Jean AMROUCHE, Élites, 1946 ?

[Repris dans le BAAG, n° 32, octobre 1976, pp. 57-8].

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[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

LE THÉSÉE D'ANDRÉ GIDE

 

     Vers la fin d'une longue vie qui n'a été qu'une longue jeunesse, André Gide nous fait don d'un fruit dont la maturité garde l'insolence rayonnante et la force acide du printemps : ce Thésée qui est son dernier ouvrage d'imagination, et l'un des plus spécifiquement gidiens. Quel accueil lui réserveront les garçons de vingt ans à qui ce petit livre s'adresse, où ils devraient prendre exemple et conseil ? Je vois bien certains des reproches qu'on ne manquera pas de lui porter : qu'il n'accorde pas (du moins en apparence) une suffisante part à l'événement, qu'il emprunte à la mythologie son allure de fable décorative où tout semble aménagé pour le plaisir plutôt que pour répondre à l'angoisse qui nous obsède, et conjurer le malheur. Il se peut que ce Thésée séduise sans toucher, qu'il provoque à admirer les ressources de l'artiste sans remuer profondément une jeunesse que les violences de la guerre ont rendue insensible à tout ce qui, dans l'art, ne ressortit pas à une esthétique du choc. Ceux qui ont reçu de Gide une manière de révélation, qui doivent à ses livres une part de cette joie contre quoi se liguent en vain tant de forces, reconnaîtront ici le timbre fraternel et l'autorité d'une voix inoubliable, celle du Prodigue qui tremble de crainte et d'espoir, et qui nous disait dans le demi-jour de l'aube : « Je tiens la lampe... Prends garde aux marches du perron. »

*

     On attendait depuis longtemps de Gide qu'il composât une manière de traité où l'enseignement de la Fable grecque [58] fût consigné. Il ne suffisait pas d'y penser, de couver amoureusement l'ouvrage. Il fallait un concours de circonstances favorables, que la poussée intérieure correspondît à un appel venu du dehors, pour que l'oeuvre, prenant vie dans le langage, brisât sa coque et parût au jour. L'expérience des Nouvelles Nourritures où la perfection du métier ne parvient pas à nourrir de sang les images incitait Gide à la prudence. Comme je lui rappelais son projet d'écrire un Thésée durant l'hiver de 1943, il répondait : « Tout cela est à présent trop loin de moi. Je sais bien ce que j'aurais voulu y dire ; mais je ne pourrais plus trouver le ton. C'est là l'important ! Tenez : je crois que je l'avais dans les Nourritures. Dans les Nouvelles, je l'ai forcé. »

     Le miracle, longuement préparé, se produisit au printemps 1944. La grâce d'une saison et la certitude de la victoire du parti de la liberté offraient enfin à Gide les conditions propres à l'accomplissement d'un dessein indéfiniment différé. Il éprouva en même temps que le droit à la joie, l'acquiescement intime des Dieux, et la nécessité de confier à Thésée un message capital.

     Sans doute le héros ne prend-il pas d'abord conscience de la magistrature dont Gide entend le charger. Il nous raconte sa vie sur un mode merveilleusement naturel, tour à tour enjoué, allègre, cynique même (le ton des Caves du Vatican), ne prenant d'autre soin que de ne pas gauchir ou embellir sa figure. C'est dans l'action qu'il prend conscience de soi, et de ce qui le distingue des intellectuels, des artistes, des mystiques : de Pirithoüs, Minos, Dédale, Icare, OEdipe enfin. S'il ne force pas sa nature, si même il s'y complaît, il ne manque pas de profiter de tout ce qui chez autrui peut accroître sa prise sur le monde et sur lui-même. Il commence sa vie par l'aventure, où il fait montre de courage et de prudence, attentif à mettre de son côté toutes les chances de réussir, et ce conquérant parachève sa conquête de soi en transférant au peuple tous ses pouvoirs.

     Ce qui était menacé de mort, ce qui est encore menacé de mort, c'est ce que Thésée précisément représente : une figure de l'homme où s'incarne l'Occident, figure menacée par les forces du dedans et du dehors, qui, dominant la tentation des extrêmes, celle de l'action pure et celle de la contemplation pure, retrouve son assiette dans la mesure perpétuellement hasardée et reconquise.

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