La Revue de France

 

 

Léon PIERRE-QUINT

15 février 1926

 

     André Gide est, à l'heure actuelle, un de nos plus célèbres prosateurs. Je ne dis pas : romanciers. L'ouvrage qu'il nous donne aujourd'hui, Les Faux-Monnayeurs, il l'appelle, lui-même, son « premier roman ». Pourquoi ?

Les « oeuvres du même auteur » sont cependant assez nombreuses pour former une liste, qui occupe entièrement une des pages de garde de son présent livre. Elles sont classées par genre : Traduction, Théâtre, Critique... Et nous découvrons que celles, qui passent communément pour des romans, figurent, les unes, comme L'Immoraliste, La Porte étroite, Isabelle, sous la rubrique : Récits ; les autres, comme Paludes, Les Caves du Vatican, sous le titre : Soties.

     À un certain âge, beaucoup d'écrivains sentent le besoin d'ordonner rétroactivement leur production, justement parce qu'elle est due aux hasards de la mode ou des écoles en vogue. Celui qui a commencé d'écrire sous les auspices d'Edmond Rostand ou de M. Henri de Régnier, puis qui s'est approché de Dada, enfin qui s'est converti à la doctrine de M. Maritain, tient plus qu'un autre à prouver, surtout à lui-même, l'unité de sa vie littéraire. Un tel cas, d'ailleurs banal, n'a aucun rapport, heureusement, avec la position si complexe et si fuyante d'André Gide.

     Nous ne sommes jamais deux instants de suite pareils à nous-mêmes, a déclaré Bergson, dont l'influence sur notre siècle ne sera jamais assez reconnue. Le moi est une progression continuelle. Proust, un des premiers, a appliqué en littérature cette psychologie, appelée improprement : décomposition de la personnalité. C'est dans sa vie qu'André Gide, lui, semble la mettre en action. « Je ne suis, dit-il dans Les Faux-Monnayeurs, jamais ce que je crois que je suis, et cela varie sans cesse. » Ce caractère ondoyant, dont la conduite apparaît souvent déconcertante, a été sans doute, beaucoup plus que son oeuvre elle-même, la cause des attaques absurdes ou injustes, dont il a été l'objet ces dernières années. C'est ce qui explique surtout que ses livres aient été presque chacun un entier renouvellement, un point de départ vers une voie qu'il a abandonnée aussitôt dans le livre suivant. L'individu, plus ses possibilités foisonnent, déclare encore Gide, « moins volontiers il laisse son passé disposer de son avenir ».

     Cependant, si généreux que soit son fonds, celui-ci est limité. Après avoir publié successivement quatre ou cinq livres qui ouvrent des échappées divergentes, l'auteur revient à 1a manière du premier, puis, sans doute dans un autre ordre, à la manière du second, du troisième, et nous donne ainsi une nouvelle série de livres correspondant aux précédents. C'est chaque fois un cycle d'ouvrages, qui représentent chacun, en quelque sorte, un des aspects divers d'une personnalité étonnamment riche.

     Dans Les Faux-Monnayeurs, l'auteur a réuni, pour la première fois en un même ouvrage, ses différents « moi » ; il s'est donné entièrement dans un seul livre. Les Faux-Monnayeurs sont à eux seuls un des cycles dont je parlais. Gide n'y révèle pas les côtés inconnus de sa nature, mais il présente à la fois tous ses côtés connus. Par là, il peut prétendre que Les Faux-Monnayeurs ne ressemblent « à rien de ce qu'il a écrit jusqu'ici ». C'est en ce sens peut-être son premier roman. Il y a un an à peine, Gide a consacré une étude entière, vibrante de sympathie, à Dostoïevsky. Antérieurement, il a traduit Conrad. Ainsi les romanciers russes et anglais, plus libérés que les autres de la contrainte, l'ont incité à vouloir, aujourd'hui, « tout y faire entrer, dans ce roman ». De fait, tous ses moyens, son expérience, ses désirs, ses préoccupations de pensée, il les a mis dans ce nouveau livre. Il y a des types individuels, des tableaux de famille, des enfants, des adultes ; plus de trente-cinq personnages, des dialogues, des confessions ; le journal intime d'Édouard, qui fait songer parfois à celui d'Amiel ; des discussions littéraires, religieuses ; plusieurs intrigues, complexes, romanesques et dramatiques...

     Le contraste est curieux entre ce fonds si plein et la composition si précise de 1'ouvrage. L'écrivain accroît encore cette opposition par la pureté de son style. Son vocabulaire, comme dans tous les styles très purs, celui de Racine ou d'Anatole France, reste assez indigent. Ce gros livre de cinq cents pages semble tissé de minces fils unis et soignés. Les virgules, si nombreuses, qui encadrent les plus petites propositions et même les adverbes, sont comme des noeuds, rapprochés les uns des autres, pour la solidité de l'étoffe. Cependant, en étudiant davantage la phrase, sous sa sérénité apparaît quelque chose de tendu, d'émouvant, qui marque son originalité, une pitié passionnée, une tendresse immense, une effusion contenue, qui tient le coeur serré et le lecteur en haleine... Le style de Gide est un des éléments les plus certains de la durée de son oeuvre.

     Le mystère que celle-ci cache dans sa profondeur en est peut-être un autre. Une première lecture n'épuise pas ce livre.

     D'où vient la difficulté ?

     C'est toute la question de la réalité dans l'art que pose Gide dans Les Faux-Monnayeurs. Comment représenter la réalité avec le maximum de vérité et de force ? Où est-elle et comment la saisir ?

     Elle se reflète dans le moi de chaque individu, dans chaque conscience. Certains de ses éléments, les plus objectifs, sont communs à tous les hommes. L'écrivain qui les reproduit aboutit au réalisme. Certains autres de ses éléments sont personnels à chacun de nous. L'écrivain qui s'attache à eux tend à l'idéalisme. De quel côté la fiction doit-elle se rapprocher ? Gide n'a pas opté ?

     Il commence par faire une critique serrée de la première tendance, du réalisme. C'est la formule la plus habituelle ; le moule type d'ou sortent chaque année, sur les différents milieux sociaux, sur chaque région du pays, un nombre d'ouvrages aussi prévisible que celui des suicides dans les différentes classes ou provinces de la France.

     Il est curieux de remarquer que le surréalisme également commence par attaquer le roman réaliste. André Breton fait une critique du genre, simplement en citant un passage de Dostoïevsky, qui est une description méticuleuse, véritable inventaire de l'ameublement d'une chambre. Rapprochement peut-être fortuit. Par réaction contre le réalisme, Gide admet le roman d'idées : « En guise de roman d'idées, on ne nous a servi jusqu'à présent que d'éxécrables romans à thèse... »

     Finalement, il nous présente une oeuvre qui participe des deux systèmes. Dans ce but, il a institué un double récit des faits. L'un est le récit habituel du roman. L'autre, c'est le journal intime de l'auteur, qui analysent les mêmes faits de son point de vue. Ces deux fictions nous amènent à tout voir sous une double face. Et le sujet du livre ainsi envisagé, « c'est précisément la lutte entre ce qu'offre la réalité [à l'auteur] et ce que, lui [l'auteur], prétend en faire... la lutte entre les faits proposés er les faits idéals ».

     Mais ce n'est pas tout : Gide a voulu expliquer à ses lecteurs ce qu'il tentait, pourquoi et comment il le tentait. Dans ce but il a imaginé qu'Édouard [l'auteur] écrit un roman, et justement le même roman que Gide : Les Faux-Monnayeurs, avec les mêmes personnages sous d'autres noms et le même système de double fiction. L'ensemble de l'ouvrage se trouve projeté à l'intérieur de lui-même. Sans sortir de son sujet, Gide se trouve donc amené à faire la critique de sa tentative, et du roman en général. « Songez à l'intérêt qu'aurait pour nous un semblable carnet tenu par Dickens ou Balzac, si nous avions le journal de L'Éducation sentimentale... l'histoire de l'oeuvre, de sa gestation. »

     Cette décomposition de la réalité nous fait songer à Pirandello. Elle atteint son plus grand attrait dans une scène troublante entre Édouard et Georges, un enfant de treize ans, qui vient d'écouler des pièces de fausse monnaie. C'est Édouard qui raconte cette scène dans son journal. Pour intimider l'enfant, il ne trouve rien de mieux que de lui lire une scène du roman qu'il écrit et où interviennent justement deux personnages, un romancier et un jeune enfant. Celui-ci a agi exactement comme Georges ; il a fait circuler de mauvaises pièces d'un franc. Le dialogue du roman d'Édouard est, à peu de choses près anticipé son dialogue avec Georges. Ainsi Gide mêle le passé et le présent, et le roman tout entier s'agrandit du fait qu'il semble évoluer selon le rythme de plusieurs temps différents.

     L'épisode des pièces fausses ne tient qu'une toute petite place dans le livre. C'est que Gide a voulu donner à son titre également un double sens, un sens immédiat qui se rapporte à des faits réels, mais sans importance, comme toute réalité dans une oeuvre d'imagination, puis un sens beaucoup plus général, mais aussi beaucoup plus vague.

     « A vrai dire, c'est à certains de ses confrères qu'Édouard pensait d'abord, en pensant aux faux-monnayeurs, et singulièrement au vicomte de Passavant. » Passavant donne l'impression d'un personnage à clef, composé de deux personnes ramenées à une seule. L'un d'eux serait un écrivain dit d'avant-garde. Opposé à Édouard, l'artiste inquiet, Passavant est un habile « faiseur », intéressé au seul succès immédiat. Les sentiments, les idées, la vie, à travers Passavant, ne sont plus que mots ou jeux de l'esprit, de cet esprit de salon dont Proust a si admirablement montré le néant. Incapable de créer véritablement, ignorant mais sans scrupules, dépourvu des qualités morales de l'écrivain sans lesquelles il n'est pas de grand écrivain, il s'approprie les connaissances, les découvertes, les trouvailles des autres, tant qu'elles n'ont pas été imprimées. Rien de plus heureux que le passage où Passavant a transformé en jeux d'images les explications techniques sur les moeurs des animaux sous-marins, qu'il a entendues, racontées par un savant (Vincent). Il y a là la critique de cette littérature d'aujourd'hui, en vogue, brillante, tout en facettes, en mots, et si creuse ! Littérature dite moderne, qui demain sera démodée. On retrouve ici l'humour charmant de l'auteur de Paludes.

     Sans doute a-t-il voulu opposer ces tentatives bruyantes de renouvellement à ses propres efforts. On devine une véritable haine, qui cherche à se contenir, pour ce faux modernisme. Haine d'autant plus profonde que Gide est plus soucieux de la critique des jeunes générations que du jugement de ses aînés. Son emprise sur toute une jeunesse reste profonde. Il a tenu vers 1910 la place d'un Barrès en 1890. Aujourd'hui son influence est entrée en concurrence avec celle d'autres écrivains. La dernière venue des écoles, qu'il aurait voulu séduire, l'a vivement attaqué. À son tour, il fait faire à Strouvilhou un pastiche de Dada. « Voulez-vous, demande ce personnage à Passavant effrayé, que nous fondions une école qui n'aura d'autre but que de tout jeter bas ?... Je ne demande pas deux ans pour qu'un poète de demain se croie déshonoré si l'on comprend ce qu'il veut dire... »

     Toutes ces discussions d'idées sont pleines d'intérêt. Aussi Gide est-il peut-être avant tout un critique littéraire.

     Bientôt, le sens de son titre s'élargit considérablement. « Les idées de change, de dévalorisation, d'inflation peu à peu enveloppaient son livre. » Fausse monnaie encore, tous les sentiments apprêtés, affectés, la passion emphatique, hystérique de Lilian Griffith pour Vincent ou, au contraire, les petits plaisirs égoïstes et vaniteux de Passavant, amours faites pour poser devant le monde. Fausse monnaie, les sentiments qui agitent les enfants, les jeunes gens au moment où ils entrent dans la vie. Les trois quarts des personnages du livre sont des collégiens. Gide les connaît bien et les fait parler avec un naturel étonnant. Plus que les grandes personnes, ils sont pris d'un besoin d'étonner, de jactance, de défi, de forfanterie. Tous ces mouvements erronés de leur âme, et surtout la vanité, les entraînent loin d'eux-mêmes. C'est ainsi que Georges, un enfant, est amené à voler, à fréquenter des femmes pour surprendre ses camarades, à faire circuler de la fausse monnaie ; c'est en partie aussi par bravade que le petit Boris se tue.

     Voici encore une fois le duel entre la réalité et la fiction. « Par un renversement de l'ordre naturel, écrit Schopenhauer, c'est l'opinion qui semble être aux hommes la partie réelle de leur existence, l'autre, ce qui se passe dans leur propre conscience, ne leur paraissant en être que la partie idéale. » Et Nietzsche s'écrie : « Soyez donc un peu honnête envers vous-même ; nous ne sommes pas au théâtre, où règne le voisin, où l'on devient voisin... »

     Ainsi nous approchons encore une fois du fond même du sujet : les faux sentiments empêchent les êtres de se connaître, de se comprendre et de s'aimer. Le jeune Bernard, éperdument épris de Laura, exprime son amour en ces termes : « Oh ! Laura ! Je voudrais tout le long de ma vie, au moindre choc, rendre un son pur, probe, authentique ! Presque tous les gens que j'ai connus sonnent faux ! Valoir exactement ce qu'on paraît ! »

     Encore la même erreur de sentiment qui a empêché si longtemps le jeune Olivier et son oncle Édouard de se comprendre, quoique attirés l'un vers l'autre par une intense sympathie. Olivier a senti, dès la première rencontre, que son oncle « s'intéresse à beaucoup de choses qui n'intéressent pas [ses] parents ». Édouard a deviné en Olivier un être tendre et dévoué. Cependant, lorsqu'ils se revoient, « chacun d'eux se dépitait à ne sortir de soi rien que de sec, de contraint ». Ils sont gênés. Ils rougissent. Le malentendu s'aggrave. Par dépit, Olivier accepte de devenir le secrétaire de Passavant. Mais voici un grand banquet, qui réunit tous les personnages. Le vin les rend un peu ivres. Les passions se débrident dans toute leur laideur. Olivier est pris d'une sorte de dégoût de Passavant, de son esprit, de son caractère superficiel, naïvement cynique. « Par contre, auprès d'Édouard, ce qu'il avait de meilleur en lui s'exaltait. » Un tutoiement les révèle l'un à l'autre. « Emmène-moi », demande Olivier. Il lui semblait soudain que son coeur fondait en larmes. Excès de douleur, excès de joie, les extrêmes se touchent. Olivier, en découvrant la passion d'Édouard pour lui, a atteint un sommet, le but de sa vie : que peut-il attendre d'autre ? Il ouvre le gaz de la salle de bain pour se tuer. « Expliquez, dit Goethe dans Werther, à quelqu'un qui a la fièvre qu'il ferait mieux de guérir. » Olivier est sauvé à temps par Édouard, qui en fera son secrétaire.

     Ces sentiments passionnés, qui attachent Olivier et Édouard, restent baignés dans un clair obscur, qui peut nous sembler d'abord plein d'hypocrisie. Mais, en approfondissant la pensée de l'écrivain, nous comprenons mieux sa retenue. Pour lui, il y a véritablement un abîme entre l'attrait sexuel, l'amour ordinaire d'une part et, d'autre part, la ferveur, qui participe du sentiment religieux. Ferveur, cette espèce d'amitié, de tendre sécurité que peut trouver le disciple auprès de son maître, mélange de passion et d'intelligence qui est la forme la plus belle, selon l'auteur, du désintéressement, de l'action, du bonheur. « Il avait pris une de ses mains et concentrait son interrogation, sa vie entière dans ce contact. » Tel le quiétisme de Fénelon, ce sentiment extrême se satisfait de frôlements, de larmes versées dans une extase commune.

     Ferveur également l'amour de Bernard pour Laura. Il a justement 1'approbation d'Édouard. C'est un amour chaste, une « dévotion », dit l'auteur. L'attachement si pur du petit Boris pour Bronja est encore une forme de ce don irraisonné de soi-même. Quand l'enfant apprend que Bronja va mourir, il voudrait prier, mais, dans sa détresse, il ne peut que sangloter... Et son suicide sera dû, sans doute, au jeu cruel de bravade que lui imposent ses camarades, mais surtout à ce que le jeune garçon, après avoir connu cet amour suprême, ne peut plus vivre sans lui.

     Auprès de ce sentiment, les autres aspects du désir apparaissent à l'auteur, tous plus ou moins comme des vices, de la débauche. Ainsi l'emphatique passion de Vincent, après qu'il a jeté sa maîtresse dans la rivière, l'entraîne à la folie.

     Sans doute le mal est à 1'origine de tout désir. Aussi quelle ne doit pas être l'élévation de l'amour pour se racheter ! C'est à ce titre probablement que les théories freudiennes, auxquelles Gide consacre un chapitre curieux, semblent l'intéresser, puisqu'elles attribuent la cause de nos maux à une sorte de péché originel. En revêtant l'amour humain d'un ton religieux, en l'élevant à la hauteur de la foi, en le maintenant, sans l'en séparer, au-dessus de la chair, Gide parvient peut-être à concilier en lui ses tendances contradictoires, son attirance vers Dieu, son attirance vers le mal. D'éducation puritaine, on sait qu'il s'est laissé séduire plus tard par un homme comme Wilde. Il raconte lui-même avoir subi l'influence autant de la Bible que celle des Mille et une Nuits. Est-ce finalement dans cet amour mystique et difficile, dans ce sentiment à la fois d'abandon et de protection qu'il arrive à échapper à lui-même, à tout ce qui lutte en lui, à vivre le plus intensément, but ultime de son activité ?

     Cette sorte de ferveur mystique est sans doute ce qui caractérise le mieux la personnalité de l'auteur des Nourritures terrestres. Il l'apporte dans tous ses actes, dans toutes ses pensées, et semble ne pas pouvoir s'en séparer. C'est avec cette inquiétude tendue qu'il étudie, par exemple, dans Les Faux-Monnayeurs, l'adolescence tourmentée des jeunes gens. Voici Bernard : effrayé de quitter son enfance, il va exiger de la vie l'impossible absolu. « Il voyait devant lui l'océan de la vie s'étendre. On dit qu'il est des routes sur la mer, mais elles ne sont pas tracées, et Bernard ne savait quelle était la sienne. » Pour suivre l'adolescent à la recherche de sa destinée, Gide reprend son ton religieux : il voit Bernard accompagné d'un ange. « Tu veux servir à quelque chose, lui dit l'ange. Il importe de savoir à quoi. » L'ange promène Bernard dans les groupements, où la discipline ne peut venir que de l'extérieur. Enfin, c'est avec l'ange, comme Jacob, que le jeune homme lutte toute la nuit, c'est-à-dire avec lui-même. Le but, c'est de quitter le bord, d'aller à l'aventure, où la règle ne peut venir d'autrui, mais que de soi-même. Thèse essentiellement individualiste...

     C'est avec la même ferveur inspirée que Gide envisage le débat du jeune homme au sein de sa famille. Les Faux-Monnayeurs débutent par ce thème, familier à l'auteur du Retour de l'Enfant prodigue : le départ de Bernard, abandonnant les siens. « La famille, cette cellule sociale », a écrit Bourget. La famille, ce régime cellulaire, pense Gide. Ce dont Bernard a le plus horreur chez ses parents, c'est du luxe, du confort, de la facilité et aussi de l'égoïsme familial, « à peine moins hideux que l'égoïsme individuel ». Reprenant gravement sa thèse individualiste, Gide approuve le jeune homme qui quitte la maison et, par sa révolte, fortifie son caractère...

     Comme la pensée de l'auteur est difficile à suivre dans ses méandres compliqués ! Voici qu'à la fin du livre, Bernard retourne auprès de son père. Et Gide approuve de nouveau sa conduite, car la révolte systématique conseille « la ruse impie ou use inutilement le meilleur de son énergie ». La plupart des personnages, d'abord entraînés par l'ange du mal, retournent au bien, en même temps que s'achève le roman. Ils ont tous ce besoin de craindre que leur âme ne soit en état de péché, crainte qui est une espèce de volupté dangereuse, mais sans laquelle la vie leur apparaîtrait morose. Sous quelque aspect que Gide l'envisage, il reste toujours le fervent, le mystique, un chrétien...

     Un chrétien torturé. L'étroitesse du puritanisme l'épouvante. En pénétrant dans le collège des Vedel, il soulève la poussière hypocrite qui empoisonne tous les pensionnaires. Le vieux pasteur prêche, comme d'autres font du négoce. Le vieil Azaïs, le grand-père, est complètement berné par ses enfants. « Je reste ahuri, dit Gide, devant l'épaisseur de mensonge où peut se complaire un dévot. » Mais il y a plus : cette pauvre fille Rachel, qui est le type du dévouement, à quoi aboutit sa vie ? A rien. Son frère, comme tout le monde, se moque d'elle, s'amuse à la martyriser. De même ce vieux La Pérouse, misérable professeur de piano, qui a vécu pour la vertu en ascète, découvre trop tard que « le Bon Dieu l'a roulé... ». Ou encore Pauline, la seule femme pure de toutes ces familles bourgeoises, où règne l'adultère, n'est guère récompensée par l'amour de ses enfants ; quant à son « honnêteté », elle n'implique sans doute que résignation. Ainsi le sacrifice de soi ne signifie rien, s'il n'émane pas d'un individu qui a cultivé sa personnalité, si ce sacrifice n'est pas une sorte d'enthousiasme, où l'individu « se laisse vaincre par Dieu », une ferveur...

     Le péché, lui non plus, ne mène nulle part. Les personnages de ce roman nous le prouvent. Cependant les démons et le diable sont partout et provoquent nos principales démarches. Ils font naître, par exemple, chez Gide cette « fatale curiosité » qui le pousse à considérer avec « amusement » les vols du petit Georges, le départ de Bernard, l'adolescence troublante des jeunes gens... C'est de cette curiosité amusée qu'est sortie chez l'auteur des Caves du Vatican ce thème de l'acte gratuit, c'est-à-dire parfaitement inutile... Ici, Bernard s'empare de la valise d'Édouard et, incidemment, de son contenu. Mais ce n'est pas un voleur. C'est un acte gratuit qui l'y conduit, un fervent besoin d'action pour l'action...

     Ce roman est une lutte perpétuelle entre la fiction et la réalité, l'amour et la débauche, l'individu et la société, 1a religion et l'hypocrisie, le bien et le mal. Une inquiétude tendue lui donne son final approfondissement. Et une sorte de ferveur mystique, que l'adolescent, symbole lui-même de l'inquiétude, exprime le plus parfaitement, permet d'y atteindre l'essence même de l'être et de la vie. « Transporter le drame sur le plan moral », c'est, selon Gide, l'effort qui devrait être assigné au roman chrétien. Sans doute y a-t-il cette fois réussi... Cependant la vie ne s'arrête pas avec la fin d'un roman. La curiosité gratuite nous ramène dans la ligne de son mouvement. Les derniers mots du livre, et qui rappellent ceux de L'Immoraliste, sont : « Je suis bien curieux de connaître Caloub [le jeune frère de Bernard]. »

 [Repris dans le BAAG, n° 23, juillet 1974, pp. 10-20].