La Revue de Paris

 

Henry BIDOU

15 mai 1926

 

 

 

     « Les livres que j'ai écrits jusqu'à présent me paraissent comparables à ces bassins des jardins publics, d'un contour précis, parfait peut-être, mais où l'eau captive est sans vie. A présent, je la veux laisser couler selon sa pente, tantôt rapide et tantôt lente, en des lacis que je me refuse à prévoir. »

     C'est ainsi qu'un des personnages de M. André Gide, Edouard, parle d'un roman qu'il écrit, et qui s'appelle, comme celui de M. Gide, Les Faux-Monnayeurs. Il se flatte de laisser aller son livre à l'aventure et d'ignorer comment il finira. « Je considère, dit-il, que la vie ne nous propose jamais rien qui, tout autant qu'un aboutissement, ne puisse être considéré comme un nouveau point de départ. Pourrait être continué... c'est sur ces mots que je voudrais terminer mes Faux-Monnayeurs."

     Il s'agit donc pour l'auteur, et c'est une entreprise assez nouvelle pour lui, de laisser passer dans son oeuvre et de décrire à mesure le flot mouvant de la vie. M. Gide est un esprit assez vigoureux pour pousser le système jusqu'à n'en point avoir. Il est vrai que son nouvel ouvrage a l'air abondant, aisé et naturel. On y reconnaît des courants, des remous, un mouvement spontané et continu. On y trouverait presque du désordre et de la confusion, à la russe. Apparences que tout cela ! On soupçonne aussi une infrastructure dissimulée, mais très forte, des travaux d'art noyés qui subdivisent les filets liquides. Le bruit du style n'est pas ce chant divers et instable qu'on entend au bord des torrents, mais une note claire, parfaite et bien tenue.

     L'étude de ce cours d'eau faussement libre est difficile. Essayons de décomposer l'ouvrage. Un groupe de personnages est formé par les trois frères Molinier, fils d'un président de Chambre sans fortune. L'aîné, Vincent, étudie la médecine. Il se comporte d'une manière traditionnelle ; je veux dire qu'il devient l'amant d'une femme mariée, l'abandonne quand elle est enceinte, se laisse séduire par une femme étrangère, riche, affranchie, et un peu aventurière, part avec elle et finit par la noyer dans la Casamance. Dans l'expérience que M. Gide institue sur les nouvelles générations, ce Vincent, dont l'existence sentimentale est si parfaitement conforme aux usages, servira de cobaye témoin. Aussi ne le verrons-nous guère. On rappellera son exemple quand il faudra mesurer l'écart des nouvelles moeurs.

     Le second, Olivier, va passer son baccalauréat. Il commence à écrire des vers. Sa mère vient encore l'embrasser dans son lit tous les soirs. M. Gide a fait un joli croquis de lui au Luxembourg, entre des camarades. « Combien Olivier Molinier, parmi tous ceux-ci, paraît grave ! Il est l'un des plus jeunes pourtant. Son visage presque enfantin encore et son regard révèlent la tendre précocité de sa pensée. Il rougit facilement. Il est tendre. Il a beau se montrer affable envers tous, je ne sais quelle secrète réserve quelle pudeur tient ses camarades à distance. Il souffre de cela. »

     Le troisième, Georges, a quatorze ans. C'est un enfant cynique ; mais les auteurs qui décrivent les races nouvelles décrivent toujours les plus jeunes comme des cyniques. Quoi qu'il en soit, ces trois frères (et l'aîné a peut être dix ou douze ans de plus que le dernier) représentent trois espèces d'hommes ; l'un est viril et résolu ; l'autre est tendre, sensible et ambigu ; le dernier est infâme.

     Passons à un autre groupe, celui des Profitendieu. Le père est le collègue et l'ami de M. Molinier. Son fils, Bernard, va, comme Olivier, dont il est l'ami, passer son baccalauréat dans deux mois. les deux amis sont d'ailleurs bien différents. Autant Olivier est sensible, autant Bernard est rude. Il y a en lui je ne sais quoi de hardi et d'indompté, qui appelle l'aventure. Il découvre dans le tiroir d'une console, qu'il visite indiscrètement, des lettres d'amour adressées à sa mère, et vieilles de dix-sept ans, où il reconnaît clairement que lui, Bernard, n'est pas le fils de M. Profitendieu. Il quitte la maison le jour même, en laissant une lettre atroce : « Monsieur, écrit-il, j'ai compris à la suite de certaine découverte que j'ai faite par hasard cet après-midi, que je dois cesser de vous considérer comme mon père, et c'est pour moi un immense soulagement. En me sentant si peu d'amour pour vous, j'ai longtemps cru que j'étais un fils dénaturé ; je préfère savoir que je ne suis pas votre fils du tout... Je signe du ridicule nom qui est le vôtre, que je voudrais pouvoir vous rendre et qu'il me tarde de déshonorer. » Il couche chez Olivier, et le lendemain il part à l'aube, sans un sou, résolu, dit-il, à n'être ni marlou, ni voleur, mais sans savoir comment il vivra.

     Comme Olivier, Bernard a un frère plus âgé, qui est avocat, et un frère cadet, Caloub, qui est encore à l'âge du thème et de la version. Mais nous ne faisons que les entrevoir.

     Madame Molinier, la mère d'Olivier, a un demi-frère, qui peut avoir une quarantaine d'années, et qui se nomme Edouard. Il est écrivain et, au début du roman, il arrive de Londres. Visiblement, ce sont les jeunes gens qui sont les personnages véritables du roman. Edouard n'est là que comme un substitut de l'auteur, une sorte de témoin passionné ; mais ce rôle même est considérable. Il intervient à chaque moment et détermine les événements. Il tient un journal dont nous lisons des fragments. Il raisonne de la vie et des lettres. Je voudrais tracer son portrait. Mais il a écrit lui même : « La description des personnages ne me paraît point appartenir au genre (du roman). Oui, vraiment, il ne me paraît pas que le roman pur... ait à s'en occuper. » Et M. Gide est trop évidemment de son avis.

     Puisque Edouard et M. Gide pensent l'un et l'autre que « les romanciers, par la description trop exacte de leurs personnages, gênent plutôt l'imagination qu'ils ne la servent, et qu'ils devraient laisser chaque lecteur se représenter chacun de ceux-ci comme il lui plaît », observons cette règle et représentez-vous, lecteur, Edouard comme il vous plaira. Dites-vous seulement qu'après six mois d'absence, il revient à Paris, et qu'il arrive par ce jour d'avril, vers onze heures du matin, à la gare Saint-Lazare.

     Olivier, qui l'appelle oncle Edouard et qui 1'aime beaucoup, va le chercher. On ne nous dit pas expressément de quelle sorte est leur attachement. Mais il a l'inquiétude sauvage de l'amour. Edouard saisit le bras du jeune Olivier et dit : « Je m'efforçais de croire que tu ne serais pas là ; mais au fond j'étais sûr que tu viendrais. » Olivier, scrupuleux, inquiet et craignant d'être importun, raconte qu'il avait affaire dans le quartier ; puis il rougit de son mensonge. Edouard, qui le voit rougir, craint d'avoir montré trop de passion en lui serrant le bras, et, dégrisé, il dénoue son étreinte. « Il eût voulu demander à Olivier s'il avait compris que cette carte adressée à ses parents, c'était pour lui qu'il l'avait écrite ; sur le point de l'interroger le coeur lui manquait. Olivier, craignant d'ennuyer Edouard ou de se faire méjuger en parlant de soi, se taisait. Il regardait Edouard et s'étonnait d'un certain tremblement de sa lèvre, puis aussitôt baissait les yeux. Edouard tout à la fois souhaitait ce regard et craignait qu'Olivier ne le jugeât trop vieux. »

     Telles sont les alarmes, les pudeurs, les délicatesses des amis de Socrate. Edouard est si énervé qu'il jette sans y songer son bulletin de consigne. Bernard Profitendieu, qui les suit sans être vu, ramasse le bulletin, dégage la valise d'Edouard, y prend un portefeuille tout en se répétant qu'il n'est pas un voleur, déjeune, et, regagnant la chambre qu'il vient de louer, poursuit l'inventaire : « Un complet de rechange ; à peine un peu trop grand pour moi, sans doute. L'étoffe en est seyante et de bon goût. Du linge ; des affaires de toilette. Je ne suis pas bien sûr de lui rendre jamais tout cela. Mais ce qui prouve que je ne suis pas un voleur, c'est que les papiers que voici vont m'occuper bien davantage. » Et il lit, sans plus de façons, le journal qu'Edouard tient de sa vie.

     Ne jugez pas trop mal Bernard, si vous ne voulez pas contrister M. Gide, qui a pour lui une évidente sympathie. C'est un enfant, nous dit-il, « aux yeux si francs, au front si clair, au geste si craintif, à la voix si mal assurée... » Et en effet, les secrets qu'il surprend lui inspirent une idée naïve et généreuse.

     Le journal d'Edouard est surtout l'histoire de Laura. Laura est cette maîtresse que Vincent Molinier vient d'abandonner. Elle est la fille d'un pasteur protestant, Vedel, qui dirige une pension. Vedel a deux autres filles, Rachel l'aînée, Sarah la cadette, et un fils, Armand, un camarade d'Olivier, fin, sensible et amèrement cynique : Edouard, qui a été pensionnaire chez les Vedel, les connaît tous, et Laura a eu de la tendresse pour lui. Mais, l'an passé, elle a épousé un petit professeur, Douviers. Puis, tandis que Douviers était en Angleterre, elle a dû aller dans le Midi : c'est là qu'elle a rencontré Vincent Molinier. Maintenant, enceinte, désespérée, n'osant plus rejoindre son mari, qui la croit chez ses parents, n'osant pas rejoindre ses parents, qui la croient à Paris, elle se cache à Paris et vit a crédit dans un petit hôtel. Elle a écrit à Edouard une lettre désespérée. « Je ne sais plus que devenir. Hélas ! des chemins si délicieux ne pouvaient mener qu'aux abîmes. Je vous écris à cette adresse de Londres que vous m'avez donnée, mais quand cette lettre vous parviendra-t-elle ? Et moi qui souhaitais tant d'être mère ! Je ne fais que pleurer tout le jour. Conseillez-moi, je n'espère plus rien que de vous. Secourez-moi, si cela vous est possible, et sinon... Hélas, en d'autres temps, j'aurais eu plus de courage, mais à présent ce n'est plus moi seule qui meurs. Si vous n'arrivez pas, si vous m'écrivez : je ne peux rien, je n'aurai contre vous pas un reproche. En vous disant adieu, je tâcherai de ne pas trop regretter la vie... »

     Le jour où il a reçu cette lettre, Edouard est revenu à Paris. Bernard à son tour la lit avec les autres papiers, et une idée romanesque lui vient à l'esprit. Il va trouver Laura ; il se dit envoyé par Edouard pour lui apporter de l'argent... Mais, à ce moment, Edouard paraît. Il reconnaît aussitôt que le jeune homme est celui qui s'est approprié sa valise. Il n'est pas fâché, et Bernard n'est pas déconcerté. Celui-là se contente de sourire avec un peu d'ironie, et celui-ci, tout à fait en confiance, lui demande de le prendre pour secrétaire.

     A ce moment, le faisceau du roman se rompt pour un temps, et les personnages se dispersent. Edouard emmène Laura à Sass-Fee, pour y faire ses couches, et il emmène avec lui Bernard, devenu en effet son secrétaire. Olivier resté à Paris est tordu de jalousie. C'est à ce moment qu'on voit bien la différence de caractère entre les deux amis. Bernard, qui s'est mis si hardiment en marge de la société, est le plus ingénu des deux ; il raconte naïvement à Olivier la vie qu'il mène en Suisse ; au contraire Olivier, plus délicat, est infiniment moins innocent, et plus tourmenté.

     « Bernard, nous dit M. Gide, était beaucoup trop spontané, trop naturel, trop pur, il connaissait trop mal Olivier, pour se douter du flot de sentiments hideux que cette lettre allait soulever chez celui-ci ; une sorte de raz de marée où se mêlaient du dépit, du désespoir et de la rage. Il se sentait à la fois supplanté dans le coeur de Bernard et dans celui d'Edouard. » « Ah ! c'est ainsi », pense-t-il, et il se rend chez le comte de Passavant, directeur d'une revue de littérature, faux artiste et corydonisant notoire, qui cherche un jeune rédacteur en chef.

     La période de Saas-Fee est celle où Edouard précise l'idée qu'il a du roman qu'il écrit. Ce roman, on s'en souvient, s'appelle, comme celui de M. Gide, Les Faux-Monnayeurs. Mais qui sont ces faux-monnayeurs ? Edouard ne le sait pas bien encore. Il a pensé d'abord à quelques-uns de ses confrères. « Mais l'attribution s'était bientôt considérablement élargie ; suivant que le vent de l'esprit soufflait de Rome ou d'ailleurs, ses héros tour à tour devenaient prêtres ou francs maçons. » Plus tard, le sujet change encore, ou plutôt un sujet plus profond apparaît : c'est la rivalité du monde réel et de la représentation que nous nous en faisons. « La résistance des faits, écrit Edouard, nous invite à transporter notre construction idéale dans le rêve, l'espérance, la vie future, en laquelle notre croyance s'alimente de tous nos déboires dans celle-ci. » Si je l'entends bien, les faux-monnayeurs sont les idéalistes. Il y a là un retour de l'esprit qui dictait autrefois à M. Gide Le Prométhée mal enchaîné. Au contraire, poursuit Edouard, « les réalistes partent des faits, accommodent aux faits leurs idées. Bernard est un réaliste. Je crains de ne pouvoir m'entendre avec lui ». M. Gide est pour ceux qui écrivent d'abord l'idée, attendant que les faits s'y viennent ranger. Pour lui donner raison, Edouard est à peine rentré à Paris que le petit Georges Molinier, pensionnaire chez les Vedel, est enrôlé dans une bande de galopins qui écoulent de la fausse monnaie. Voilà une justification, au moins accidentelle, partielle et tardive, du titre

     Toute cette dernière partie a pour centre la pension Vedel. Bernard y est entré, et il est devenu 1'amant de Sarah. Armand Vedel, cynique et désespéré, apparaît plus nettement. La bande affreuse des petits camarades de Georges montre des museaux de gosses pervertis. Cependant Olivier, réconcilié avec Edouard, essaie de se tuer, sans autre raison que ce sentiment de plénitude et de joie, qui donne envie de quitter une existence comblée.

     Tels sont les éléments, et non pas tous, de ce livre robuste, et d'un mouvement si divers. Par endroits, il peut paraître le journal d'un roman qui s'agrège, s'accroît et varie. Ailleurs, il semble le roman de toute une génération, celle d'Olivier, de Bernard, d'Armand, suivie par la génération de Georges, de l'horrible et féroce petit Gheridanisol et du malheureux et charmant Boris. Mais dans chacune de ces générations il y a toutes sortes de caractères, et les circonstances changent plus que les hommes. Ailleurs encore le livre laisse entrevoir tout un temps de la littérature, et des visages connus. Il varie entre la confession et la chronique. Il est une réaction de M. Gide contre son propre goût de l'abstrait, et la vie y entre comme un flot, les vannes levées. Et ce livre de combat contre lui-même est pourtant celui où l'esprit de M. Gide apparaît tout entier.

 [Repris dans le BAAG, n° 21, pp. 11-19].