Armand HOOG, La Nef, n° 22, septembre 1946.

[Repris dans le BAAG, n° 31, juillet 1976, pp. 51-53].

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[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

GIDE, OU LES SEXES DE L'ESPRIT

 

     Dans la même période, où il écrivait ses Pages de journal 1939-1942, lourdes d'angoisse, Gide achevait de mettre au point ce Thésée auquel il songe depuis vingt ans. L'une et l'autre oeuvres, comme elles furent écrites, il les publie à peu près en même temps. Et déjà tout Gide est dans cette dissonance qui s'accepte, se reconnaît, se veut telle. On ne peut rêver, à l'intérieur du monde gidien, de plus dissemblables positions que celles qui sont ici tout ensemble indiquées. Je crois avoir montré, à propos des Pages de journal, avec quel courage (avec peut-être quelle jubilation torturée) Gide arrive au terme de sa vie les bras chargés de la même contradiction qu'il découvrit aux premiers soleils d'Afrique. Vieillard fidèle à son adolescence divisée, depuis presque soixante-dix ans disparus. « Ah, dit le Journal de 1942, puissé-je rester charnel et désireux jusqu'à la mort !... » La même main qui tremble d'écrire ces lignes au plus ardent de l'après-midi transcrit aussi les souvenirs de Thésée, héros sereinement vieilli. Gide n'a pas vieilli comme Thésée, ou plutôt Thésée n'est que l'une des vieillesses de Gide. Mais pourrait-on soutenir, d'autre part, que L'Immoraliste fut la seule jeunesse de celui qui écrivit La Porte étroite ? Il se faut assurer que la plus grande ambiguïté de Gide n'est pas celle qu'on pense, mais bien [52] plutôt d'avoir en soi toujours amoureusement transporté les deux sexes de l'esprit.

     Deux sexes, deux versions de l'être. Tantôt jeté avec délices vers l'inconnu, l'irremplaçable et l'unique ; tantôt qui revient aux sûretés classiques. Et fondu dans le moment, puis hanté par le projet des plus durables constructions. Tantôt voluptueusement perdu dans le labyrinthe, et tantôt qui en ressort vainqueur. Plus que l'homme et la femme diffèrent par les hanches et les poitrines, les esprits ici se partagent. Mais Gide est demeuré à la fois homme et femme, et Dédale comme Thésée.

     Fable, sotie ou moralité légendaire à la façon du Prométhée mal enchaîné, on ne saurait entendre les intentions de ce Thésée, si l'on ne se reporte à un ancien texte d'Incidences. Déjà, en 1919, Gide s'interrogeait sur le sens caché du labyrinthe, et sur cet étrange fil que la fille de Minos, restée sur le seuil, attache au bras de son amant. Je ferais bien des réserves sur la façon dont Gide propose d'interpréter le mythe grec en général. Le fond obscur de l'âme inconsciente échappe à une intelligence trop ironique, trop psychologique, formée à l'école de l'introspection française. Mais mon propos n'est pas de discuter ce point. Le fil d'Ariane, disait Gide, « c'est le fil à la patte, et Thésée le trouve aussitôt un peu court ; il se sent tiré trop en arrière tandis que le voici qui s'avance avec horreur et ravissement dans l'inconnu repli de sa destinée. Et sans doute il y a là le sujet d'une opérette... » Thésée n'est pas une opérette. Tragédie plutôt de l'esprit, quand celui-ci, comme Gide toute sa vie en accepta l'expérience, aborde le délicieux scandale des ivresses inconnues. Alors Gide se fit tantôt Nathanaël et tantôt Thésée. À soixante-douze ans, s'il prête à Thésée sa parole, ce n'est pas sagesse ni vieillesse. Tout simplement le permanent débat gidien s'enrichit d'un épisode de plus. Demain il retournera à l'immortalité.

     Thésée ou le Moraliste. Le voici devant le labyrinthe comme hier le Gide des Interviews imaginaires, devant la poésie d'Éluard.

     Péché courtisé, condamné, repris. Dédale l'architecte créa ces enchantements, il en montre l'artifice. Dans les couloirs du labyrinthe règne cette même atmosphère de séduction, ces mêmes émerveillements coupables que Gide célébra tour à tour et honnit. Volupté de l'instant, égarements d'une seconde non pareille à quoi Nathanaël sacrifiait tout le futur avec allégresse. « Les lourdes vapeurs qui s'en dégagent n'agissent pas seulement sur la volonté, [53] qu'elles endorment ; elles procurent une ivresse pleine de charme et prodigue de flatteuses erreurs, invitent à certaine activité vaine le cerveau qui se laisse voluptueusement emplir de mirages ; activité que je dis vaine, parce qu'elle n'aboutit à rien que d'imaginaire, à des visions ou des spéculations sans consistance, sans logique et sans fermeté... » Thésée s'avance sans arme parmi ces vapeurs, bouleversantes approches d'un monstre... Gide retrouve pour parler d'un combat chavirant les mots dorés de Si le grain ne meurt... « Si pourtant je triomphai du Minotaure, je ne gardai de ma victoire sur lui qu'un souvenir confus, mais, somme toute, plutôt voluptueux... » Il ne quitterait pas le jardin du Minotaure si le fil ne lui rappelait, « figuration tangible de devoir », son propos, la réalité lointaine du monde vivant. Thésée revient. Gide le loue. Une condamnation subtile n'atteint-elle pas pourtant ce héros dont l'héroïsme est de n'avoir point cédé « à une impasse, à un pas plus avant mystérieux » ? Héros court de désirs. Mais il n'est même pas nécessaire d'imaginer que Gide méprise Thésée dans le même moment qu'il le peint. Ce calme garçon sans ivresse est aussi Gidien que Nathanaël. D'un autre sexe spirituel seulement.

     Thésée finit comme législateur classique, bienfaiteur de sa cité. Presque louisquatorzien, mais qui aimerait le peuple, un roi sage avec des Turgot comme ministres. « Ma grande force était de croire au progrès. » Une dernière contestation oppose Gide à Gide, OEdipe à Thésée. « J'ai fait ma ville », dit fièrement celui-ci. Je ne m'étonne pas de voir Gide célébrer, un instant, cette royauté bourgeoise, rêver d'un héros semblable à quelque Henri IV de l'esprit. Qui pénètre l'essentiel secret d'ambiguïté de la nature gidienne, il trouve que Thésée, loyal et courageux garçon, un peu Don Juan, un peu Bayard, vient bien après les faux-monnayeurs. Ainsi, après le déchirement de la volupté, un amant qui retombe trouve-t-il la place calme d'une rêverie vertueuse. « Je reste enfant de cette terre », dit Thésée au rêveur OEdipe. J'attends qu'OEdipe lui réponde, si Gide peut vivre encore quelque temps.

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