Roger Caillois, Spectateur, 25 juin 1946.

[Repris dans le BAAG, n° 29, janvier 1976, pp. 37-40].

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[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

LE STYLE D'ANDRE GIDE

     André Gide vient de publier, dans le premier des Cahiers [38]de la Pléiade, un Thésée très soigneusement écrit. Il n'y a presque pas ce phrases du long texte qui n'appellent sur quelque point la remarque grammaticale. J'imagine que l'auteur s'est beaucoup diverti d'introduire en chacune un étonnant raffinement. Il peut être instructif d'en signaler plusieurs.

     On sait qu'André Gide archaïse volontiers. De fait, on trouvera dans ce Thésée de nombreux mots, tombés en désuétude, par exemple escamper pour finir, rengréger pour accroître, sans compter la séquelle plus commune des termes comme pourchas, dont les écrivains moins érudits ou moins délicats assaisonnent leur prose, quand ils sont en veine d'élégance.

     Certaines constructions sorties de l'usage sont également remises en honneur : ainsi le verbe empêcher est fréquent, employé absolument dans le sens d'embarrasser. L'auteur entendant sans doute marquer le coup, a risqué l'indiscrétion. De même, il utilise sans trop de modestie une tournure assez rare en français moderne, la subordonnée infinitive à sens final, introduite par un adverbe relatif. Il écrit « digne du trône, où lui succéder » et, plus loin, dans l'espace ce deux pages et demie, sans laisser au lecteur le temps de se remettre : « il te reste à fonder Athènes où asseoir la domination de l'esprit », « Je regagnai la première salle où rejoindre mes compagnons » et « réintégrant cette geôle qu'on est à soi-même d'où ne pouvoir plus sortir ». C'est peut-être là beaucoup d'insistance pour une seule trouvaille, mais l'écrivain, comme s'il doutait de lui, tient à assurer ses audaces en les répétant. Jamais, en tout cas, ce tour ne fut si employé qu'il ne l'est ici.

     D'autre part, l'auteur place avec prédilection l'épithète avant le nom, ce qui n'est guère normal sauf pour les adjectifs courts, à moins qu'on ne désire tirer de l'inversion un effet particulier. André Gide recourt gratuitement à ce procédé et il écrit, comme entraîné par l'habitude : « Un immédiat emploi », « un continu symbole », tout comme il écrit « un inatteignable sommet » (où l'adjectif peut passer pour une création, le français, ce me semble, connaissant ou ne reconnaissant qu'inaccessible). En l'occurrence, l'écrivain. obéit d'ailleurs à une tendance de la langue contemporaine. Car, dans les textes des semi-illettrés qui emplissent hebdomadaires et revues, l'épithète, parfois, précède le substantif avec une telle constance qu'il paraît qu'on écrira bientôt, comme Raymond Roussel, « de l'écolier papier ». Cela tient, je suppose, à l'idée que les novices se font du beau style, et qui est sur ce point curieusement la même que celle d'André Gide.

     [39] André Gide, en revanche, dispose d'une syntaxe infiniment plus complexe que celle de la plupart des prosateurs contemporains (je ne parle pas de la poésie où, comme nul ne l'ignore, l'énumération a remplacé toute syntaxe). C'est au point que, souvent, il cumule les finesses. Usant de l'ablatif absolu, il écrit « ton destin parfait » (pour : « ton destin une fois accompli »), retenant en outre l'attention par le sens inaccoutumé du participe. Ailleurs, empruntant un tour cher aux précieux, il écrit avec la même grâce : « Je tendis, de mon plus galant, l'onyx à la reine » où l'emploi d'un superlatif neutre en fonction de substantif est d'une exceptionnelle recherche (Vaugelas était déjà sévère dans un cas semblable, pour le simple positif, mais, pour lui, le bon style était celui où rien ne se remarque, non celui où tout se remarque).

     La syntaxe d'accord n'a pas moins d'intérêt. Par exemple, le verbe est laissé au singulier après plusieurs sujets dont le dernier, seul, est relié aux précédents par un disjonctif : « Gloire à laquelle ne parvint Hercule, Jason, Bellérophon ni Persée. » Plus audacieuse encore est cette proposition : « Pas de barrière ou de fossé que hardiesse et résolution ne franchisse », où il faut admettre, pour justifier l'accord, que les deux sujets représentent les aspects différents d'un tout indissoluble. D'autres surprises guettent en très grand nombre le lecteur : subjonctifs déconcertants, concordance des temps inattendues, ellipses équivoques qui passeraient pour solécismes si l'on ne savait pas à qui l'on a affaire. Telle cette suppression téméraire aujourd'hui du ne dans la phrase suivante : « Depuis quand les taureaux ont-ils dévoré que des prés ? »

     Une autre caractéristique de l'auteur, qu'on retrouve dans la plupart de ses ouvrages, consiste en les continuelles retouches qu'il fait à la langue, écrivant peu ensuite à la place de peu près ou en en air libre à la place de à l'air libre, etc., de sorte que, là encore, n'était sa réputation, on se fourvoierait aisément, imaginant telle phrase écrite par un étranger malhabile et inexact, on se hâterait charitablement de le corriger.

*

     Voici cependant la morale de l'histoire : c'est qu'il existe réellement un moyen de distinguer une pareille prose de celle d'un quelconque analphabète. Elle s'en sépare à la fois par le nombre et par la qualité de ses écarts. Jamais un ignorant ne réussira à rassembler en si peu d'espace autant de tours surprenants ou discutables. Il sera, par endroits, correct malgré lui, car, s'exprimant [40] comme tout le ronde, il lui arrivera de le faire de temps en temps, comme on doit. C'est qu'il ne se surveille pas autant qu'André Gide qui, à chaque ligne, s'efforce de s'éloigner de l'usage commun par quelque exquise et ingénieuse surenchère, se torturant prodigieusement pour parvenir avec assez de suite, allant, s'il le faut, jusqu'au calembour ou presque, écrivant par exemple : « Je déclarai suffisamment » pour : « Je déclarai avec suffisance » (trop vulgaire, sans doute). La pauvreté de l'écrivain sans culture s'oppose ainsi clairement à l'excès de science et de richesse de l'autre. Et si les effets semblent parfois identiques, au point qu'on ne saurait toujours les reconnaître avec certitude, on voit assez que les causes demeurent inverses, ce qui est fort consolant.

     Heureux l'artiste subtil qui peut se permettre une telle virtuosité ! Mme Noulet assure quelque part que les beautés du français ne sont pas ornementales, mais grammaticales. Je le crois aussi, mais je ne sais que penser de ce style d'André Gide, si extraordinairement orné et dont la plupart des ornements sont justement grammaticaux. Je m'étonne, néanmoins, du long acharnement qui fait tenir pour classique une prose à ce point baroque.

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