Léon Bazalgette, Europe, n° 20, 15 août 1924, pp. 490-4.

Repris dans le BAAG, n° 53, pp. 119-23.

Numérisation pour l'Atag : Daniel Durosay, janvier 1997.

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :
[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

     Désireux d'éclairer son jugement sur un sujet délicieusement irritant, M. André Gide s'en est donc allé consulter un spécialiste : son ancien condisciple, le Dr Corydon, qui prépare un ouvrage sur « l'uranisme bien portant » ou « la pédérastie normale ». L'auteur y soutiendra cette thèse que l'homosexualité est tout aussi naturelle que les relations entre mâle et femelle, et que l'épithète d'antiphysique appliquée à cette pratique honnie est tout bonnement [120] absurde.

     On apprend beaucoup auprès d'un homme à ce point érudit et affranchi des hypocrites préjugés ; aussi les entretiens se prolongent. Comme ils remontent à une quinzaine d'années nous aurions mauvaise grâce à nous étonner que l'objet en parût un peu désuet. S'ils gardent de l'intérêt néanmoins, c'est qu'en confessant son ami M. André Gide nous offre finalement sur son propre cas des aperçus plus précieux que toutes les révélations sur le futur ouvrage du Docteur.

     Le Dr Corydon, dans son zèle à soutenir la bonne cause, se propose non seulement d'écrire ce grand livre pour la Défense et Illustration de l'Uranisme, mais aussi un article sur Walt Whitman, en réponse aux interprétations tendancieuses de l'un des biographes du poète. Le premier entretien de ces deux hommes graves et amoureux du vrai s'engage sur ce sujet particulier.

     Walt Whitman était connu pour la catholicité de ses acceptations. A son vieil ami Tom, qui appartenait à la confession unitarienne, il disait un jour avec sa large bonne humeur : « Mon église comprend tout le monde -- même les Unitariens. » Il y avait pourtant une catégorie ou deux qu'il ne put jamais « encaisser », malgré son robuste estomac. D'abord les diacres, les bedeaux, les rats d'église, à l'un desquels il avait un jour administré une maîtresse correction en pleine chapelle. Et puis -- morceau beaucoup plus indigeste -- un certain clan qu'il avait hanté à une époque de sa vie, avant l'éveil : le clan des littérateurs.

     Par contre Walt Whitman intéresse fort le Dr Corydon, spécialiste, et son ami le littérateur. Avant tout, parce que ces deux hommes de goût sont pleins d'admiration pour un grand poète. Et puis, un tout petit peu, oh ! si peu, un rien, parce que ce grand poète a bien l'air d'être un pédéraste. Grand poète et grand pédéraste, le mélange est du plus haut ragoût. Un morceau de roi, pour les amateurs de beaux cas spéciaux.

     Aussi vous comprenez bien que quiconque oserait insinuer que ce grand poète n'était malheureusement point un grand pédéraste aurait affaire au Dr Corydon, qui ne plaisante point si l'on fait mine de toucher à son trésor.

     Qui verrait un inconvénient à ce que Walt Whitman eût été un pédéraste ? Est-ce que cela vous gène ? A moi cela m'est parfaitement indifférent. S'il ne l'était pas, tant pis pour lui, assez peu soucieux de sa gloire posthume pour causer une grosse désillusion à ce bon Dr Corydon, son admirateur.

     Mais l'eût-il été, soyez sûr qu'il n'aurait pas pratiqué la pédérastie en pingre, en pisse froid et en littérateur, mais comme le grand animal qu'il était, avec franchise et robustesse, avec son sang riche et ses sens gourmands, avec la folie de son corps vermeil (« n'ayez pas peur de mon corps lorsque je passe »). Soyez sûr qu'il n'aurait pas discouru en casuiste sur les fines nuances de la [121] pédérastie ou regardé par une fente de la cloison, mais qu'il se fût prouvé un pédéraste comme il se prouvait un ami et un camarade -- généreusement, en se donnant tout entier et non à menues doses d'émotion cérébrale. Il n'est pas permis à tout le monde d'être un pédéraste comme Walt Whitman aurait pu l'être.

     Mais n'oublions pas ce projet d'article, vieux de quinze ans, et souhaitons que le Dr Corydon n'en prive pas la postérité. D'après ce qu'il nous laisse entrevoir en quelques lignes, il y a tout lieu d'espérer qu'il nous donnerait, à la lumière de son idée fixe, l'étude définitive que le monde attend. Et pourquoi ne pas encourager l'excellent docteur à l'écrire, en lui signalant ces deux ou trois thèmes à méditation dont il pourra tirer, en vue de son étude, le profit qu'il lui plaira ?

     Naturellement, c'est au Docteur que ces remarques s'adresseront, avec toute la considération due par un profane à un éminent spécialiste. Mais comme il est douteux qu'il faille lui attribuer, plutôt qu'à son interlocuteur, les notes de l'ouvrage où sont rapportés leurs entretiens, nous comptons sur l'obligeance du Docteur pour faire part à son ami le Littérateur des simples réflexions que voici.

     Corydon est bien intelligent. Il comprend à peu près tout. D'autre part, Walt Whitman était assez médiocrement doué sous le rapport d'une certaine intelligence corydonnesque. Est-ce pour cette raison qu'il est inutile de chercher à comprendre Walt Whitman si l'on ne possède pas un tout petit grain de cet on ne sait quoi qui manque à Corydon pour tout comprendre ? « Les voyous et les petits enfants me comprennent mieux », suggérait le poète, en faisant allusion à tels doctes personnages. Hélas ! Corydon n'est ni un voyou ni un petit enfant, mais un homme très distingué, parvenu à l'âge de la sagesse.

     Corydon a lu Enfants d'Adam  et Calamus  en spécialiste ou en littérateur. Autant dire qu'il les a mal lus. Aussi n'a-t-il de ces poèmes qu'une connaissance assez superficielle pour avoir pu négliger le sens pourtant si clair de cette courte pièce, par exemple, Fast anchor'd Éternal O Love. Il n'a pas su lire entre les lignes. Si Corydon réalise son projet d'article, il y aurait grand avantage pour lui à lire d'un peu plus près les Feuilles d'Herbe.

     Grand avantage aussi à mieux connaître l'homme qui écrivit ces poèmes et la nature de ses passions. Il semble bien que Corydon n'ait pas cherché à éclairer sa lecture de Calamus  au moyen de certaines lettres que Walt écrivait à ses petits soldats des hôpitaux ou même des simples lettres à Peter Doyle. Elles renouvelleraient singulièrement ses aperçus. Corydon a encore beaucoup à apprendre pour vraiment connaître Walt Whitman. Il est resté sur le seuil. Rien d'étonnant à ce qu'il se trompe si légèrement sur le compte du [122] many love whitmanien. Qu'il interroge le poète sur les deux grandes forces d'attachement auxquelles celui-ci aimait à se reconnaître asservi amativeness, adhesiveness. Il verrait alors que la camaraderie exaltée qui s'épanouit dans ses poèmes est d'une sorte un peu plus subtile que ne se le figurent ces classificateurs impitoyables qui vous fourrent un homme tout vif dans le casier « pédérastie » parce que cet homme chérit d'autres hommes, ses frères, d'une passion aussi ardente que la passion de la femme chez le commun des mortels et, si vous protestez timidement, nullement par souci des « convenances » mais parce qu'il y a méprise, vous accablent sous quelques blocs de siècles -- Périclès, Élisabeth, Henri III, où force grands et petits seigneurs, paraît-il, s'encorydonnaient à lèvres que veux-tu. Walt Whitman n'est pas de ce siècle-là. Le continent neuf sur lequel il est né n'a pas créé que des gratte-ciels et des pullman-cars : il a créé aussi des tempéraments d'une qualité autre et des passions d'une autre portée. Les Feuilles d'Herbe  sont la confession d'un tempérament de cet ordre nouveau -- insoupçonné au temps de Périclès et d'Henri III.

 

     Il ne faudrait pas traiter ces questions-là avec moins de tact, de compétence et d'autorité fondée sur une connaissance approfondie du sujet, qu'un Edward Carpenter, par exemple, qui, même lorsqu'il ne vous a pas convaincu, vous a forcé au respect de son point de vue.

     Il ne faudrait pas non plus, si l'on tient à être pris au sérieux, avoir l'air de corroborer les « travaux » d'aussi admirables philistins et « scientistes » que le Dr Rivers ou le collaborateur des Sexuelle Zwischenstufen, ou les niaises calembredaines publiées dans le Mercure par Apollinaire.

     Il ne faudrait pas, enfin, se préparer à envisager un Walt Whitman, pour lequel les notions du pur et de l'impur au sens accepté n'avaient pas cours, avec les préoccupations que révèlent des petites phrases innocentes comme celle-ci : « Encore une fois je n'oppose point à la chasteté la débauche, et de quelque ordre qu'elle soit ; mais bien une impureté à une autre. » Ou cette autre : « Non; il ne se consomma rien d'impur  entre nous ; sa soeur était ma fiancée ». Cette « impureté » est ici soulignée pour que l'on n'oublie pas de humer au passage la curieuse odeur de péché qui s'en dégage.

     On voit qu'il s'agit de tout autre chose que de quelques mots traduits « tendancieusement ». Corydon sait assez bien l'anglais pour ne pas ignorer que le mot love traduit à la fois « affection » et « amour ». Supposez que les liens de la plus vieille et la plus chaste amitié m'unissent à Corydon et que, lui écrivant, je termine mon billet par le mot Lovingly, courant entre amis intimes de l'un ou l'autre sexe : j'imagine que Corydon ne commettrait pas cette bourde de traduire par « Amoureusement » ou « En amour » mais par « Affectueusement », qui est le mot français correspondant à ce sens de Lovingly. De même [123] aurai-je la fatuité de prétendre rappeler à Corydon que sweet  traduit toute une gamme de nuances, depuis « sucré » jusqu'à « suave » (ou mieux le vieux mot « souef »), et que « pur » peut être à l'occasion l'une de ces nuances ?

     Le rédacteur des entretiens corydonnesques, maître ès-plusieurs langues modernes, a parfois le trait d'union difficile, et parfois la syllabe malheureuse... ou trop heureuse. N'y a-t-il pas bien de l'esprit ou la plus aimable négligence dans ce bout de dialogue : « Peut-être que je ne reculerai pas », dit Corydon. « Acculé devant les tribunaux... ». Et dans cet argument : « Or, il s'agit, pour que la fécondation s'opère, de faire converger, une fois au moins, deux flottants désirs. » Si M. Prudhomme avait commis cette phrase, sans doute n'eût-il pas osé un aussi curieux choc de syllabes. C'est que M. Prudhomme n'a pas le don d'humour qui est l'ornement de l'esprit corydonnesque.

     Que, sans humour, l'excellent Docteur daigne accepter la modeste offrande par laquelle le signataire de ces lignes voudrait reconnaître l'extrême bienveillance qu'il lui a spontanément manifestée. Bienveillance d'autant plus marquée que ses appréciations ne se rapportent pas à l'édition présente des Feuilles d'Herbe, mais à une première version, pleine de bavures et de maladresses. Ainsi l'exemple corydonnesque comporte également la belle leçon de générosité, qui nous prépare si bien à comprendre Walt Whitman.

 

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