Dr Jean VINCHON, Le Progrès médical, 10 janvier 1925, pp. 57-8.

Repris dans le BAAG, n° 47, juillet 1980, pp. 416-9.

Numérisation pour l'Atag : Daniel Durosay, janvier 1997.

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :
[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

Corydon devant ses confrères

 

     Un écrivain de talent, M. André Gide vient de publier une série de dialogues socratiques pour la défense de l'homosexualité. Faut-il voir là un jeu de l'esprit, jonglant avec les sophismes, ou une plaidoirie pour les uranistes, qui réclament leur place au grand jour dans la société ? Ce qui est certain, c'est que les cinq mille exemplaires de Corydon se sont enlevés avec une rapidité troublante, et qu'une émotion réelle s'est emparée du public, comme chaque fois que cette brûlante question est posée à nouveau

     La presse, comprenant le danger qu'il y a à divulguer de pareilles notions, s'est abstenue sagement de critiques et de commentaires. Ici nous sommes entre médecins et nous pouvons parler franchement de problèmes qui nous sont familiers, et que nous pouvons traiter avec notre impartialité professionnelle.

     D'ailleurs, Corydon lui-même nous y convie ; bien qu'il accuse nos livres de dégager « une insupportable odeur de clinique », il est obligé d'avouer qu'ils sont les seuls sérieux sur la question.

     Sa démonstration de la « normalité » de l'homosexuel longe continuellement [417] la frontière de la maladie. Nous admettons avec lui que des cas d'inversion sont possibles chez les animaux, mais ils sont certainement moins nombreux qu'il ne le pense. De là à déduire que ce qui est naturel peut passer facilement dans le plan social, il y a un bien grand pas à franchir et lui-même nous offre les meilleures objections contre cette tentative au deuxième de ses dialogues. Les affections animales diffèrent de celles des hommes. L'instinct de meurtre, la cruauté, le sadisme peuvent se réclamer de coutumes animales. Ses arguments empruntés à l'histoire des civilisations, à la sociologie, à la morale même, restent spécieux et n'emportent pas la conviction. Mais avant d'aller plus loin voyons comment il envisage l'uranisme.

     Dans une note de la page 11, Corydon élimine les cas d'inversion, d'efféminement, de sodomie. Il confond dans son exclusion certains types physiques d'invertis voisins de l'hermaphrodite et ceux qui se livrent à un acte qui peut être commun à toutes les variétés d'homosexuels et dont Verlaine a parlé sans détours dans Hombres et dans Parallèlement. Avec les invertis efféminés, le médecin reprend ses droits. De plus, l'opinion accepte mal les rapports sexuels contre nature entre individus du même sexe. Ce sont peut-être les deux motifs de cette élimination.

     Mais admettons l'exclusion de Corydon et cherchons à qui nous avons affaire. Il existe des cas, plus fréquents qu'on ne le pense, où un sentiment proche de l'amour s'empare de certains sujets pour des individus de même sexe. Ce sentiment débute à l'occasion d'un émoi diffus de la sensibilité et surprend ceux qui le ressentent dès qu'ils en prennent conscience. A dater de ce moment, le mieux qui puisse arriver est sa transformation en une amitié franche et chez les deux antagonistes la continuation de la vie sexuelle coutumière.

     Les jeunes gens, à l'époque de leur formation, dans la période d'« ambivalence » des psychanalystes, ont quelque chose de féminin qui est la cause de ce phénomène psychologique.

     Mais ce n'est pas le cas de Corydon. chez qui un tel sentiment n'est pas un épisode. Il veut réunir, dans son idéal, une passion forte, qui emprunte le langage des amours les plus ardentes, avec la chasteté qui se met en contradiction constante avec cette passion, en s'opposant à son assouvissement.

     Au moment de son initiation, Corydon, pendant ses études, a traversé une crise de mélancolie, d'inquiétude mortelles. Il a préparé son livre pour se guérir ou plutôt pour « vivre avec cette maladie ». Cette première crise représente le premier choc entre la passion et la chasteté; pouvons-nous admettre facilement qu'elle ait été la seule ? C'est peu probable : pendant dix ans il a cherché des exemples, des arguments nouveaux, en réalité le calme qui manquait à son esprit.

     Havelock Ellis, qui a étudié avec soin les invertis « normaux », a noté que sur 49 cas, il en trouve 14 qui ont une tendance à la « neurasthénie plus ou moins précise, à un déséquilibre du tempérament plus ou moins marqué ».

     [418] De plus, 13 autres sujets avouent un tempérament très nerveux, qui n'empêche pas la moitié d'entre eux de manifester une grande énergie physique et mentale : sur 49 invertis, sept se sont montrés manifestement « virils ». Ces conditions favorables, puisqu'Ellis n'envisage pas systématiquement des malades, nous permettent d'affirmer que plus de la moitié des invertis sont des émotifs prédisposés à l'angoisse : tous ceux que nous avons connus rentrent dans cette catégorie et nous ne les avons pas tous connus comme médecin -- mais beaucoup comme ami de nos malades.

     Quelle est l'origine de cette angoisse, qui se traduit souvent, de l'aveu de Corydon, par sa réaction habituelle, le suicide ? L'angoisse provient-elle de la situation de ces individus vis-à-vis de la société, ou d'une prédisposition innée ?

     Corydon inclinerait volontiers pour la première solution, pour éliminer la seconde. Mais les invertis sont libres de satisfaire leurs penchants et notre code leur interdit seulement le scandale et la violence. S'ils sont discrets, le monde ne leur est guère sévère. Leur situation vis-à-vis de la société est possible à condition de ne pas dépasser la limite prescrite aussi aux autres hommes.

     Si cette première explication de l'angoisse ne joue plus, il faut arriver à la seconde et admettre que plus de la moitié des invertis sont des déséquilibrés émotifs avec des tares héréditaires.

     Après l'angoisse, il y a un deuxième élément psychologique indéniable dans le cas de Corydon, c'est l'orgueil. Comme ses pareils, non seulement il n'admet pas d'être inférieur aux autres hommes parce qu'il n'est pas semblable à eux, mais il prétend même leur être supérieur. Cet orgueil, surtout fréquent dans les confessions littéraires des homosexuels, s'exalte ici lyriquement dans certaines pages du dernier dialogue.

     L'orgueil entraîne le raisonnement par analogie, le raisonnement de justification, que l'on rencontre à chaque page du livre et qui est la marque de l'esprit faux.

     Voici l'homosexuel, souvent émotif, livré à sa forte passion, bien moins qu'un autre, puisqu'il est émotif il résistera à ses impulsions passionnelles. Et c'est à celui-ci que vous demanderez d'entretenir avec un jeune homme un commerce qui a la forme de l'amour. Que se passera-t-il au moment de la rupture, puisqu'elle est inévitable quand le jeune homme ainsi éduqué fondera un foyer ? Ira-t-il tout simplement vers sa fiancée sans heurt de part et d'autre, Corydon reste muet là dessus.

     Il sait pourtant que le jeune homme initié aux moeurs homosexuelles n'est pas, comme il le prétend, un bon candidat au mariage et que son ami ne lui en donnera pas volontairement le congé. Beaucoup d'expériences de ce genre ont été faites sur le conseil de médecins non avertis. Elles sont désastreuses.

     D'autre part, la vie physique en commun entre deux homosexuels ne met nullement à l'abri de certains accidents graves comme les maladies vénériennes. [419] L'intégrité physique et morale est compromise et tout autant que dans les cas où la vie sexuelle a été normale avant le mariage.

     Le jeune homme vient tout de même de se fiancer. Il a encore bien à craindre de son ami d'hier qui peut revenir sur son consentement, au cours d'une crise de jalousie, devant une rivale appartenant au sexe ennemi. Ce peut être le scandale ou le drame qui tente d'arrêter le destin. Rimbaud ne s'est pas libéré pour se marier, mais à l'occasion de la rupture il a essuyé le coup de pistolet de Verlaine. Il s'est enfin dégoûté de son passé et a jeté aux cabinets tout ce qui lui venait de son ancien ami, même le manuscrit de Sagesse. c'est un exemple à méditer.

     Dans d'autres cas, il n'y a pas violence ; le mariage n'est qu'une affaire de convenance et d'intérêts, le ménage à trois dure autant que la femme voudra bien fermer les yeux.

     Le mariage n'est pas la seule issue des amours homosexuelles. Nous voulons dire maintenant un mot d'une autre éventualité possible, sur laquelle Corydon garde aussi le silence : la conversion à la foi religieuse. Ne se souvient-il pas d'un de ses amis qui a écrit ce mot cruel sur sa vie antérieure : « En ce temps là, j'aurais refait le monde à mon image, pour justifier mes erreurs ? »

     L'appel aux moeurs grecques avec la dignité, la tempérance, la chasteté, a été conseillé par des médecins comme Féré. Ils ont eu le bon sens d'admettre que l'inverti est impropre au mariage et ils ont proposé cette solution, faute de mieux. Corydon, lui, demande à l'homosexuel de devenir un saint, ce qui n'est pas à la portée de tout le monde.

     Corydon fut notre guide à travers les rochers de l'histoire naturelle et les défilés de la sociologie et de l'histoire. Nous voici arrivés au sommet, où il nous laisse en équilibre sur une arête de rochers.

     Comme Whitman, son maître peut être plus qu'il ne le dit, il n'a pas songé que cette position (elle n'est ni franche ni commode) ne convient guère à l'« homme moyen » du poète de Feuilles d'herbes.

     Notre ami François Nazier a établi dans son Anti-Corydon la fragilité des sophismes de Corydon sous une forme plaisante. Nous avons voulu montrer à notre tour que le médecin, en poussant l'analyse impartiale de ce cas particulier, découvre la nature du malaise qui pèse sur le livre et le rend difficile à lire à qui n'est pas intéressé personnellement à la question. L'anxiété, l'inquiétude ne guérissent pas et reviennent par crises, même chez celui qui se croit habitué avec elles ; ces crises traduisent, à certaines heures de sa vie, le déséquilibre émotif.

     Nous ne nions pas la valeur sociale de certains invertis. Ils ne sont pas la règle. Toutes les tentatives de prosélytisme resteront impuissantes à le prouver. Elles ne feront que troubler des faibles en les conduisant dans des impasses, qui n'ont parfois que la seule issue du suicide.

 

Retour au menu principal