Albert THIBAUDET, Candide, 18  février 1932.

Repris dans le BAAG, n° 43, juillet 1979, pp. 63-67.

Numérisation : Bernard MÉTAYER, pour l'Atag, décembre 1999.

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :
[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

OEDIPE

     M. Maurice Croiset consacre à OEdipe Roi l'un des volumes des Chefs d'oeuvre de la littérature expliquée, que publie l'éditeur Mellotée, et dont je présentais ici l'an dernier l'un des derniers venus, le Don Quichotte de M. Paul [64] Hazard. On trouve dans le livre de M. Maurice Croiset les exposés complets et consciencieux qu'on attend de l'un de nos grands connaisseurs en littérature grecque. Le sujet, labouré déjà de tant de manières, n'aurait pas permis beaucoup de nouveauté, si l'attention n'avait été attirée récemment, par des peintures de vases, sur l'OEdipe  d'Euripide, dont nous avons une vingtaine de fragments, et dont M. Séchan en France, Carl Robert en Allemagne, ont tenté des restitutions, où M. Maurice Croiset discerne avec prudence le vraisemblable et l'incertain.

     Les Grecs ignoraient le roman, tout au moins les Athéniens du Ve et du IVe siècles, mais les émotions que notre public demande au roman la tragédie, puis la comédie nouvelle, leur en donnaient des substituts. OEdipe  était le grand sujet policier. Il est remarquable que Corneille et Voltaire aient éliminé le plus possible de leur OEdipe  l'élément de l'enquête technique, ou l'aient fait passer au second plan, tandis que Sophocle a écrit son chef-d'oeuvre avec un monitoire, puis une enquête de police menée jusqu'au bout, et dont le terme apporte, comme dans Wallace, l'inattendu.

     Le sujet du drame est cette affaire Laïus, dont la solution importe à l'État thébain plus encore que n'importait à l'État français celle de l'affaire Dreyfus : en effet, tant que le vrai coupable ne sera pas découvert et puni, la peste continuera de ravager Thèbes. Le roi OEdipe prend en main la direction de l'enquête. Il veut savoir. Quand le cercle se resserre autour de lui et que les indices commencent à le désigner, il ne s'applique que mieux à la poursuite de la vérité et à son parti-pris de connaissance. En quête d'un crime à connaître il en trouve trois, tous trois les siens, puisque cet homme qu'il a tué était son fils [sic], et qu'il en a épousé la femme, sa mère : assassinat, parricide, inceste.

     Tout l'esprit de l'enquête de police, du roman policier, avec l'imprévu et l'horreur foudroyante du dénouement sont là, mais (et c'est ce qui fait le chef- d'oeuvre) comme élément subordonné, comme ressort secondaire et caché. D'abord la matière professionnelle de la police et le métier du détective ne paraissent pas, n'ont rien à voir avec le sujet. Nous restons dans la noble et théâtrale fiction du monarque qui voit et fait tout par lui-même, en pleine lumière.

     Tout se passe sans instruments obscurs, sans professionnels ténébreux, dans la lumière et sur le parvis de l'âme royale.

     En second lieu, et surtout, cette enquête d'un roi policier n'est qu'un moyen symbolique au service d'un mythe philosophique. Sarcey disait que Sophocle est aussi fort que d'Ennery, et si la remarque est juste, elle ne va guère plus haut que la semelle du cothurne d'une muse dont le front pensant communie avec les idées-mères de l'humanité. Le sens profond d'OEdipe  est celui du vers de Calderon : « Le plus grand crime de l'homme est d'être né » et le vieil Anaximandre avait déjà dit : « Tout homme, au jour préfixé, portera la peine de son iniquité » qui est d'exister. L'homme roule dans son sang le parricide et l'inceste. Il ne grandit qu'en poussant ses parents dans la tombe. [65] Et l'inceste d'OEdipe est devenu pour nos psychanalystes le complexe le plus commun. Pascal déjà le savait qui, âgé d'un an, tombait en convulsions quand il voyait son père s'approcher de sa mère. et qui plus tard disait à sa soeur Mme Périer que c'était par le conseil du diable qu'elle se plaisait aux caresses de ses enfants.

     Comme l'Oreste, le Prométhée  et Les Bacchantes, à ce titre l'OEdipe roi de Sophocle prend figure d'une sorte de messe tragique où s'explicitent symboliquement les complexes mystérieux de la destinée humaine. Si donc le poète grec touche du pied à d'Ennery, il touche du front à Milton et le chef-d'oeuvre remplit sans défaillance un vaste espace technique et spirituel.

*

    Bien qu'Euripide ait pu parfois aller presqu'aussi haut, dans Les Bacchantes ou dans Alceste par exemple, il semble cependant que si un poète grec était capable de créer, à un niveau plus modeste, dans un OEdipe, le vrai et pur drame policier, c'était lui, le technicien habile et le connaisseur intéressé du public. Et cela, peut-être pouvons-nous le reconnaître même dans la poussière de son OEdipe  détruit.

 

     Dans la pièce d'Euripide, l'enquête est menée par le frère de Jocaste, Créon, évincé jadis du trône par OEdipe, et qui a donc une revanche à prendre. Ce complot dont l'OEdipe de Sophocle le soupçonne à tort, il le réalise et le mène jusqu'au bout dans la tragédie d'Euripide. Il arrive à la conviction qu'OEdipe est le meurtrier de Laïus, et ce sont des serviteurs de Laïus qui, probablement sur l'ordre de Créon, lui crèvent les yeux.

     Dès lors, comme le remarque M. Maurice Croiset, « tout le plan de la pièce se trouvait transformé. C'était Créon qui y devenait le personnage actif. On devait le voir, dans la première partie de la pièce, menant son enquête, préparant son guet-apens, et, dans la seconde, après qu'OEdipe, reconnu comme le meurtrier de Laïus et privé de la vue, avait cessé de régner, c'était lui encore qui, maître du pouvoir, devait présider à la révélation définitive. Jocaste, dans ces conditions, ne pouvait avoir qu'un rôle secondaire, bien que touchant. Quant à OEdipe, trahi et assailli par les uns, objet de commisération pour les autres, d'horreur pour lui-même, il paraissait là en victime du plus effroyable destin ; mais son rôle se réduisait forcément à souffrir. La révélation de son passé se faisait sans qu'il y fût pour rien. Et cela revient à dire qu'il manquait à la tragédie d'Euripide ce qui est le trait essentiel de celle de Sophocle, ce qui en constitue la principale beauté, l'énergie passionnée avec laquelle OEdipe mène en personne l'enquête qui fait de lui finalement 1e plus misérable des mortels. »

     C'est vrai. Et l'on pourrait ajouter que la pièce d'Euripide paraît plus conforme à la régie du roman policier, ou du drame policier, où l'enquête est faite du dehors, soit par un professionnel, soit par un personnage intéressé. On remarquerait même une curieuse analogie entre l'OEdipe d'Euripide et le chef-d'oeuvre des romans de police français, le seul qui ait imposé un personnage [66] et un nom, Les Misérables. La situation d'OEdipe à Thèbes, chez Euripide, ressemble à celle de M. Madeleine, et la situation de Créon à celle de Javert. Javert se doute du passé du maire comme Créon s'est douté du passé du roi. Javert fera saisir par ses argousins le maire, convaincu d'être un forçat évadé, comme Créon fait saisir et aveugler OEdipe par les serviteurs de Laïus. Mais les soupçons de Javert n'ont pas encore été confirmés quand M. Madeleine, pour sauver un innocent, déclare lui-même dans la salle du tribunal, devant les juges en robe et sous le Christ, c'est-à-dire dans un appareil dramatique qui rappelle celui de la tragédie grecque, que le forçat, le voleur Jean Valjean, c'est lui. Alors Sophocle relaye Euripide ! Victor Hugo, qui écrit un roman populaire, qui a besoin de refaire Eugène Sue, s'est conformé à la loi de l'histoire policière, de même qu'Euripide, en qui Aristophane dénonce un Eugène Sue de son temps, mais qui est un créateur, découvrait le génie de la pièce policière. Mais ayant passé par ces nécessités, il faut bien tout de même que l'auteur du Satyre  et de La Fin de Satan  les dépasse ! Avec Jean Valjean au tribunal, la découverte du mystère est tirée de la vie intérieure, de l'effort moral, de la conscience, de la nature laborieuse, méritante et purifiée. Javert peut être le Créon d'Euripide, mais Jean Valjean n'est plus l'OEdipe passif d'Euripide, il devient, sur un plan nouveau, et autant qu'on peut comparer des figures si différentes, un personnage substantiel, et qui importe et qui agit, et qui est chargé d'un message éternel, comme l'OEdipe de Sophocle.

     Si l'on veut incorporer à un roman policier la substance symbolique du mythe d'OEdipe, l'associer à un sujet moderne, comme M. Lenormand a voulu le faire pour la Médée  d'Euripide, il y a un roman anglais dont on pourrait essayer d'utiliser les données. Une série de crimes épouvante Londres. Impossible de mettre la main sur le sadique et l'égorgeur. Un procureur habile prend l'affaire en main, et son enquête le conduit à apprendre que sa personnalité se dédouble, et que c'est lui qui commet ces crimes dans son état second. Il ne lui reste évidemment qu'à supprimer les deux hommes dans un seul suicide. Le sens symbolique serait le même que celui d'OEdipe, et mis en valeur dans une fable analogue. Notre moi de représentation, extérieur et social, est bâti sur un sol volcanique et mal consolidé d'hérédité trouble et de passions sauvages. Des cas extraordinaires ou fabuleux sont les verres grossissants qui nous font comprendre les cas apparemment normaux.

     Ce n'est cependant pas tout à fait dans cette direction que s'est développé littérairement le mythe d'OEdipe. M. Maurice Croiset, qui ferme le livre des imitateurs de Sophocle après Voltaire, ne paraît pas avoir connu l'OEdipe d'André Gide, lequel a pourtant paru dans Commerce  au printemps dernier. Précisément Gide vient de le publier en édition courante, en même temps qu'on en donnait, à titre de curiosité, une représentation en Belgique. C'est un essai dramatique subtil, intelligent et profond. Comme il y a peu de chances pour qu'il tombe chez nous sous la juridiction de la critique dramatique, [67] la critique littéraire le retient, et je trouverai l'occasion d'en parler bientôt.

 

Retour au menu principal