La Nouvelle Revue Française

 

Ramon FERNANDEZ

1er juillet 1926

 

     Si j'osais prendre au piège d'une formule le génie de M. Gide, je me risquerais à dire que de tous les écrivains français de sa génération il est le seul qui ait su nous donner, à différents moments de sa carrière et de notre croissance, sinon toujours l'oeuvre, du moins la sensation de l'oeuvre que nous attendions. Je songe à ceux qui avaient quinze ans lorsque parut La Porte étroite, aux heures nocturnes où je dévorai ce récit, ivre d'amour, de dévouement et de regret : Alissa me touchait au vif. J'en pourrais dire autant de ses autres ouvrages, notamment des Caves du Vatican qui vinrent, quelques mois avant la guerre, flatter notre goût tout esthétique pour l'aventure. Si j'avance que M. Gide nous donnait la sensation de l'oeuvre que nous désirions, plutôt que cette oeuvre elle-même, c'est que cette distinction marque assez bien, je crois, ce qu'il y a d'original, d'incomparable et tout à la fois de décevant dans sa manière : je veux dire que nous atteignions la réalité à travers les impressions de l'auteur, et celui-ci se comportait singulièrement comme si les événements par lui imaginés, il n'avait fait que les entrevoir. Nul n'était capable, au point où l'était M. Gide, de suggérer, d'amorcer la passion naïve du lecteur par quelques traits pudiques et pâles. Cette façon de piquer légèrement au bon endroit puis de retirer bien vite sa main, c'est, on l'a dit justement, 1'art de la litote. Mais il y avait plus dans le cas de M. Gide : la litote est une figure du discours et il s'agissait d'une figure de la vie ; ou si vous préférez, la vie que M. Gide nous racontait c'était de la vie ébauchée, ou inachevée, ou détournée de son achèvement, ou dérobée et refusée, ou momentanée, telle enfin que la litote en était non point l'expression incomplète, mais la fidèle copie littéraire et comme le compte rendu in extenso.

     Quand nous nous souvenons d'une oeuvre où une vie, une destinée s'est accomplie, il arrive que notre mémoire se sache débordée par la réalité ; elle est plus pauvre que l'oeuvre, sinon plus économe. Il semble qu'il en soit ainsi de nos rapports avec toutes choses vivantes ; cet arbre de Judée que je contemple, comme il est plus complet, plus nuancé que ma vision ! Mais il est là, il demeure, il me nourrira, quand je voudrai, de visions nouvelles. Mais si j'ai rêvé, un instant, d'un arbre inconnu, j'en garde une impression flottante que je ne puis rapporter à rien, que je n'enrichirais qu'en rêvant encore. M. Gide procédait à la manière du Dieu des songes, non pas à la manière du créateur, qui est Dieu tout court. Au lieu de se métamorphoser en nature il fondait la nature dans un fluide mi-sensuel, mi-idéal. J'ai dit qu'il semblait ne faire qu'entrevoir ce qu'il imaginait : je crois qu'il donnait plutôt l'impression de s'en distraire. La puissance de distraction de M. Gide est extraordinaire. Ou sa puissance d'oubli ? Il oublie la vie, celui qui n'en retient que ce qui le caresse en négligeant ses lois de croissance et sa pesanteur.

     En passant du récit au roman -- à son premier roman, comme il le souligne si intelligemment lui-même -- M. Gide a fait un bel acte de courage. Dans un récit M. Gide avait pu, sans déroger aux lois du genre, nous communiquer son impression de la vie sans nous livrer la vie elle-même à l'état brut. Dans un roman il devait nous exposer à la fois la réalité nue et son point de vue sur elle. Sans doute aurait il pu supprimer le point de vue, mais il n'en était point capable, et c'est pourquoi je trouve, contrairement à quelques opinions éminentes, Les Faux-Monnayeurs fort bien composés, avec un sens des relations organiques tout à fait remarquable. Si M. Gide nous semble un romancier incomplet, c'est qu'il a voulu demeurer fidèle à soi-même et si d'autre part il a composé, avec des parties de récit et des parties de roman, un genre hybride somme toute nouveau, c'est pour avoir obéi à la logique du roman. Si nous suivons dans l'oeuvre de M. Gide la courbe symbolique et symboliste qui va du rêve à la vie, Les Faux-Monnayeurs nous apparaîtront comme une expérience privilégiée, où le subjectivisme maintient ses différences devant la vie, se refuse à coïncider avec elle, à s'abandonner à son cours. M. Gide aurait pu, tout comme un autre, écrire un roman purement objectif, mais il y eût manqué ce qui fait l'objectivité même d'un grand roman, à savoir la présence constante de l'auteur et son entier dévouement à la vie qu'il crée. Le Journal d'Édouard, avec son retrait et ses désintéressements significatifs, remplace justement dans Les Faux-Monnayeurs cette présence et ce dévouement.

     La figure de la vie qui se dégage de tout cela n'est peut-être point conforme aux souhaits de M. Gide. Il se flatte d'être vivant et d'aimer la vie, mais comment ne pas reconnaître qu'il entretient avec elle les relations les plus singulières, les plus déconcertantes ? Il ne goûte et ne retient d'elle que les commencements, les possibles et les moments privilégiés : or comment élire ces moments si l'on ne suit pas la vie attentivement et jusqu'au bout ? Si l'on détache les crises de la durée où elles se nouent, on risque de prendre le sensationnel pour l'essentiel, et surtout de ne retenir des êtres que leur enveloppe sensible, vide de son contenu. De fait M. Gide crée plutôt des actes et des sensations que des individus, ou plus exactement des parties isolées de vie individuelle, et dans cet ordre il n'a jamais rien conçu de plus parfait et de plus irritant que l'épisode du crime de Lafcadio. Le principe fondamental de sa psychologie est que l'on ne doit éprouver du réel que des contacts aigus, instantanés et sans conséquences : ce qui se poursuit et tend à s'achever ne l'intéresse pas. "La réalité, nous dit Edouard, m'intéresse comme une matière plastique ; et j'ai plus de regard pour ce qui pourrait être, infiniment plus que pour ce qui a été." Tout amant de la vie 1ui accordera que le possible, le futur, sont infiniment plus intéressants que le passé, mais le conditionnel introduit une équivoque considérable : ce qui pourra, ce qui va être, voilà la vie dans son mouvement et sur sa pente ; ce qui pourrait être, ce n'est que de la vie ébauchée aussitôt détournée vers l'imagination. Tout le roman est d'ailleurs une petite guerre menée par M. Gide contre la durée. "Le grand défaut de cette école (l'école naturaliste), c'est de couper sa tranche toujours dans le même sens, dans le sens du temps, en longueur. Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur ? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout. Comprenez moi : je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman". C'est Edouard qui parle. Et il note ailleurs : "Le romancier, d'ordinaire, ne fait point suffisamment crédit à 1'imagination du lecteur." Le tout est de savoir si c'est un moment isolé auquel le lecteur est requis de rêver ou si c'est une durée, une destinée dont on ne lui fait connaître que des moments. Les Faux-Monnayeurs sont une suite de départs, d'amorces qui font long feu, les personnages perdant leur durée dès qu'ils commencent à vivre serieusement. Olivier lui-même, cher à Edouard, nous intéresse beaucoup moins dès 1'instant qu il cesse d'être "piquant", dès que, cessant de devenir, il est devenu. "Je suis bien curieux de connaître Caloub", note Edouard, et c'est la dernière phrase du livre. Je serais tenté de voir dans Caloub le véritable héros du roman suivant la formule de M. Gide, parce qu'il ne paraît pas mais va paraître, après la fin de l'histoire ; ou plutôt, le roman n'ayant point de fin, parce qu'il pourrait ou aurait pu en être le héros. Par un singulier renversement des valeurs l'histoire des personnages semble intéresser d'autant moins l'auteur qu'elle est objectivement plus intéressante ou du moins qu'elle pourrait l'être. De Bernard à Caloub le roman, l'idée même de roman insensiblement mais sûrement se dissout.

     Ceci m'amène à Bernard dont M. Gide pouvait tirer une belle figure de roman qui aurait eu un pedigree de marque. On a relevé l'importance que M. Gide attribue au vice dans la formation de ses jeunes hommes en lui laissant entendre que le vice n'est ni plus complxe, ni plus difficile à feindre que la vertu. Rien de plus juste : le vice jeune est souvent une gaucherie dont le pli si on ne 1'efface promptement, demeure ; mais il semble que M. Gide ait voulu évoquer dans la personne de Bernard une figure de la vie beaucoup plus riche et significative. A Olivier, tendre prédestiné, répond Bernard en qui l'auteur a suivi la poussée normale d'une sève vigoureuse. Le jeune bâtard n'atteint à un équilibre stable, à la pleine possession de soi qu'après avoir rompu ses attaches sociales, fait l'anarchiste et joué quelque temps et de toutes les manières le rôle de hors la loi qui était comme préfiguré dans sa nature. Nous le voyons se reconnaître et s'ordonner peu à peu à la lueur de ses passions, et aussi de ses réflexes. Par la ligne de sa destinée comme par les circonstances de sa vie -- sa bâtardise, son infidèle fidélité -- Bernard est de la famille de Tom Jones. Comme le héros de Fielding il se fait malgré les conventions sociales, il tire de soi ce qu'il donne de meilleur, et ce meilleur, loin d'être altéré, est purifié par ses égarements et ses turpitudes. Dans sa course magique avec l'ange, au moment d'inscrire son nom au bas de quelque engagement patriotique, il échange des paroles mémorables avec le corps astral de sa conscience :

"-- Tu trouves que je devrais signer ?

-- Oui, certes, si tu doutes de toi, dit l'ange.

-- Je ne doute plus, dit Bernard, puis jeta loin de lui le papier."

     Je crois bien que voilà les plus belles répliques du livre. Elles sont dans la ligne d'un roman vivant, mais elles ne sont pas dans celle des Faux-Monnayeurs, car il y a longtemps que M. Gide d'abord, Édouard ensuite, ont laissé sombrer Bernard au fin fond de leur indifférence.

     Les Faux-Monnayeurs s'étagent en profondeur sur deux plans : sur l'un les événements ont lieu, sur l'autre l'auteur en prend conscience, et comme ces deux plans n'arrivent pas à se souder ensemble et que l'auteur se distrait des événements les plus propres à faire fructifier le réel, on peut dire que l'auteur ne consent pas au roman qu'il crée et qu'en fin de compte, à cause de ce refus, le roman ne sort pas, se défait. La clef de ce mystère nous est donnée dans le joli monologue shakespearien d'Edouard sur l'amour imaginaire. "Dans le domaine des sentiments, écrit-il, le réel ne se distingue pas de l'imaginaire." Sans doute, mais c'est que le sentiment ne se suffit pas à lui-même. Le sentiment est une manière d'étre qui implique une manière d'agir ; et si notre manière d'agir ne vient pas confirmer ou infirmer notre manière d'être, celle-ci deviendra imaginaire, s'évaporera. Tout état intérieur détaché de ses fins actives et tenu en suspens est de nature imaginaire : M. Gide fait de cet imaginaire le résidu dernier, la quintessence de ce qu'on pourrait appeler la vie pensée. On ne voit pas pourquoi la pensée ne s'attacherait pas à la vie, n'en épouserait pas le rythme, se déroberait à sa terrible pression. La douleur de Laura, voilà de la vie réelle, nous dit M. Gide : d'où vient que cette douleur, loin de nous toucher comme celle de Marceline ou d'Alissa, nous gêne comme elle gêne le jeune Bernard, nous paraît une dissonance, presque un manque de tact ? Les différences du sentiment et de la vie indiquées dans Les Faux-Monnayeurs sont en fait les différences personnelles de M. Gide qu'il pose sans en faire l'équation. Or, cette équation, le roman l'exige.

     Au reste, ces différences sont les différences d'une époque, d'un mode de vie et de pensée. M. Gide est toujours original, profond, naïf dans le meilleur sens du terme, mais ses actes, quoi qu'il puisse en penser lui-même, ne sont jamais gratuits. Il a le pouvoir de représenter spontanément et parfaitement certaines tendances de son époque, d'exprimer à la fois un moment de sa sensibilité et un moment de la vie de l'esprit. Cet accord spontané est bien rare depuis Goethe. C'est pourquoi, si M. Gide ne nous présente pas la figure de la vie que souhaitent quelques-uns d'entre nous, il nous faut reconnaître qu'il demeure, à sa manière et dans sa ligne, naïvement et purement vivant.

 [Repris dans le BAAG, n° 21, janvier 1974, pp. 28-35.]