Gaston de PAWLOWSKI, Gringoire, 6 janvier 1932.

Repris dans le BAAG, n° 44, octobre 1979, pp. 92-94.

Numérisation : Bernard MÉTAYER, pour l'Atag, décembre 1999.

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :
[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

     [Auteur d'un Voyage au pays de la 4ème dimension (1913) où, psychologue et moraliste plein d'humour, maître d'une solide culture scientifique, il avait réagi contre le scientisme de ce qu'on n'appelait pas encore la société de consommation, Gaston de Pawlowski, après avoir longtemps écrit dans Comoedia, collabora à l'hebdomadaire fondé en 1928 par Horace de Carbuccia et qui n'avait pas encore, en 1932, la violence qui caractérisa le Gringoire des années 1934-36 et suivantes.]

« OEDIPE  » D'ANDRÉ GlDE

     L'auteur de L'Immoraliste  et de Corydon  vient de nous donner chez Gallimard une nouvelle version de la tragédie d'OEdipe, version qui vient d'être représentée à l'étranger. J'attendais, je l'avoue, des merveilles d'un auteur dont les hardiesses nous sont familières. Je voyais déjà OEdipe aveugle, errant nuit et jour au hasard des routes avec sa fille Antigone, pris d'une affection tendre pour cette compagne dévouée, ressentir pour elle, si l'on peut dire, un amour aveugle et, tel Loth, dans un moment d'égarement, devenir son gendre. La famille n'en était pas à une complication près dans son état civil et rien n'eût été plus naturel que cet oedipisme chez le fils déplorable du malheureux Laïus. Quant aux frères ennemis Etéocle et Polynice, on pouvait s'attendre à les voir d'abord plus qu'amis. Hélas, M. André Gide a reculé devant ces « complexes » et sa tragédie se termine classiquement par ces mots sans malice :

--Antigone très pure, je ne me laisserai plus guider que par toi.

     M. Saint-Georges de Bouhélier, dans son OEdipe, roi de Thèbes  qui fut joué au Cirque d'Hiver, se montrait finalement plus hardi. Sans doute OEdipe ne prononçait-il que les paroles rituelles, démocratiquement rimées en langue médiévale :

Il n y a qu'une ombre de poix
Et je suis là, comme aux abois...
Mon Antigone, conduis-moi !

mais Jocaste suffisait à animer ce dénouement un peu terne en se mettant à danser au milieu de la foule larmoyante, tant elle se sentait délivrée du cauchemar vivant qu'étaient pour elle ses enfants et le roi OEdipe.

     Antigone, pour André Gide comme pour Sophocle, devra donc renoncer à tout divertissement amoureux et refouler ses désirs de vierge au fond de la funéraire chambre nuptiale que lui réservera Créon.

     [93] Si M. André Gide a négligé de cultiver les sentiments « complexes » d'OEdipe à l'égard de sa fille, par contre, sa tragédie nous ménage des scènes bien divertissantes entre les enfants du roi thébain. Polynice n'hésite pas, en effet, à troubler la vertueuse Antigone qui ne pense qu'à Dieu et voudrait « entrer dans les ordres ».

Polynice. --  Antigone, écoute... Ne rougis pas de ce que je vais te demander.

Antigone. --  Je rougis d'avance. Mais, demande pourtant.

Polynice. --  C'est défendu d'épouser sa soeur ?

Antigone. --  Oui, certes ; défendu par les hommes et par Dieu. Pourquoi me demander cela ?

Polynice. --  Parce que, si je pouvais t'épouser tout à fait, je crois que je me laisserais guider par toi jusqu'à ton Dieu.

Créon et OEdipe, qui restent cachés pendant cette scène, s'en montrent surpris :

--  Ah ! non, tu sais, l'inceste, moi, je ne peux pas admettre ça, dit l'oncle-beau-frère Créon à OEdipe et OEdipe répond simplement :

Tais-toi.

     Car, à ce moment-là, entrent Etéocle et Ismène qui ont l'air d'être au mieux. Sur ce point, nous aurons quelques précisions, au cours des scènes suivantes entre les deux frères. Etéocle dit à Polynice que ce qu'on cherche dans les livres, ce sont des exemples, des théories, des autorisations de faire ce que l'on ne doit pas faire, autrement dit : l'approbation de l'indécence.

Etéocle. -- Ainsi, par exemple, à présent, j'y cherche quelque phrase qui m'autorise à coucher avec Ismène.

Polynice. -- Avec ta soeur ?

Etéocle. -- Avec notre soeur... Eh bien, quoi ?

Polynice. -- Si tu la trouves... dis, tu me le diras... Mais, il y en a une, moins particulière, que donc tu pourrais trouver plus facilement. C'est celle de te passer d'autorisation.

Etéocle. -- Oh ! celle-là, je n'ai pas attendu de la trouver dans les livres, pour. . .

Polynice. -- ...pour la prendre ?

Etéocle. -- Parbleu ! Et si maintenant je cherche de bonnes raisons, c'est plutôt pour elle...

Polynice. -- Pour Ismène ?

Etéocle.-- Oui, pour Ismène ; moi, personnellement, je m'en fous.

Polynice. -- Et si je te foutais mon poing sur la gueule, personnellement... tu t'en foutrais peut-être un peu moins ?

Etéocle. -- Essaie voir seulement... Toi, jaloux ! Comme si, jusqu'à présent, nous n'avions pas tout partagé !... Alors, j'ai eu tort de te parler ?... Et puis non ! grosse bête ; c'est pas vrai. J'ai dit ça pour te faire grimper.

     Si je vous cite cette scène entre Etéocle et Polynice omise par les tragiques [94] grecs, c'est qu'elle vous montre, mieux que je ne pourrais le faire, l'irrespectueuse façon dont M. André Gide traite les héros classiques et par là même les rend vivants en les mettant à notre actuelle portée. Qu'eussent pensé d'une pareille licence les étudiants qui, au siècle dernier, venaient siffler Offenbach pour son irrespect de l'Olympe ? J'avoue que, personnellement, pareil procédé m'enchante car il nous achemine, étape par étape, vers ce que j'appellerais volontiers la littérature intégrale  qui sera celle de demain et qui permette de faire appel dans une même oeuvre à tous les modes d'expression.

     C'est à mon sens un procédé d'un autre âge que celui qui consiste à cloisonner sévèrement les genres littéraires en leur interdisant toute interpénétration.

     Un philosophe ou un archéologue qui se permettrait quelque humour dans ses écrits passerait tout aussitôt pour un plaisantin et l'on a quelque peine à admettre qu'un poète puisse avoir une idée scientifique raisonnable. C'est cependant par l'association des idées que se sont accomplis tous les grands progrès humains, c'est parce que les grands philosophes de jadis furent tout à la fois des mathématiciens, des poètes et des hommes politiques que l'art antique atteignit les plus hauts sommets et nous savons quelle science encyclopédique était encore celle d'un Michel-Ange ou d'un Léonard de Vinci. Pic de la Mirandole serait traité aujourd'hui d'aventurier, on admettrait mal qu'un ingénieur distingué tel que Pascal s'avisât d'écrire Les Provinciales. Euler, Winckelman ou Fontenelle passeraient pour des vulgarisateurs de salon.

     De là, ce caractère bas de notre époque, cette sensation de régime cellulaire que nous éprouvons à chaque tentative d'évasion : on a construit une prison sur l'emplacement du Bois-Sacré. Et cependant, n'est-il pas évident qu'en un temps d'esprit critique tel que le nôtre, l'humour appliqué aux grands problèmes de l'intelligence peut seul nous indiquer les limites de notre savoir, l'instant où défaillent nos certitudes et, par là même, nous proposer un idéal nouveau, puisqu'en dessinant les côtes où se termine un continent, on détermine par là même l'existence et le contour de l'océan inconnu auquel nous nous heurtons. C'est parce qu'aujourd'hui nous croyons posséder une science complète d'un monde fini que l'époque est triste et sans joie.

     Est-ce à dire que l'OEdipe  de M. André Gide réalise entièrement ce programme ? Je ne le pense pas ; c'est là une fantaisie d'esthète dont la méthode nous intéresse plus que le résultat obtenu. Car lorsque l'auteur s'attaque aux grands problèmes posés par le sphinx, lorsqu'il met en scène le sage Tirésias, ses conclusions ironiques ne sont que de simples pirouettes de lettré. André Gide est un négateur plutôt qu'un constructeur. Son audace ne parvient même point aux sommets atteints par Jarry à la fin du siècle dernier et nous nous prenons, en lisant cette tragédie de L'Enflé, je veux dire d'OEdipe, à regretter parfois l'excellent père Ubu qui hoscha la poire, dont fut depuis nommé par les Anglais Shakespeare.

 

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