L'Humanité

 

Georges Altman
30 avril 1928.

 

     

La musique est l'âme profonde de certains peuples ; dans cette langue mystérieuse, plus émouvante que toute parole, s'expriment, au cours des temps, la douleur et l'espoir des hommes opprimés.

     Les chants nègres des « Fisk Jubilee Singers » (chanteurs d'une Université nègre d'Amérique), entendus par hasard récemment à Paris, sont venus confirmer par leurs accents révélateurs de l'âme d'une race, les découvertes que deux livres, bien différents pourtant, nous avaient déjà apportés.

     Le Retour du Tchad, d'André Gide, suite du Voyage au Congo, notes d'un voyageur littéraire essayant, avec un louable souci de vérité humaine, de pénétrer l'âme du peuple noir qu'il visite.

     Le Paradis des Nègres, livre d'un Américain d'origine hollandaise, Carl van Vechten, image saisissante de la vie des nègres d'Amérique, dans leur centre de New York, Harlem, véritable ville nègre incluse dans la grande ville.

     Et pourtant la même race, ceux du Congo ou du Tchad et ceux de New York, ces derniers venus jadis du Sénégal, du Dahomey, de Guinée, d'Afrique aujourd'hui française.

     La même race noire opprimée, comme la vit André Gide au Congo et au Tchad ; comme la dépeint Carl van Vechten, parquée et cernée de mépris, dans la ville nègre de Harlem.

     Chez eux, esclaves soumis au joug des civilisés, ou corrompus par leur alcool et leur morale, ailleurs esclaves, en Amérique où ils sont douze millions, vivant dans un monde hostile, repliés sur eux mêmes.

     Chants berceurs et profonds des nègres au travail, chants d'une douleur esclave mais qui pourtant espère, musique poignante ou sauvage d'exilés éternels, rythmes balancés au mouvement lent des corps, ou bondissant d'allégresse frénétique dans les danses ; humour naïf et spontané d'un peuple ami du jeu et des rires, hymnes et mélopées dont les accords longuement résonnent [245] et vibrent dans l'âme -- à vous entendre, on sent bien que ce peuple noir dont vous êtes l'âme possède en lui la grandeur d'un peuple qui veut vivre, qui a droit à la vie, cependant que, partout où il est, l'oppression l'écrase.

     C'est donc cette âme, révélée ces temps-ci à la fois par leur art et leur musique dont le snobisme -- hélas ! s'empare, que nous expliquerons ces deux livres.

     On sait que le Voyage au Congo de Gide avait provoqué, à sa parution, une sorte de scandale par les nettes accusations qu'il apportait contre les grandes compagnies concessionnaires, exploiteuses et massacreuses d'indigènes ; les observations de Gide sur l'exploitation économique, la répression cruelle, l'incurie des administrateurs, la nonchalance criminelle ou les exactions des « civilisés », colons et militaires, avaient d'autant plus frappé qu'elles venaient d'un écrivain que les lettres bourgeoises honorent, et dont l'oeuvre et la vie semblaient jalousement se maintenir dans un refus hautain de la réalité quotidienne et sociale.

     A quelque dessein que réponde cette « évasion » de M. Gide du domaine littéraire vers la réalité pantelante et vivante d'un voyage en ces pays opprimés, il faut noter à nouveau que, comme nous le disions de son premier livre, ses notes actuelles sur le Tchad donnent une image justement sombre de la vie des noirs sous le pouvoir français.

     A la fin du livre, André Gide a joint des « appendices » qui sont le complément de la polémique engagée entre lui et les représentants de la Compagnie Forestière Sanga-Oubangui, mise en cause par Gide pour les « abominables abus » dont elle était responsable dans les territoires soumlis à son pouvoir. De cet échange de lettres entre Gide et l'administrateur Weber, des documents et des témoignages apportés par certains fonctionnaires français eux-mêmes, il ressort définitivement et lumineusement que les populations noires de l'Afrique équatoriale française sont soumises aux plus honteuses exactions, et que (on s'en doutait un peu !) les blancs ne sont pas venus là-bas apporter la civilisation, l'ordre, l'hygiène, mais qu'ils assurent leur pouvoir par la corruption, les mauvais traitements et le refus volontaire d'enrayer les terribles épidémies qui déciment les villages nègres.

     Comme dans le Voyage au Congo, Gide, dans ce dernier livre, revient souvent sur les « tarifs de famine » octroyés par les blancs aux noirs travailleurs pour les différentes besognes de portage, de récolte du caoutchouc, etc., et ces salaires si minces sont presque totalement dévorés par l'impôt des civilisateurs.

     De nouvelles précisions sur les supplices de nègres par des fonctionnaires ou militaires sadiques, ce qu'ils appellent là-bas des « représailles » ou « sanctions », des faits irréfutables qui montrent que les compagnies concessionnaires [240] laissent volontairement le pays dans un état sanitaire lamentable... Et tant d'autres faits, que nous dénonçons sans cesse, mais qu'il est important de voir relever et dénoncer par l'écrivain Gide... Mais ce qui nous semble encore caractéristique dans les notes d'André Gide, c'est qu'il a compris que cette exploitation et ces atrocités de la France colonisatrice, odieuses en elles-mêmes, le sont d'autant plus puisqu'elles s'appliquent à une race d'une douceur et d'une bonté certaines ; Gide montre comment ces nègres du Congo et du Tchad sont foncièrement honnêtes et dévoués quand ils s'attachent ; il note, parlant d'un de ses porteurs :

« ... Je ne vois rien en lui que d'enfantin, de noble, de pur et d'honnête. Les blancs qui trouvent le moyen de faire de ces êtres-là des coquins sont de pires coquins eux mêmes ou de bien tristes maladroits... »

    Car non seulement les colons maltraitent et exploitent les nègres, mais encore ils les méprisent ; et Gide, nettement, montre combien ces opprimés dépassent, par leur âme, leurs oppresseurs. La bêtise du blanc à l'égard du noir a, dit Gide, « quelque chose de monstrueux ».

     Une phrase d'enfant de colonial, citée par Gide : l'enfant parle d'un mauvais musicien et dit : « il tape sur le piano comme on donne des coups de pied à un nègre ! » (sic).

     Tel est l'état d'esprit créé par 1es civilisés ! A ces notes sur la réalité sociale d'une colonie, Gide ajoute, en quelques traits, des images qui peignent les lourds et nostalgiques paysages.

     Mais, de ces pages, il s'élève comme une sorte de désespérance et de lourde fatigue : au Congo et au Tchad, les saisons, les éléments, la nature entière est dure à ceux qui vivent, aux indigènes.

     Mais plus dure peut-être que la rage du soleil et des pluies, l'oppression des blancs, porteurs de corruption et de mort.

     [...]

[Repris dans le BAAG, n° 58, avril 1983, pp. 244-6].

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[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

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