Le Temps

 

Paul SOUDAY

4 février 1926

 

    Dans la dédicace à M. Roger Martin du Gard, auteur des Thibault, M. André Gide donne Les Faux Monnayeurs pour son premier roman. Dans le catalogue de ses oeuvres, sur la page de garde, on voit en effet que L'Immoraliste, La Porte étroite, Isabelle, La Symphonie pastorale sont des "récits", et Les Caves du Vatican une "sotie". Qu'est ce donc qu'un roman ?

     Dans l'acception ordinaire, c'est justement un récit de deux ou trois cents pages au moins, qui peut être une "sotie" ou n'importe quoi, en outre, pourvu qu'il soit d'abord un récit. Mais le principal personnage des Faux Monnayeurs est un romancier, Edouard, qui, dans des conversations ou des fragments de son journal intime, essaye de préciser la définition du genre. Il voudrait "dépouiller le roman de tous les éléments qui n'appartiennent pas spécifiquement au roman". Point de "dialogues rapportés, dont le réaliste souvent se fait gloire", et qu'il faut laisser au phonographe, comme au cinéma "les événements extérieurs" les accidents, les traumatismes. Ce n'est pas tout. "Même la description des personnages, ajoute t il, ne me paraît point appartenir proprement au genre. Oui vraiment, il ne me paraît pas que le roman pur (et en art, comme partout, la pureté seule m'importe) ait à s'en occuper... Le romancier, d'ordinaire, ne fait pas suffisamment crédit à l'imagination du lecteur." Allons-nous avoir une question du roman pur, après celle de la poésie pure, qui n'a pas fini de faire gémir les presses ? On regrettera qu'Edouard, à qui la pureté seule importe, en mette si peu dans ses moeurs. Quant à celle du roman, elle ne nous paraît compromise ni par les dialogues, ni par les événements extérieurs, dont Edouard ne se passe pas (et comment ferait il ?), ni même par la description des personnages, dont il se dispense, mais il a peut être tort. Nous ne serions pas fâchés de voir leur figure, ou tout au moins de savoir comment il la voit, ce qui laisserait encore le champ assez libre à notre imagination. Il nous dit bien de quelques jeunes gens qu'ils sont beaux, et apparemment cela lui suffit. Pour nous, cela n'épuise pas la question, et nous souhaiterions aussi quelques détails sur les autres visages qui l'intéressent moins. Le roman, qui n'a pas les ressources de la suggestion poétique, a besoin d'être un peu concret et circonstancié.

     Il est vrai qu'on peut concevoir, et même réaliser, le roman à l'état pur. Mais loin d'éliminer les événements, le dialogue et les aspects physiques, il ne se composera que de ces matériaux, mis en forme narrative. Il y a deux grandes catégories de romanciers : les romanciers-nés, dont la grande affaire est de raconter une histoire, laquelle peut être significative par surcroît, mais peut aussi ne vouloir rien dire, et n'amuser que par le jeu des péripéties ; puis ceux qui se proposent avant tout de dire quelque chose et se servent du récit comme d'un moyen d'expression. La première catégorie va du grand Balzac aux moindres feuilletonistes d'aventures, et ce sont ces derniers qui représentent pleinement le roman pur, ou pure narration. La seconde comprend toutes les variétés du roman philosophique, psychologique, lyrique ou esthétique : elle englobe Voltaire, Diderot, Stendhal, Flaubert, Goncourt, Anatole France et Gabriel d'Annunzio. Sauf quelques exceptions de romanciers-nés qui ont eu du génie, comme Balzac ou Tolstoï, et qui ont altéré nécessairement la pureté du genre, ce sont les autres qui lui ont donné une valeur littéraire. Et le roman pur existe, on peut même dire qu'il pullule, mais ce n'est rien du tout.

     En fait, le "premier roman" de M. André Gide se distingue de ses "soties" par un certain réalisme, par un souci de vérité directe, qui exclut les inventions fantaisistes, et de ce qu'il appelle ses "récits" par le grand nombre des personnages et la complexité de l'action, ou plutôt des actions qui se mêlent et finiraient par s'embrouiller, si divers épisodes ne tournaient court. Comme Edouard parlait de son projet de roman, "Laura lui demanda (question évidemment maladroite) à quoi ce livre ressemblerait. - A rien, s'était il écrié ; puis aussitôt, et comme s'il n'avait attendu que cette provocation : - Pourquoi refaire ce que d'autres que moi ont déjà fait, ou ce que j'ai déjà fait moi même, ou ce que d'autres que moi pourraient faire ?" Cet Édouard apparaît décidément comme le bel esprit le plus chimérique et le plus dévoyé de la république des lettres. Les chefs d'oeuvre les plus originaux ressemblent toujours à d'autres oeuvres antérieures ou contemporaines. Un drame de Shakespeare, une tragédie de Corneille ou de Racine, ressemble à tout ce qui se faisait à l'époque, et le Panthéon à tous les temples grecs. L'ouvrage qui ne ressemblerait à rien serait un monstre (et encore le monstre n'est il qu'un assemblage hétéroclite d'éléments connus).

     Les Faux Monnayeurs ne sont pas un roman banal, mais ils ressemblent un peu à L'Éducation sentimentale, un peu aux Affinités électives et surtout à Wilhelm Meister, par les intermèdes de discussions d'art ou d'idées, un peu enfin à Proust, non par la manière, aussi sobre, linéaire et classique que celle de Proust est impressionniste, éclatante et surchargée, mais par les fâcheuses analogies de divers héros de M. André Gide avec M. de Charlus et ses amis. Oh ! il n'y a point ici de crudité dans les termes. Tout cela est discret, enveloppé, et un lecteur très innocent pourrait à la rigueur ne pas comprendre de quoi il s'agit. Cependant ce n'est que trop clair. Vraiment, cela devient insupportable, surtout avec ce sérieux et cette fade sentimentalité. De ce biais, c'est ridicule. Qu'on ne parle pas des Anciens ! Les moeurs ont changé. Le progrès se fait par la différenciation, comme l'a dit Spencer. D'ailleurs, Aristophane et les au tres comiques ou satiriques ne se privaient point de railler, ni nos pères non plus, avec leur verdeur gauloise. Et puis en voilà assez, et la mesure est comble.

     On ne peut insister sur les faits et gestes de l'oncle Edouard et de son neveu Olivier Molinier, qui nous sont présentés comme éminemment sympathiques, ni sur ceux du comte Robert de Passavant, autre homme de lettres et de même farine, moralement très inférieur, nous assure t on. Il y a aussi toute une bande de collégiens qui échappent tout juste à une descente de police, et qui, en outre, écoulent de la fausse monnaie, sans compter que les pires de ces garnements amènent traîtreusement un de leurs petits camarades à se tuer en pleine classe. M. André Gide ne voit pas toujours les adolescents en rose ! Retenons ce qu'on peut analyser en langage à peu près honnête.

     Bernard Profitendieu, à la veille de son baccalauréat, quitte la maison paternelle, parce qu'il a découvert, en volant dans un tiroir des lettres adressées à sa mère, qu'il n'est pas vraiment le fils de M. Profitendieu, juge d'instruction. Il pourrait du moins s'abstenir d'injures dans la lettre où il prend congé. N'ayant pas le sou, Bernard vole la valise de l'oncle Edouard, qui contient de l'argent et le fameux journal intime, qu'il s'empresse de lire. Edouard s'en aperçoit, trouve cela charmant, et engage aussitôt son voleur comme secrétaire. Cet Édouard n'est pas immoraliste à demi. Il avait déjà pincé son neveu Georges en flagrant délit de vol à l'étalage et n'avait fait qu'en sourire avec bienveillance. Il emmène en Suisse son nouveau secrétaire et une certaine Laura, femme d'un professeur nommé Douviers, qu'elle a trompé avec Vincent Molinier, autre neveu du même Edouard. Avec ses antécédents, Bernard ne pouvait que bien tourner, d'après l'éthique de M. André Gide, qui ne compte que sur l'esprit d'initiative et d'entreprise. La famille, cellule sociale, a dit M. Paul Bourget. Régime cellulaire, répond M. André Gide. Mieux vaut s'évader avec effraction et voler des valises. Bernard échappe à l'influence d'Edouard (c'est donc un bien ?), s'éprend de Laure (d'une façon platonique, il est vrai), mais ensuite, et sans platonisne, d'une jeune fille nommée Sarah Vedel, passe brillamment son bachot, lutte victorieusement avec l'ange, c'est à dire qu'il se dérobe à la discipline traditionaliste ; il entre comme rédacteur dans un journal et semble destiné à un brillant avenir. Pourvu que d'autres valises ne le tentent pas !

     Pendant ce temps, Vincent Molinier, jeune biologiste, quitte Paris avec l'Américaine toquée Lilian Griffith, explore la faune sous-marine dans une croisière, prend Lilian en haine, la noie dans un fleuve d'Afrique et s'enfonce dans le désert, comme Rimbaud. Et il y a aussi la pension Azaïs Vedel, protestante et puritaine, dont le rigorisme n'amène que des calamités. Une des filles, la vertueuse Rachel, est une victime. Laura, sa soeur, a débuté dans le mariage en donnant à son mari un enfant dont il n'est pas le père. Elle avait même été assez folle pour aimer Edouard : c'était proprement tomber sur un bec de gaz. Impossible d'avoir moins de chances de succès. Armand Vedel, autre produit de l'éducation moralisante, devient un cynique, un raté et un malade, qui aide aux désordres de ses soeurs, mais leur inflige des épithètes infamantes. Il y a le vieux musicien La Pérouse, qui croit à un Dieu cruel et en donne comme preuve que ce Dieu a exigé le sacrifice de son fils unique sur la croix, comme s'il n'avait pu faire grâce aux hommes sans cela. Le fait est que des trois grands mystères, celui de la Rédemption semble le plus mystérieux, mais la question valait mieux que cette boutade, d'ailleurs exceptionnelle dans les longs propos de ce vieillard à moitié gâteux et plus ennuyeux encore. Il y a enfin des réunions de cénacles, le tableau amusant d'un banquet d'esthètes, où Alfred Jarry en personne se livre à quelques facéties...

     Dans les intermèdes idéologiques apparaît une fois ou deux un certain Paul Ambroise, qui n'est autre que Valéry. M. André Gide l'admire. Je ne suis pas sûr qu'il le comprenne bien. "Paul Ambroise a coutume de dire qu'il ne consent à tenir compte de rien qui ne se puisse chiffrer ; ce en quoi j'estime qu'il joue sur le mot tenir compte : car à ce compte là, comme on dit, on est forcé d'omettre Dieu. C'est bien là où il tend et ce qu'il désire... Tenez, je crois que j'appelle lyrisme l'état de l'homme qui se laisse vaincre par Dieu..." C'est où l'on voit les affinités de M. André Gide et de M. l'abbé Brémond. M. André Gide, jadis presque intellectualiste, verse décidément dans le mysticisme. Ce n'est certes pas sainte Thérèse d'Avila ni Mme Guyon qui l'y ont mené. Ce serait plutôt Dostoïevsky. Peu importe. Mais pourquoi prétend il voir plus de lyrisme, plus de "divin", dans l'inconsistante et incontrôlable inspiration mystique que dans la conception mathématique et cartésienne du monde ? Pourquoi Dieu serait il vague ?

     Dans un autre passage, à propos des vers célèbres de La Fontaine,

 

Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles

A qui le bon Platon compare nos merveilles,

Je suis chose légère et vole à tout sujet,

Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet,

Olivier expose des idées qu'il tenait de Passavant, qui les avait lui même entendu développer par Paul Ambroise. A l'artiste qui se joue à la surface, il oppose le savant qui creuse, et cette opposition ne serait certes pas conforme à la pensée de Valéry, ni même à celle de La Fontaine, car enfin, si l'abeille va de fleur en fleur, c'est pour en tirer le suc et l'essence. Mais Paul Ambroise, par ces truchements, ajoutait "que la vérité, c'est l'apparence, que le mystère, c'est la forme, et que ce que l'homme a de plus profond, c'est sa peau". Sous l'air de plaisanterie et de défi, quelle juste et lucide dérision des mystagogies à la mode, de l'inconscient et de ses profondeurs ! Bernard Profitendieu, qui semble ici le porte parole de M. André Gide, déclare qu'avec ces théories on empoisonne la France ! On l'empoisonnerait plutôt avec les théories antagonistes ; on a vu quels crabes et poulpes difformes M. Gide ramène de ses explorations dans la mystique et l'inconscient. Le plus fort est que Bernard ne distingue dans le point de vue valéryste qu'insouciance, blague, ironie, et qu'il réclame en faveur de l'esprit d'examen, de logique, d'amour et de pénétration patiente ! Ce jeune homme n'y comprend exactement rien, et avec sa permission, c'est précisément le contraire. Est-ce que l'abus du dostoïevskysme ne laisserait plus à Gide la faculté de suivre un raisonnement ?

     Il prête pourtant à son Edouard un mot admirable : "Il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant." Bien entendu, ce roman touffu et souvent désagréable abonde cependant en morceaux de premier ordre. M. André Gide, malgré quelques erreurs et même quelques négligences, reste un des premiers écrivains de ce temps. Quoi qu'on en ait, on lit les cinq cents pages bien tassées de ces Faux Monnayeurs sinon toujours avec plaisir, du moins avec un intérêt soutenu et même une espèce d'avidité. Est ce un bon roman ? "Un bon roman s'écrit plus naïvement que cela", dit Bernard. Gide a prévu l'objection : elle subsiste néanmoins. Et, en définitive, quel est le sujet ? Edouard nous l'explique à deux ou trois reprises. Il n'y a pas de sujet. Ou, s'il y en a un, c'est "la lutte entre les faits proposés par la réalité, et la réalité idéale", ou entre la matière brute et l'effort du romancier pour la "styliser", ou encore "entre ce que la réalité lui offre et ce que, lui, prétend en faire" ; ou enfin, le "sujet profond", c'est "la rivalité du monde réel et de la représentation que nous nous en faisons". Car "la manière dont le monde des apparences s'impose à nous et dont nous tentons d'imposer au monde extérieur notre interprétation particulière fait le drame de notre vie". C'est possible. Avouons que cela ne ressort pas très nettement des Faux Monnayeurs. Et surtout n'allons pas croire que de tels problèmes relèvent du "roman pur".

 [Article recueilli dans André Gide, Paris : Simon Kra, 1927, pp. 95-105. Repris dans le BAAG, n° 22, avril 1974, pp. 33-41].