Le Navire d'argent

 

Jean PRÉVOST

mars 1926

 

     Ce livre, il nous avait un peu déçus, aux premiers mois de se parution : il est dangereux d'être trop attendu ; peut être aussi, par 1'influence du roman feuilleton, un récit découpé en tranches se fait-il suivre avec trop de hâte, trop d'intérêt pour l'intrigue. Se presser, c'est justement la plus fâcheuse disposition pour aborder Les Faux-Monnayeurs.

     Le roman, pour Gide -- puisque aucune de ces oeuvres précédentes ne porte ce nom, ce serait une action qui n'aurait plus aucun souci des lois du temps : conversations, papiers ou lettres accessoires, commentaires et réflexions, c'est une grande journée de désoeuvrement que demande ce livre. André Gide semble remarquable moins par ses dons de créateur que par son art de comprendre et de juger. Il aurait pu être, et de haut, le plus grand des critiques français ; il a été un grand écrivain, jamais surabondant et toujours renouvelé, par une incomparable critique de soi-même. Mais souvent il veut échapper à cette perfection qui le limite. Il se débraillait déjà dans Les Caves du Vatican ; avec le même sens aigu de la taquinerie, avec plus de richesse, il reprend la même allure dans Les Faux-Monnayeurs ; il se dépeigne artistement, il se déboutonne tant qu'il peut ; il fait broussailler son talent, pour paraître plus touffu et plus riche ; multiplie sur son espalier les bourgeons sauvages, pour dire : c'est la nature, c'est la vie.

     Cette conception doit quelque chose aux romans anglais, à Proust, surtout à Dostoïevski. Mais on sait que l'auteur des Possédés vendait ses livres au poids, et son abondance n'est pas seulement une règle d'esthétique.

     La psychologie de Gide doit bien davantage encore à Dostoïevski ; cela devrait être étudié dans l'ensemble de son oeuvre ; bornons-nous à en montrer, sans les discuter, les deux principes cachés : l'âme est une substance, et comme un être caché dans chaque être ; il y a dans chaque être plusieurs profondeurs superposées qui ne communiquent pas, et les moins visibles, les plus rares, sont les plus réelles.

     Il faut juger Gide plus qu'un autre pour ses intentions, parce qu'il est l'artiste le plus conscient qui soit. Mais la valeur du livre est ailleurs que dans ces gros efforts qui n'ont pas entièrement réussi. Dans les personnages, et dans l'auteur, il y a un côté potache, un air Janson de Sailly qui charment le lecteur de loisir. Tous se jettent dans le compliqué avec une fraîcheur d'âme charmante ; André Gide les taquine, surtout les plus jeunes, comme un grand-père ferait ses petits enfants. C'est une sorte d'apologue, qui rappelle les moralités de la Bibliothèque rose, un parallèle entre les bons pédérastes, représentés par Edouard, et les mauvais pédérastes, représentés par Passavant. Quant à la femme, c'est le péché. Ce livre où il a mis tant d'efforts a le charme des vacances, du gratuit, de l'improvisé. Je sais bien que beaucoup de pages en particulier le Journal d'Edouard, ont une grande pénétration, un intérêt plus ferme, mais là n'est pas le ton ni le mérite essentiel des Faux-Monnayeurs, et cela fait penser aux autres oeuvres de Gide.

     M. André Gide avait peut être voulu faire un grand livre très fort ; il a fait un gros livre très agréable : la réussite demeure importante. Ce vaste ouvrage, moins substantiel qu'il n'en a l'air, orné de floraisons curieuses, et fermentant quelque peu dans l'esprit, ressemble à un chou fleur. Quelque présomption, tant d'influences subies, des gaucheries, des enfantillages, lui donnent l' air d'une oeuvre de jeunesse. Et peut-être André Gide a-t-il obtenu, là, ce qu'il a cherché.

 [Repris dans le BAAG, n° 23, juillet 1974, pp. 25-7.