André Germain, La Revue européenne, août 1924.

Repris dans le BAAG, n° 47, juillet 1980, pp. 421-4.

Numérisation pour l'Atag : Daniel Durosay, janvier 1997.

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :
[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

Les Essais : Incidences, Corydon, par André Gide

 

     Durant les dix dernières années l'homme auquel nous sommes le plus attentifs, André Gide, nous a donné trop rarement la joie de le lire. Je ne compte pas ses admirables traductions. En dehors d'elles, un livre seulement, d'une beauté classique, La Symphonie pastorale. Des fragments, des éclairs d'une oeuvre immense et suggestive, Si le grain ne meurt ; mais La Nouvelle Revue Française  nous mesurait avarement, de loin en loin, ces révélations.

     Aussi nous sommes-nous jetés avidement au début du printemps sur le volume nouveau qu'on annonçait : Incidences. Est-il besoin de dire que nous fûmes déçus, non par la qualité de ces pages, mais par leur proportion ? Fragments pour la plupart très courts, déjà rencontrés en tête d'un livre ou au milieu d'une revue. Après une si longue attente, notre faim se trouvait irritée plutôt qu'apaisée. Et pourtant -- telle est à mon avis l'importance de ce qui nous vient du plus grand écrivain de ce temps -- j'allais m'occuper de ce petit volume, impalpable, avec toute ma lourdeur et ma conscience lorsqu'une aventure, que je dois confesser, m'est advenue.

     Une amie florentine me fut visiter l'autre jour, dans un rez de chaussée de fortune (murs couverts de damas rouge et dangereuses arabesques modern style sur le tapis, sur les cloisons) très propre à méditer Gide. J'avais exposé sur l'une des croisées Incidences, et lorsqu'au bout d'un instant cette amie, impétueuse autant que charmante, s'élança vers la retraite bouddhiste où elle séjourne actuellement à Suresnes, le livre placé trop près des brises s'envola avec elle.

     L'a-t-il dans sa retraite aidée ou troublée ? Toujours est-il qu'elle ne me l'a pas rendu. Et ce matin où une obsession gidienne me pousse soudain, ne l'ayant pas sous la main, je n'ose risquer à propos de lui des remarques et des discussions qui, appuyées sur la seule mémoire, ne seraient pas assez rigoureuses.

     Il ne me reste donc qu'à me retourner vers son autre oeuvre, périlleuse et singulière, dont rien ne nous menaçait, et qui a paru au lendemain du sacre de M. Doumergue, comme éclate une bombe dans un ciel calme.

     Avouerais-je que c'est avec une certaine mauvaise humeur que j'aborde ce Corydon, apparu en un moment où les bouleversements politiques, financiers, économiques de notre globe nous préoccupent plus que ses tremblements de [423] terre sexuels ? Chaque chose doit venir à son heure. Les élections du quatre et du onze mai, la crise du fascisme, la situation du franc nous angoissent et nous hallucinent tellement que nous n'avons plus qu'un regard négligent vers les problèmes psychologiques, éthiques et zoologiques que M. Gide tente de soulever. S'il avait eu le sens civique -- qui décidément lui fait défaut -- il nous eût donné, au lieu d'un appendice au Banquet, un essai sur l'une de ces trop actuelles questions. Et pour nommer celle où il est compétent, ne pouvait-il pas nous donner un ouvrage de premier ordre sur la situation franco-allemande, lui qui parcourut si souvent toutes les Allemagnes, celle de Weimar où il conférencia jadis, celle des philosophes fumeux et des pédagogues novateurs parmi lesquels sa subtilité s'est souvent débrouillée, celle des chefs d'après-guerre, des hommes analogues à ce Rathenau dont il fut l'ami ?

     Mais l'auteur des Caves -- cela fut dit souvent -- aime décevoir. Nous attendons de lui un Mémoire à consulter  sur cette obscure et inquiétante Allemagne, où toutes sortes de ferments s'agitent. Il nous donne un livre sur l'amour grec.

     Livre selon ses deux personnalités, et qui par là nous raidit et nous irrite peut-être plus encore que par son inopportunité. Livre à la fois revêche et troublant, sec et onctueux, gourmé et scandaleux. Car en lui un pasteur cohabitera éternellement, je ne veux pas dire avec un libertin (nous ne mettrons pas en doute l'austérité d'une vie que tant de dignité familiale et d'exactitude envers les devoirs extérieurs couronnent), mais avec un inquiet ému de toutes les tentations et agité de toutes les curiosités perverses.

     Et c'était justement le contraire qu'il fallait, comme état d'esprit et comme antécédents de pensée, pour pouvoir aborder et peut-être liquider une fois pour toutes la question corydonienne. Un homme pur et farouche, qui aurait tout observé des faits sexuels, sans s'en étonner ni s'en amuser, tout sondé des données éthiques sans ruser ou transiger avec elles, voilà ce que nous réclamions.

     Mais nous n'entendrons pas s'élever au cours de l'oeuvre « socratique » une voix nette, affirmative, virile. Nous assisterons, en quatre chapitres, au dialogue des deux êtres que recèle M. Gide et que pour une fois il a fortement projetés et mis aux prises l'un avec l'autre. Tous deux sont essentiellement gidiens et ce docteur ès-sciences défendues qui a consulté bien des cas étranges, bien des coeurs pourris, bien des bibliothèques spéciales et qui a même (c'est ici la part de la fiction) tenté pour s'instruire de dangereuses expériences et ce puritain sévère, effrayé des réprobations de clan, du crime social, du mauvais exemple à donner autant que de je ne sais quels préceptes dilués, affaiblis durant quatre siècles de protestantisme et pourtant hérités à travers Luther de saint Paul...

     J'ai laissé sommeiller ces pages. En les reprenant, il me semble avoir été un peu sévère pour M. Gide, dont les coquetteries, les complications, les frivolités [424] et ce diabolisme si bien indiqué par M. Massis dans un magistral article m'affligent autant que me charmeront éternellement la délicatesse, l'impertinence, la poésie, la subtilité et la grâce de l'auteur des Caves et de La Porte étroite. Il nous contraint à ne nous occuper de lui que comme d'une sorte de démon en voyage dont les incohérents caprices et les malices soudaines nous menacent à tout instant (ses mystifications sont d'une profondeur insondable, et quant à ses cruautés « gratuites », certains de ses amis en demeurent. paraît-il, à jamais accablés). On préfèrerait n'avoir à l'étudier que comme un très grand écrivain qui, dans la chaire d'immoralité qu'il occupe depuis trente ans, tient le rôle, jadis reproché à Socrate, de pervertisseur de la jeunesse. Pervertisseur dans le sens le plus délicat du mot ; et je crois que si M. Gide s'abandonnait franchement à son don de tout discuter et de tout détruire, les cerveaux sains et forts qui ont besoin de défaire le travail de leurs aînés pour reconstruire sur des bases par eux-mêmes éprouvées une foi et une morale ne pourraient que lui en savoir gré.

     Ce sont ses hésitations et ses ondoiements qui laissent à cet avocat du diable, peut-être nécessaire à Dieu, quelque chose d'inquiétant et d'équivoque. Qu'il soit franchement l'anarchiste des Caves et le poète admirable des Nourritures ! Voilà ce que nous eussions souhaité pour lui. Les places qu'il emprunte parfois au paradis des familles nous gênent ; avec quelque souplesse qu'il s'y asseoie, elles ne sont pas faites pour lui.

     Mais oublions Gide et revenons à Corydon. Les références zoologiques et historiques dont le livre est encombré sollicitent pour les discuter un savant et érudit que ni la plupart de mes confrères ni moi-même ne prétendons être ; et quant à ses remarques psychologiques, elles demanderaient pour être révisées un aventurier de maints sentiers, un viveur dans le sens le plus hardi et aussi le plus large du mot. Je n'ai connu ni les collèges, ni les casernes, ni ces autres laboratoires moins honorables où les cas corydoniens peuvent être approchés. Mon respect des compétences veut que je me récuse.

     Reste l'éthique. Elle me paraît être, elle aussi, un moyen de dominer le sujet. Celui qui tâche d'atteindre la vie intérieure, de réaliser en lui-même un peu de christiansime sincère peut, par là, arriver à sonder, à connaître, à panser dans une certaine mesure les plaies du coeur humain. Peut-être tenterai-je un jour de revenir, de ce point de vue, au livre de M. Gide, dont l'allure un peu serpentine et les audaces non compensées par un souci d'épuration m'ont d'abord choqué, dont à une seconde lecture les remarques curieuses, les distinctions discutables et parfois ingénieuses, un certain don de dire avec force et précision les choses les plus énormes m'ont finalement intéressé.

 

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