Benjamin CRÉMIEUX, La Nouvelle Revue Française, n° 223, 1er avril 1932, pp. 765-7.

Repris dans le BAAG, n° 43, juillet 1979, pp. 60-63.

Numérisation : Bernard MÉTAYER, pour l'Atag, décembre 1999.

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :
[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

OEDIPE , d'André Gide, au Théâtre de l'Avenue.

     La publication de l'OEdipe  de M. André Gide en revue, puis en volume fut accueillie par des mouvements divers. Certains (dont je suis) voyaient dans cet ouvrage comme une somme, une synthèse de l'esprit gidien, d'autres n'y découvraient que des thèmes déjà connus et que le dialogue leur paraissait simplifier à l'excès.

     Peu s'avisaient que, pour la première fois peut-être, le dialogue s'était imposé au plus divisé des écrivains d'aujourd'hui. Pour la première fois alternaient, s'opposaient, se confrontaient les points de vue jusque-là exposés séparément des Nourritures terrestres  et de L'lmmoraliste  à Numquid et tu  et malgré le défaut de précision du dénouement, une sorte de conclusion définitive, un ramassement goethéen se dégageait de ces trois actes. Il était donc tout naturel que la pensée vînt à un metteur en scène tel que Pitoëff de les porter au théâtre.

     Primitivement, OEdipe  devait être représenté au cours de matinées exceptionnelles, et en même temps que la Médée  de Sénèque. En fait, OEdipe fut donné en spectacle normal et quotidien, accompagné sur l'affiche de la reprise d'une farce de M. Maurice Maeterlinck : Le Miracle de saint Antoine. Disons-le tout de suite le caractère de la présentation s'en trouva faussé et « l'atmosphère » fit défaut.

     Comment apparurent ces trois actes sur la scène de l'Avenue ? En pleine lumière, ainsi qu'il convenait. Un haut escalier en face, deux autres escaliers latéraux masqués par un mur et une rampe nus et encadrant en V l'escalier visible. Deux bancs, un contre chaque mur. Un proscenium pour le choeur. Bref, le décor d'une tragédie intellectuelle.

     [60] Dès le début de la récitation, le monologue par lequel se présente OEdipe est dit par Pitoëff avec une extraordinaire intelligence, une mise en valeur quasi didactique du contenu, mais il y manque la musique, le contact cristallin de cette prose transparente. On en a accusé à peu près unanimement l'accent russe et la diction morcelée de M. Pitoëff. Seul, M. François Porché s'est demandé si cette prose d'une charnalité presque abstraite n'est pas destinée à perdre le meilleur d'elle-même « dans une bouche où sa forme se fond », et quelle que soit cette bouche. De fait, même à travers la voix de Mme Ludmilla Pitoëff-Antigone nous n'avons pas retrouvé la cadence, le timbre, la résonance de ce style si voluptueusement étudié et décrit par Jacques Rivière.

     Ainsi le plaisir d'expression qu'on pouvait attendre du dialogue s'est trouvé amoindri. Autre surprise : toute la partie plaisante, ironique, « à la Shaw » qui, à la lecture, charmait, a difficilement passé la rampe et non sans se dégrader, sans se vulgariser.

     Il avait pu échapper au lecteur qu'OEdipe  était fait de deux couches superposées : la première, toute l'infrastructure, pétrie d'irrévérence, parodique, montrant un Tirésias ridicule, un Créon plus grotesque qu'odieux, jouant complaisamment avec l'anachronisme.

     Et par-dessus, une émotion, un tragique envahissant l'oeuvre à mesure qu'elle avance, Tirésias devenant presque l'égal d'OEdipe, luttant avec lui sans disparité.

     La représentation a nettement révélé cette diversité dans l'exécution et la partie tragique a rejeté l'autre dans l'ombre. Disons aussi que le sujet y a beaucoup contribué : des spectateurs normaux ne peuvent échapper à l'horreur du drame. De ce fait, les imprécations d'OEdipe, son défi aux dieux, son apparition, les yeux crevés, tout cela a pris un extrême relief, comme en avait pris dans la première partie tout ce qui avait trait à ce qu'on pourrait nommer son humanisme forcené. Les admirables et claires formules partaient en flèche et se fichaient dans le souvenir. OEdipe  est une mine de citations, un carquois de traits qui deviendront classiques. A la scène, tout ce qu'il y a d'essentiel dans chaque réplique ou presque, ce trésor de sagesse et d'orgueil humain est pleinement apparu en même temps qu'apparaissait l'aisance souveraine, ailée de ce dialogue.

     C'est pourquoi il faut vivement remercier M. Pitoëff d'avoir joué OEdipe, et M. André Gide de l'avoir laissé jouer.

 

 

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