Libres Propos

Anonyme

20 août 1927

 

  
     Carnets de route, dit le sous-titre. On pense au Journal d'Édouard, au Journal des Faux-monnayeurs, et l'on se demande si ces notes sans ordre et peut-être bien sans retouches ne seraient pas la forme préférée par André Gide. On l'a vu défier, soudain rebelle à l'art de composer, s'étirer en ses derniers romans. Rêverait-il de s'évader de la littérature ? Coquetterie du négligé qui ferait redire le mot appliqué à Montaigne: pédant à la cavalière. Mais il y a du défi encore à publier ainsi ce qui a été écrit pour le privé : bonhomie, soit, mais méprisante. Il y a du jeu aussi; de telles parties, on ne les engage que gagnées d'avance.

     Et en effet le récit est une vraie histoire de voyage. Le lecteur se met en marche. Il s'enfonce avec les voyageurs en cette forêt équatoriale dont s'exalta toute enfance ; avec d'autant plus d'ardeur que l'imagination, soumise à une sorte de jeûne, se trouve fort excitée. Combien de fois l'auteur se contente-t-il de signaler une rencontre importante : « C'est bien un des plus étonnants animaux de la création », dit-il par exemple d'un caméléon qui l'a occupé une soirée. Ce vide qui se creuse juste au moment où l'on se penche, met l'esprit en mouvement et le ramène à la curiosité impuissante des enfant qui, plus que toute connaissance, donne le sentiment de l'univers. Toujours nous sommes retenus au convoi : porteurs, vivres, bagages, étapes ; gites, à cette chenille mouvante qui parcourt l'océan végétal. Du spectacle même, quelques traits, mais assez courts pour nous inciter le plus souvent à achever le dessin. De temps à autre, sur cette trame rude, quelque broderie d'un éclat et d'une fraîcheur de fleur vivante. « L'eau noire double la profondeur de la voûte; un arbre au tronc monstrueux élargit son empattement, et tandis que l'on s'en approche, un chant d'oiseau jaillit des profondeurs de l'ombre, lointain, tout chargé d'ombre, de toute l'ombre de la forêt » (p. 40).

     La doctrine nous est livrée en quelques boutades, où s'exprime l'opposition toujours trop oubliée entre les sens et la pensée : « Par excès d'étonnement, je ne trouvais plus rien à dire. Je ne savais le nom de rien. J'admirais indistinctement. On n'écrit pas bien dans l'ivresse. J'étais grisé. » (p. 23). « Tout l'effort de l'esprit ne parvient pas à recréer cette émotion de la surprise qui ajoute au charme de l'objet une étrangeté ravissante. La beauté du monde extérieur reste la même, mais la virginité du regard s'est perdue » (p. 81). « De [130] tout cela, je crains de ne garder qu'un souvenir confus, c'est trop étrange » (p. 128). « Je n'ai ni le temps ni le désir de rien noter. Complètement absorbé par la contemplation » (p. 200). De là une sorte de défense continue contre le lyrisme descriptif, genre faux : plus on exprime, moins on éprouve.

     Mais le vrai intérêt de ces notes est ailleurs : en une sorte d'aventure d'âme, décrite avec sincérité. Peu à peu on voit le monde des hommes se substituer pour André Gide à celui des choses de la nature, la préoccupation esthétique, la quête du pittoresque faire place au sentiment de l'humanité. Il s'étonne lui-même naïvement du changement : « Je ne pouvais prévoir que ces questions sociales angoissantes, que je ne faisais qu'entrevoir, de nos rapports avec les indigènes, m'occuperaient bientôt jusqu'à devenir le principal intérêt de mon voyage, et que je trouverais dans leur étude ma raison d'être dans ce pays » (p. 25). Et plus loin : « Désormais une immense plainte m'habite; je sais des choses dont je ne puis pas prendre mon parti. Quel démon m'a poussé en Afrique ? Qu'allais-je donc chercher dans ce pays ? J 'étais tranquille. A présent je sais; je dois parler » (p. 97). Quel démon, demande-t-il ? Sa surprise n'est pas dépourvue de candeur. Il a donc fallu qu'André Gide vît des hommes tout nus pour découvrir les stigmates de la misère, de la maladie, de la faim, et les cicatrices des coups ! II a fallu qu'il se promenât en tipoye, porté à épaules d'hommes, qu'il se sentît, en tant que blanc et qu'allié des maîtres, revêtu d'un prestige quasi divin -- c'était très « entrée à Jérusalem », dit-il d'une arrivée triomphale en quelque village -- pour s'apercevoir que le luxe des riches est acheté par les injustes souffrances des esclaves !

     Découverte bien tardive, dira-t-on, mais d'autant plus difficile et courageuse. Qu'on se rappelle Si le grain ne meurt... où André Gide accepte avec une si parfaite inconscience sa vie feutrée de jeune riche et consent à n'avoir d'autre fonction que de vaquer à ses plaisirs -- et c'est, au fond, l'ignorance des « questions sociales », comme il dit plus haut, qui choque le plus en ces mémoires. Aussi ne voit-on pas sans une certaine ironie -- mêlée d'admiration -- l'aventure se dérouler selon sa nécessité. « Une immense plainte m'habite », la souffrance des hommes n'est plus seulement du matériel pour roman, comme la misère décente des Azaïs; elle le prend aux entrailles. Et voilà Nathanaël jeté à l'action « Mais comment se faire écouter ? Jusqu'à présent, j'ai toujours parlé sans aucun souci qu'on m'entende; toujours écrit pour ceux de demain, avec le seul désir de durer. J'envie ces journalistes dont la voix porte aussitôt, quitte à s'éteindre sitôt ensuite. Circulais-je jusqu'à présent entre des panneaux de mensonge ? Je veux passer dans la coulisse, de l'autre côté du décor, connaître enfin ce qui se cache, cela fût-il affreux. C'est cet "affreux" que je soupçonne, que je veux voir » (p. 97). Lui qui, dans ses mémoiresi exécute Bernard Lazare, si dédaigneusement, pour avoir eu la dégradante petitesse de se lancer dans l'Affaire, le voilà à la Ligue des Droits de l'Homme, pour défendre le Droit de Nègres ! Ses témoignages nourrissent le Bulletin de la Ligue contre l'oppression coloniale et l 'Impérialisme. Ils serviront à la Chambre : par un heureux hasard il se trouve que les privilèges des principales compagnies congolaises viennent à expiration en 1929.

     Mieux encore, André Gide a connu l'honneur d'être pris à partie en première page du Temps (nos des 13 et 20 juillet). Le journal majestueusement voué à la défense de toute injustice nationale et internationale s'attriste devant ce transfuge qui rompt la solidarité des riches. Au lieu d'encourager les jeunes Français à la colonisation en leur montrant la bonne affaire, André Gide manque de tact au point de découvrir les plaies « affreuses » du régime ! Fi donc ! C'est un menteur et un faible d'esprit, et on évoque à son sujet les campagnes malfaisantes de Jaurès. Peu importe donc ce détour par l'exotisme et la plastique nègre; sans préjudice du lendemain, on peut placer ce livre parmi les livres de bonne foi et les témoignages qui font honneur à l'espèce.

 

[Repris dans le BAAG, n° 65, pp. 129-31].

 

 

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[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

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