Cahiers du Sud

 

Georges BOURGUET

juillet 1926

 

 

 

« Je joue tout le long du livre à cache-cache avec mon titre. » André GIDE.

 

     La première fois que je lus Les Faux-Monnayeurs, une sourde irritation m'anima contre André Gide. Comme s'il eût fallu que je me défendisse, j'attaquais de front une si basse morale, tant de cynisme, une telle immoralité. Je hurlais avec les imbéciles, presque avec satisfaction.. Je confondais, dans mon désir de libération, 1'oeuvre et l'homme, étayant de souvenirs et de médisances la volonté de mon esprit.

     La critique acheva de fausser mon jugement. Ce ne furent qu'épines sous les roses, qu'attaques grossières de jaloux, qu'éloges de comparses. Quelque chose comme une conspiration aboutissait. « Premier roman » ironisait M. Loewel ; « comment appellerons-nous donc L'Immoraliste et La Porte étroite ? ». M. Jaloux concédait une valeur au livre mais, le comparant aux romans russes, plaignait, in petto, M. Gide d'avoir réalisé une oeuvre informe. M. Mauclair défendait la morale outragée et se frappait la poitrine. Quelle sainte croisade ! Tous les amis des gentils s'engagèrent courageusement .

     Les oeuvres puissantes suscitent toujours ces réactions. Quelque chose de vraiment fort gêne aussi bien ceux qui se croient de la partie que les Lecteurs bénévoles. Le critique de profession est fatalement obligé de méconnaître le bel objet. Il ramène tout à un canon qu'il s'est formé par commodité, canon selon lequel il déforme à sa guise ce dont il parle.

     Ne serions-nous pas, en effet, devant un grand livre ? Pour le bien situer, il faut se rappeler la courbe d'André Gide des Cahiers d'André Walter à L'Immoraliste, de L'Immoraliste aux Caves du Vatican., des Caves du Vatican aux Faux-Monnayeurs. Je sais bien qu'après coup on découvre la filière, que dans Paludes, livre centre de sa pensée, est enclose toute son oeuvre. Mais combien imprévisible ne reste-t-il pas ?

     Chaque nouvel ouvrage donne l'impression, quand il paraît, que l'auteur est arrivé au bout de sa carrière. On ne sait pas ce qui va arriver. Une puissance pareille de renouvellement force l'admiration.

     Les amis mêmes de Gide, qui avaient lu des fragments des Faux-Monnayeurs, s'effaraient quand La N.R.F. publia les deux tiers du roman. Gide, avec dédain, chassait son ombre en Afrique. Car, c'est ceci qui est épouvantable, n'est-ce pas ? ceux qui se disent les amis de Gide le détestent. L'amitié qu'inspire la merveilleuse intelligence de cet homme, son équilibre physique (n'ai-je pas reconnu les traits originaux de Gide sur les épaules de nos paysans d'Uzès ?) humilient ceux qui l'approchent. Et, peut-être, les hommes de lettres ne peuvent-ils pas lui pardonner cette supériorité, parce que le génie de Gide est perpétuellement intérieur. Encore une fois il déroutait le troupeau.

     Je ne prétends pas que cette façon d'être soit absolument gratuite, qu'il n'y ait pas une volonté déterminante à ces chemins nouveaux qu'il se trace sans cesse. Nous pénétrons ici la suprême originalité de Gide. Son esprit choisit sans arrêt. Il ne s'arrête pas de choisir de nouveaux éléments qu'il s'incorpore.

     Ainsi, quand on reconnaît quelques-uns de ces éléments, on commet 1'erreur de vouloir pousser ceux-ci par la logique dans l'oeuvre où ils apparaissent : Nietzsche et Les Nourritures, les puristes du XVIIe et Isabelle, Dostoïewsky et Les Faux-Monnayeurs. Parallèles faciles et faux aussi. Bien sûr que Les Faux-Monnayeurs ne seraient pas ce qu'ils sont, si Gide n'avait étudié le roman russe. Nature d'une partie extérieure des personnages, goût des cas spéciaux qui reflètent le monde normal en le déformant, voilà des emprunts faits aux russes. On prend son bien où on le trouve. Et tant mieux que Gide ait trouvé ce nouvel aliment, que sa curiosité l'ait poussé à mieux pénétrer certains domaines. Mais je sens l'injustice de cette limitation.

     L'oeuvre est d'abord d'essence gidienne et française. Dans la façon dont les personnages vont vivre, les faits survenir, on reconnaîtra la présence de Gide, l'atmosphère de notre société. Si Aliocha, si Stavroguine sont essentiellement russes, l'écrivain Edouard, les familles Molinier et Profitendieu sont françaises avant tout.

     Découvrir des tares, des faiblesses sous l'apparence de la santé, le désordre sous le manteau de l'ordre, cela doit nous porter à sympathiser avec le romancier qui, de la sorte, rejoint les moralistes par le moyen d'histoires agréables. Et cela aussi est bien national.

     Comme elle paraît plaisante, dès lors, cette indignation des critiques vertueux qui, pour mieux cacher leur haine de tout ce qui les dépasse font appel aux sentiments patriotiques, religieux, sociaux ! En vérité, il importe peu. Voici comment, je pense, nous pourrons expliquer le livre :

     Le romancier Edouard prépare un ouvrage qui s'appelle Les Faux-Monnayeurs. Pendant qu'il l'écrit, la vie précipite sous ses regards une suite d'aventures où il est mêlé, non pas accidentellement, mais parce que ces aventures sont celles de sa famille et se passent dans son milieu. Les événements se projettent sur les pages du roman et empêchent Edouard de distinguer la direction qu'il prend. Il a parfaitement conscience de cet état.

     Sa curiosité, sa sensualité aussi, le mènent, et il se sent dominé par la fatalité, prédestiné comme tous les êtres. Son oeuvre n'est et ne sera qu'une matérialisation, un épiphénomène sans importance, auquel il tendra seulement au moment où il se manifestera. S'il est un romancier, son métier ne le jette pas dans un monde clos, professionnel. Avec les tics, les nécessités de son labeur, il est avant tout un homme qui joue, sur cette terre, la comédie que Dieu décida de lui faire jouer.

     Tel me paraît le sens du livre. Nous revoyons, dans Edouard, Ménalque. Les derniers mots du journal d' Edouard nous semblent significatifs : « Je suis bien curieux de connaître Caloub. » Bernard c'est Nathanaël, un Nathanaël dont nous savons qu'il est rentré chez lui, parmi les siens. Olivier, second Nathanaël, tentera de se tuer. « Il comprenait qu'on se tuât, mais seulement après avoir atteint un tel sommet de joie, que l'on ne puisse, après, que redescendre. » Bernard, Olivier, Boris, Georges, Caloub, Vincent, Armand, oh ! famille des Nathanaëls.

     Trois visages de femmes :Laura, lady Griffith, Mme Molinier créatures conventionnelles. Ici, visiblement, Gide voit du dehors. Aucun de ces êtres n'est percé dans son âme. La pensée de Gide change de climat : ici, elle dépeint. Il ne s'attarde guère, d'ailleurs. Il ne sait précisément parler que d'une pauvre fille, anormale, sacrifiée, vierge et enlaidie. La seule vivante femme de l'ouvrage est un cadavre, une soeur laïque : Rachel.

     On croit entendre le froufrou d'une robe de femme ; mais le visiteur, dans cette demeure, n'entendra jamais que ce froufrou. Est-ce vraiment une femme qui a disparu dans l'ombre, et qu'on ne voit pas ?

     C'est alors que la maîtrise d'un genre apparaît : ces créatures cérébrales, mal définies, qui accablent frôler à peine les hommes avec lesquels elles vivent, quelquefois avec passion, ne nous émeuvent pas. Jamais le lecteur ne prendra en pitié Laura, enceinte et délaissée ; jamais le lecteur n'excusera Sarah ; jamais lady Griffith, noyée, ne nous touchera. André Gide s'arrange à ne pas nous laisser porter attention aux femmes, qu'il présente, souvent, de pathétique façon.

     On s'est servi des positions prises par l'auteur à différents moments, pour ne voir dans Les Faux-Monnayeurs qu'un système de défense. On a insinué que Gide avait insulté la famille et la société parce que beaucoup de ses personnages, presque tous les hommes, étaient anormaux. Vaine querelle ! Le romancier est libre d'étudier qui lui plaît.

     Accusera-t-on de crime celui qui fera un roman sur les criminels ? Gide nous a montré des milieux parfaitement exacts, que nous côtoyons tous. Les vices sont aussi dans la société bourgeoise, la plus austère d'apparence. Il est évident qu'il se trouve des magistrats probes et d'autres non. Les magistrats Molinier et Profitendieu sont humains lorsqu'ils évitent un scandale qui les pourrait salir eux et la société qui les paie pour la défendre. En outre, l'ironie de l'auteur les accable et les flagelle.

     J'ai l'impression, enfin, qu'il n'est pas temps de se prononcer sur ce livre. J'aurais voulu pouvoir en dénoncer les faiblesses. J'aurais voulu pouvoir crier à Gide : Bon débarras ! Les influences dont on se libère, on a toujours soin, par lâcheté, de les réprouver. Certes, ma pensée, mes goûts littéraires, doivent beaucoup à Gide. A dix-huit ans, il fut pour moi comme une révélation, et j'aimais la vie passionnément dans l'exaltation des Nourritures.

     C'est libéré de cet amour, enclin à trouver dans les oeuvres nouvelles de celui qui a écrit Paludes, tout le mal possible, que j'ai abordé Les Faux-Monnayeurs. La puissance, la maîtrise de Gide m'ont vaincu. Je n'aime pas sa pensée, je lui trouve un goût de mort que je déteste ; je sens en quel mépris cet homme doit tenir tout ce qui me fait meilleur. Je m'incline devant une telle oeuvre d'art.

     L'art, n'est-ce pas le choix ? Les Faux-Monnayeurs sont un livre porté des années dans l'esprit de l'auteur. Un souci constant de forme, de composition, en font une oeuvre maîtresse. C'est cela que je voulais dire.

     Un ennemi de cette taille, quel honneur de le combattre ! Mais avec des armes dignes de lui. Lorsque les chiens aboient, celui qui aboie avec eux, c'est par veulerie qu'il le fait. Et cette veulerie, parfois, le contente. Employer des moyens de polémique, abaisser au journal quotidien les problèmes que soulève une oeuvre mûrie dans le silence et le travail, cela reste une indignité, cependant.

     Le respect de son ennemi est la première condition de la beauté d'une lutte.

 [Article publié en écho à celui de briel D'AUBARÈDE, paru dans la même revue en mai 1926.-- Repris dans le BAAG, n° 23, juillet 1974, pp. 31-35].