L'Europe nouvelle

Albert THIBAUDET
3 septembre 1927

 

André Gide au Congo

 

« ...Voyage occupé, intéressant, plein, dont les carnets, avec leur grande coulée de fleuve, un peu indistinct et hasardeux, nous rendent fort bien l'abondance. »

     Dans un article récent, il m'est arrivé de douter qu'il y eût en André Gide un sentiment vivace de l'État, à la marinière de celui qui fait un des ressorts de Barrès et de Maurras. J'exagérais peut-être un peu, et il faudrait revenir là-dessus. M. Paul Souday, à une époque où il professait pour Gide des sentiments peut-être plus amicaux qu'aujourd'hui, le louait fort de ses Souvenirs de la Cour d'assises. (J'extrais ces lignes de son récent volume sur André Gide.) « Non seulement, dit M. Souday, il ne s'efforça point comme tant d'autres d'éviter ces fonctions encombrantes (celles de juré), mais il les remplit avec une patience et une conscience admirables. Il ne chercha même pas, dans ces spectacles, de simples thèmes littéraires, des sujets à traiter, des figures a saisir sur le vif, mais il y apporta un beau zèle humanitaire et social; il en retira des opinions sur les réformes possibles de nos institutions judiciaires. [139] Ce lettré subtil et volontiers hermétique, souvent accusé de coupable dilettantisme par des censeurs un peu lourds, révéla en cette occasion une âme citoyenne. » Cette citation servira peut-être à mettre au point ma notation un peu absolue, dont je n'abandonne d'ailleurs pas le fonds.

     Cette âme citoyenne, que M. Souday a vue avec perspicacité en André Gide, celui-ci paraît l'avoir emportée avec lui dans son voyage au Congo, dont il publie, en un volume d'une lecture attachante, les carnets de route. Pourquoi est-il allé au Congo ? Il n'en sait rien. Simplement, il a réalisé un rêve de jeunesse. Ce voyage lui a été imposé par une sorte de fatalité inéluctable, comme tous les événements importants de sa vie. Et, entre parenthèses, dans cette fatalité inéluctable, un philosophe reconnaîtra peut-être, malgré la contradiction des termes, quelque analogie avec ces actes libres, rares dans l'existence, sans motif déterminé, mais où donne vraiment l'être tout entier, et dont Renouvier, puis Bergson, dans leurs théories de la liberté, font les moments décisifs de l'étre humain. Notons, d'ailleurs, que l'attention de Gide a toujours été attirée de ce côté, vers ces profondeurs de la vie intérieure, où se déclenche ce qu'il appelle ou ce qu'il appelait l'acte gratuit. (Bien entendu, soucieux de se renouveler, il n'en parle aujourd'hui pas plus que l'abbé Brémond ne reparlerait de la poésie pure.) Il est regrettable que les professeurs de philosophie de Gide l'aient dégoûté, pour la vie, de la pensée philosophique sous sa forme continue et technique.

     Mais s'il a emporté du lycée Henri IV le dégoût de la philosophie, il a gardé de son enfance le goût passionné de l'histoire naturelle. Il ressemble, en ce point comme en beaucoup d'autres, à Rousseau. L'herbier et la collection de papillons continuent, la seconde tout au moins, à jouer un grand rôle dans ses occupations. Le voyage au Congo réalise un peu le rêve d'un jeune naturaliste, et les carnets de route nous donnent d'abondants détails sur la chasse aux papillons qui alternait, pour Gide et son compagnon, avec la prise de films.

     Ce fut donc un voyage occupé, intéressant et plein, dont les carnets avec leur grande coulée de fleuve un peu indistinct et hasardeux nous rendent fort bien l'abondance. Mais Gide y a porté aussi, et en a rapporté, un peu de cette âme citoyenne que lui reconnaissait M. Souday. Il s'est intéressé aux noirs de notre colonie, comme à des compatriotes. Il s'est fait aimer d'eux. Il s'est indigné contre les sévices ou l'exploitation dont il les voyait victimes. Depuis son retour, il s'est institué généreusement leur avocat, un peu à la manière dont, pendant sa session de cour d'assises, il fit sur son banc le juré-avocat. Ses souvenirs, ses relations, ses accusations ont été discutés, combattus, et il est certain que la mise en valeur d'une colonie ne s'est jamais effectuée [140] sans que le blanc fût obligé de commander avec une précision, une dureté, un arbitraire qui ne sauraient guère être complètement évités. Et puis le séjour aux colonies n'attire pas seulement, n'attire pas surtout les philanthropes et les bienfaiteurs de 1'indigène. Le sous-officier et le marchand de caoutchouc ne sauraient, sans utopie, être considérés sous le même angle que les missionnaires. Les uns compensent peut-être les autres. Ajoutons à ces « uns » les voyageurs indépendants comme André Gide. Essayons de nous accommoder au moindre mal et d'accommoder l'indigène aux nécessités souvent dures de ce qu'on appelle la civilisation, en utilisant les précieux services de contrôleurs aussi désintéressés que Gide.

 

     Les lecteurs de Gide ont été souvent frappés de l'importance qu'il attachait à prendre le contre-pied ou à se sentir au contre-pied de Barrès. Mais rien de plus analogue que les contraires. Entre la carrière de Barrès et la carrière de Gide on remarque souvent un parallélisme dont le voyage au Congo nous permet de nous rendre compte sur un point particulier.

     Devant ce voyage de Gide en Afrique, je songe au voyage de Barrès en Orient, dont les notes de route, très rédigées, parurent le jour de sa mort. Comme le voyage de Gide, c'était une pensée de jeunesse longtemps différée par les habitudes utiles de la vie, et réalisée dans l'âge mûr. « Je refuse la mort, avait dit Barrès il y a une quinzaine d'années, avant de m'être soumis aux cités reines de l'Orient. »

     C'est à des terres historiques, chargées de mémoire, que Barrès entendait se soumettre pour rêver, penser, écrire. Il a dit plusieurs fois que les terres sans histoire, sans antiquité, sans monuments, lui paraissaient insipides. Le voyage dans l'espace, il ne le concevait guère que comme un symbole et un excitateur du voyage dans la durée. Le voyage d'Orient réalisait pour lui le rêve du jeune Français classique, cultivé, dont Barrès a écrit la biographie ou plutôt l'autobiographie, dans les page des Déracinés qui concernent François Sturel et ses amours avec Mme Aravian.

     Ces terres chargées d'histoire, elles parlent peu à Gide. Le livre où il a exprimé toute son idée du voyage, c'est celui des Nourritures terrestres. A la terre, il ne demande que la nourriture présente, quotidienne, comme celle des oiseaux du ciel et des lis des champs dans l'Évangile. L'humanité pure, les êtres connus pour eux-mêmes et non pour la race et la tradition qu'ils représentent, les vivants comme vivants et non comme délégués des morts, voilà la matière et le but de son voyage. Le seul pays qui, autrefois, lui ait fourni la substance originale d'une oeuvre, ce n'est ni l'Italie ni l'Espagne des romantiques et de Barrès, ni la Grèce qui l'a intéressé encore moins que Barrès. C`esr l'Algérie, et je vous assure bien qu'il n'a jamais songé à la penser comme Louis [141] Bertrand, sous la forme d'une continuité romaine. Cette Algérie, il la prolonge aujourd'hui dans son oeuvre, comme elle est prolongée sur la carte, à travers le désert, par la nature tropicale. Il a fait de l'Afrique son domaine. Il lui a demandé non seulement des tableaux de la nature, mais une idée de l'homme.

     Comme Gide, Barrès a voulu qu'une cause humaine, générale, tirât profit de son voyage. L'Enquête aux pays du Levant de Barrès n'était pas seulement donnée par lui comme un rêve d'écrivain et de poète sur l'Orient, mais comme une besogne pratique, une enquête de parlementaire sur l'influence de la France là-bas et les ouvriers de cette influence, les congrégations enseignantes. Gide a ressenti en Afrique des sentiments de philanthrope plutôt que de patriote. Et notons, pour ajouter une nouvelle touche à notre parallèle, que l'enquête de Barrès est dédiée à M. l'abbé Bremond, et le Voyage au Congo à la mémoire de Joseph Conrad. Et, malgré ces divergences, ces oppositions riches et bienfaisantes, voyons chez l'un et chez l'autre le souci du travail utile; à travers le plaisir du voyage, reconnaissons l'âme citoyenne.

 

     Ces parallélismes entre Barrès et Gide ne s'arrêteraient pas à leur mode de voyager et de penser le voyage. On pourrait les suivre sur d'autres terrains.

     Les mémoires de Gide et les mémoires de Barrès, si ces derniers eussent été achevés et eussent pu correspondre à Si le grain ne meurt, nous eussent fourni une opposition analogue  : la vieille opposition, ou plutôt la vieille différence dialectale entre Rousseau et Chateaubriand, entre les Confessions passionnées et les somptueux Mémoires d'outre-tombe, entre les seuls orages de la vie intérieure et privée et les grandes tragédies de la vie publique sur les scènes historiques.

     Les Faux-Monnayeurs et Les Déracinés nous induiraient en des réflexions analogues. Barrès et Gide se sont proposé également ce but excellent de prendre pour sujet d'un roman touffu, qui fût un vrai roman, techniquement et même laborieusement construit, une équipe de jeunes gens ou d'adolescents en lesquels ils ramenaient plus ou moins, au fond du filet jeté dans leur passé, bien des lambeaux d'eux-mêmes. Mais, chez Barrès, cette équipe est une équipe cohérente, avec une armature idéologique, celle de la terre et des morts, une thèse un peu empruntée à Taine, à prouver, et le désir de coopérer à une réforme politique, de servir le parti politique et social dans les rangs duquel il militait et vivait. Dans Les Faux-Monnayeurs, la recherche est tout autre. Nous sommes dans le monde de l'incertain, du délicat, du gratuit. Les adolescents, dont Gide essaye le portrait mouvant, jamais terminé, ne sont pas mobilisés pour un but littéraire et politique, ils sont laissés à eux-mêmes, étudiés pour eux-mêmes, avec une curiosité pure (et aussi des curiosités impures) de naturaliste et de romancier.

Repris dans le BAAG, n° 65, janvier 1985, pp. 138-41.]

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[5] par exemple, placé au début de la p. 5.  

 

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