barrès comme de jeunes auteurs, en cette même année 1905 où Rivière et Alain Fournier copiaient le Partage de Midi et lisaient les Nourritures Terrestres, nous, lycéens de Rouen, récitions les Feuilles d'Automne, la Nuit de Mai et trouvions dans le Jardin d'Épicure un mode de penser qui nous semblait neuf. Ce fut par Rémy de Gourmont, esprit parent de notre Anatole France, que nous découvrîmes, en Philosophie, les éditions du Mercure de France ; je lus alors la Porte Étroite, l’Immoraliste et je me souviens que j'en admirai le style lisse, le cours tranquille, mais la doctrine de l'Immoraliste, celle des Nourritures n'étaient pas un aliment pour moi. Je cherchais une règle et cet esprit qui les fuyait toutes m'effrayait.

Au lendemain de la guerre, M. Desjardins m'invita à venir faire un séjour à l'Abbaye de Pontigny et me dit que j'y rencontrerais Gide. Je n’en fus pas très ému et beaucoup des autres noms qu'il me cita, celui de Martin du Gard, celui de Jean Schlumberger, m'attirèrent davantage. Je me souviens très bien de cette arrivée à Pontigny par un petit chemin de fer paresseux ; sur le quai, à côté de notre hôte, était un homme très grand, coiffé d'un large feutre à calotte pointue et portant avec une élégance naturelle qui me frappa une pèlerine de montagnard : c'était Gide.

Je revins à pied avec son groupe ; j'avais été conquis dès la première minute. Le masque, un peu japonais, plaisait par la jeunesse du regard. Mais surtout j'aimai tout de suite l'intelligence directe des propos, l'affleurement constant d'une pensée en travail, les modulations d'une voix étrange et douce. Dès le [139] lendemain j’avais compris qu'il était la vie et comme le centre de cette assemblée, et je n'essayai pas davantage de résister à une admiration, née par surprise, depuis confirmée par le temps.

Cet évident prestige, de quoi était-il fait ? Avant tout, me sembla-t-il, de la perfection d'une intelligence toujours disponible ; avec Gide chacun était sûr d'être compris. Une infinie curiosité lui donnait le goût des pensées d'autrui, même informes, même bégayantes. Puis, second élément de prestige, sa présence rendait l'ennui inconcevable. Il prenait à tout, discussions, jeux, lectures, un intérêt si jeune, si ardent que, comme il arrive avec les enfants, le regarder s'amuser était déjà un amusement.

Pour moi, je trouvais aussi en lui un personnage qui m'est toujours très cher, je veux dire un admirable lecteur de romans. Sur Balzac, sur Stendhal, sur Proust, nous pûmes avoir de longues et précieuses conversations telles que je n'en avais jamais connues avant lui qu’avec Alain. Il était comme moi curieux de littératures étrangères. Il me demanda à quoi je travaillais ; c’était alors à une vie de Shelley et il m’en parla si ingénieusement que, mis en confiance, je lui demandai la permission de lui montrer mon manuscrit. Il me dit qu'il serait heureux de le voir, que rien ne l'intéressait autant qu'une œuvre encore en formation, que même il préférait souvent par goût les esquisses aux tableaux achevés.

J'allai donc, quelques mois plus tard, lui lire mon « premier jet » chez lui, en Normandie. La maison était telle qu'il l’a décrite dans la Porte Étroite, gentilhommière blanche, dans un beau paysage automnal de champs et de forêts en marge de la mer. Là je compris le Gide grand bourgeois normand que je n'avais fait que deviner à Pontigny et la noble simplicité de cet accueil me rappela, comme une résonance harmonique, la naturelle dignité et courtoisie qui m'avaient frappé en lui dès la première rencontre. Il écouta ma lecture avec cette attention fidèle qui lui est propre. Il n'interrompait pas, mais prenait des notes, et après quelques chapitres me proposa des objections. Elles étaient justes : la sûreté du goût de Gide est à peu près infaillible. Il me fit supprimer plusieurs passages que je ne regrette point. Enfin il se montra le plus sage et le plus généreux des critiques.

Le lendemain il me lut quelques chapitres des Faux-Monnayeurs [140] la conversation entre les deux enfants qui est au début du livre et des fragments du Journal d'Édouard. Je fus très étonné et très heureux. La qualité du dialogue surtout me donnait un plaisir vif. M. Thibaudet disait l'autre jour, dans un remarquable article sur Gide, qu’il n’y a point dans la langue française de dialogue meilleur que celui de Laure et de Bernard à Saas-Fée. Je suis de son avis, en y ajoutant peut-être celui des sous-officiers de Doncières dans Proust. Tous deux possèdent cet art difficile d'unir le naturel de la phrase parlée au style de la phrase écrite.

Quand j'ai pu lire les Faux-Monnayeurs sous leur forme achevée, mon admiration est restée grande. Je n'aime pas tout le livre, étant réfractaire au côté Caves du Vatican qui, chez Gide, existe toujours à quelque degré, mais je n'en considère pas moins que c'est depuis Proust, avec les Thibault, le seul grand roman français. Je vois d'ailleurs en quelle estime mes exigeants amis anglais tiennent ce livre.

C'est ainsi que je suis venu à Gide, vers le milieu du chemin de ma vie, et non, comme la plupart, dès l'adolescence.

André Maurois [141]

LE BON SENS DANS L'ŒUVRE D'ANDRÉ GIDE

 

Si nous n'étions les victimes résignées d'une psychologie d'école, qui confond paresseusement l'homme et l'acte, l'art et l'artiste, et par un étrange paralogisme attribue au moteur les propriétés de la vitesse, sans doute nous épargnerait-t-on l'éloge et le procès — pareillement usuels amphibologiques et spécieux — de l'incessante métamorphose gidienne.

Ignore-t-on la personnalité, et faut-il démontrer qu'elle apparaît ici avec les caractères de stabilité, d'identité et de durée où se mesure sa véritable puissance ?

La civilisation moderne — et c'est l'un de ses plus odieux privilèges — est l'ennemie de la personnalité ; moins redoutable peut-être par une brutale et flagrante hostilité — cependant non douteuse — que par une sympathie feinte et une inlassable complaisance à susciter de risibles caricatures du visage humain. La civilisation moderne tolère, encourage et honore dans l'homme les usurpations du savoir, des mérites les plus imprévus et de toutes les importances que confèrent les emplois et mille doctrines, superstitions ou mystiques politiques, sociales ou mondaines. Par là se multiplie dans notre société le type du glorieux... Magnifiques cocons, dont l'énormité impose ; il n'en sort ni papillon ni chrysalide.

Tout le problème de l'art moderne est de se soustraire à l'emprisonnement — à l'étouffement sous le poids des apparences éphémères et fortuites. Certains s'évadent par la violence. Plus sûrement, Gide résout le problème avec une élégance discrète... N'allez donc pas négliger de le juger sur cette réussite préalable ; et parce que toute sa carrière la confirme, ne nous parlez pas de facilité, mais constatez la durée, la constance, l'unité d'un effort et d'une victoire sans doute uniques en notre temps. [143]

On nous a suffisamment entretenus des avatars de Gide, de sa prodigieuse faculté de renouvellement, du cycle de ses réincarnations où l'on apercevrait aussi bien une justification anticipée de la métempsycose. Lui-même a contribué à engager sur cette pente la critique et l'opinion ; les écrivains qui lui reprochent je ne sais quelle perversité démoniaque n'ont-ils pas redouté un don extraordinaire d'insinuante persuasion ?

Et je veux bien croire qu'il n'y a nulle ironie en ce passage des Faux-Monnayeurs, qui répond à tant d'autres épars en maints volumes :

 

« Je ne sais pas ce que je pense de lui. Il n'est jamais longtemps le même. Il ne s'attache à rien ; mais rien n'est plus attachant que sa fuite. Vous le connaissez depuis trop peu de temps pour le juger. Son être se défait et se refait sans cesse. On croit le saisir... c'est Protée. Il prend la forme de ce qu'il aime. Et lui-même, pour le comprendre, il faut l'aimer. »

 

Lui-même ! Voilà le trait qui éclaire cette confession, et nous avertit de la dépasser.

Dépasser le poncif... Il me suffit, en ces notes brèves, de le désigner nommément, et de marquer les limites du provisoire.

 

L'accent, dans les portraits futurs de Gide, renforcera des traits que nous négligeons. On déplore d'autant plus la vanité des anticipations qu'un auteur appartient davantage à l'avenir. Dès maintenant, il apparaît toutefois que dans cette carrière et cette œuvre la part de la fluidité, de là mobilité et du mouvement n'est dépassée que par la part, infiniment plus significative, de la cohérence, de la résistance aux poussées extérieures, de l'affirmation du moi et de la tradition.

D'esprit plus ferme, plus fidèle à ses aspirations profondes et à sa loi secrète, plus imperméable à la mode, aux influences, plus rebelle aux entraînements et aux surprises, notre temps n’en connaît pas. Des Nourritures à Numquid et tu ?, l'animateur d’une œuvre sinueuse et phosphorescente, ce Gide irréductible et quasiment immobile, est un être adamantin.

Ce Protée suggère l'idée d'une inertie vitale.

Soyez au surplus persuadés que sa fascination vient de là ; [144] l'humanité ne se sent pareillement aimantée qu'au voisinage d'une force constante où elle voit une sorte d'absolu.

Il ne faut pas moins que cet absolu pour conférer à une existence la vraie liberté, — permettre cette licence qui les suppose toutes : la découverte de la vraie richesse dans le dépouillement, le refus, l'état de perpétuelle vacance.

Le refus gidien est synonyme de choix, de don multiplié de soi, de prodigalité (« J'étais pareil au fils prodigue qui va dilapidant de grands biens... »). S’il suppose une règle d'ascétisme, une volonté soutenue d'énergie spirituelle, une discipline et une méthode, on devra bien quelque jour se résoudre à mesurer le potentiel de cette énergie, à esquisser l'armature de cette discipline, à définir l'autorité de cette méthode... Et ce sera l'apparition du Gide impérieusement organisateur, et naturellement original que la critique contemporaine s'est ingéniée à ne pas découvrir.

Pratiquement, l'écrivain que l'on ne peut juger en fonction d'une idée, d'une idéologie, d'une doctrine, d'une mode ou d'un parti, et qui requiert une enquête plus approfondie et proprement humaine, nous offre un cas insolite et peut-être insolent. Tous les cocons de la terre s'en étonnent, et quelques-uns s'en indignent. Notre univers est rempli d'impudents apôtres... Mais la parole d'un homme nous est douce et fraternelle.

C'est cette voix, et elle seule, qui importe, car nous ignorons quels échos elle éveillera dans les âmes de nos arrière-neveux, mais nous savons qu'ils l'entendront diversement selon les âges quand nos idées, nos théories et nos doctrines leur paraîtront muettes. Qu'un Gide refuse de conclure en maints débats éternels, étant assuré qu’« au bout de vingt ans la conclusion écrase le livre ». Qu'il ne partage pas notre superstition de l'idée, vouée à un trop prompt évanouissement. Qu'il bannisse de ses livres le lourd butin — poids mort et gage de mort — dont s'encombrent tant d'autres œuvres. Qu'avec Oscar Wilde il proclame : « l'imagination imite, c'est l'esprit critique qui crée » et louange en Stendhal et Baudelaire les deux plus admirables intelligences critiques du XIXe siècle, définissant ainsi, avec ses préférences, la famille spirituelle où nous ne manquerons pas de l'inscrire... Tout cela, qui nous décourage d'instituer autour de Gide des discussions d'école et nous persuade de n'attendre de lui qu'une vérité hautement inactuelle et poétique, nous convainc en même temps de sa vraie grandeur ; on s'y est trompé trop souvent ; saluons, à [145] travers ce rêve d'éternité, la plus obstinée, la plus magnifiquement volontaire manifestation de l'Individu à laquelle il nous ait été donné d'assister.

 

Nulle part le fil aiguisé, net et tranchant de cet esprit ne se distingue plus aisément que dans ses ouvrages de critique : c'est là qu'avant d'aller plus loin une recherche élémentaire devra puiser.

Certes, voici bien la critique la moins hésitante, la moins sceptique, la moins fuyante de notre époque. Cette critique est une critique, et non point un jeu gracieux et complaisant, mais l'exercice le plus franc, le plus sincère, du jugement. Il y a là, noir sur blanc, une esthétique, une morale, mille vues pénétrantes, positives, sur les questions de ce temps. Impossible de ne point reconnaître que la subtilité de Gide est fonction de l'amplitude de son champ visuel, que sa souplesse féline est un attribut de sa force, que ses explorations les plus osées témoignent de l'attachement le plus solide à un unique point de départ. Nul paradoxe, jamais. Un esprit de décision aussi prompt que résolu, et, au total, modéré... En somme, un ordre, une mesure, une lumière qui expliquent la sérénité jusque dans la perpétuelle inquiétude. (« Les tendances les plus opposées n'ont jamais réussi à faire de moi un être tourmenté... Cet état de dialogue qui, pour tant d'autres, est à peu près intolérable, devenait pour moi nécessaire... »)

Un ordre rationnel, sensible et lyrique. Une esthétique fondée sur le goût, et ce mot, qui n'a plus guère de sens aux yeux de nos contemporains, en a un, très apparent, dans la langue, j'allais dire le système, de Gide : instance supérieure aux caprices des ans et des écoles, arbitre du raffinement et du scrupule, juge incorruptible parce qu'il obéit moins à une doctrine qu'à une sensibilité instruite aux vibrations de l'art universel, le goût est ici l'esprit des temps et la voix de la terre, une tradition, et non peut-être une jurisprudence, mais le lien subtil qui unit les manifestations possibles du beau. Du moins s’efforce-t-il d'atteindre à cette généralité : car ici encore Gide n’échappe au temps et à l'espace qu'en élisant un domaine très précisément limité : le royaume de l'héritage gréco-latin. (« Le classicisme — et par là j’entends le classicisme français — tend tout entier vers la litote. C'est l'art d'exprimer le plus en disant le moins. C'est un art de prudence et de modestie. »)

Dès qu'on l'interroge, Gide répond ainsi d'un fonds de solidités [146] éprouvées, qui n’ont certes rien de dogmatique, mais qui l'emportent en poids, en gravité, en certitude, sur tous les dogmatismes. S’il existe un juge équitable des lettres contemporaines, il se nomme Gide. Les hommes et les œuvres sont toisés par lui avec la plus charmante rigueur — c'est exactitude que je veux dire. Aussi les mots. (« Je ne saisirai plus les mots que par les ailes... ») Les problèmes immédiats et pressants, situés par lui dans l'intelligible, nous livrent des solutions opportunes et claires... Voyez ses objections aux Déracinés de Barrès, sa lettre à M. Paul Souday, sa discussion des exigences inconsidérées du purisme ; voyez les commentaires répétés que lui inspirent les progrès de l'internationalisme en littérature ; sa conception d’une Europe littéraire et d'un univers pensant, d'une humanité une et multiple, est la plus saine qui soit — calquée sur l'indestructible permanence du fait et de la loi naturelle.

 

N'hésitons pas à déceler ici une vertu modeste dont les petits se croiraient déshonorés, mais qui parut indispensable aux plus grands. Nous ne la saluons guère, ironiquement, que dans la vie platement bourgeoise ; humble vertu, compromise dans les trafics les plus terre à terre, si bien que nous ne songeons plus à la voir intervenir dans les spéculations de l'esprit. Montaigne, Molière, Cervantès, Shakespeare... en firent cas. Le talent peut quelquefois s'en passer, non le génie. Elle est l'alliée indispensable de la plus aérienne fantaisie, et le premier soldat de l'humour ; sans elle, la logique n'est qu'un redoutable délire...

Gide a écrit :

« Je sens dans les écrits de Barrès, à côté de la volonté la plus noble, et d'un bon sens très droit, un grand encombrement de sophismes. »

Gide sait le prix du bon sens : il sait qu'une grande partie de l’art littéraire contemporain est caduque pour ne posséder aucun bon sens... Quelqu'un lui ayant un jour, dans la conversation, décoché un certificat de bon sens, Gide, bien loin de s'en offenser, témoigna d'un acquiescement satisfait.

Le compliment n'était pas immérité. Je prie le lecteur d’y [147] songer... On ne manquera jamais de vanter en un écrivain aussi exceptionnel la miraculeuse rencontre des dons les plus rares. On oubliera de suivre ses racines au tuf solide où plongent les grands arbres qui défient la tempête.

Lucien Maury [148]

ACHEMINEMENT VERS GIDE

 

j'ai été lent à venir à Gide. Tempérament, éducation, forme d'art m’opposaient à lui. J'ai dit à Frédéric Lefèvre : « Je ne sais pas ce que c’est que l'inquiétude. » Jamais je ne me suis exprimé plus mal. Ma pensée était : « Je n'aime pas l'inquiétude pour l'inquiétude. » Et c'est un peu contre Gide que je le disais, contre un Gide entrevu surtout à travers ses commentateurs.

Rien n'est plus simple que la question de « l'acte de chair ». Naturel, il l'est toujours. Licite, il l'est dans la mesure où il ne cause de tort à personne. C'est une loi qu'on n'a pas inventée pour lui. Voilà ce que sent la santé. (Je m'excuse, mais la précision doit l'emporter ici sur l'euphonie.) Tant pis pour l'art si une telle vérité l'appauvrit. A l'art je préfère un peu plus de bonheur pour les hommes, et je plains ceux qui peuvent, sans indignation, entendre cette thèse, fréquemment soutenue, que le maintien du catéchisme est nécessaire à la conservation de la race des romanciers, qui manqueraient de sujets si on ne fourrait pas un peu de « mal » partout. Sur ce chapitre, j'étais un peu agacé par l'attitude de Gide. Il me semblait que, par son peu de franchise, il donnait à certains sentiments une auréole suspecte, qu'il les faisait aborder avec une excitation qui sentait plus le potache que l'esprit libre et la conscience pure. Et ce péché ! Et ce démon ! « Que d'histoires, pensais-je, pour des choses si simples ! » Et ces parties obscures de l'âme ! En matière d'amour, en sommes-nous encore à la lutte d'un esprit de lumière et d'un esprit de ténèbres ? Est-ce que tout n'est pas lumineux ? Gide comprenait [149] l'état d'âme de ceux qui se croient coupables. Je ne conçois et je n'aime que celui des innocents (1).

Beaucoup me disaient : « Les nourritures terrestres m'ont délivré. » — « Ah ! vous aviez donc besoin d'être délivré ! » Et de les mépriser un peu. Le jour où j'avais découvert que l'amour est un bien, j'aurais eu du mal à me couper la barbe : j'en étais à peine aux follets. C'était une différence essentielle entre le héros de l’Immoraliste et moi.

Là-dessus des gens opinent, avec des airs profonds : « Éducation protestante... Éducation catholique... » C'est singulier, n’est-ce pas, quand on dit qu'on a une vie païenne, on vous répond : « Pardi ! Éducation catholique. » Pauvre catholicisme ! Ce que c'est que de n'avoir pas pris l'Évangile au sérieux. Soyons plus justes : je n'avais une vie païenne que parce que j'étais mauvais catholique. Les Anciens seuls m'ont formé.

Cependant, la position de Gide devant la culture européenne, ses opinions sur le déracinement, sur la disponibilité, sur le renouvellement par l'ardeur, sa répugnance à l'option, en fin de compte, ses conclusions morales, je les partageais, sans qu'elles m'eussent incliné (2). Disons, plus largement : par son intelligence, par la qualité de son art, par le plan sur lequel il élevait toute question, Gide était un homme qu'on respectait. J'ajoute qu'on connaissait de lui deux actes de courage. Il avait été accueillir Wilde sortant de prison. Et il avait écrit l'Immoraliste, un fameux livre, plus courageux que Corydon.

Corydon, livre où il y a encore de la feinte, et si inutile! de [150] la petite précaution, et pour ne tromper personne ! On s’étonne aussi, connaissant la culture de Gide, que sa thèse — pardon, la thèse du nommé Corydon — ne soit pas davantage étayée. Gide, sur un sujet de cette importance, se devait de donner un monument. Corydon est-il un monument ?

Si le grain ne meurt a réparé cela. Ce livre est important dans notre littérature, par ce qu'il apporte de nouveau ; important dans l’œuvre de Gide, qui enfin s'y montre direct. Maintenant on est tout à fait à l'aise pour lui serrer la main. Et Gide doit mesurer combien on espérait ce livre, et combien peu nécessaires étaient ses louvoiements, à ce fait imprévu, et qui mériterait une longue réflexion : plus qu'aucune de ses œuvres, celle-ci a valu à son auteur un accroissement immédiat d'autorité.

A ce point, qui est l'aurore d'une nouvelle jeunesse, — une randonnée comme le voyage au Congo témoigne à la fois d’une fraîcheur de désir et d'une solidité de constitution admirables — Gide commence une nouvelle étape. Il me semble qu’il se doit de continuer la grande œuvre de salubrité morale si généreusement entreprise : elle est plus urgente que l'art. Gide a soutenu que l'art avait besoin d'hypocrisie. Je l'accorde, si l'on m'accorde que la proposition contraire est vraie aussi. On ferait faire un beau pas à l'art en le traitant sans la moindre hypocrisie. Voyez ce qu'il a gagné, déjà, à l'impudeur psychologique de ces dernières années. Et quand l'art aurait besoin d'hypocrisie, la vie, notre vie, ma vie, tellement plus importante que l'art, a grand besoin d'un peu de franchise. On s’assemble pour faire la paix entre les peuples. Quand l'élite internationale s'assemblera-t-elle pour travailler à la paix des âmes, en révisant les prohibitions morales et en condamnant celles qui sont immotivées ? Supprimer de la souffrance inutile, on peut se consacrer à cela.

Gide est de ceux qui implicitement, sinon explicitement, ont dit à l'homme : « Tu fuis, terrorisé ? Retourne-toi. Tu verras que tu fuis du rien, que rien ne te poursuit. Tu dis que tu vois devant toi un abîme ? Avance le pied, je te soutiens. Tu vois maintenant que c'est partout la terre ferme, et qu'il n'y a pas d'abîme. » Là-dessus des gens se fâchent : « Je veux mon abîme ! Il me rendait intéressant. Et puis, quand je tremble, je me sens une âme distinguée. » Un jour que je demandais à l'abbé M... pourquoi les hommes continuent à se marier, il me répondit : « Parce que l'humanité a le goût de la catastrophe. » L'humanité ploie et tombe sous une croix qui n'existe pas. Mais c'est une croix [151] bien-aimée : malheur à qui la met en doute ! Faust le dit : « Il faut garder le secret. »

Telle est la voie, héroïque, c'est vrai, où nous voudrions voir Gide s'engager. Les crasseux de l'esprit peuvent faire sur lui le silence, ou le « réprouver » : ce sont des voix comme la sienne qui sont attendues de la France, dépassée, chaque jour un peu plus, dans tous les domaines matériels, mais que le monde reconnaît telle qu'il l'a honorée un jour, toutes les fois qu'elle fait quelque chose pour la liberté, et pour « ce temps où l'on ne comprendra plus qu'à peine ce qui paraît vital aujourd'hui. » (Gide). Tant pis pour ceux des Français qui ne le comprennent pas.

Un mot pour finir. Si je ne me trompe, Gide écrivait, au moment des grands succès de François de Curel, que, quoi qu'on pensât de ses pièces, il fallait se ranger auprès de Curel, parce qu'on ne pouvait pas décemment se trouver avec ses détracteurs. On peut redire cela de Gide. Fît-on des réserves sur son caractère, sur son art ou sur sa morale, quand on voit ceux qui l’attaquèrent on ne peut pas ne pas être avec lui. Le dire. L'écrire. Et le proclamer hautement et violemment, un jour, s'il le fallait, ce qu'on est presque enclin à souhaiter.

Henry de Montherlant [152]

 

(1)        Un exemple :

« Ce qui m'attire (dans tel café more), écrit Gide quelque part, c'est le sentiment du clandestin. »

S'il veut dire : le sentiment du secret, du préservé, nous sommes d'accord avec lui. (Nous avons écrit dans les Fontaines : « La féerie... et toujours dans le secret, comme l’ont bien compris les Orientaux. »)

S'il veut dire : le sentiment du condamné, nous nous séparons de lui. (Dès la Relève, nous écrivions : « Une atmosphère d'impunité... est nécessaire [au héros]. » « D'innocence » aurait été plus exact.)

(2)        Et je ne parle pas de ces petites phrases, peu de chose en soi, peut-être, mais par lesquelles un écrivain fait irruption dans l'intime de son lecteur. Par exemple : « Quand tout serait remis en question (et tout est remis en question) mon esprit se reposerait encore dans la contemplation des plantes et des animaux. Je ne veux plus connaître rien que de naturel. » Ou encore : « Non, je ne perdrai (c'est moi qui souligne) pas au travail ce jour splendide. » Etc...

 

ANDRÉ GIDE VOYAGEUR

 

« To lie in divers inns, to be drawn into several companies... for peregrination charms our senses with such unspeakable and sweet variety, that some count him unhappy that never traveled, a kind of prisoner and pity his case that from his cradle to his old age beholds the same still, the same, the same.» Robert burton.

 

il est bien juste que la fée du Départ soit si souvent venue poser la main sur celui qui s'est, toute sa vie, préparé pour la recevoir. Cet « état de disponibilité » dont parlent les noirs critiques à bonnet pointu, dans leurs consultations, nous le connaissons bien ; les gares sont pleines d'infidèles. « Ne demeure jamais, Nathanaël. »

Toute l'œuvre de Gide, inclinée comme une passerelle, nous explique la nécessité de se mettre en route et le plaisir d'être parti. « Goût délicieux » de la vie brève, de ses vérités enfin découvertes, collections de ciels, de jardins, de papillons et de débauches. Dès sa jeunesse, Gide craint d'arriver trop tard et que les nourritures terrestres ne soient gâtées ; même comblé, trente ans après, au Congo, il s'écriera : « Ah, pouvoir ignorer que la vie rétrécit devant moi sa promesse. Mon cœur ne bat pas moins fort qu'à vingt ans ! » Cet état d'ivresse légère, et ce besoin d'exaltation lyrique que la nature n'a accordé à Gide que dans la mesure où elle en dote les sages, le départ les lui fournit à coup sûr. « Oh, s'il est encore des routes vers la plaine... s'il est encore des routes vers l'Orient... »

Gide ne reste pas moins lucide, self-conscious, dans le voyage dans ses autres plaisirs. Il pourrait dire de toute sa vie [153] errante ce qu'il disait jadis : « J'ai dormi dans les wagons en marche sans me départir un seul instant de sentiment du mouvement. » Ici, le voyage explique et satisfait cette humeur essentielle de la nature de Gide, qui est le besoin de changement. Le « j'ai horreur du repos » de l’Immoraliste se traduit, dans le domaine moral, par le goût profond de l'inquiétude. Gide est diabolique, ô Massis, en ce qu'il refuse de persévérer. Hier encore, ne lisais-je pas dans le Journal des Faux-Monnayeurs : « Inquiéter, tel est mon rôle » ? Et quand, lui, le protestant, sur la couverture jaune de l'Immoraliste (le caducée, n'est-ce pas le bâton du voyageur ?), entonne le psaume : « Je te loue, ô mon Dieu, de ce que tu m'as fait créature si admirable », il entend certainement par admirable, « si animée ». Fils d'une foi souvent proscrite et qui, à chaque nouveau départ trouve de nouveaux motifs de dépouillement et de renoncement. « A dix-huit ans, raconte Ménalque, je partis sur les routes, sans but... Heureux, pensais-je, qui ne s'attache à rien sur la terre et promène une éternelle ferveur à travers les constantes mobilités. » Cette évidente sagesse sait que nous ne pouvons goûter la vie mobile qu'en ayant les yeux fixés sur la mort immobile. « Qu'aimes-tu tant dans les départs, Ménalque ? — L'avant-goût de la mort. Non certes, ce n'est pas tant voir autre chose, que me séparer de tout ce qui ne m'est pas indispensable. » Partir, c’est apprendre à mourir ; à ne pas être courbaturé le jour du grand effort. Pèlerin passionné et complet. Aucune sentimentalité... « On ne sort des cités que par des moyens énergiques : des express ; le difficile, c'est de franchir les banlieues. » Les banlieues de l'indécision n’ont, quoi qu'il en dise, jamais arrêté André Gide. Il ne voyage pas non plus en romancier qui cherche à enrichir son intrigue, mais en poète et en philosophe qui désire se simplifier, lui, si complexe.

Gide est sincère. He always meant what he said and wrote. Le spectacle des hommes qui avancent dans la vie en accumulant des richesses n'a cessé de l'écœurer. Il s'est raidi dès sa jeunesse contre cet instinct de propriétaire, qui n'est que de l'artério-sclérose. Il a fait son profit de l'enseignement de Barrès : « Tout ce qu'on ne peut pas mettre dans sa valise est insupportable. » C'est ce qui donne aux mots de Keats, qu'il cite dans son Voyage au Congo, le poids de l'expérience et non le chatoiement d'un paradoxe : « Better be imprudent moveables than prudent fixtures ». Certainement, Gide est imprudent. Nous lui en [154] savons gré, parce que nous devinons que ce n'est pas sa nature et qu'il l'est devenu par effort de volonté.

Combien d'années se sont écoulées depuis le soir où, à Touggourt, Gide s'écriait, envoyant les chameaux se mettre à genoux, puis debout et s'enfoncer dans les sables : « Caravanes, que ne puis-je partir avec vous, caravanes ? » Les dieux lui ont été bons et Gide a pu, trente ans plus tard, remonter le Congo et aller accueillir à leur arrivée les caravanes de sa jeunesse. Là, les deux Gide se sont rencontrés ; comme le premier nous semble timide, vulnérable, hésitant ! Et comme le second, notre contemporain, est lucide, plein d'aisance et de force ! Arrivé à cette heure enviable de la vie où l'on sait tout et où l'on peut tout encore. Curiosité affinée, si c'est possible, esprit parvenu à la plus extrême précision, certitude d'être le premier écrivain de ce temps, et de voir sa pensée demeurer intacte derrière le cristal d'un style incorruptible ; plaisir de se sentir l'égal des plus jeunes, sans rien de cet isolement amer des vieux prophètes, simplicité parfaite à l'âge des honneurs (muet enseignement que nous n’oublierons pas). Le ciel a récompensé une vertu si rare ; il a donné à Gide le bien le plus précieux pour un voyageur : la santé. Résistance physique admirable qui lui permet, à cinquante ans passés, de marcher à pied tout le jour, dans l'exténuante forêt équatoriale, et de se baigner joyeusement le soir, malgré les avis contraires. Chaque matin, des réveils triomphants. Les physiologistes nous disent que le cerveau diminue de poids après quarante-cinq ans ; Gide n'en croit rien. Toujours prêt à chasser les insectes, à ouvrir son flacon de cyanure, ou à piquer une idée sur un bouchon. Connaissances scientifiques ; goût du mot propre ; de l'expression neuve, et, aux heures dites de repos, contemplation reconnaissante des grands classiques dont l'art policé vient, par un raffinement suprême, rehausser, dans le livre congolais, les scènes barbares de tam-tam ou de dépeçage d'hippopotames. A ces diverses qualités, qui font de Gide un voyageur d'aujourd'hui, si différent des grands voyageurs romantiques, il faut ajouter une vertu rare en France et surtout aux colonies : l'indépendance. « Nous avons assumé des responsabilités envers les indigènes, auxquelles nous n'avons pas le droit de nous soustraire... » Ainsi parlait l'Angleterre protestante, qui s'ennoblit à jamais par ses initiatives contre la traite. « Désormais une immense plainte m'habite ; je sais des choses dont je ne puis pas prendre [155] mon parti. Quel démon m'a poussé en Afrique ? Qu'allais-je donc chercher dans ce pays ? J'étais tranquille. Maintenant je sais ; je dois parler. » Gide est un juste. Toute la beauté, tout le drame de sa vie, c’est la justice. Il faut parler. Il se rend compte que sa voix doit porter ; et, s’il m'est permis d'ouvrir ici une parenthèse, je dirai que jamais ne m'est apparu plus nettement la nécessité de ne renier aucun genre. Il est des heures où l'écrivain le plus égocentriste, le penseur le plus absolu a besoin de se faire entendre : le journalisme, ce grand cri moderne est là. Pourquoi ne pas s'en servir ? Là où Gide s'arrête, il me semble que pourraient commencer d'admirables reportages, par Béraud par exemple. Gide ne peut pas ne pas en être convaincu. Pas plus que Béraud, par son indépendante violence, son haut sentiment du rôle de la critique, et sa telle probité d'écrivain, ne doit se sentir vraiment éloigné de Gide. Entre un Gide averti par l'expérience et un Béraud assagi, chez qui l'artiste va prendre le pas sur le polémiste, il ne devrait subsister de malentendu.

Que sera ce Retour du Tchad qui va faire suite au Voyage au Congo ? Et que sera surtout ce grand voyage d'Asie, nébuleuse en formation, sur lequel Gide me questionne déjà ? Nous sommes sûrs de ne pas le retrouver tel que nous l'avons laissé au livre précédent ; car nous connaissons bien sa maxime de vie : « Ce n'est pas ce qui me ressemble, mais ce qui diffère de moi qui m'attire. » Retrouvera-t-il dans le désert de Gobi ou au Tibet, sous les tentes de feutre, l'horreur des biens immobiliers ? Notre maître nous étonnera souvent encore par son wanderlust, joyeux de nous déconcerter, nous laissant ébaubis sur le quai, comme Roland, dans Paludes. « Je n'y pouvais plus tenir. Je pars. Je pars en voyage... Où ? Je ne sais. Mais, cher ami, comprenez que, si je savais où je vais et pour qu'y faire, je ne sortirais pas de ma peine ? » Il se drapera dans sa grande cape verte, l’œil souriant et implacable sous le feutre rabattu, à la main une valise pleine de caprices. Exeat. Les douanes, ni les regrets ne retiendront jamais ce passant.

Paul Morand [156]

NOTES SUR ANDRÉ GIDE

 

j'ai entrepris, depuis quelque temps déjà, d'écrire un ouvrage entier sur André Gide et son influence. Je regrette de ne donner ici qu'une note brève indépendante du livre que je prépare.

Le critique cherche par la sympathie et l'intelligence à dominer son sujet, à le diviser dans ses parties et à en tenir les fils. J'ai l'impression que je n'aurai jamais assez de doigts pour recomposer la personnalité d'André Gide de manière à donner l'illusion de la vie.

Timidité ? Crainte véritable des hommes ? Goût du mystère ? Pudeur sentimentale ? Gide se dérobe ; je ne dis pas : aime à se dérober, ce qui serait une autre question. Et parmi les motifs qui expliquent cette attitude, je ne sais trop lesquels choisir, mais je sais bien que je pourrai en ajouter beaucoup d'autres.

Les anecdotes qui illustrent ce mouvement de retrait chez Gide, combien de fois les ai-je entendu raconter. Voici un jeune homme qui fait part à l'écrivain de toute la joie que lui ont apportée Les Faux-Monnayeurs. Non sans timidité, l'admirateur se risque à demander une dédicace sur l'exemplaire qu'il vient d'acheter et qu'il présente à l'auteur. Celui-ci aussitôt esquisse un geste de recul et de contrariété ! On pourrait croire l'avoir blessé, alors qu'il se réjouit peut-être, sur l'instant, de cette demande. « Je vous écrirai quelque chose, répond-il vivement à l'interlocuteur craintif et qui attend,... plus tard, certainement, quand nous nous connaîtrons mieux. » Et immédiatement, éludant ce sujet, il passe à une autre question. Dans la suite, chaque fois que le jeune homme essayait de rappeler discrètement la promesse qui lui avait été faite, l'auteur continuait à la remettre à une date indéterminée, non par négligence ou [157] paresse, mais comme s'il cachait quelque intention secrète et extraordinaire. Puis, quand le jeune homme, ayant renoncé à son projet, se trouvait un jour en visite chez Gide, après une longue conversation de confidences en tête à tête, soudain l'écrivain se mit à chercher dans sa bibliothèque un exemplaire presque unique de son roman, et après y avoir inscrit une phrase d'amitié en fit présent à l'ancien demandeur tout surpris qui avait complètement oublié sa demande.

Sans doute, pour ses amis, André Gide n'a pas ces reculs surprenants. Ceux-ci peuvent paraître des moyens de défense envers l'étranger, l'intrus, toujours prêt à empiéter sans scrupule sur la personnalité d'autrui. Cependant je ne saurais avancer une affirmation générale au sujet de Gide, sans essayer aussitôt de l'estomper, de la nuancer, de la compléter par quelques réserves contraires. Il faudrait noter, par exemple, cette tendance de l'écrivain à fuir qui le cherche, à chercher qui le fuit. Encore cette phrase, trop simple, demanderait-elle une explication, que je ne puis apporter ici.

Parviendrai-je dans mon livre à saisir cette conscience plus mobile qu'aucune autre ? André Gide, au début de Si le Grain ne meurt, raconte qu'enfant il aimait jouer avec un kaléidoscope. Je devine peut-être une des raisons de cet amusement. Je comparerais volontiers la conscience de l'auteur aux images symétriques, composées de multiples fragments bizarres, que l'on aperçoit à travers la lunette de ce petit appareil. Au moment où l'on croit avoir découvert le genre de la figure, à quelles lois elle répond, c'est soudain une tout autre image qui apparaît, et la construction théorique qui vient d'être échafaudée est à recommencer. Aussi je ne peux pas tenter, dans les lignes qui vont suivre, d'établir, même peu ressemblante, une explication d'ensemble. Je n'essaierai même pas en ce moment de préciser un des visages de l'auteur, une des visions du kaléidoscope. Je n'ose pas non plus dans cette courte note esquisser quelques impressions de lecture, car chacune d'elles retentit profondément et se prolonge en moi. Je ne cherche ici qu'à apporter mon hommage à un écrivain qui m'est cher.

 

André Gide était à Kairouan avec un de ses amis. Dans une ruelle étroite et blanche, en plein quartier indigène, les deux [158] jeunes Européens furent arrêtés par le branle-bas étrange d'une cérémonie inconnue. Gide s'approcha, tout yeux, tout oreilles, émerveillé d'avance. Graves et lents, deux êtres voilés marchaient, que devançaient à reculons, en psalmodiant, une troupe gesticulante. Une foule bigarrée d'Arabes suivait. Gide à son tour suit de plus en plus près, prodigieusement intéressé. Le cortège avance au rythme des tam-tams. Gide emboîte le pas. Deux soldats français assistent d'un peu loin à la scène : questionnés, ils expliquent qu'il s'agit d'un mariage indigène. L'intérêt de Gide va croissant. On est arrivé devant le porche de la maison nuptiale, avec ses deux cours et la chambre des noces ouverte dans le fond. Gide hypnotisé passe sous le premier porche ; il regarde toujours, sans remarquer la disparition déjà lointaine des deux soldats et qu'avec son ami inquiet il reste seul infidèle, au milieu d'une masse fanatique de croyants. Il faut se rappeler qu'à cette époque, déjà ancienne, ces villes saintes étaient encore mystérieuses, presque inviolées et peu sûres pour des « chiens de chrétiens ». Des regards haineux convergeaient sur l'auteur inconscient du danger. Au comble de la fascination, Gide ne sent même pas la main de son ami, qui le saisit au bras pour le retenir ; remorquant celui-ci, il avance toujours. Ses regards ne voient que la chambre nuptiale, sanctuaire où vont se dérouler les rites d'une religion inconnue. Alors seulement, sur les objurgations de son compagnon, Gide revient à lui et se rend compte de sa situation extraordinaire. C'est un réveil. Il s'enfuit à regret, poursuivi par les cris hostiles de la foule.

Que d'efforts pour délivrer Gide du tenace démon de la curiosité ! Forme essentielle de son caractère, profonde et indéracinable, en lui la curiosité prime tout, jusqu'à l'instinct de conservation ; elle est sa vie même ; elle colore, en un certain sens, toute son œuvre. C'est elle qui dans les Nourritures Terrestres appelle ses sens exaltés vers la magie de tous les plaisirs et l'incite à vouloir tarir infatigablement toutes les sources de voluptés cachées au fond des sensations les plus humbles ou les plus magnifiques. Dans ses romans, elle le pousse à se projeter lui-même dans ses personnages ; il les fait agir selon les lois obscures des instincts secrets dont il veut se débarrasser. Ses héros forcent des tiroirs, lisent des correspondances clandestines, ouvrent des valises volées, se sentent irrésistiblement attirés par tout ce qui se cache de trouble ou d'équivoque dans [159] le passé des individus ou des familles. Cet instinct qui le conduit à l'inquisition enfantine des petits secrets de la vie quotidienne le tourne ensuite vers la recherche de l'insondable mystère de l'éternel. Dans d'autres romans, dans d'autres essais, c’est en effet l'âme religieuse qui le domine et lui propose ses problèmes pleins d'angoisse. Enfin, poussée à bout, cette curiosité veut s'enfoncer dans les caves ignorées de l'inconscient, et sur les frontières fragiles de la raison, cherche à échapper au contrôle de soi-même, à la chaîne de la causalité, tend par des expériences dangereuses et toujours à recommencer à créer l'éclair unique et effarant de l'acte gratuit. Dans Les Caves du Vatican, l'acte gratuit, influencé par l'esprit de Dostoïevski, reste une tentative fantaisiste mais qui semble nouvelle dans notre littérature ; dans les « soties », d’une coloration assez différente, il prend la forme de lubies de fantoches ou encore de monstruosités de cauchemars.

Et malgré, tout — tant il est vrai, je le répète, qu’avec Gide on ne peut rien affirmer sans réticences, — cette curiosité, clef de voûte apparente de l'édifice gidien, ne livre pas le secret de l'ensemble de l'œuvre. Car cet écrivain qui a été un des types les plus frappants de l'inquiet n'évolue-t-il pas maintenant, du moins il le prétend, vers un équilibre stable et reposé, vers une sagesse goethienne. Ce nouvel état, s’il n'est pas à proprement parler le contraire de l'esprit de curiosité, implique du moins une curiosité apaisée et satisfaite, qui a perdu son caractère essentiel : l'angoisse aiguë. Cette curiosité nouvelle, qui part dans toutes les directions pour toujours revenir à un centre fixe, prend désormais un caractère désintéressé, qu’elle n'avait pas lorsqu'elle était une sorte de recherche nécessaire et vitale d'une âme qui n'avait pas encore trouvé son repos. Mais, si j'entrais davantage dans l'étude de cet équilibre nouveau, je serais sans doute amené à y découvrir d'autres tendances, d'autres richesses, qui lui donneraient un caractère très particulier.

Dans l'ouvrage que je prépare, j'essaierai sans doute de retracer le passage de cet état de curiosité à cette stabilité presque heureuse. Passage d'une jeunesse puritaine et tourmentée de désirs, évoluant vers une liberté supérieure, l'auteur arrivera ainsi à concilier sa religion et ses sens. Cependant ce point de vue ne mettra en lumière qu'une des personnalités de Gide, car je crois qu'on pourrait faire dix biographies de lui, [160] chacune d’elles apportant une explication générale différente du personnage, et malgré leurs divergences, aussi vraies dans leur sens les unes que les autres.

Car Gide n'a jamais senti la nécessité de coordonner logiquement les notions contraires et mouvantes qui l'habitent. Tempérament avant tout religieux, le choc de deux idées opposées ne le gêne pas gravement ; la contradiction intellectuelle en lui ne devient pas une intolérable souffrance, un abcès que l'intelligence, pour se développer sainement, a besoin de faire crever. C'est pourtant le cas de la plupart des hommes : l'homme étant un animal de raison, ne comprend pas, lorsqu'il l'aperçoit, une pensée contradictoire. Chez Gide, ses propres idées ne forment pas la personnalité profonde de l'homme, il ne leur est pas attaché. Comme tout vrai mystique, il n'a pas le sens de la propriété. Dans l'existence quotidienne, aucun bien ne semble lui appartenir personnellement ; il cherche le dépouillement ; ses installations sont provisoires ; partout il campe. De même, les idées, qui lui paraissent une autre forme de propriété, il les considère d'assez loin ; il passe des unes aux autres, c’est qu'une vérité plus importante et d'une autre nature l'occupe et l'attire. Les satisfactions qu'apporte la possession des choses immédiates ne le contentent pas, pas plus que les syllogismes bien déduits qui procurent des plaisirs de sécurité de cet ordre. C'est une joie plus haute, une joie absolue, équilibrée, que veut Gide ; il recherche le sentiment de l'éternité dans l'instant par la communion avec le divin.

Aussi n'est-il pas un philosophe, mais un moraliste religieux. Philosophe, son système aurait peut-être vieilli déjà. L'ondoiement de sa pensée, au contraire, est un des secrets de sa jeunesse et de son influence prolongée sur des groupes restreints, mais divers, pendant plusieurs générations. La plupart des romanciers français, Balzac, Flaubert, Stendhal, et les grandes œuvres d'imagination française se placent hors du problème de Dieu. Les personnages se meuvent, avec leurs passions, dans la société. Il semble que pour eux la question de Dieu soit résolue ; ou bien la religion est admise par eux et pratiquée docilement, ou elle est écartée définitivement et n'apparaît jamais. Le cas est très net chez Proust, où Dieu est complètement absent. Et sans doute cette absence correspond-elle à une absence de préoccupations religieuses chez la majorité des lecteurs, qui peuvent néanmoins être des croyants, mais des croyants rassurés. André [161] Gide, cependant, ouvre dans son œuvre tout le mystère effrayant des espaces infinis. Le problème métaphysique entre avec lui dans la vie de tous les jours. Les questions morales que rencontrent ses personnages, c'est en fonction de Dieu, et jamais en fonction de la société, que ceux-ci cherchent à les résoudre. Le débat est essentiellement entre l'individu et l'éternité ; ils sont constamment et directement face à face, l'auteur inclinant, dans certains de ses livres, à donner toute l'importance à l'individu, par réaction contre une orthodoxie religieuse mal interprétée ; dans d'autres livres, au contraire, l'individu faisant le sacrifice de lui-même pour atteindre une félicité hors du temps ; enfin, dans ses derniers ouvrages, le héros recherchant un équilibre qui ne se déroberait plus. L'œuvre de Gide touche donc, avant tout, l'âme inquiète, et, d'abord les jeunes gens, l'adolescence étant par excellence l'âge de l'inquiétude, où se posent dans leur magnifique ampleur les grandes interrogations, et où, par contre, les questions sociales ne paraissent que de petites devinettes mesquines. L'adolescent, tout au moins celui qui n'est pas dénué de toute vie intérieure, pense à sa situation sur la terre et non pas à la situation d'avenir dans la société que prépare pour lui sa famille. A peine né à la vie, il est tout près de l'idée de la mort ; ne possédant rien, il se jette au cœur de la douleur ; ou n'ambitionnant que la joie pure, il ignore les concessions au relativisme, qu'enseigne l'expérience ; il est sans masque ; il est nu ; c'est presque un monstre brutal dans un milieu de politesse générale. Mais il reste heureusement pendant cette dangereuse période sous la tutelle des sages ascendants ; le jour où on l'émancipe, il est, d'ordinaire, conforme au modèle voulu ; il n'est plus. Réciproquement, c'est l'adolescent que Gide a souvent choisi comme modèle dans ses livres ; il a mis en scène des jeunes gens, des collégiens, des enfants même, parce que ce sont les êtres tourmentés justement avec le plus de sincérité, de spontanéité.

Les œuvres sur lesquelles se penchent les jeunes générations sont sans doute celles qui offrent les plus grandes possibilités de renouvellement. Aussi j'imagine que l'auteur, quand il voit la jeunesse occupée par ses livres, doit trouver la satisfaction d'un de ses plus profonds désirs : écrire pour « durer ».

Léon Pierre-Quint [162]

 

 

 

ANDRÉ GIDE CRITIQUE

 

andré Gide eût pu être le plus grand des critiques français. Il le savait sans doute, et néanmoins il a préféré être un écrivain créateur. Cela comporte peut-être l'opinion que la critique est un rôle moins amusant, une condition moins honorable. De plus, dans ses œuvres de critique, il a toujours fait sentir l'écrivain créateur. Non pas qu'il se compare aux auteurs dont il parle : ce péché mignon du vieux Sainte-Beuve n'a jamais été celui d'André Gide. L'auteur de Prétextes maintient son allure d'écrivain créateur par sa désinvolture et ses digressions, par la dispense qu'il se donne de faire des analyses complètes. Point de hiérarchie entre les auteurs. Aucune portion d'histoire littéraire dans sa critique. Il poursuit ici une tâche accessoire et parallèle à celle de ses autres œuvres : indiquer, peser des valeurs.

Quel est son goût naturel ? Quelles sont les coutumes esthétiques qu'il a héritées de son éducation ? La réponse à ces questions nous montrera où il met son plaisir. Comment a-t-il transplanté dans la critique ses suggestions de délivrance morale, comment y manifeste-t-il son goût de la connaissance ? La réponse à ces questions nous montrera où tendent ses efforts.

 

Gide a fait ses humanités, le mot d'humanisme ne lui déplaît pas. Mais chacun sait combien l'humanisme universitaire est chose étroite et restreinte : l'antiquité y est comme digérée par le dix-huitième siècle français, par Rollin, par Barthélemy. [163] André Gide a reçu au lycée à peu près la même culture que le jeune Voltaire avait reçue des jésuites. Il sera naturellement humaniste au sens étroit du mot. Ce qu'on lui a d'abord appelé les anciens, ce sont plutôt les Alexandrins, les Romains d'Auguste. L'auteur de Mopsus, d’Amyntas, se plaira à citer Virgile, dont chaque vers contient une citation. Le Sainte-Beuve des « coteaux modérés » qu’il aura le bonheur de découvrir après ses classes, aiguisera sa curiosité sans beaucoup élargir son goût : Sainte-Beuve est un alexandrin.

La grande lacune, c’est que Gide connaît mal le grec et l'hellénisme. Homère, Eschyle, Pindare, il n'a pu boire directement à ces grandes sources naturelles. Il les respecte, il les admire, on ne l'en a pas nourri. Il n'y peut goûter que dans les élégants flacons des Bucoliques de Virgile. Il aime Euripide, mais Euripide est le précurseur des Alexandrins.

Ajoutons qu'André Gide n'a pas poussé méthodiquement sa philosophie. D'ailleurs, avec sa première éducation protestante, il aurait corrompu toute la philosophie par la morale. Je crois qu'il en est resté impropre à goûter les grands philosophes, à admirer, non plus leurs trouvailles, leurs sentences et leurs élans, mais le système. Cela ne le pousse pas seulement à chercher sa pensée chez des penseurs plus lyriques que logiciens, cela le rend moins apte à goûter, dans la littérature même, ce qui est rationnel et organisé. On peut aussi vérifier le tour d'esprit d'un critique en observant quelle est la science qu'il préfère. Je crois que Gide n'est ni mathématicien, ni physicien, et qu'il préfère la botanique, l'herbier, l'observation zoologique selon Fabre. La conséquence importante de cette espèce d'éducation, c'est qu'il croira posséder assez ses classiques. Décidé avec une admirable ferveur à s'étendre et à se dépasser partout ailleurs, il n'aura pas, devant le classicisme, rompu le plus gros os pour en sucer la moelle. Certes, comme Sainte-Beuve, il goûte parfaitement Virgile et Racine. Mais il ne comprendra pleinement ni Eschyle, ni Rabelais, ni Balzac. Il croit moins aisément qu'une œuvre est vaste, qui se présente sans surprises et sans broussailles. Le plus grand poète français ? Victor Hugo, hélas... Il est agacé que tous les poèmes d'Hugo soient parents entre eux, sans plus de singularités dans leurs différences que toutes les feuilles d'un chêne. [164]

 

Il aura été beaucoup plus loin qu’un Sainte-Beuve, grâce à son goût de la délivrance morale. Il parle peu de Renan. Mais il a subi l'influence des Drames philosophiques. Sans doute est-ce moins une influence directe que celle des milieux qui s'imbibèrent de Renan. Son salut à Nietzsche fut remarquable par la promptitude de tout ce qu'il y comprit, par l'à-propos de tout ce qu'il y choisit et en assimila. Dans les morales qui furent les siennes depuis les Cahiers d'André Walter, on reconnaît un contemporain du pragmatisme. Notons toutefois que le pragmatisme de Gide, étant celui d'un artiste, a besoin, non pas d'action, mais d'un sentiment vif. Les Nourritures terrestres sont nécessaires pour éclairer les jugements de Prétextes.

Il faut seulement regretter que la réaction salutaire contre son éducation ait été un peu trop négative. Si l’on ne connaissait Nietzsche qu'à travers André Gide, on imaginerait Zarathoustra comme un livre de négation. C'est pourtant d'élans lyriques et d'affirmations continuelles que Gide a tiré des conséquences négatives. De même, s'il nous a révélé William Blake en traduisant Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, je ne suis pas sûr qu'il l'ait compris comme Blake eût souhaité de l'être. Cette acceptation de toute chose dans la nature et dans les désirs humains, cette amitié avec toute énergie, qui donne à l'œuvre de Blake son sens paisible et magnifique, Gide en a surtout retenu les complaisances pour ce qui est habituellement maudit. Il est vrai que cette objection, qui vaudrait contre un critique, est sans importance pour un critique créateur en même temps : il est plus utile pour nous qu'il réinvente au lieu de comprendre, puisque c'est ainsi qu'il nous enrichit.

En tous cas, l'attitude de sa critique morale l'aura aidé à apprécier plus justement et plus largement bien des tendances étrangères. Que l’on n’oublie pas que notre bourgeoisie française, qui représente après tout le public cultivé, était retenue jusqu'à ces derniers temps par les préjugés moraux les plus invincibles. L'œuvre créatrice et critique de Gide a fait une brèche dans cette barrière. Même les audaces qu'il n'a pas eues lui-même, il les aura souvent permises à d'autres.

S'il y avait une attitude qu'on dût rapprocher de celle de Gide, ce serait probablement celle de Goethe pendant les dernières [165] années de Weimar. On aura cependant, je crois, une idée de la différence essentielle qui existe entre leurs deux attitudes de moralistes critiques si l'on note ceci : Goethe admet à peu près tout, parce que rien ne saurait détruire son équilibre naturel et acquis. L'idée même d'équilibre naturel semble étrangère à Gide. Il est curieux de tout ce qui montre une force originale, et de tout ce qui prend une direction nouvelle.

 

On sent bien que, chez un homme d'éducation et de nature protestantes tel qu'André Gide, le goût de la connaissance ne différera guère que par des nuances du goût de l'émancipation morale. Il faut pourtant en parler à part, comme d'un principe plus positif de sa curiosité, et pour mieux embrasser aussi ce noble élan continuel qui a mis André Gide, depuis un tiers de siècle, toujours en contact avec les choses les plus jeunes et les plus nouvelles. Depuis ses premiers livres sur l'Algérie et ce qu'il a écrit par exemple des Mille et une nuits, il a inauguré une nouvelle façon d'aimer l'Orient. Façon que pendant fort longtemps le succès de Pierre Loti et l'insuccès de Gide empêchaient d'apercevoir. Il n'y a point cherché de pittoresque extérieur ni une apparente simplicité d'âme, comme l'auteur de Madame Chrysanthème. Il y a le premier vu des différences psychologiques, des nuances particulières, dont on pouvait faire son profit. Quelquefois des réactions de cette culture contre nous, réactions des plus profitables. Que l’on relise à ce point de vue quelques pages qui relèvent plus de la critique générale que de la critique littéraire : la conversation rapportée dans Incidences, avec un vieux diplomate chinois. J'y ai vu résumées en peu de lignes toute l'expérience et la sagesse confucianistes ; j’ai cru y deviner toutes les transformations qu’a subies le Confucianisme au cours des siècles, en même temps que le chinois de M. André Gide nous aidait à juger du profond désaccord (que l'habitude nous a rendu insensible), entre notre civilisation, notre morale, et notre religion. Mais il semble qu'il ait besoin de sujets semblables, pour analyser ce qui nous est habituel. Il semble (et ici nous rejoindrions ce que je notais tout à l'heure de l'incomplet de son classicisme) avoir besoin d'une surprise pour aiguiser son regard de critique. A la fin de son Amyntas, il se livre à un parallèle entre le paysan normand et l'arabe où son incompréhension de la Normandie révèle assez bien ce défaut qu il montrera, avant son âge mûr, en critique littéraire. Il s'intéresse [166] à l'Arabe qui aiguise les mots, dont les images le déconcertent. Il trouve terne et grossier le Normand qui parle toujours par litote, qui dit : « Mon frère était bien fatigué, on l'a enterré hier » ; « Il a reçu un coup pas bien bon, il a fallu lui couper les deux jambes » ; ou « C'est un homme qui ne manque pas de bien, ce monsieur Rothschild. » Sa connaissance de l'homme a sans cesse besoin d'être stimulée par le piquant de la nouveauté. La maturité l'a ramené au classicisme, qu'il a défini par la litote, moins par goût de la mesure que par horreur de la confusion.

 

Rappelons ici que cette connaissance de l'homme dont Gide semble en somme faire le but de sa littérature n’est point celle que cherchera un philosophe. Gide ne parlera de l'homme en général que pour en nier tout ce qu'il peut. Ce sera une connaissance des individus particuliers, du point le plus particulier de chaque être. Ce n'est pas un naturaliste qui classe, un chimiste qui décompose, c'est un mineur, un chercheur de gemmes qui déteste tout ce qu'il a déjà trouvé, mais qui tremblera toujours de joie au seuil d'un filon inconnu.

Si l'on veut bien comprendre ce goût de la nouveauté, il faudra, à son œuvre critique, ajouter ses traductions : Conrad, Rabindranath Tagore, et faire un peu la critique de son choix des traductions.

La connaissance particulière qu'il prise par-dessus tout dans sa recherche critique doit rester chose concrète et vive. Il est essentiel de remarquer à quel point il se méfie de l'analyse classique, à laquelle il préfère le mot de caractère et peut-être même l'anecdote. Il est essentiel de rappeler ce qu'il disait dans son hommage à Jacques Rivière : « Mais Proust avait cela de commun avec Stendhal, Meredith et Marivaux, psychologues que Rivière appréciait entre tous. Je ne m'accordais pas avec lui sur Marivaux, et nos débats à son sujet, s'élargissant, prirent une certaine importance. Marivaux n'était plus que le prétexte ; ce que Rivière aimait en lui, c'était l'exemple d'une presque abstraite analyse, qu'il opposait à ce qu'il appelait le globalisme dont je me faisais volontiers le champion. Non que je ne suivisse très loin Rivière, reconnaissant l'indiscutable apport de la discrimination, mais me refusant à en faire la fin dernière de l'œuvre d'art, je ne consentais à voir dans l'analyse qu'une préparation. » [167]

De la nouveauté avant tout. Voilà le principe de ce jugement critique. Et l'objection qui lui paraîtra décisive contre tout ce qui affirme en littérature un système ou une opinion, ce ne sera point que l'opinion ou le système faussent la pensée ; ce sera, comme il le disait de Pierre Lasserre, qu'en connaissant le système ou l'opinion on connaîtra d'avance, en gros, chaque pensée particulière. Jusqu'à quel point le nouveau doit-il être l'inattendu, voilà ce que Gide s'est peu souvent demandé. Il n'aura pas voulu être l'homme qui cherche par-dessus tout la vérité : il aura été l'homme qui cherche un certain plaisir dans une certaine vérité.

Jusqu'à quel point il aura goûté le déconcertant, son Dostoïevski le montre, non point seulement dans ses originales et puissantes découvertes, mais jusque dans ses erreurs. Dostoïevski est un romancier de génie, mais c'est aussi un bluffeur et un comédien. Il a complètement dupé Gide. Chercher pourquoi, ce sera éclairer la nature du critique. Gide a cru à la sincérité de Dostoïevski, parce que Dostoïevski a avoué, à propos de soi-même, les détails les plus pénibles, comme son épilepsie, comme sa lâcheté : « chez Dostoïevski en effet nulle pose, nulle mise en scène, il ne se considère jamais comme un surhomme, il n'y a rien de plus humblement humain que lui. » L'espèce de fanfaronnade avec laquelle Dostoïevski a proclamé en parlant de lui-même le pire avec le meilleur n'était pourtant pas si habile ; elle devient plus sensible à mesure qu'on publie davantage de lettres et de documents. Mais la curiosité de Gide craint qu'un homme ne cache le mal, et elle accepte, en faveur de l'extraordinaire, qu'il exagère le bien. Ainsi Dostoïevski parle de l'énorme travail que lui demande chacun de ses livres. Dostoïevski exagérait sans doute beaucoup plus encore que Flaubert (dont Gide a été un peu aussi la dupe). Quelques documents récents nous apprennent qu'il dictait à la sténographe, et se relisait tout juste. Le Joueur par exemple a été fait en trois semaines. Et André Gide trouve d'infinies découvertes dans Dostoïevski pour ne pas s'être suffisamment aperçu de son esprit de système. C'est que, pour Gide, système et cohérence ne font qu'un, il n'a pas bien deviné chez Dostoïevski l'extravagance systématique, les broussailles assez habilement disposées pour donner au mystère une apparence de profondeur infinie, la logique des conséquences, pareille à un gambit d'échecs, et qui fait songer à Edgar Poe, en un mot tout ce qu'il y a d'artifice visible et de fausse [168] philosophie narquoise dans un livre comme « L'esprit souterrain ». Gide remarque, avec une admirable finesse, à propos de L'Éternel mari, que le petit détail concret, comme les lorgnons qui pendent presque au ras du sol, est mis là pour donner plus de crédibilité à la psychologie. Comment alors y trouve-t-il une preuve que cette psychologie n'est nullement artificieuse, mais fondée sur des observations vraies ?

Il y a un mot de Saint-Évremond que Gide a à peu près redécouvert et qu'il aime infiniment, non sans raison d'ailleurs : il y retrouve exprimée par un classique modéré sa prédilection pour la psychologie déconcertante. « Plutarque, dit Saint-Évremond, n'a pas vu l'homme si différent qu'il est de lui-même. » Dans le goût de la différence et de la nouveauté continuelle, sa prédilection pour le mystérieux et l'inconnu, Gide montre une fois de plus qu’il n’est point un philosophe, qu’il préfère aux idées exprimées pour elles-mêmes les idées « impures » asservies aux images. Dans son essai trop peu connu sur le goût, Montesquieu écrit : « Si notre âme n'avait point été unie au corps, elle aurait connu ; mais il y a apparence qu'elle aurait aimé ce qu'elle aurait connu : à présent nous n'aimons presque que ce que nous ne connaissons pas. »

Ce goût de l'inattendu, toujours uni à cette idée morale que l'on a voulu cacher le mal, le porterait à aimer la vieille et bientôt banale doctrine du Manichéisme lorsqu’elle est rajeunie par un Baudelaire : « il y a dans chaque homme, à chaque instant, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan », voilà quelle serait donc pour Gide la vérité essentielle de la psychologie. Mais je crois que deux directions ne lui auraient point suffi, et que s'il avait voulu développer cette pensée, il aurait choisi une rose des vents plus complexe encore. L'univers matériel paraissait à Taine une suite de fusées qui partent et retombent dans la nuit vide ; tel serait plutôt pour André Gide l'aspect du monde moral.

La morale, la théorie de la connaissance, si je viens de montrer que ce sont les parties essentielles de Gide critique, je m’en suis peut-être servi pour le juger trop sévèrement. On comprendra mieux Prétextes et Incidences en admettant que cette doctrine et cette connaissance de l'homme n'ont pas été pour lui des buts, mais qu'il y a toujours trouvé l'occasion du plus délicat plaisir. Il a commencé de critiquer parmi des critiques universitaires : du temps de Faguet, de Brunetière, du charmant et horripilant [169] Lemaître, et de Remy de Gourmont qui est un grand universitaire dévoyé. C'est sans doute quelque peu en réaction contre eux qu'il a pris le ton de la véritable désinvolture. C'est à propos d'un de ses propres ouvrages qu'il a dit : « Jette ce livre ». Lorsqu'il parle du livre d'un autre, on a toujours l'impression qu'il pourrait le jeter, non point si cela n'était pas bon, « M. de Gourmont ne me passionne vraiment que lorsqu'il devient détestable », mais s'il cessait d'y trouver du profit. Dans son œuvre critique, c'est encore lui qu'il faut chercher plutôt que ses Prétextes. Il serait fâcheux de le contraindre à toujours penser juste, puisque, dans ses erreurs même, il prouvera sa nouveauté et sa richesse. Il est une portion de cette étude que je ne saurais guère aborder : comment André Gide juge-t-il la poésie ? Il est fort clair que c'est d'après la Bible d'abord et la littérature anglaise depuis qu'il forme là-dessus son opinion. Je connais trop mal les lyriques anglais pour aller plus loin dans l'analyse.

Serait-ce sortir de mon sujet que de dire ici combien Gide a été parfait critique de soi-même, pour jamais ne se recommencer, toujours se renouveler d'un livre à l'autre, en se dépassant toujours ? Cette auto-critique est l'une des causes dominantes de sa grandeur. Un grand écrivain ne se fonde que par son tempérament ; il ne se renouvelle et ne dure que par une intelligence aiguë.

Jean Prévost [170]

 

FORMULE D'ANDRÉ GIDE

 

il est un terme qu'André Gide affectionne, c’est le mot « important » ; il l'applique de préférence aux écrivains, moins pour les juger que pour se connaître. Un esprit comme le sien médite d'ailleurs sans cesse sur les fondements possibles d'une hiérarchie des biens (car Gide est un moraliste) ; mais la considération de l'importance en littérature gouverne l'homme que la littérature possède et Gide est un littérateur absolu qui pose quotidiennement le problème esthétique, et n’écrit que pour, d'étape en étape, de progrès en progrès, le résoudre partiellement. Une suite de faux pas le conduit à la maîtrise et l'étagement de plans imparfaits lui ménage les perspectives du chef-d'œuvre. Il n'y a pas de démarche foncière qu'il n'ait tentée ; son intelligence est de reflets et tous les miroirs lui servent à se consulter dans une image de l'univers adultérée par ses fantômes : il est le contraire de Narcisse !

La ferveur et l'ironie sont les maîtresses cordes de sa lyre, mais dans la sotie comme dans l'exaltation il accepte d’être lui-même et se veut vrai. La vérité est d’ordre humain : en l'homme alors elle est souveraine. Il semble que le premier résultat des réflexions d'André Gide ait été de donner du Symbolisme une définition ; ce fut déjà s'en évader ! Les Nourritures Terrestres naquirent ainsi du Traité de Narcisse !

J'ai troué dans le mur de toile une fenêtre.

André Gide constate (Préface pour une nouvelle édition des Nourritures Terrestres) : « J'écrivais à un moment où la littérature sentait affreusement le renfermé, où il me paraissait urgent de la faire à nouveau toucher terre et poser simplement sur le sol un pied nu. »

Mais L’Immoraliste dont Les Nourritures Terrestres sont la [171] table des matières, qu'il va loin dans le sens de l'évasion ! Gide « reniant le mauvais Hamlet » ce n’est pas seulement les vitres d’une serre qu'il casse...

« Mordant la terre chaude où poussent les lilas », il ne brise pas, il ne desserre pas, tout au moins, les minces normes d'un art provisoirement révolu : il rompt avec le dogme moral ; il s'évade du calvinisme. Pourtant, La Porte Étroite l'occupait dans le même moment, cette apothéose du renoncement, ce sadisme de l'immolation ! « Cela vous plaira, Royère ! », me dit Gide l'avant-veille de la publication du livre qui devait lui donner la gloire. Cela lui plaisait donc ; que dis-je ! l'exaltait. Mais Les Nourritures Terrestres elles-mêmes lui semblent plus « qu'une glorification du désir et des instincts... une apologie du dénuement ». Gide ajoute, en 1926 : « C'est là ce que j'en ai retenu, quittant le reste, et c'est à quoi précisément je demeure fidèle. »

A quoi, somme toute sinon à la vérité ?

André Gide, ou la vérité, un titre et un apophtegme !

La poésie est une pensée de la vie réalisée par l'expression : Gide est donc essentiellement poète, car toutes ses pensées sont de telle nature. Cette vérité du poète n'est pas abstraite ; elle n’est pas soumise au principe de contradiction. Elle n'est nullement spéciale, mais vitale, donc mystique. Rien ne semble la borner que le dénuement. L'homme est jeté nu sur la terre nue ; il s'appuie à tout et surtout à Dieu. André Gide est toujours moraliste et théologien, mais aussi psychologue professionnellement, donc effrontément ; grammairien puriste, esthète... Mais quelle sorte de préjugés peuvent valoir contre un idéal ?

On s'alarme ; on s'indigne de tels passages de Si le grain ne meurt. Avec raison s'ils sont affectés ou insincères. Ce serait mentir, là, que d'être théâtral. Mais pourquoi tirerait-on des convenances argument contre une vérité ? Il n'y a pas de normes rigides du bien-faire ni du bien-dire et la pensée profonde de la vie est un verbe autorisant quelque cynisme.

Le truchement de la prose, pour une âme sagace et avide, impose la complexité. Embrassez d'un regard l'œuvre si vaste d'André Gide, et vous croirez découvrir Protée. Faut-il donc présumer l'émerveillement de la postérité ou prédire son étonnement que La Porte Étroite et Les Faux-Monnayeurs soient sortis du même calame ? Rien ne borne cette avidité de pensée et, crainte d'épuiser les cercles de tant d'horizons, elle s'interrompt, halète et se renouvelle par des traductions. Sont-ce des [172] précautions contre l'erreur ou des assurances contre le mensonge ? La vérité de l'artiste est plus grande que le plus grand cerveau et les moyens d'expression la dépassent encore. Il n'a pas un verbe, mais deux, cela pour que l'infini scintille sur notre syntaxe.

Est-ce qu’André Gide, en le supposant parvenu au zénith de lui-même, réformerait jamais un de ses anciens livres ? Ce serait récuser tous les jurés chargés du verdict de demain. Je ne lui abandonnerais pas celle de ses productions de début dont je l'ai entendu parler sans indulgence, car sa complexité surmonte son propre dédain et c’est elle, en fin de compte, qui nous garantit sa sincérité.

J'ai, pour tracer cette épure, négligé tous les reliefs. Or ce serait atteindre à l'esquisse que de parler des admirations d'André Gide, de rechercher, par exemple, les motifs de sa haute estime pour Emmanuel Signoret, de son culte pour Mallarmé, de sa passion de Baudelaire.

Le lyrisme ample et profond de Signoret s’accorde à la ferveur des Nourritures Terrestres. La nature est pour les deux poètes une fontaine d'exaltation. Lorsque Signoret acclame l'arbre de Pallas, il s'acclame lui-même :

Vous, oliviers que j'aime, oliviers, oliviers !...

Il y a là une sorte de lyrisme faunesque ; mais cet enlacement de l'arbre respecte la mesure et l'ordre ; il demeure architectural. Les plus beaux sonnets de Signoret sont d'une Minerve pâmée dans la campagne de Lanson. L'art est toujours la sauvegarde de la mysticité d'André Gide, encore que le sien tire sa retrempe d'une onde baptismale : il n'y a rien de païen chez Gide. Il est, à cet égard, dans une attitude opposée à celle de Signoret, bien que son christianisme fasse pendant au paganisme du poète de La Souffrance des Eaux. Pour souligner cette opposition, je veux reproduire ici un poème, plutôt une brève « suite », d'André Gide, à laquelle j’ai des raisons personnelles de tenir car c’est moi qui la lui ai fait écrire. En 1910, je lui demandai des vers, et j'insistai tant et tant que je finis par le persuader. Il me donna pour La Phalange où elles ont paru dans le numéro du 20 mai 1911, ces [173]

QUATRE CHANSONS

 

I

 

                                   La brise vagabonde

                                               A caressé les fleurs.

 

                                               Je t'écoute de tout mon cœur,

                                               Chant du premier matin du monde.

 

                                               Ivresse matinale,

                                               Rayons naissants, pétales

                                               Tout poissés de liqueur...

 

                                               Cède sans plus attendre

                                               Au conseil le plus tendre

                                               Et laisse l'avenir

                                               Doucement t'envahir.

 

                                               Voici que se fait si furtive

                                               La tiède caresse du jour

                                               Que l'âme la plus craintive

                                               S'abandonnerait à l'amour.

 

II

                                               Le ramier qui exulte parmi les branches,

                                               Les rameaux qui se balancent dans le vent,

                                               Le vent qui penche les barques blanches

                                               Sur la mer qui luit à travers les branches,

                                               Les flots dont la crête blanchit,

                                               Et le rire, et l'azur et la clarté de tout ceci,

                                               Ma sœur, c'est mon cœur qui se raconte,

                                               Qui raconte au tien son bonheur.

 

III

                                               Printemps plein d'indolence,

                                               J'implore ta clémence.

 

                                               A toi plein de langueur

                                               J'abandonne mon cœur.

 

                                               Ma pensée indécise

                                               Flotte au gré de la brise.

 

                                               Un engourdissement tendre

                                               Me pénètre de miel.

 

                                               Ah ! ne voir, ah ! n'entendre

                                               Qu'à travers le sommeil. [174]

 

                                               A travers ma paupière

                                               J'accueille ta lumière,

 

                                               Soleil qui me caresse ;

                                               Pardonne à ma paresse...

 

                                               Bois mon cœur sans défense,

                                               Soleil plein d'indulgence.

 

IV

                                               Seuil de la vraie jeunesse,

                                               Porche du paradis,

                                               De nouvelle allégresse

                                               Mon âme est étourdie...

                                               Seigneur !  augmentez mon ivresse.

 

                                               Aplanissez l'espace

                                               Qui sépare de Vous

                                               Mon âme en sa disgrâce

                                               Qui se souvient de Vous...

                                               Seigneur ! aggravez mon extase.

 

                                               Sable aride où s'imprime

                                               La trace du pied nu,

                                               Mon poème ingénu

                                               N'élude pas la rime.

 

                                               Ivre d'insouciance

                                               Et d'oubli du passé,

                                               Sur des flots cadencés

                                               Mon âme se balance.

 

                                               Quand rit l'arbuste riche

                                               De ses premières fleurs,

                                               Dans le vieux chêne en pleurs

                                               Un peuple d'oiseaux niche.

 

                                               Agitez les feuillages,

                                               Rires, rythmes divins !

                                               J'ai goûté d'un breuvage

                                               Plus puissant que le vin.

 

                                               O trop claire lumière,

                                               Transperce mes paupières !

                                               Ta vérité, Seigneur,

                                               M'a blessé jusqu'au cœur.

 

Ces poèmes sont d'espèces de psaumes, en tout cas d'hymnes liturgiques, et ils me semblent ponctuer très remarquablement le chant intérieur d'André Gide. [175]

Le culte de Mallarmé poursuivi sans défaillance vérifie non seulement le purisme de Gide, son appétit de perfection ; il souligne surtout la complexité de sa pensée et de son art. Le génie de Mallarmé est le génie de l'antinomie. Gide, à cet égard, lui est comparable.

Quant à la passion de Baudelaire, elle corrobore l'aptitude d'André Gide à l'appréhension, comme l'expression de l'essentiel, sa religion de l'humain à l'état pur, est son besoin de musique.

Jean Royère [176]

GIDE ET LES DÉBUTS DE LA N.R.F.

 

je ne pense pas que la vieillesse me leurre déjà de ses mirages et me porte à surfaire ce qu'il y eut de charmant et d'assez unique dans nos années d'apprentissage. Il a fallu ce prétexte amical pour me faire songer à un passé sur lequel, spontanément, je n'ai pas encore de pente à revenir, et s'il m’est apparu orné de quelques caractères exceptionnels, c'est qu'il les a sans doute possédés en dehors de toute illusion rétrospective.

Les jeunes gens croient qu'on se moque, quand on leur représente le temps actuel comme un âge d'or pour ceux qui débutent. C'est bien le moins qu'il soit âge d'or pour quelqu'un ; mais c'est d'ailleurs tant pis pour ceux qu'il favorise. Ce qu'une œuvre apporte de neuf et de fort doit mûrir à l'écart et s'évente à être prématurément jeté dans la circulation. Si, à trente ans, nous en étions encore presque tous à chercher un éditeur, c'est à nous, je pense, que le sort voulait du bien. Point de ces passerelles de fortune (si j'ose ainsi dire) que, depuis lors, la presse, la publicité et la spéculation ont jetées entre les lettres et le grand public. Il fallait choisir : s'installer d'un côté ou de l'autre, rive droite ou rive gauche, côté boulevards ou côté chapelles. Peut-être quelqu'un révisera-t-il le procès des boulevards, mais à coup sûr celui des chapelles n'est plus loin de tourner à leur gloire. C'est dans ces ateliers, dans ces laboratoires que s'est essayé, préparé, le meilleur de la production littéraire. Mallarmé semblait y avoir établi, une fois pour toutes, le parfait exemple des vertus professionnelles : indifférence au succès et aux attaques, effacement de l'auteur devant son œuvre, intransigeante fidélité [177] aux principes, orgueil modeste, courtois, mais suffisamment sûr de lui-même pour n'avoir pas besoin de s'affirmer tapageusement. Ceux qui se sont formés dans cette sorte de retraite pourraient dire, comme le Centaure : « Nous sortons de nos cavernes plus tard que vous de vos berceaux ; c'est qu’il est répandu parmi nous qu'il faut soustraire et envelopper les premiers temps de l'existence, comme des jours remplis par les dieux. »

Dans les Considérations qui ouvraient le premier numéro de la Nouvelle Revue française, je retrouve ces lignes : « Ce sont les problèmes du moment qui créent la plupart des groupements littéraires. Des individus s'y rapprochent à qui une certaine manière est commune, qui ont même public et mêmes ennemis : ligues offensives et défensives, et, si les humeurs s'accordent, camaraderies. Mais ce n'est qu'avec les problèmes vitaux que commencent les amitiés littéraires : unité d'inspiration sous les réalisations les plus divergentes, unité non de goûts mais de méthode, non de genres mais de style. » Ce fut un groupe d'amis, non de camarades, qui fonda la N.R.F., avec un programme strictement limité (revue technique du travail littéraire) ; mais nous pensions que des hommes, intéressés par ailleurs à toutes les manifestations de la vie, sauraient faire apparaître la portée, les prolongements, le retentissement vital de certaines questions de style, fussent-elles en apparence assez formelles et même un peu chinoises.

Pour ne pas violenter l'essor d'esprits en réalité fort différents, il fallait tout le goût qu'a Gide pour la libre expression de ce que chacun apporte de plus particulier. Il était parmi nous l'aîné, le seul qui eût derrière lui une œuvre ; rien ne lui aurait été plus facile que de jouer au maître. Mais il a toujours haï toutes les sortes de pontificats. Il a fui sa commune normande de La Roque, parce qu'on l'y avait nommé maire, et nos réunions l'auraient bientôt ennuyé autant que celles de son conseil municipal. Ce qui tout au contraire l'y attachait, c'est sans doute le demi-anonymat où s'accomplissait une part du travail, et je pense qu'il prenait plaisir à cette manière d'abnégation, comme à un luxe assez raffiné. Si un trait caractérise ce premier groupe, c'est bien la totale absence de vanité littéraire. Nous en prenions conscience sitôt qu'arrivait un auteur du dehors, dont nous ne songions pas assez promptement à ménager l'amour-propre. Jamais, durant les premières années, la revue ne loua ni même ne signala les publications d'un de ses rédacteurs habituels. [178] Mais une discrétion si ombrageuse sortait tellement des mœurs littéraires que personne ne l'a même remarquée.

Chacun de nous apportait des curiosités et des habitudes de travail formées dans d'autres disciplines et qui se mariaient assez harmonieusement dans celle des lettres ; mais la pointe, la flamme, le je ne sais quoi qui fait l'accent venaient surtout de Gide. On s’apercevra un jour qu'un de ses traits les plus marquants tient à l'équilibre avec lequel il pousse, soit parallèlement, soit joints dans un même élan, cet amour des lettres qui fut la gloire du symbolisme, et un appétit tout contemporain pour tout ce qui est psychologie vivante. C'est bien pourquoi il pouvait, sans péril, reprendre à son compte les théories de Wilde sur le factice et la convention dans l'art. Car si l'on peut dire que tout est pour lui un immense et divers problème de style, ceux qui le connaissent savent que le style de sa vie, que sa sympathie pour les êtres, dépassent en plus d'un point ce qui en apparaît dans son œuvre écrite. Bien des passages, dans ses romans comme dans ses essais critiques, tel petit ouvrage comme ses Souvenirs de la Cour d'Assises, auraient dû le faire pressentir, et ses lecteurs seraient aujourd'hui moins déroutés par la parfaite absence de littérature qu'on remarque dans son Journal de Voyage au Congo. Il se peut qu'un pareil livre ne soit pas construit de matériaux éternels et que la postérité s'y intéresse moins ; mais Goethe n'est-il pas grandi par ses travaux (qu'on ne lit plus) sur l'optique ou la zoologie, et de tels ouvrages, qui révèlent une curiosité plus étendue, n'augmentent-ils pas le coefficient qu'il faut placer devant tous ses autres écrits ?

Je le sais : la N.R.F. a parfois fait figure un peu grammairienne et pédante. Elle essayait de se tenir à son programme, qui était de voir clair en un point précis et d'y rétablir quelque ordre. Cela ne va jamais sans raideur. Et pourtant, si l'on y regarde de près, que d'œuvres on y a publiées qui n'étaient pas dans sa ligne logique, qui valaient par des qualités fort différentes de celles que nos théories mettaient au premier plan. On ne pouvait se contredire avec meilleure grâce et moindre souci de maintenir un corps de doctrines. Gide a fait l'apologie de l'influence, mais c’est de celle qu'on subit pour s'en enrichir, non de celle qu'on s'applique à exercer. Il se dérobe pour peu qu'on essaie de peser sur lui, mais il n'aime pas davantage faire pression à son tour. Les partis, les écoles, ne l'intéressent guère ; seules les personnes ont de l'existence à ses yeux. C'est dire que faire [179] plier autrui ne lui apporte pas une victoire, mais bien le scrupule ou le regret d'avoir aidé à l'altération d'un individu. Toute intervention indiscrète lui semble menacer la délicate croissance des sentiments vierges ; elle risque de supprimer quelqu'une de ces « variations » qui surgissent inopinément dans l'uniformité de l'espèce et y révèlent une création continuée. Tout cela le prédisposait mal à mener des campagnes d'opinion et à faire de la N.R.F. une chaire à prêcher. Ses ouailles lui auraient été plus vite à charge que ses ennemis. Ne le voit-on pas faire crédit à ceux-ci, perdre absurdement son temps à leur répondre, là où le mépris serait seul de mise ? Mais non, ce serait encore faire plier par des moyens déloyaux. Il n'a pas la niaiserie de rendre des points à ses adversaires pour le vain amusement d'une belle partie ; mais il ne peut s'empêcher de les souhaiter à sa taille. Quant aux disciples, il s'était garé d'eux avant même qu'ils ne se présentassent. « A présent jette mon livre. Émancipe-t'en... Je suis las de feindre d'éduquer quelqu'un. » Il écrivait déjà cela dans les Nourritures terrestres, qui sont de 1897 et dont la première édition mit si longtemps à s'écouler. C'est dire qu'il n'était pas encore importuné par ces suiveurs qui ne permettent plus à un homme de modifier la route sur laquelle ils se sont engagés derrière lui. Les suiveurs sont pareils aux femmes, qui s'attribuent des droits parce qu'elles se sont données. Ils réclament protection et sécurité. Ils ne permettent pas au chef de compromettre son prestige en montrant avec trop de sincérité ce qu'il est réellement. Et quel sera leur désarroi, si ce chef a le goût du jeu, s'il trouve un salubre plaisir à l'ironie envers soi-même ! Et s'il doute pour de bon, s'il avoue ses hésitations et ses faiblesses, quelle panique dans toute la bande ! Imaginez l'aventure du troupeau qui voudrait trotter sur les traces de Gide ! D'ailleurs la haine que certains lui portent n'est autre que celle de moutons déçus.

Il a exercé de l'influence. Faut-il dire : sans le vouloir ? Évidemment non. Mais il l'a exercée par contre-coup, en ne la recherchant pas pour elle-même. L'essentiel a toujours été pour lui l'exacte expression de sa pensée, non l'effet qu'elle produit sur autrui. L'effet n'en est que plus puissant sur qui l'approche ; mais qui ne le connaît que par ses livres est dérouté devant des manifestations où il se croit visé, alors qu'elles ne visent que Gide lui-même. Encore une fois, son dernier mot, Gide ne le donne pas toujours dans ses œuvres. Tant de vie, d'enjouement, [180] ne se laissent pas facilement encager dans un écrit. On a beaucoup discuté, remué d'idées, formé de projets ; c'est avec bonne humeur, amusement et passion que l'on a fabriqué ces premiers numéros de la N.R.F. qui semblent si soucieux de ne rien laisser voir de cette gaieté. Mais c'est bien à cause d'elle que ce passé nous paraît si chaleureux.

Jean Schlumberger [181]

RÉFLEXIONS SUR LES RELATIONS ENTRE L'ART ET LA SCIENCE

A propos de l'œuvre de M. andré gide

 

après une carrière à la fois combattive et brillante en Allemagne, Lorenz Oken avait passé les dernières années de sa vie comme professeur d'histoire naturelle à l'Université de Zurich (1833-1851), ayant pendant quelque temps à ses côtés le zoologiste et poète remarquable que fut Georg Büchner, l'auteur de Léonce et Léna (1). L'œuvre principale de Oken fut une Histoire Naturelle Générale en 13 volumes qu'il rédigea durant cette dernière période de son activité et qui eut une renommée universelle, comparable à celle de Buffon. Et pourtant dans quelles conditions différentes avait-elle vu le jour ! Tandis que Buffon, cinquante ans plus tôt, avait écrit son Histoire naturelle au milieu de la ménagerie et des riches collections du Jardin des Plantes, celle de Oken fut composée dans la pénombre du petit cabinet de travail, au troisième étage de la maison du bourgmestre Hirzel à Zurich où habitait alors Oken et où ses seules ressources, en plus de quelques caisses d'ossements, de coquillages et d'insectes, étaient de nombreux livres et notamment quelques bonnes relations de voyage.

Ceci expliquera sans doute notre surprise en retrouvant la trace de cette Histoire naturelle de Oken dans l'exquis Dindiki (2) d'André Gide, monographie écrite cent ans plus tard, conçue dans la patrie même de ce petit Lémurien que Oken n'avait connu que de loin, à travers les descriptions de voyageurs anglais [183] et hollandais. Et n'est-il pas émouvant de voir l'artiste qu'est M. Gide, apportant des précisions délicates, et combien vivantes sur un point d'histoire naturelle peu connu, faire appel, à cette occasion, au témoignage du grand naturaliste qui, sans disposer d'aucune expérience personnelle, avait consciencieusement signalé ce point spécial.

Le seul but d'Oken, en effet, avait été de saisir aussi complètement que possible l'immense variété des manifestations vitales qui, pour lui, étaient des réalisations de l'Absolu et, en tant que réalisations, étaient caractérisées par le principe de la pluralité, alors que l'Absolu, pour lui, était synonyme d'unité (3). [184]

Ce qui s’ouvre à nos yeux sur ce point, c’est toute l'étendue d'un de ces riches domaines de frontière où se rencontrent deux manifestations différentes de la mentalité humaine : celle de l'artiste et celle du savant, confondues primitivement, comme le remarquait récemment M. André Maurois, dans sa Petite histoire de l'espèce humaine, et parfois réunies aujourd'hui encore dans un seul individu, comme le préconise de nos jours, en Allemagne, le poète R. Borchardt. La conformation de ces domaines de frontière est à peine connue, car les chemins qui les traversent sont rares et mauvais, et la vie qui y règne est aussi peu contrôlée que variée et fertile. De nombreux vestiges de l'Antiquité et de la Renaissance y dressent pourtant leurs silhouettes imposantes. Mais les rencontres qui s’y font sont généralement peu connues du grand public, parce qu'elles sont toutes de nuance et enveloppées de brumes que seul domine, comme un pic, le produit qui en naît. C'est là, pourtant, que se sont rencontrés hier encore le botaniste Émile Clavaud et le peintre Odilon Redon, le peintre Hans von Marées et le zoologiste Nicolas Kleinenberg, le penseur Charles Secrétan et le naturaliste K. F. Schimper. Il n’y a rien d'étonnant qu’en ces lieux M. Gide, qui y a droit de cité, ait retrouvé un instant le souvenir de Laurent Oken.

André Gide, en effet, a souvent insisté sur son goût pour l'histoire naturelle et déclare sentir en lui un « naturaliste rentré ». Ceci ne saurait toutefois, chez lui, prendre la forme d'une littérature « scientifique », du genre de celle d'un Louis Bouilhet, pour qui l'objet scientifique n'était, à vrai dire, qu'un fond de broderie. La curiosité scientifique de M. Gide, au contraire, est toute élémentaire, rappelant par exemple celle du grand Genevois Ch. Bonnet, qui devant la description du fourmi-lion dans le [185] Spectacle de la nature de l'abbé Pluche connut cette révélation que Malebranche éprouva à la lecture de l'Homme de Descartes ; elle a aussi l'envergure de celle de Goethe dont la pensée, qu'il appelait volontiers lui-même « gegenständlich », jaillissait au contact des objets, de ces mêmes objets qui, pour Oken, n'étaient autres choses que les formes prises par la pensée divine elle-même. Chez M. Gide, c'est en particulier la passion profonde pour tout ce qui est vivant, c’est le respect enthousiaste de la variété des manifestations vitales et c’est enfin le don divin de relater les découvertes faites, en paroles exquises et délicates qui n'enlèvent à ses observations rien de leur état de puissance. Voyez par exemple dans Si le grain ne meurt l'enthousiasme pour ses élevages d'oryctes, la subtile joie devant le premier eucalyptus en fleur, l'admiration longue et patiente du jeune garçon penché au-dessus de la surface d'un coin de mer pour distinguer et comprendre un bout de la faune marine. Et ce ne sont point là des intérêts passagers de jeunesse. Dans le tout récent Voyage au Congo, n'éprouve-t-il pas les mêmes enchantements devant la richesse multiforme des insectes exotiques ? n'en rapporte-t-il pas l'émouvant et si fin récit de Dindiki ? Et toutes ces observations ne sont point, pour lui, des passe-temps futiles, c'est l'essence même de son âme d'artiste et de créateur d'émotions fertiles qui s'y trouve engagée. Aussi n’y a-t-il rien de surprenant à trouver des documents d'histoire naturelle particulièrement abondants dans son Corydon auquel on a pourtant reproché ces éléments de documentation scientifique. Ce sont, en effet, les nombreuses observations d'histoire naturelle qui ont surtout contribué à soulever dans les milieux littéraires l'opposition contre cette œuvre. A quoi bon, disait-on, cet appel aux arguments scientifiques dans une œuvre littéraire destinée à remettre en cause certains fondements de la vie morale ? Cela ne pouvait être, dans l'opinion des critiques, que pour masquer la défectuosité des autres arguments et par conséquent de la thèse toute entière. Et certes chez un écrivain habituellement étranger et même réfractaire aux problèmes d'histoire naturelle, cette tendance à chercher des arguments dans le domaine scientifique eût avec raison pu paraître déplacée et même fâcheuse. Mais comment, au contraire, interdire cette catégorie d'arguments à un écrivain pour qui la vie intégrale est cet état élémentaire et primitif où la pensée et les lois morales et physiques se pénètrent et convergent [186] vers des racines communes ? N'est-ce point plutôt l'inverse qui, dans ce cas, demanderait à être justifié : si un tel écrivain avait écarté de pareils arguments, lui qui, jamais, nous l'avons vu, ne leur refuse l'accueil quand ils se proposent à lui ?

Serait-il conséquent et sincère devant lui-même, pourrions-nous l'admirer avec la même force, si nous le voyions passer indifférent devant certains phénomènes de la nature, dès qu'ils ne conviennent plus à nos préoccupations habituelles ; par exemple les constatations qu’il rapporte dans Corydon sur la vie sexuelle des insectes ou encore sur le rapport entre le petit nombre des mâles chez la Mante religieuse et la livrée particulièrement belle des femelles chez cet insecte ? Je ne le pense pas. Et bien que son argumentation scientifique, prise à part, ne soit sans doute point complète et qu’il semble lui échapper des éléments sur lesquels la discussion devrait également porter, éléments qui ne sont peut-être pas tous orientés dans la direction de son raisonnement, je crois que le fait seul d'avoir amorcé avec tact cette discussion, et de n'avoir pas négligé l'apport de la Science sur ce point, a été un acte courageux et de grande envergure.

Que ceux qui sont habitués à n'admettre l'avis de la Science qu'en tant que manifestation d'une corporation close, aient été quelque peu effarouchés ou en aient pris ombrage, cela ne saurait étonner à l'époque actuelle ; mais si ceux-ci se rendaient compte de combien la Science se trouve appauvrie du fait de n'avoir presque plus de contact avec l'ensemble des intéressés intellectuels et d'avoir découragé le laïc par la spécialisation à outrance et par l'intervention d'une technique compliquée (4), ils comprendraient peut-être la joie ressentie devant une pareille éclaircie. La spécialisation n’a de valeur qu’en fonction de l'immédiateté des rapports entre l'observateur et l'objet en cause, mais elle risque de devenir stérile sitôt qu'elle commence à mener une existence autonome. De même pour la terminologie scientifique spéciale qui est un autre facteur de découragement pour le laïc ; elle n'a de raison d'être que comme un canevas qui sert à guider l'aiguille de la brodeuse, mais le [187] travail une fois accompli, la trame n’a plus que faire, c’est l'ensemble seul qui importe, c'est-à-dire, dans le cas du travail scientifique, la compréhension générale, l'apport au patrimoine intellectuel commun. Or, cette compréhension, cet entendement qu'il s'agit d'atteindre, dépend largement des lois d'interaction entre le langage et les conceptions, lois qui sont les mêmes pour le savant et pour l'artiste. Combien de fois, ici et là, le terme fixe la conception et risque par là d'empêcher une nouvelle orientation. C'est le cas particulièrement pour tout ce que l'habitude, la tradition, l'orthodoxie mettent de côté et relèguent en marge.

L'idée de l'anormalité de certains phénomènes par exemple, la répugnance à leur endroit, n’a cette force en nous que parce que nous avons vis-à-vis d'eux, dès le début, des opinions toutes faites, parce que nous manquons devant eux de simplicité et de fraîcheur. C'est la vision déformatrice du Grec vis-à-vis du « Barbare », c'est l’horreur et la supériorité cruelle de tant de gens devant le fou ou l'idiot, qui, pourtant, ont des délicatesses et des sensibilités dignes de nous faire honte. Il y a des domaines où nous n'entrons jamais, que nous ne connaissons pas, mais sur lesquels nous avons précisément des jugements d'autant plus rapides et sommaires, des jugements définitifs.

Nous sommes tous d'accord pour réclamer du poète et de l'écrivain l'emploi d'expressions fraîches, neuves et à l'état naissant, mais nous ne voyons aucun inconvénient à ce que le contenu de ces termes : les conceptions qu’ils expriment, soient, elles, desséchées, défraîchies et entièrement négligées. N'est-ce point au contraire parmi les plus nobles tâches du poète — lui qui, plus que tout autre, devrait être le gardien de l'éternelle fraîcheur et du fond et de la forme — de veiller à ce que les fruits dont l'aspect nous enchante n'aient point que l'apparence de la fraîcheur ? Il ne saurait y avoir pour cela de meilleur moyen de contrôle que de se mettre de temps en temps nettement face à face avec ces conceptions, d'en saisir et d'en vérifier le sens, la structure et la genèse.

Or n'est-ce point là, tout naturellement voisiner avec ce qu'il y a de plus vrai et de plus précieux dans la méthode scientifique, qui consiste précisément à combattre la dangereuse paresse et l'indifférence de l'esprit devant des termes et des conceptions reçus une fois pour toutes ? Les phénomènes de la vie et de la nature qui depuis notre plus jeune âge nous entourent et nous [188] pénètrent sont en effet ceux vis-à-vis desquels l'esprit s’abandonne le plus vite, qu'il accepte sous la première forme venue pour ne plus s’en départir sans y être forcé. Il faut une ténacité toute particulière, une fraîcheur de tout instant pour créer et maintenir entre ces phénomènes et nous-même la distance qui est nécessaire pour bien les comprendre et échapper à leur force d'envoûtement.

Tel, Galilée dans cette histoire qui m’a été racontée : en présence d'une lampe qui s'était mise à filer devant lui, son premier mouvement n'avait pas été de baisser la mèche, mais d'observer de près cette anormalité et d'en tirer des conclusions sur la nature de la flamme (5), ou bien Harvey — tout préoccupé par le besoin de réunir des arguments en faveur de sa théorie sur la circulation du sang — qui, tombant un jour de voiture et se frappant le front à terre, ne se laissa nullement distraire par la douleur, mais suivit avec un intérêt particulier le développement de la tumeur en formation, constata qu’au bout de 20 pulsations elle avait atteint la grosseur d'un œuf et en conclut que le sang pouvait sans doute entrer, mais non plus sortir de la partie congestionnée. Cette puissance fascinatrice de l'observation, ce refus net devant toute distraction capable de dévoyer notre curiosité, ne sont-ils pas le point de départ de tant d'autres découvertes ?

Je songe aussi à Darwin se baissant vers le travail du ver de terre à ses pieds et entrevoyant l'importance de cette activité pour le remuement de la terre agricole, ou à Joseph Priestley s'arrêtant, au cours d'une promenade, devant la cuve d'une brasserie de campagne et observant les bulles d'acide carbonique qu'ensuite il va reproduire chez lui et qui le mèneront à la découverte de l'azote et de l'oxygène.

Saurions-nous imaginer plus parfaite création poétique que de pouvoir à pareil moment exprimer en un langage délicat et frais l'essence même de la nouvelle relation entrevue ou établie ? Il suffira, je crois, de faire ces réflexions pour qu’une entreprise comme celle de M. Gide, chez qui le besoin de l'observation est si fortement développé, ne nous apparaisse plus comme une excentricité fâcheuse ou même dangereuse, mais bien comme la [189] révélation d'un noble et suprême effort dans le domaine de la vérité originelle et intégrale.

Pour peu qu’on ne soit pas prévenu contre lui, rien ne paraît plus naturel que de voir une mentalité de naturaliste et d'artiste comme la sienne — passionnée à la fois pour la découverte et pour l'expression — s'attacher précisément à ces phénomènes de l'amour où les principes physiques et psychiques se pénètrent de la façon la plus complète et la plus mystérieuse. N’y a-t-il point deux façons au moins de glorifier l'amour : celle qui entoure de chants délicats et d’extases sublimes la conception toute faite, telle qu’elle a cours depuis des siècles, passant comme une bague enchantée, de génération en génération, et celle au contraire qui pousse le fervent à se mettre en marche pour un pèlerinage vers les origines de cette conception, vers la source même de ce fleuve tumultueux ? Saisir les éléments de la genèse d'une conception, n'est-ce point, en effet, singulièrement enrichir cette conception elle-même, tout en se prosternant humblement devant l'horizon ainsi élargi ?

La Science, à son tour, a été longtemps en retard pour l'étude des phénomènes sexuels et c'est tout récemment seulement qu'elle a repris sa marche dans ce secteur aussi. La physiologie comparée, les recherches sur l'hérédité et l’affermissement de la psychologie lui ont fait faire aussitôt de remarquables progrès. La dissociation de la vie sexuelle et de la vie sentimentale, de ce qu'on peut appeler le plaisir et le sentiment, est un des principes qui semble de plus en plus généralement reconnu. En effet l'association de ces deux catégories qui forment une unité chez l'adulte occidental surtout, ne se rencontre pas chez l'enfant encore, chez lequel pourtant les réflexes sexuels sont nombreux déjà. D'autre part la découverte, par voie d'hybridation chez les papillons, de ce que, à la suite de Goldschmidt, on a appelé des « intersexes » (5) préoccupe beaucoup actuellement les biologistes et semble nettement prouver que les principes que nous appelons mâle et femelle ne sont pas deux unités essentiellement opposées, mais représentent les deux bouts extrêmes d'un ensemble de différenciations quantitatives qui peut offrir tous les degrés intermédiaires.

La nature très complexe des phénomènes sexuels, qui ne valent pas seulement par leurs caractères physiologiques, mais dont le [190] rayonnement emplit largement la vie sociale et l'œuvre de l'artiste, rend toutefois très désirable que ce ne soit pas le savant seul qui s'en occupe. Si le poète à son tour prend conscience de la riche complexité des éléments en cause, il ne saurait y avoir là une tentative regrettable et destructive pour la morale. Pour peu qu'il soit sincèrement et humblement dévoué aux principes de la vérité et qu'il ne consente point à sacrifier devant l'autel de Principes frivoles et sensationnels, non seulement il ne fera pas de mal, mais il servira le sens moral dans ses éléments les plus précieux et les plus profonds. La jeunesse, plus que tout autre âge sensible à l'effort de la franchise, saura, j'en suis sûr et je crois en avoir des preuves, y découvrir de nouveaux éléments lui permettant de maintenir, entre la vie physique et sentimentale, un équilibre harmonieux que la tradition seule, dressée en épouvantail devant elle, n'arriverait guère à assurer. Ce qui a véritablement sa raison d'être dans notre civilisation occidentale, ne saurait être atteint par de pareilles discussions de principes. N'ayant personnellement nul goût pour ce qu'on appelle l'inversion, beaucoup de lectures scientifiques et littéraires, celle de l'œuvre de Proust non exclue, n'avaient fait qu'approfondir ce sentiment d'aversion, mais la partie de l'œuvre de M. Gide où il s'occupe de ces questions, par la méthode synthétique dont il les aborde et par l'envergure de sa sensibilité nullement rebutée par l'argument scientifique, a fait que brusquement j'ai vu se rattacher à la vie des constatations qui n'étaient encore en moi que des schèmes scientifiques.

En même temps, j'ai entrevu le moyen de rendre justice à des tempéraments différents du mien et c'est là, me semble-t-il, un réel gain moral. Ceci ne revient pas, d'ailleurs, à justifier toute action quelle qu'elle soit et notamment pas celle du moindre effort si répandue chez tant de critiques et qui, elle, est essentiellement à la base de tout principe vicieux. Mais au contraire dans toute sincérité active, il y a-une part qui, de toute façon, échappe à l'erreur et qui par là même ne peut être considérée comme nocive.

M. Gide, que les questions théologiques aussi bien que scientifiques préoccupent au plus vif degré et qui de plus détient le secret de l'expression subtile et adéquate, me rappelle parfois la figure hautement morale de Joseph Priestley qui fut à la fois un prédicateur dissident et un observateur scientifique de premier ordre, comme j'ai eu l'occasion de le rappeler précédemment [191] dans cet essai. Les préoccupations théologiques et scientifiques de Priestley furent, en général, nettement séparées les unes des autres, mais se trouvent pourtant avoir été commandées, de son propre aveu, par un principe commun : le besoin de combattre tout préjugé et de ne reconnaître en matière scientifique et religieuse aucune opinion non contrôlée. Ceci lui a valu d'être mis au ban de la société anglaise d'alors et lui a causé d'innombrables ennuis et tracasseries, mais lui a aussi assuré, autour de soi, au delà des mers et par delà les temps, des admirations ferventes et profondes, à commencer par l'amitié du vénérable président Jefferson auquel il a dédié sa dernière œuvre, une histoire ecclésiastique.

Il n'y a, pour aller d'un cercle de perfectionnement à un autre, qu'une seule voie : celle de la sincérité absolue envers soi-même. Sur le chemin dur et long qui est celui des réformateurs petits et grands, en Art, en Science comme en Religion, c’est cela seul qui importe et non le degré de logique cher à M. Maritain. Comme le tronc d'un arbre change entièrement de structure au départ des branches et déconcertera par ses nœuds bûcherons et charpentiers, mais retrouve dans les branches l'élan des fibres nettes et droites, de même l'activité spirituelle de l'homme présente des phases de ramification et d'extension qui échappent aux principes habituels d'analyse de la pensée. La logique est la mesure à appliquer aux états de repos, mais les états naissants et les mouvements d'idées ne valent que par la puissance de leur véracité.

 

(1) Commerce III, Hiver 1924.

(2) Commerce IX, Automne 1926.

(3) A la même époque où un Cuvier, un Alexandre de Humboldt ou bien encore l'école de chimistes créée par Lavoisier disposaient en de puissants faisceaux les éléments de plus en plus nombreux d'une brillante science positive, ailleurs, d’autres savants, attirés par une tendance essentiellement métaphysique, fondaient cette « philosophie de la nature » qui considère les phénomènes physiques comme des polarisations de principes abstraits et les êtres organisés comme des décomposés d'un plan unique et divin. Leur chef — d'envergure géniale et de caractère tumultueux — était précisément Lorenz Oken. Cet homme extraordinaire, dont certains biographes ont fait ressortir le type physique méditerranéen, peu fait, disent-ils, pour la mentalité allemande, était un singulier mélange de poète et de naturaliste, admirablement à sa place dans le mouvement d'idées romantiques d'alors. Originaire d'une famille de paysans badois, il avait fait ses études médicales, était devenu un adepte du philosophe Schelling et avait brillamment professé la médecine et l'histoire naturelle à l'Université d'Iéna, tout en s'intéressant vivement au mouvement politique de la Jeune-Allemagne et en créant comme tribune à ses idées nouvelles la revue Isis, devenue par la suite un véritable centre de ralliement.

Ces nouvelles idées, développées dans un système complexe de philosophie de la nature, étaient des plus originales et bien entièrement romantiques. Voici au hasard quelques-unes de ces idées de Oken :

Le crâne, qui n'est que le développement et la répétition de l'épine dorsale sous une autre forme, est composé d'une série de vertèbres ;

La forme élémentaire de tout organisme est celle d'une vésicule muqueuse, répétant la figure primitive de la planète ;

Au moment de la formation d'un nouvel organisme, la nature retourne au chaos originaire et fixe alors certaines de ces vésicules muqueuses primitives, de sorte que chaque individu naît au fond de l'Absolu et non d'un autre individu ;

L'espace c’est le temps qui se repose, etc., etc.

Après s'être vaguement brouillé avec Goethe au sujet du principe des métamorphoses et avoir enseigné quelque temps la physiologie à l'Université de Munich, il fut appelé, en 1833, comme premier recteur à la tête de l'université qu'on était en train de créer à Zurich et à laquelle il devait donner un relief tout particulier. Il était alors, en effet, à l'apogée de sa gloire qui ne tarda toutefois pas à s'éteindre devant l'éclat de la nouvelle science positive, et quand il mourut, en 1851, il était presque devenu une figure légendaire déjà.

Une seule fois il y eut depuis lors, de la part d'un naturaliste, une tentative systématique de comprendre les êtres vivants d'une façon analogue, tentative inspirée non plus par la philosophie de Schelling, mais par celle de Hegel. L'auteur en fut le médecin-philosophe et patriote italien Camillo de Meis (1817-1891). Cet homme original et remarquable, ami de Spaventa, de De Sanctis, de Ruffini, vivait alors, à l'époque de la mort de Oken, comme exilé politique à Paris et ne devait publier qu’en 1868, à Bologne, son œuvre principale, Dopo la laurea.

(4) Je n’en veux pour témoignage que cette adresse présidentielle prononcée devant la Linnean Society de Londres, en 1917, par l'ancien directeur de Kew Gardens, l'éminent Sir David Prain, où il a insisté sur les dangers d'une pareille myopie.

(5) Je n’ai pu retrouver la trace de cet épisode dans les œuvres de Galilée, mais elle correspond si parfaitement à ce que nous savons de lui, par ailleurs, que je n'ai pas craint d'en faire usage ici.

(6) Essentiellement différents des « Zwischenstufen » de Hirschfeld.

 

Jean Strohl

professeur à l'Université de Zurich.

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GIDE ET FLAUBERT

 

andré Gide est né, comme Flaubert, d'une mère rouennaise. Comme pour Flaubert, dont le père était Champenois, le pays de sa mère, les propriétés maternelles, sont devenues, pour ce fils de père languedocien, le coin de terre où il a amorcé ses racinements et ses déracinements. Par son oncle Pouchet qui lui légua sa collection d'insectes, il tient même à la famille et aux amitiés de Flaubert.

Et l'auteur de Numquid et tu ? a fait de Flaubert cet éloge extraordinaire : « Sa correspondance a, durant plus de cinq ans, à mon chevet, remplacé la Bible. C'était mon réservoir d'énergie. » Mais quelques lignes plus bas, il arrive à dire que partout il voit chez Flaubert contention, gaucherie, que Flaubert n'est pas plus un grand écrivain que Gustave Moreau n'est un grand peintre.

Ces alternatives de déification et de restrictions nous laissent penser qu'il n'est pas arrivé sur Flaubert à un jugement équilibré. Il l'a senti en artiste comme une influence à subir et à aimer, puis à déclasser de parti pris pour se libérer. Il y a cependant une amitié intellectuelle entre ces deux Rouennais. Certes Gide met son élégance à ne pas être un raciné, ne pose son ascendance normande que pour la voir immédiatement fondue dans un croisement, un brassage, une circulation, une nature d'artiste et d'arbitre. Mais comme Maurras le lui a représenté dans l’Étang de Berre, on est, en pareil cas, du pays où l'on choisit son tombeau, pour lequel on écrit Sur l'élection de mon sépulcre. Gide a son Croisset dans Cuverville.

Et Flaubert et Gide ne s’engagent pas à la légère dans ces campagnes. Ils ont de bonnes cartes du pays ennemi. Le chef-d'œuvre de cette cartographie, c'est le Dictionnaire des [193] Idées Reçues de Flaubert. « Il faudrait, disait-il, qu’après l'avoir lu on n'osât plus parler, de peur de dire naturellement un mot qui s'y trouve. » Flaubert a su animer son dictionnaire, y découper des bonshommes, créer puissamment des êtres qui pensent par idées reçues, comme Sancho par proverbes : Homais et Bournisien, Bouvard et Pécuchet, deux moitiés antithétiques et complémentaires du monde, rond comme la lune, de l'idée reçue, reçue des deux mains parce qu’elle est donnée de deux hémisphères.

Ce filon, Gide l'a exploité dans Paludes, les Caves du Vatican, les Faux-Monnayeurs. Ce sentiment de la platitude de la vie, surtout de la vie des autres qui n'est pas une vie d'écrivain (« Moi cela m'est égal parce que j'écris Paludes »), ces albums de caricatures à la Daumier et à la Forain, cette raillerie, moins, comme Flaubert, du bourgeois et de l'humanité moyenne que de la pauvreté intérieure, ces pinceaux de lumière cruelle jetés sur des réprouvés, cela c'est Bouvard.

L'intelligence, la présence de la conscience et du concerté, qui rapprochent Gide de Flaubert, on en voit la forme et la preuve dans le bilatéralisme de l'un et de l'autre, — ce bilatéralisme impartial qui leur fait, quand leurs nerfs ne les commandent pas, accorder la même existence et les mêmes droits aux formes contraires, et, plutôt que d'être arbitres eux-mêmes, proposer ces formes à l'arbitrage. Intelligence compensée, naturelle à l'avocat, ce produit de la processive Normandie, mais qui, sortie du terre à terre légiste, donne les grands historiens critiques, Tocqueville et Sorel.

 

Ce sens critique est bien éloigné du sens oratoire et conciliatoire. Il ne cherche pas l'assentiment du lecteur, mais son inquiétude. Il aime l'étonner, le scandaliser. Flaubert, qui vient de recevoir Sœur Philomène, écrit aux Concourt qu’assurément c’est bien, mais qu'ils ont le tort de ne pas chercher à être désagréables au lecteur. Pascal parle d'un art d'agréer : pour un romancier critique il y aurait un art de désagréer, que Flaubert a su atteindre (lisez le récit de sa visite à Lamartine après Madame Bovary et la presse de l’Éducation) et que Gide exploite avec plus de doigté : Paludes, les Caves, les Monnayeurs en sont de remarquables exemples. C'est très bien. Quand le livre [194] réussit, on en est d'autant plus fier qu'on n'a pas cherché le succès, au contraire. Et quand le public ou le critique se fâchent, on se dit qu'on a réussi à leur être désagréable, ce qu'on voulait.

« Tant pis pour le lecteur paresseux, écrit Gide dans le Journal des Faux-Monnayeurs : j'en veux d'autres. Inquiéter, tel est mon rôle. Le public préfère toujours qu’on le rassure. Il en est dont c’est le métier, il n'en est que trop. » Rien de plus sain, à mon avis, que cet état de guerre de l'auteur avec son lecteur. Et c'est la bonne guerre : une guerre civilisatrice, ou une guerre coloniale. Le critique, syndic des lecteurs, participe en général à cette guerre dans leurs rangs. Mais il sait aussi traiter avec l'auteur, exploiter et utiliser l'ennemi, se débrouiller enfin : le Grec conquiert son vainqueur. Qu'il soit de l'auteur ou du critique, le dernier mot, dans un tel dialogue, demeure toujours à l'intelligence.

 

Tous ces Normands voulaient se divertir de nous.

On apprend à hurler, dit l'autre, avec les loups.

 

La Correspondance de Flaubert a pu servir de Bible à Gide parce qu'elle représente en littérature la profession de foi la plus complète et la plus vivante d'une existence consacrée à l'art, d'une transposition des disciplines religieuses en disciplines d'artiste, des contraintes morales en contraintes esthétiques. Cet unum necessarium voulu et pratiqué par Flaubert, Gide en a repris la suite, en a repéré comme lui les sources et les transpositions chrétiennes. Mais tandis que l'auteur de la Tentation trouvait un ordre d'images et de correspondances satisfaisantes dans la vie monacale, Gide, protestant, a tiré les siennes d'un christianisme plus intérieur et plus nu.

Je pourrais les rapprocher tous deux dans l'idée de l'art pour l’art : je m’en garderai bien. Je m’en garderai simplement parce que c’est là une idée périmée, que nous avons épuisé ce débat, et que ce vocable, qui appartient au temps des jupes longues, n’a plus cours. Démodée dans la forme, l'attitude n'en correspond pas moins à une réalité. Quand Gide met quelque bravade naïve à définir la morale une dépendance de l'esthétique, il ne paraît point que son attitude diffère beaucoup de [195] celle de Flaubert, qui elle-même ressemblait assez à celle de Gautier. Tout au plus, à l'art immoral de la préface de Mlle de Maupin, Flaubert substituerait l’art amoral, et Gide un art supramoral. Quand Valéry écrit que par la rigueur de ses refus « la littérature rejoint le domaine de l'éthique », que « c'est dans cet ordre de choses que peut s'y introduire le conflit du naturel et de l'effort ; qu'elle obtient ses héros et ses martyrs de la résistance au facile; que la vertu s'y manifeste et par conséquent l'hypocrisie », il abonde dans le sens de Gide et rallie le centre des positions flaubertiennes.

La correspondance de Flaubert, j'y vois les plus grandes caves de la littérature française. Pas de métaphore œnologique, ici, mais une métaphore architecturale : les caves sont le bâtiment. Je veux dire qu'aucune œuvre de romancier n’est fondée ou appuyée sur une pareille somme de sens critique ni sur une mystique aussi profonde du métier, du message et de la destinée littéraires. (Avant Flaubert il y avait un peu Gautier, non les écrits de Gautier, mais les propos de Gautier, ces propos dont le vol en ciel libre le consolait, et consolait ses interlocuteurs, de la basse-cour où le tenaient les nécessités de la copie.) Mais Flaubert ne paraît jamais s'être douté que cette correspondance pût et dût être publiée. Lorsque vers 1878 il allait le dimanche dîner chez ses parents de Rouen, il pouvait croiser près de l'Hôtel-Dieu la famille Rondeaux qui revenait du culte, et devant laquelle marchait, en tenant sa cousine par la main, un garçonnet de huit ans à la figure pâlotte et renfrognée. Comme les Rondeaux étaient parents des Pouchet, le romancier et le fabricant échangeaient peut-être un coup de chapeau. Qui eût dit à Flaubert que ses lettres, réunies en cinq ou six volumes, remplaceraient un jour aux mains ou au chevet de ce moutard la Bible calviniste, l'eût placé dans un carrefour d'invraisemblances d'où un Hénaurme ! lui-même ne l'eût pas sorti.

Comment se fût-il accommodé de savoir ses caves livrées au public, habitées, converties en temples pour un culte ou en chapelles pour une littérature, je n'en sais rien du tout. Mais la génération du jeune André allait employer en effet à cet usage les caves de Croisset. Et une fois sur cette voie Gide est allé loin.

Il a écrit, lui aussi, sa Correspondance de Flaubert. Seulement il l'a voulue anthume. Il nous a fait manger son blé en herbe, et tant mieux ! Panurge indique toutes sortes d'usages auxquels est propre le blé ainsi consommé. [196]

Une seule œuvre de la littérature française a été, au fur et à mesure qu'elle se composait, l'objet d'un « journal ». C'est Madame Bovary, dont les lettres à Louise Colet donnent le bulletin. (Les lettres à Pouchet, qui accompagnaient Salammbô d'un bulletin analogue, ont été détruites.) Le Journal des Faux-Monnayeurs, qui fait suite ou complément lui-même au Journal d'Édouard, introduit sous figure de consommation immédiate ce qui impliquait, pour Flaubert et autour de Flaubert, la forte collaboration de la durée. Ne disons rien de la manière dont les vieux rythmes sont par là dérangés et bousculés. Reconnaissons seulement, dans les deux cas, la présence et la volonté d'un art intellectuel, contrôlé, discuté, dont le terreau implique dans sa composition les sels de la critique : sels que seulement Gide isole et dissocie par des artifices de chimiste, à côté desquels la simplicité et la sûreté paysanne de Flaubert paraissent d'un grand style.

De l'Hôtel-Dieu à la maison de Corneille, le chemin, à Rouen, n'est pas bien long. Hasarderons-nous qu’il y a chez Corneille aussi une part de critique, de combinaison, de lucidité à la fois pénétrante et avocassière que manifestent ses préfaces, ses examens et ses discours ? Un élément critique qui s'accorde singulièrement avec un élément mystique, une mystique du théâtre comme il y a chez Flaubert et Gide une mystique de la littérature.

« En parlant ainsi d'Azaïs, dit Gide, c'est moi que je rends odieux... Dès que je suis près de lui je ne peux plus me sentir. » Le Flaubert de Bouvard et Pécuchet approchait aussi de ce niveau de base. Il atteindrait son but, dit-il dans une lettre, si ce livre faisait au lecteur l'effet d'avoir été écrit par un crétin.

 

Je veux qu'on me prenne pour un crétin... Je me rends odieux... Je ne peux plus me sentir... A ces phrases nous nous reconnaissons dans les marais de Paludes. Paludes, dit Gide, c'est l'histoire de qui ne peut voyager. Mais Flaubert et Gide ont pu voyager. Flaubert et Gide, Normands, ont aimé voyager. Tous deux, quand ils ne pouvaient plus se sentir, n'ont eu qu'à prendre le bateau pour ressaisir le goût d'eux-mêmes.

L'Afrique les a pareillement renouvelés. Ces Guiscards y [197] ont trouvé leur Sicile. Ces fils d'une province maritime ont donné à une partie d'eux-mêmes une figure orientale. Ils ont demandé à l'Orient des phrases (certaines pages des Nourritures sont orchestrées à la Salammbô), des tentations, et surtout un rajeunissement intérieur. La littérature suivant volontiers l'armée dans les fourgons, ils ont exploité, après Fromentin, la conquête française de l'Afrique du Nord, en ont rapporté un bilingue africano-normand.

La personne de Flaubert flotte entre Emma Bovary (Madame Bovary, c’est moi !) et saint Antoine. Ce point personnel, intermédiaire, lui aussi, un peu, entre la femme mécontente et le solitaire, on dirait que Gide y a placé son Saül, écrit en Italie avec des souvenirs de Biskra. Qu'est-ce que son roi Saül ? Mme Bovary parmi des démons. On y trouve même la scène entre Emma et Bournisien : c’est celle de Saül et du grand-prêtre, idiot à souhait, scène qu’on imagine aussi entre Gide et le pasteur Bavretel. Les démons, le diable, ont évidemment moins de place dans les curiosités de Flaubert que dans celle de Gide, mais on voit un démon assez saülien apparaître à l'agonie d'Emma, c’est l'Aveugle. On dira peut-être que j'exagère. C'est bien possible. J’ai presque envie de raturer cela, et je le laisse à titre de variation sur le « Madame Bovary, c'est moi ! ». Une femme nerveuse se dissimule sous l'admirable intelligence critique de ces écrivains. Ils ont voulu la perdre ou l'oublier par le voyage. Au contraire, ils l'ont ramenée plus vive et plus exigeante : ils ont dû s’en débarrasser, ou croire qu'ils s’en débarrassaient, par une œuvre.

 

Tous deux sont de leur province, mais l'un des deux seulement est de province, Flaubert. Leur éducation fut bien différente. Flaubert, provincial comme Corneille, est resté jusqu'au bout, ainsi que disait Frédéric Masson, un médecin de Rouen. Il en avait la saveur et l'épaisseur, la solidité et la vulgarité. Il fallait de la bonne matière provinciale pour modeler cet immense et tonitruant bonhomme. Gide, au contraire, a reçu une éducation toute parisienne ; il a débuté, et dès le collège, parmi les artistes les plus raffinés, les produits alexandrins de capitale. Il relève d'un ordre plus intellectuel et moins créateur que Flaubert. Flaubert appartient à la race des grands [198] Normands bâtisseurs, dont l'œuvre porte dans sa coulée puissante une force d'institution : un Malherbe, un Corneille, un Maupassant. Gide serait de la race des Normands analystes, intelligents, fins, pris de bonne heure par Paris, les hommes de la chapelle, de la dentelle et des ivoires, un Tocqueville en politique, un Henri de Régnier en poésie, un Rémy de Gourmont en littérature générale. Tout de même il demeure bien plus que ceux-ci un Épigone de Flaubert. On comprend la place de la Correspondance à son chevet. On comprend aussi qu'il l'en ait enlevée avec impatience, qu'il ait cherché le déracinement et le dépaysement contre Flaubert, qu'il ait demandé secours à ses esprits qui l'aidaient mieux à sortir de lui-même, à se délivrer de sa famille spirituelle.

Albert Thibaudet [199]

APPENDICE

 

« Bewundert viel und viel gescholten » (1).

 

L'œuvre d'André Gide a soulevé, ces derniers temps, de violentes oppositions, ainsi qu’il fallait s’y attendre. Les articles de MM. Paul Souday, Henri Massis, Henry Béraud, pour ne citer que les plus importants, ont été réunis en volume où les lecteurs peuvent aisément les retrouver.

Ces quelques phrases de M. Henri de Régnier risquent de se perdre et nos lecteurs nous sauront gré de les reproduire à titre de curiosité.

Je ne nie pas à M. Gide une certaine valeur littéraire et quelques-uns de ses premiers ouvrages ne sont pas sans mérite. Il y a de l'estimable dans les Nourritures terrestres et dans La Porte Étroite, mais comment M. Souday peut-il accorder une importance quelconque à une platitude comme La Symphonie pastorale ou à des élucubrations absurdes comme Les Caves du Vatican et Les Faux-Monnayeurs ? Heureusement il signale, pour les réprouver, les pages dégoûtantes qu'on peut lire dans Si le grain ne meurt. Comment M. Paul Souday s’est-il laissé prendre à la médiocrité prétentieuse de ce médiocre prosateur ? Je sais bien que M. Gide a fait, un instant, figure de chef d'école, mais de chef d'école dont l'effigie ne marquait que fausse monnaie, celle qui n'a cours que sous le manteau de Diogène et de Tartufe. (Le Figaro, 27 septembre 1927.)

(1) Beaucoup admirée et beaucoup invectivée. (Goethe. Second Faust.) [201]