L'Occident
n° 92, juillet 1909.
Francis JAMMES
LA PORTE ETROITE
I
On crut, ou l'on feignit de croire longtemps que sur un
glacier il glissait solitaire ; qu'il n'entendait rien que lui-même et ne
voyait rien que son ombre sur ce miroir qui réfractait tout le prisme
d'une pensée changeante comme une aurore boréale. Et ceux qui
s'aventuraient jusque dans ces déserts illuminés montraient un étrange
dédain pour ces courbes idéales décrites par les ailes [83] d'acier de ses
patins.
Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui
murmuraient-ils. Et ils semblaient désirer que sur ces
plaines de cristal où mourut Philoctète, au moins quelque fleur nourrie de
neige se montrât. Un narcisse naquit sur cette magnificence stérile. Mais
ceux-là même qui avaient réclamé passèrent sans vouloir voir et dirent :
« Ce n'est pas assez d'une fleur, ce paysage manque encore de
vie. »
Et Gide serra sur son coeur
ce narcisse odorant qui valait une flore, et conduisit ses délateurs dans
la plus riante des vallées. « Ce n'est pas assez, dirent-ils, ces
corolles sont trop froides et nous sentons passer sur elles les ombres de
Jean-Jacques et de Mlle de Lambercier. »
Cependant ces corolles
alpestres étaient merveilleuses, et mêlées de bouquets de pommier normand
avec leurs feuilles.
Ces jaloux alors voulurent
des fruits, se disant que, peut-être ils ne mûriraient pas à une telle
hauteur. Et il leur donna des fruits vivants et colorés, plus rouges que
des tomates, plus bleus que des prunes, plus violets que des aubergines,
plus jaunes que des citrons.
Les fruits n'eurent guère
plus de succès que les fleurs.
Et le poète s'en fut alors
dans le désert pour donner raison à ses ennemis et secouer la poussière de
sa sandale sur une terre qui leur ressemblât. Mais là encore des
fruits, des fleurs, des feuilles et des
branches naquirent sous ses pas et, dans de spacieux mirages on put
entendre les séguias répondre aux flûtes d'Amyntas.
II
Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des
branches Et puis voici mon coeur qui ne bat que pour vous. Ne le
déchirez pas avec vos deux mains blanches Et qu'à vos yeux si beaux
l'humble présent soit doux.
Puisque vous les entendez
du haut du ciel, Muse Alissa, ce sont ces vers du pauvre Lélian qu'il
convient d'inscrire en tête de cette Porte étroite si belle que si
le Ve livre des Confessions n'existait pas, c'est elle que je
voudrais à sa place. Il n'est pas d'histoire mieux écrite depuis
les classiques : nul aujourd'hui plus que son auteur n'allie cette
patience à cette sensibilité. Voici enfin un livre qui est fait, et
si bien que je doute qu'il se défasse. Il est le rameau
« concentré » d'une culture exceptionnelle, la plus pure
essence du coeur et de l'esprit de Gide, la cueille la plus choisie et la
plus mûre qu'il puisse offrir dans ce panier sans défaut, à celle qui, au
temps des narcisses, porta ce nom, Emmanuelle, et qui, à la saison de la
vendange, revêt ce nom plus ardent, Alissa.
C'est elle autour de qui tourne l'ombre du livre comme
l'ombre de tout un parc autour d'une source pure et harmonieuse. Décrire
la beauté du parc tout entier est impossible ici, il me faudrait présenter
chaque feuille, et le livre en [84] compte trois cents. Je ne m'occuperai
donc que de la source qui, tour à tour, mire chacune d'elles.
III
Dans l'herbeuse Normandie,
j'ai moi-même jadis vu cette Alissa. Elle écrivait dans un salon dont
l'ombre austèrement familiale se tramait de longs rayons. Je me souviens
qu'un nid de guêpes vide pendait au mur. Qu'importe ce détail ? Mais
peut-être que Jérôme avait plus d'une fois médité sur ce nid et comparé la
vie d'Alissa à cette ruche desséchée, à ces cellules étroites d'où le miel
est absent.
L'Alissa que je vis ce
jour-là était semblable à celle que je retrouve dans le livre dont elle
fait le sujet. Je ne fais qu'emprunter à son peintre la couleur et les
traits de celle dont il a fixé l'image, si saintement, si sobrement que
mon oeil dépassant un si gracieux objet en cherche le modèle. Et si
j'avais laissé le bras allongé d'Alissa debout, retenir quelque livre,
c'eût été, en effet, celui où la Béatrix, parmi les primevères et l'éclat
de l'eau bleue, honore la théologie.
Qu'Alissa
Bucolin fût jolie, c'est ce dont je ne savais m'apercevoir encore ;
j'étais requis et retenu près d'elle par un charme autre que celui de la
simple beauté. Sans doute elle ressemblait beaucoup à sa mère ; mais son
regard était d'expression si différente que je ne m'avisai de cette
ressemblance que plus tard. je ne puis décrire un visage ; les traits
m'échappent et jusqu'à la couleur des yeux ; je ne revois que
l'expression presque triste déjà de son sourire et que la ligne de ses
sourcils, si extraordinairement relevés au-dessus des yeux, écartés de
l'oeil en grand cercle. Je n'ai vu les pareils nulle part... Si pourtant
: dans une statuette florentine de l'époque de Dante ; et je me figure
volontiers que Béatrix enfant avait des sourcils largement arqués comme
ceux là, Ils donnaient au regard, à tout l'être, une expression
d'interrogation à la fois anxieuse et confiante, oui, d'interrogation
passionnée. Tout, en elle, n'était que question et qu'attente... je vous
dirai comment cette interrogation s'empara de moi, fit ma
vie.
Elle était au fond du verger, cueillant
au pied d'un mur bas les chrysanthèmes qui mêlaient leur parfum à celui
des feuilles mortes de la hêtraie. L'air était saturé d'automne. Le
soleil ne tiédissait plus qu'à peine les espaliers, mais le ciel était
orientalement pur. Elle avait le visage encadré, caché presque au fond
d'une grande coiffe zélandaise qu'Abel lui avait rapportée de voyage et
qu'elle avait mise aussitôt. Elle ne se retourna pas d'abord à mon
approche, mais un léger tressaillement qu'elle ne put réprimer m'avertit
qu'elle avait reconnu mon pas ; et déjà je me raidissais, m'encourageais
contre ses reproches et la sévérité qu'allait faire peser sur moi son
regard. Mais lorsque je fus assez près, comme craintivement, je
ralentissais déjà mon allure, elle, sans d'abord tourner le front vers
moi, mais le gardant baissé comme fait un enfant boudeur, tendit vers
moi, presque en arrière, la main qu'elle avait pleine de fleurs,
semblant m'inviter à venir. Et comme, au contraire, par jeu, à ce geste
je m'arrêtais, elle, se retournant enfin, fit vers moi quelques pas,
relevant son visage et je le vis plein de sourire. Eclairé par son
regard, tout me parut soudain de nouveau simple, aisé, de sorte que sans
effort et d'une voix non changée, je commençai :
-- C'est ta lettre qui m'a fait
revenir.
-- Je m'en suis bien doutée, dit-elle,
puis émoussant par l'inflexion de sa voix l'aiguillon de sa réprimande :
et c'est bien là ce qui me fâche. Pourquoi as-tu mal pris ce que je
disais? C'était pourtant bien simple.
IV
[85] Alissa est aimée de
son cousin Jérôme qu'elle aime aussi. Il veut l'épouser. Elle partage ce
désir d'abord, puis elle élude l'engagement parce que, dévouée à la
douleur d'un père dont le coeur est brisé, attentive à l'âcre passion
d'une sienne soeur plus éprise de Jérôme qu'apte à le comprendre, Alissa a
commencé de s'engager dans la voie du sacrifice.
Renoncer pour Dieu à son
humaine inclination toute embaumée pourtant de lilas, de roses et de
fruits, toute enchantée de rossignols, toute charmée de paysages, semble à
la jeune fille le point essentiel de l'immolation d'elle-même. Et plus
elle va souffrir, plus elle va juger son effort héroïque, sa macération
complète, son cilice rude, sa discipline déchirante, et le tout plus digne
de Celui qui but jusqu'au fond le calice. Et rien n'est plus poignant pour
Jérôme et pour nous, à qui il les fait ressentir, que ces incertitudes
d'Alissa, ces espoirs qui renaissent pour mourir encore, qui affolent,
irritent, laissent l'âme en face de l'âme qu'elle veut conquérir et qui se
refuse par à-coups. Et qui se refuse à la fin (c'est du moins l'orgueil de
Jérôme qui le croit) non pas tant pour ce motif concret, la vraie
vocation, que pour ces raisons abstraites, que, pour un peu, Jérôme
toujours, qualifierait d'états morbides.
Il est vrai que
l'énervement de Jérôme est bien logique et, je le dis ici sans presque
d'ironie, quand on se montre tel qu'à nous il se montre, si grand poète et
si grand amoureux, si plein de vertus, faisant de tout son livre une allée
de tilleuls, de plaintes et de langueurs, nous donnant en un mot la preuve
de lui-même, on ne s'étonne pas qu'il se vexe de voir Dieu lui être
préféré.
Comme tout homme dont
l'idée devient un peu fixe, Jérôme, qui tient pour un mal l'état de sa
cousine, en veut illuminer, scruter et déterminer les secrètes causes et
voici qu'il pense avoir trouvé deux coupables : saint Luc et M. le pasteur
Vautier.
« Efforcez-vous
d'entrer par la porte étroite » est un texte de l'Evangile que M. le
pasteur Vautier a l'imprudence de commenter devant Alissa au lendemain
d'une triste aventure dont la mère de la jeune fille a été la victime
inconsidérée.
Dans la
petite chapelle, il n'y avait ce matin-là pas grand monde. Le pasteur
Vautier, sans doute intentionnellement, avait pris pour texte de sa
méditation ces paroles du Christ : « Efforcez-vous d'entrer par la
porte étroite. »
Alissa se
tenait à quelques places devant moi. Je voyais de profil son visage ; je
la regardais fixement, avec un tel oubli de moi qu'il me semblait que
j'entendais à travers elle ces mots que j'écoutais éperdument. Mon oncle
était assis à côté de ma mère et pleurait.
Le pasteur
avait d'abord lu tout le verset : « Efforcez-vous d'entrer par la
porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la
perdition, et nombreux sont ceux qui y passent ; mais étroite est la
porte et resserrée la voie qui conduisent à la Vie, et il en est peu qui
les trouvent. » Puis, précisant les divisions du sujet, il parlait
d'abord du chemin spacieux... L'esprit perdu et comme en rêve, je
revoyais la chambre de ma tante ; je voyais ma tante étendue, riante je
revoyais le brillant officier [86] rire aussi... et l'idée même du rire,
de la joie se faisait blessante, outrageuse, devenait comme l'odieuse
exagération du péché !...
« Et
nombreux sont ceux qui y passent », reprenait le pasteur Vautier ;
puis il peignait et je voyais une multitude parée, riant et s'avançant
folâtrement, formant cortège où je sentais que je ne pouvais, que je ne
voulais pas trouver place, parce que chaque pas que j'eusse fait avec
eux m'aurait écarté d'Alissa.
Et le
pasteur ramenait le début du texte, et je voyais cette porte étroite par
laquelle il fallait s'efforcer d'entrer. Je me la représentais, dans le
rêve où je plongeais, comme une machine à macérer, une sorte de laminoir
où je m'introduisais avec effort, avec une douleur extraordinaire où se
mêlait pourtant un avant-goût de la félicité du ciel. Et cette porte
devenait encore la porte même de la chambre d'Alissa ; pour entrer, je
me réduisais, me vidais de tout ce qui subsistait en moi d'égoïsme.
« Car étroite est la voie qui conduit à la Vie », continuait
le pasteur Vautier, et par-delà toute macération, toute tristesse,
j'imaginais, je ressentais une autre joie, pure, mystique, séraphique et
dont mon âme déjà s'assoiffait. Je l'imaginais, cette joie, comme un
chant de violon à la fois presque strident et tendre ; comme une flamme
aiguë où le coeur d'Alissa et le mien s'épuisaient. Tous deux nous
avancions, vêtus de ces vêtements blancs dont nous parlait l'Apocalypse,
nous tenant par la main et regardant un même but... Que m'importe si ces
rêves d'enfant font sourire ! je les redis sans y changer. La confusion
qui peut-être y paraît n'est que dans les mots et dans les imparfaites
images pour rendre un sentiment très précis.
-- «
Il en est peu qui la trouvent », achevait le pasteur Vautier. Il
expliquait comment trouver la porte étroite.
--
« Il en est peu. » Je serais de ceux-là... J'étais parvenu
vers la fin du sermon à un tel état de tension morale que, sitôt le
culte fini, je m'enfuis sans chercher à voir ma cousine, par fierté,
voulant déjà mettre mes résolutions (car j'en avais pris) à l'épreuve et
pensant la mieux mériter en m'éloignant d'elle
aussitôt.
De ce jour, nous laisse
entendre Jérôme, Alissa rêve de mourir au monde pour vivre dans cet Amour
parfait sans lequel aucun amour n'est vivifié, pas même celui de Jérôme
qui est pourtant le plus délicat et le plus fervent des martyrs, et aussi
le plus habile quand il détaille son supplice à des chrétiens. Et quand
Alissa le fait à ce point souffrir, nous crions presque à l'ingratitude,
évoquant le passage du livre où il l'a consolée, toute petite fille, et
prise chastement dans ses bras parce qu'elle pleurait à genoux. Et nous
oublions un peu en ces moments, tant est beau le sanglot de Jérôme et tant
il plaide bien sa cause contre celle qu'il adore, de quelle suprême beauté
se revêtent chez la jeune fille le désir de la rédemption maternelle
opérée par elle, et la volonté de prendre exemple sur le mal pour
s'impressionner en vertu. Conception bien haute ! Et que soupçonne sans
l'approfondir le rusé Jérôme qui préfère penser que pour une âme
compliquée, raffinée et nerveuse, le chagrin est l'ombre nécessaire de la
joie.
V
Efforcez-vous d'entrer
par la porte étroite.
C'est donc autour de ce
thème que tout le drame intime se déroule. Quelque grand amour qu'Alissa
porte à Jérôme, elle n'y veut pas céder, même quand cette soeur dont j'ai
parlé la libère en se mariant ; et pas même quand [87] le père auquel elle
s'est dévouée est mort ; et pas davantage quand son cousin l'a rassurée
sur le scrupule qui la faisait se croire trop âgée pour cette union tant
désirée par lui. C'est quand elle est le plus libre qu'elle se sent le
plus enchaînée, et quand sa main est le moins retenue que le moins elle
l'abandonne.
Tant que Jérôme est loin
d'elle, que la seule pensée qu'enferme l'Ecriture les réunit, l'amour
d'Alissa s'exalte dans le plus sublime langage ; il nous semble qu'elle va
céder et que le retour de son ami ne sera pas assez précipité. Mais sitôt
qu'il est revenu auprès d'elle :
Mon ami,
quel triste revoir ! Tu semblais dire que la faute en était aux autres,
mais tu n'as pu t'en persuader toi-même. Et maintenant je crois, je sais
qu'il en sera toujours ainsi. Ah ! je t'en prie, ne nous revoyons
plus !
Pourtant, quelles lettres
passionnées ne lui avait-elle pas dédiées alors qu'en Italie il fuyait son
mal et le cher pays d'où elle lui écrivait :
Cher
Jérôme,
Je fonds de
joie en te lisant. J'allais répondre à ta lettre d'Orvieto, quand, à la
fois, celle de Pérouse et celle d'Assise sont arrivées. Ma pensée se
fait voyageuse. Mon corps seul fait semblant d'être ici ; en vérité je
suis avec toi sur les blanches routes d'Ombrie ; avec toi je pars au
matin, je regarde avec un oeil tout neuf l'aurore... Sur la terrasse de
Cortone, m'appelais-tu vraiment ? Je t'entendais. On avait terriblement
soif dans la montagne au-dessus d'Assise ! Mais que le verre d'eau du
franciscain m'a paru bon !... 0 mon ami, je regarde à travers toi chaque
chose. Que j'aime ce que tu m'écris à propos de saint François ! Oui,
n'est-ce pas, ce qu'il faut chercher, c'est une exaltation, et non point
une émancipation de la pensée. Celle-ci ne va pas sans un orgueil
abominable. Mettre sa volonté non à se révolter mais à
servir...
Les
nouvelles de Nîmes sont si bonnes qu'il me paraît que Dieu me permet de
m'abandonner à la joie. La seule ombre de cet été, c'est l'état de mon
pauvre père ; malgré mes soins, il reste triste ou plutôt il retrouve sa
tristesse dès l'instant que je l'abandonne à lui-même et il s'en laisse
toujours moins aisément tirer. Toute la joie de la nature parle autour
de nous une langue qui lui devient étrangère ; il ne fait même plus
effort pour l'entendre. Miss Ashburton va bien. Je leur lis à tous deux
tes lettres, ce qui nous donne de quoi causer pour trois jours ; alors
arrive une lettre nouvelle.
Robert nous
a quittés avant-hier ; il va passer la fin des vacances chez son ami R.
dont le père dirige une ferme modèle. Certainement, la vie que nous
menons ici n'est pas bien gaie pour lui. Je n'ai pu que l'encourager
dans son projet, lorsqu'il a parlé de partir.
J'ai tant à
te dire ; j'ai soif d'une si inépuisable causerie. Parfois je ne trouve
plus de mots, d'idées distinctes, -- ce soir j'écris comme en rêvant --
gardant seulement la sensation presque oppressante d'une infinie
richesse à donner et à recevoir.
Comment
avons-nous fait durant de si longs mois, pour nous taire ? Nous
hivernions sans doute. Oh ! qu'il soit fini pour jamais, cet affreux
hiver de silence ! Depuis que te voilà retrouvé, la vie, la pensée,
notre âme ; tout me paraît beau, adorable, fertile
inépuisablement...
Ah ! c'est que, lorsqu'elle
poussait de tels cris passionnés, si hauts qu'ils ne pouvaient plus
ensuite redescendre de ce que la mystique appelle la cime de l'âme,
c'est que la présence de Jérôme n'empêchait pas leur écho de se répercuter
jusqu'au ciel. Jérôme ne jetait plus d'ombre sur la cellule de ce coeur,
si sainte que l'absence seule du bien-aimé y était admise afin que rien ne
fût [89] enlevé à Dieu, qu'il l'emplît toute et purifiât ce qu'il y avait
de trop fumeux sur la paroi.
VI
Mais c'est dans les fragments
du journal intime d'Alissa, placés à la fin du livre, que nous voyons
se consommer le sacrifice. Je ne pense pas que jamais la douleur passionnée
ait marché à la suite de Dieu sur de plus féroces épines. C'est une
série de sursauts et de convulsions de l'âme après ce dépouillement
de luxe, d'art et de littérature qui navre d'autant plus Jérôme qu'il
lui est désormais impossible de suivre son héroïne à une telle hauteur.
Il ne saisit plus -- car la raison et l'intérêt comme un vautour le
déchirent -- il ne saisit pas cette brise infinie que le prophète Élie
sentait passer sous son manteau et qui soulève de la face d'Alissa le
grand voile de la mort religieuse. Alors, ne comprenant plus, il veut
tourner en dérision le titre et l'épigraphe de son livre : « Efforcez-vous
d'entrer par la porte étroite. » Mais l'écriteau déjà placé sur
la croix n'a pas lésé la royauté de Dieu. La hauteur même de la souffrance
chrétienne défie un trop humain prosélytisme. Le texte demeure dans
son intégrité. Efforçons-nous d'entrer par la porte étroite.
L'amour d'Alissa est plus fort que l'amour de Jérôme puisqu'elle en
triomphe et que la mort la défend. Car, dans une si terrible lutte,
la pauvre âme succombe, et le corps. Rien n'est plus chargé de sang
et de larmes que cette histoire si ce n'est la vie. Je ne saurais sans
respect toucher au chef-d'oeuvre de l'un de nos plus grands écrivains
encore que je considère, en catholique romain, qu'Alissa ainsi immolée
brille d'une beauté incomparablement plus belle, de cette beauté dont
rayonne la Béatrix dans sa théologale robe verte.
En 1903, « Francis Jammes avait joint
ses efforts à ceux de Claudel [pour convertir Gide au catholicisme],
mais n'avait réussi qu'à indisposer son ami. Gide s'efforçait de persuader
Francis Jammes qu'il était désormais inutile d'essayer de l'attirer
vers le catholicisme. Depuis ce moment, l'intimité entre les amis n'avait
fait que décroître. Selon un conseil de prudence formulé par Francis
Jammes lui-même, ils bornaient maintenant leurs lettres aux sujets d'ordre
littéraire ou familial, bannissant toute considération religieuse et
philosophique. Pourtant, le 13 mai 1909, au cours du repas qui les réunit
à Paris, ils enfreignirent cette règle et s'entretinrent du nouveau
roman de Gide, La Porte étroite, que venait de révéler La Nouvelle Revue
Française. Francis Jammes, n'en doutons pas,
félicita l'auteur d'avoir enfin écrit un livre où la vertu se trouvait
glorifiée. Cette preuve de bonne volonté méritait une récompense. Et
ce fut, deux mois plus tard, un article enthousiaste que L'Occident publia et dont André Gide se
montra reconnaissant. » (Robert Mallet, Francis Jammes, sa vie, son oeuvre, Paris
: Mercure de France, 1961). Ces pages (dont Gide écrivit à Jammes qu'elles
« ont été pour beaucoup de lecteurs non seulement révélatrices
mais leur ont donné à leurs yeux comme une permission de m'aimer »
[lettre inédite, été 1909] ont été reproduites par Robert Mallet dans
l'appendice de son édition de la Correspondance
Jammes-Gide, pp. 304-11. |