Lionel Landry, La Gazette médicale du Centre, 15 décembre 1924, pp. 732-5 :

Repris dans le BAAG, n° 53, janvier 1982, pp. 123-7.

Numérisation pour l'Atag : Daniel Durosay, janvier 1997.

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :
[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

     DE L'URANISME

     (à propos d'un livre récent)

 

     M. André Gide s'est décidé à publier, sous le titre révélateur de Corydon, deux dialogues écrits il y a treize ans, complétés par deux autres plus récents, l'ensemble constituant une apologie en forme de l'homosexualité.

     Le geste ne manque pas de crânerie; on peut toutefois regretter que l'auteur de L'Immoraliste ait cru devoir donner à son ouvrage l'aspect d'un de ces sermons contradictoires où un avocat du diable est chargé de présenter ridiculement la thèse adverse (en l'espèce celle de la morale courante).

     D'autre part, entre la première et la présente édition de l'ouvrage s'est développée et affirmée une théorie scientifique de l'inversion dont Marcel Proust s'est inspiré dans Sodome et Gomorrhe et selon laquelle l'inversion [124] correspondrait à une déformation physiologique. Cette thèse gêne quelque peu M. André Gide, qui réserve la question des invertis physiologiques et affirme qu'il existe, à côté de ceux-ci, des invertis normaux -- si l'on peut dire.

*

     Tout d'abord Corydon s'attaque à la notion, hostile à ses goûts, d'amour naturel : il démontre, assez aisément, semble-t-il, que ceux qui ont parlé d'un instinct naturel vers la procréation font de la mythologie : chez les animaux comme chez l'homme, l'instinct naturel tend tout d'abord vers le plaisir ; les animaux oublient aussi facilement que l'homme, à l'occasion, l'absence de la différence de sexe -- ou même l'absence de tout partenaire.

     Qu'est-ce d'ailleurs que cette « morale de la Nature » dont on prétendrait condamner les transgresseurs ? La Nature -- je traduis librement la pensée de M. André Gide n'est en l'espèce qu'une forme laïcisée de Jéhovah, la morale naturelle n'est qu'une édition républicaine du Décalogue.

     Mais une telle assertion rompt les ponts ; il n'y a plus de prémisses communes. Après avoir rejeté le point de vue éthique, Corydon est obligé d'y revenir (à moins qu'il ne faille voir là une manoeuvre de l'auteur) et d'admettre en principe, ce dogme commun à la morale chrétienne et à la morale dite naturelle : l'oeuvre de chair ne doit être accomplie qu'en vue de la procréation.

     Précepte sévère, dont il est difficile d'envisager la stricte application. De tout temps, dans une mesure plus ou moins grande, il a paru susceptible d'atténuations, les plus généralement pratiquées étant la prostitution, les pratiques anticonceptuelles et les amours contre nature.

     Le premier de ces palliatifs fut le seul officiellement admis, toléré, organisé. Il est inutile de rappeler les graves objections qu'il soulève soit du point de vue religieux, soit du point de vue humanitaire ; considéré objectivement, il ne diffère guère de cet esclavage que nous reprochons au monde antique ; il est enfin responsable pour une large part de la propagation des maladies vénériennes.

     La généralisation des pratiques anticonceptuelles est une solution difficile à défendre officiellement. Elle aboutit au fond à une prostitution atténuée, mais aussi diffusée ; c'est celle qui a été adoptée en Russie soviétique.

     A tous points de vue, Corydon préfère le troisième parti. De même que les adeptes de l'école « sportive » (avec qui il a en commun le mépris de la femme), il préconise, pour occuper l'esprit de l'adolescent avant le mariage, les amitiés masculines ; mais, allant plus loin, il ne voit pas d'inconvénient à ce que ces amitiés revêtent le caractère qu'il attibue sans hésiter aux hétairies antiques.

     Sur ce dernier point, il semble qu'il y ait quelques réserves à faire. Il n'est nullement interdit, par exemple, de partager, quant au « bataillon sacré » de [125] Thèbes, l'avis du roi Philippe et de croire, au contraire de M. André Gide, que dans ce corps d'élite on développait une amitié mystique et exaltée qui pouvait sans doute devenir de l'amour physique (danger commun à toutes les amitiés mystiques), mais sans que cela fût l'objet recherché.

*

     Déduite de manière logique, cette thèse peut faire impression. Elle repose toutefois sur un postulat initial dont la valeur est à discuter. Doit-on admettre qu'il existe des « invertis normaux » ? Et, d'autre part, peut-on proposer à des jeunes gens, comme but provisoire de leur vie sentimentale, un amour masculin sans que cette vie sentimentale en demeure définitivement faussée ?

     Sur le premier point, Corydon a laissé échapper -- il ne connaissait pas bien sans doute, à ce moment, la théorie du docteur Hirschfeld -- un aveu redoutable : il a reconnu que son goût pour les hommes provenait d'un manque de goût pour les femmes, lequel a toujours existé plus ou moins, mais s'est révélé nettement au moment de ses fiançailles (p. 26 et s.), c'est-à-dire au moment où l'uranisme perdrait tout mérite comme solution transitoire et ne devrait plus subsister que chez les prédestinés. Corydon se range donc, de lui même, dans la catégorie des invertis de naissance, physiologiquement anormaux et incurables.

     Existe-t-il d'autres catégories de l'espèce ? Les psychiâtres auraient tendance à le nier ; peut-être vont-ils trop loin. Une anomalie sexuelle comporte des gradations ; on peut parfaitement concevoir qu'un homme, selon son entourage, selon les circonstances, cède à un penchant anormal ou y résiste, que par suite, à proportion égale de « prédestinés », l'uranisme croisse ou décroisse suivant les époques et les milieux.

     A ce point de vue, il y a corrélation certaine entre la conception du mariage qu'exposent Montaigne, Tallemant des Réaux, La Fontaine, par exemple, et les « goûts italiens » de leurs contemporains. L'affection de Montaigne pour La Boëtie était certainement chaste ; on peut le supposer aussi de celle de Shakespeare pour Southampton, admettre que les sonnets opposent l'amour chaste d'homme à homme à l'amour impur d'homme à femme. On peut également supposer le contraire... Quand la vie sentimentale d'un homme est tournée vers l'homme, sa vie sexuelle a tendance à suivre l'impulsion. Et ainsi la troupe des « prédestinés » se grossit de recrues qui, en d'autres temps, suivraient les routes normales. Il est d'ailleurs probable que la théorie de la « prédestination », qui comporte nombre de lacunes, devra subir quelque jour une révision sévère. En tout cas le critérium doit être cherché, non dans la tendance vers l'homme, qui peut être affaire d'occasion, mais dans l'éloignement de la femme.

     Il est certain d'autre part qu'il serait illusoire, si l'on prétend détourner les [126] jeunes gens de la femme à l'âge de la puberté, et si réellement on y parvient, de compter leur rendre ce goût quand viendra le moment du mariage (Corydon en est un exemple). Doit-on admettre que les « uranistes » se marieront tout de même, sauf à constituer ensuite des ménages à trois d'une espèce particulière ?... M. André Gide va-t-il jusque-là ?

*

     Tout à l'heure, un rapprochement a paru s'imposer entre les théories de Corydon et les tendances, chastes d'intention, de l'école sportive, les unes et les autres offrant ce point commun le mépris de la femme et de l'amour selon sa conception romanesque.

     Dans un cas des amours, dans l'autre des amitiés masculines sont proposées comme idéal à la jeunesse en place de l'idéal sentimental datant de la Table Ronde, revivifié par d'Urfé, par l'hôtel de Rambouillet, plus tard par Rousseau, Chateaubriand, Lamartine, et combattu cependant par la verve railleuse des conteurs du moyen âge, par le scepticisme de Montaigne, par la verve truculente de Rabelais, par la prudence égoïste et bourgeoise de La Fontaine.

     Il est curieux, à ce point de vue, de considérer les exigences sentimentales d'un homme du XVIe siècle, d'un contemporain de Montaigne ou de Rabelais. Elles comportaient 1° une femme dont les fonctions normales étaient de tenir son ménage et de lui donner des enfants, le mariage étant considéré comme une désagréable nécessité d'état ; 2° selon l'occasion, une ou plusieurs maîtresses, à fin de divertissement ; 3° enfin et surtout un ami, confident intime et sûr. La distinction des genres était très nette ; l'idée de prendre la femme ou la maîtresse pour ami et confident aurait paru folle (qu'on se rappelle Hotspur dans Shakespeare) ; celle de traiter sa femme comme une maîtresse, irrévérente et dangereuse ; celle de conférer à l'ami, par surcroît, le rôle de maîtresse, anormale.

     Aujourd'hui la femme prétend à ce triple rôle ; selon la conception romanesque de l'amour, le même être réclame le droit de donner à l'homme des enfants (pas trop), d'être le dispensateur de ses plaisirs les plus intenses et en même temps son principal ami et confident.

     De ce vaste programme, le retour en vogue des amitiés masculine ferait disparaître un des éléments, la diffusion des amours masculines un autre ; et ainsi la femme demeurerait réduite au rôle de pondeuse et de ménagère (les trois K de l'empereur Guillaume). Il n'est pas dit qu'elle l'acceptera ; mais les champions du « masculinisme » ne lui demandent pas son avis et au surplus ils disposent toujours du « fouet » préconisé par Schopenhauer et Baudelaire.

     Envisagées sous cet aspect, les revendications « masculinistes » apparaissent assez désagréablement comme une pure revendication de la force brutale s'exerçant à l'encontre d'un ascendant conventionnel reconnu à un être physiquement [127] plus faible. Il y a relation certaine entre ces tendances, ainsi interprétées, et celles qui se manifestent, de la même manière, dans d'autres domaines, sous la désignation générale de matéržalisme historique. M. André Gide et M. de Montherlant, dont les doctrines, comme on l'a vu, ne sont pas sans rapports, ont-ils envisagé le problème sous cet aspect ?

 

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