Claude-Edmonde MAGNY, Poésie 47, n° 38.

[Repris dans le BAAG, n° 30, avril 1976, pp. 49-62, et dans Claude-Edmonde MAGNY, Littérature et critique, Payot, 1971, pp. 141-153].

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[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

A PROPOS DU THÉSÉE :

L'ÉTHIQUE SECRÈTE D'ANDRÉ GIDE

 

« Le point de vue esthétique est le seul où il faille se placer pour parler de mon oeuvre sainement. »

(Journal de Gide, 25 avril 1918.)

 

     Le Thésée de Gide, récemment paru dans Les Cahiers de la Pléiade, a été unanimement salué par la critique comme le « testament philosophique » de son auteur (testament dont on espère que, suivant la meilleure tradition bourgeoise, il sera suivi de beaucoup d'autres). D'aucuns l'ont chicané sur la langue, la syntaxe, l'exactitude mythologique. Mais tous ont loué ses diverses excellence : l'admirable équilibre architectural, l'humour discret, la parfaite aisance à passer du lyrisme au canular, et cette scène étonnante (oubliée par Sophocle) sur laquelle se termine le texte, de la rencontre entre OEdipe et Thésée. Peut-être d'ailleurs a-t-on loué le Thésée avec d'autant [50] plus d'empressement que le Journal 1939-1942 venait de décevoir davantage. Qui n'a eu envie de recopier par manière d'épigraphe sur son exemplaire ces lignes écrites par Gide à la date du 29 juillet 1942 : « La fin de la vie... dernier acte un peu languissant ; des rappels du passé ; des redites. On voudrait quelque rebondissement inattendu et l'on ne sait quoi inventer... »

     Ce que Gide, malgré sa défiance de soi, a tout de même su inventer, c'est le mythe de Thésée. Le « rebondissement » qu'il attendait vainement (comme aussi bien le lecteur) des notations trop quotidiennes, acides souvent plus qu'incisives du Journal, il le trouve d'emblée, sans effort apparent, dès qu'il consent à écrire, non plus incidemment, au gré de l'humeur ou des lectures et presque (si l'on ose ainsi parler d'un style aussi spontanément concerté) au hasard de la plume -- bref dès qu'il se fait derechef écrivain, artiste, dès qu'il crée. L'invention du Thésée n'est d'ailleurs en aucune façon une innovation absolue : ni par rapport au sujet (l'interprétation gidienne du mythe restant en gros, non sans quelque coquetterie, fidèle à la tradition) ni par rapport à l'oeuvre antérieure de Gide lui-même. Nul doute que l'auteur n'ait voulu rassembler dans ce texte les principaux thèmes déjà traités par lui au cours de sa carrière. Thésée adolescent s'écrie : « Ô premiers ans vécus dans l'innocence ! Insoucieuse formation ! J'étais le vent, la vague. J'étais plante ; j'étais oiseau. Je ne m'arrêtais pas à moi-même, et tout contact avec un monde extérieur ne m'enseignait point tant mes limites qu'il n'éveillait en moi de volupté. J'ai caressé des fruits, la peau des jeunes arbres, les cailloux lisses des rivages, le pelage des chiens, des chevaux, avant de caresser les femmes. Vers tout ce que Pan, Zeus ou Thétis me présentait de charmant, je bandais. » Et nous ne pouvons nous empêcher de songer au Nathanaël des Nourritures et à sa sensualité indifférenciée à l'extrême. Il est vrai qu'on peut lire dans le Journal, à la date du 21 juin 1941 : « Ces quatre derniers jours ont été plus beaux qu'on ne peut dire ; plus beaux que je ne pouvais supporter. Une sorte d'appel au bonheur où toute la nature conspirait dans une pâmoison miraculeuse, atteignant un sommet d'amour et de joie où l'être humain n'a plus à souhaiter que la mort. C'est par une telle nuit qu'on voudrait embrasser les fleurs, caresser l'écorce des arbres, étreindre n'importe quel corps jeune et brûlant, ou rôder à sa recherche jusqu'à l'aube... » La duplicité des sentiments de Thésée envers son père ne serait pas indigne du pasteur de La Symphonie pastorale ; et la manière dont le héros se débarrasse involontairement mais sans scrupules du vieil Égée aurait eu l'approbation du Ménalque de L'Immoraliste. Il n'est pas jusqu'aux raisons occultes de la passion de Pasiphaé pour un taureau qui n'aient déjà été évoquées -- en des [51] termes fort analogues -- à la fin du Prométhée mal enchaîné, lorsque Gide fait dire à Minos par son épouse : « Que veux-tu ? Moi, je n'aime pas les hommes... Si Zeus s'en fût mêlé, j'eusse accouché d'un Dioscure ; grâcé à cet animal, je n'ai mis au monde qu'un veau. »

     Le lecteur n'en est pas moins agréablement surpris par l'ingénieux traitement de certains épisodes par eux-mêmes assez imprévus -- tout ce qui concerne Dédale et le Labyrinthe -- ou la prétérition de certains autres trop attendus au contraire, comme l'abandon d'Ariane à Naxos ou la trahison de Phèdre et la mort d'Hippolyte. Nous n'aurons sans doute jamais ce Traité des Dioscures auquel Gide rêvait déjà à vingt ans, et dont une admirable lettre à André Rouveyre (1) laisse entrevoir ce qu'il aurait pu être. Du moins le Thésée, qui pourtant ne contient rien que son auteur n'ait déjà dit maintes fois, rien non plus -- si l'on veut -- qui ne soit déjà dans le mythe, nous surprend-il par l'invention d'une forme nouvelle, où l'humour vient à chaque instant excaver le lyrisme et retirer à la pensée la part d'exagération que lui confère inévitablement l'expression écrite. Avec ce texte, Gide tient les promesses qu'il faisait, il y a bien longtemps, au début du Traité du Narcisse : « Les livres ne sont peut-être pas une chose bien nécessaire ; quelques mythes d'abord suffisaient ; une religion y tenait tout entière. Le peuple s'étonnait à l'apparence des fables et sans comprendre il adorait ; les prêtres attentifs, penchés sur la profondeur des images, pénétraient lentement l'intime sens des hiéroglyphes. Puis on a voulu expliquer ; les livres ont amplifié les mythes -- mais quelques mythes suffisaient. Ainsi le mythe du Narcisse... Vous savez l'histoire. Pourtant nous la dirons encore. Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne n'écoute, il faut toujours recommencer. »

     L'histoire que Gide choisit de nous conter une fois de plus dans le Thésée, c'est celle du sage païen ; son héros a choisi la tertre, pris le parti de l'homme contre les Dieux et de la nature contre la surnature, non sans rencontrer sur sa route des tentations diverses. (Il faut bien noter ici qu'on éprouve quelque étonnement à voir le Thésée, si proche au début, semble-t-il, de son créateur, se transformer avec l'âge en une sorte de « roi-citoyen », de despote éclairé qui veut faire le bonheur de son peuple malgré celui-ci, et comme à son insu : « Je pensais, dit-il à la fin de sa vie, que l'homme n'était pas libre, qu'il ne le serait jamais et qu'il n'était pas bon qu'il le fût. Mais je ne pouvais pousser en avant sans son assentiment, non plus qu'obtenir celui-ci sans lui laisser du moins, au peuple, l'illusion de la liberté. Je [52] voulus l'élever, n'admettant point qu'il se contentât de son sort, et consentît à maintenir son front courbé. L'humanité, pensais-je sans cesse, peut plus et vaut mieux. Je me souvenais de Dédale, qui prétendait avantager l'homme de toutes les dépouilles des dieux. Ma grande force était de croire au progrès. ») Thésée échappe à l'amour, à l'attrait des aventures, aux pièges que lui tend sans cesse sa propre ardeur. Lorsqu'il écoute parler, au fond du labyrinthe, le jeune Icare (ou plutôt son idée platonicienne), en quête d'un Dieu unique, sis « au coeur d'une croix », ces méditations mystiques lui paraissent bavardage insensé. Les épreuves même qui lui viennent de Phèdre et d'Hippolyte ne peuvent l'abattre. La tentation suprême est sa rencontre avec OEdipe, l'aveugle volontaire, le bourreau de soi-même, celui qui s'est délibérément fermé les yeux au monde sensible pour voir Dieu, selon le conseil de cet autre aveugle, le sage Tirésias. « Sans doute, se dit Thésée à Colone, j'avais triomphé partout et toujours, mais c'était sur un plan qui, près d'OEdipe, m'apparaissait tout humain, et comme inférieur... » Son inquiétude sera de courte durée ; les explications d'OEdipe ne le satisfont pas ; cet esprit passionnément attaché à la terre refuse de comprendre qu'il puisse y avoir antinomie eentre le sensible et le spirituel, qu'il faille renoncer au monde pour trouver Dieu : « Je ne cherchais pas à nier, lui dis-je, l'importance de ce monde intemporel que, grâce à la cécité, tu découvres ; mais ce que je me refuse à comprendre, c'est pourquoi tu l'opposes au monde extérieur dans lequel nous vivons et agissons. » Il ne croit ni au péché originel, ni à la rédemption par la souffrance : « Cher OEdipe, dirait-il à son ami..., ma pensée, sur cette route, ne saurait accompagner la tienne. Je reste enfant de cette terre et crois que l'homme, quel qu'il soit et si taré que tu le juges, doit faire jeu des cartes qu'il a... » Et comme ce despote madré pense qu'il pourrait bien y avoir après tout quelque secrète bénédiction temporelle attachée aux perfections spirituelles, il se réjouit à la pensée que c'est sur le sol de l'Attique, et non à Thèbes, que reposeront les cendres d'OEdipe, saint et martyr, et que le peuple d'Athènes en retirera sans doute quelque bienfait.

     C'est sur cette note de volontaire ironie que se termine ce texte où Gide réussit à tenir jusqu'au bout l'extraordinaire gageure de tout s'annexer en finissant pourtant par prendre parti. Le Thésée nous apporte cette résolution tant attendue des dissonances jusqu'ici savamment maintenues de la pensée gidienne, sous une forme plus intégrée, au sens mathématique le plus strict, que dans le Journal. C'est une oeuvre en marge de laquelle on a envie d'écrire le signe d'intégration familier aux mathématiciens et que sans doute Fautrier dessinerait fort [53] bien :

*

     Mais nous vivons dans un monde où l'on ne gagne jamais tout à fait lors même qu'on semble le plus gagner. Lorsqu'à Monte-Carlo un joueur trop heureux quitte le tapis vert ayant, semble-t-il, fortune faite, les croupiers considèrent avec philosophie les liasses de billets qu'il emporte et disent : « C'est de l'argent qui découche. » C'est la métaphysique qui découche, chez Gide ; ou plutôt c'est Thésée qui découche -- pour une nuit seulement -- avec la métaphysique. Après quoi l'auteur et son héros lui ferment poliment la porte au nez. Il n'est pas sûr pourtant que le monde de la surnature se laisse expulser aussi facilement que cela.

     On sait que Gide s'est toujours défendu contre les diverses interprétations morales qu'on prétendait donner de son oeuvre, et a protesté maintes fois que le seul point de vue valable pour la juger était l'angle esthétique. C'est pourquoi il a donné son approbation sans réserve au seul livre de Jean Hytier. Même en acceptant ce terrain, pourtant, il faut bien avouer que ses livres les plus réussis nous laissent insatisfaits. Presque toujours nous avons l'impression qu'il est resté en deçà du sujet qu'il aurait voulu, qu'il aurait dû traiter ; Les Faux-Monnayeurs comme La Symphonie pastorale, Les Caves du Vatican comme Le Prométhée mal enchaîné, et même l'admirable Porte étroite font lever en nous d'immenses espérances, qui sont immanquablement déçues -- peut-être, certes, parce que nulle oeuvre finie n'aurait pu être à la mesure de ce que nous a fait entrevoir Gide, mais sans doute aussi à cause d'une sorte de défaillance, d'un amenuisement de l'oeuvre vers la fin, volontaire et involontaire tout à la fois comme tout ce qui, chez un écrivain, est consubstantiel à la nature qu'il s'est choisie. Edmund Gosse traduisait cette impression curieuse dans une conversation avec Charles Du Bos, lui disant de Gide, à propos de La Symphonie pastorale, que « quoiqu'au début ce qu'il entreprend semble toujours conduire, doive conduire à une vaste contrée ouverte, pourtant il finit toujours, on ne sait trop comment, par tourner en rond dans une aire très limitée (2) » ; et Du Bos commente le propos en parlant de cette qualité « méphistophélique » qu'il y a chez Gide, que la plupart des gens croient consciente et délibérée, qui l'est sans doute en un sens, mais qui n'en affecte pas moins de manière complètement inconsciente et involontaire le développement de toutes ses idées. Chacun [54] des livres de Gide ouvre devant nous des perspectives infinies... et puis tout d'un coup, sans avoir bien compris comment cela s'est fait, nous nous retrouvons à notre point de départ (et le Thésée ne fait pas exception) ; le peu de réalité qui pourrait rester aux événements, aux idées ou aux personnages leur étant enlevé, sous une forme ou une autre, par ce « Mettons que je n'ai rien dit » qui est prononcé par deux fois dans Le Prométhée mal enchaîné. On songe parfois, devant ces dénouements qui toujours tournent court, qu'il s'agisse d'un essai, d'un roman ou d'une sotie, aux « actes manqués » révélateurs si chers aux freudiens.

     Peut-être n'est-il pas impossible de procéder sur l'oeuvre de Gide à une sorte de psychanalyse, orientée d'ailleurs vers la mise au jour d'éléments qui n'ont rien de sexuel, un peu analogue à celle qu'Henri Massis, oubliant pour une fois d'être injuste et pharisien, a amorcée dans son livre sur Le Drame de Marcel Proust. Massis voit une des clés de l'oeuvre proustienne dans un vaste refoulement des valeurs morales, dont toutes traces ont été ensuite soigneusement effacées de A la recherche du temps perdu, si bien qu'il faut pour le déceler reprendre un ouvrage bien antérieur, plus « naïf », comme Les Plaisirs et les Jours. Ce n'est sans doute pas un hasard si Gide a été l'un des premiers à signaler l'extrême importance de ce livre pour la compréhension de Proust, à montrer qu'on y trouvait déjà, en germes, tous les thèmes du grand édifice futur. L'aversion psychanalytique à l'égard de la morale pourrait être un trait commun à l'auteur de Corydon et à celui de Sodome et Gomorrhe. Il y a chez Gide une horreur névralgique de tout ce qui est moral, et du vocable même ; c'est elle qui l'a fait se hérisser chaque fois qu'on prétendait juger son oeuvre d'un point de vue éthique, qui va jusqu'à l'empêcher de se servir du mot même d'éthique là où l'on s'attendait le plus à le rencontrer, si bien qu'il le remplace, parfois au détriment du sens, par celui d'esthétique. Ainsi il écrit dans Numquid et tu... ? : « Je m'étonne qu'on n'ait jamais cherché à dégager la vérité esthétique de l'Évangile », alors que d'après le contexte, et toute la suite, il s'agit évidemment d'une beauté morale, tout intérieure, qui n'a rien de sensible ni par suite d'esthétique au sens propre du terme -- sans parler de l'alliance de mots assez choquante contenue dans l'expression « vérité esthétique ».

     Cette morale qu'il s'est toujours défendu de posséder, il est pourtant facile de la montrer une et cohérente, occultement présente au coeur de chacune des oeuvres importantes de Gide. Elle tient tout entière dans un précepte encore informulé (surtout par Gide lui-même), qui est la proposition converse (au sens des logiciens) et le complément indispensable du fameux paradoxe socratique : « Nul n'est méchant volontairement ». Le principe qui régit [55] secrètement l'univers éthique de Gide, celui qui fonde la commune moralité d'attitudes concrètes aussi différentes en apparence que celles d'Alissa, de Lafcadio ou du Ménalque de L'Immoraliste, serait quelque chose comme « Nul volontaire n'est méchant ». En d'autres termes, le seul péché pour Gide, le péché capital et unique, c'est la démission de la volonté, le fait qu'elle renonce à être elle-même, c'est-à-dire à se tendre. Il n'y a d'autre mal que le laisser-aller, la paresse sous toutes ses formes, l'abandon aux pentes de sa nature, le refus de vivre selon une orientation, quelle qu'elle soit. On concevrait sans peine un Gide qui dirait : « Allez au diable si vous voulez, pourvu que vous y alliez les yeux grands ouverts, pourvu que vous vouliez y aller. »

     Je cite au hasard quelques textes : « Je ne puis me retenir de croire que la meilleure éducation n'est point celle qui va dans le sens des penchants, mais qu'un naturel un peu vigoureux, comme est le nôtre, trouve profit dans la contrariété, dans la contrainte . (3)  » -- « Non s'efforcer vers le plaisir, mais trouver son plaisir dans l'effort même, c'est le secret de mon bonheur (4). » Et, dans la préface à Vol de nuit : « Je lui sais gré particulièrement (à SaintExupéry) d'éclairer cette vérité paradoxale, pour moi d'une importance psychologique considérable, que le bonheur de l'homme n'est pas dans la liberté, mais dans l'acceptation d'un devoir  (5). » Il est remarquable que lorsque, dans Numquid et tu...?, il rejette du christianisme tous les éléments surnaturels, il n'en conserve que la seule morale : « Seigneur, ce n'est pas parce que l'on m'a dit que vous étiez le Fils de Dieu que j'écoute votre parole ; mais votre parole est belle au-dessus de toute parole humaine, et c'est à cela que je reconnais que vous êtes le Fils de Dieu. » Et le reproche qu'il s'adresse perpétuellement dans son Journal c'est de se laisser détourner de sa ligne propre (en particulier par le trop de sympathie qu'il porte aux autres), bref de manquer de cohérence et de tension : « Ô mon coeur, écrit-il dans Numquid et tu...?, durcis-toi contre cette sympathie ruineuse, conseillère de tous les accommodements. Que ne fus-je entier et toujours obstiné dans ma ligne ! » Ou encore : « Vous incriminez mon éthique ; j'accuse mon [56] inconséquence ... (6) »

     La préoccupation morale est si forte, si évidente dans les moindres oeuvres de Gide et la permanence de cette éthique de la volonté que nous venons de définir est telle que son parti-pris esthétique apparaît alors inexplicable. On ne peut s'empêcher de se demander pourquoi il n'a jamais consenti à prendre à son compte expressément, à formuler clairement une morale d'apparence aussi peu scandaleuse, si parfaitement avouable, semble-t-il.

     La première raison est sans doute d'ordre psychologique, et quasi-biographique. Il y a évidemment dans l'aversion de Gide pour la « morale » une réaction contre sa propre éducation puritaine, réaction rendue plus violente encore dans la suite par les détracteurs maladroits qui ont prétendu le juger au nom précisément de ce conformisme étroit qu'il repoussait. Il se réjouit quelque part dans son Journal d'avoir été préservé de toute « conversion » par l'exemple de certains convertis de ses amis. Beaucoup de ses adversaires lui ont sans doute épargné une conversion analogue en ce qui concerne la morale. Dans l'un des fragments apocryphes des Faux-Monnayeurs (7), Édouard explique que ses parents l'avaient dès l'enfance habitué à agir non d'après un sentiment intérieur, « mais d'après une règle morale extérieure à moi et qu'ils estimaient applicable à tous les hommes, de sorte que, dans les mêmes circonstances, n'importe quel autre être, si différent de moi fût-il, aurait vu se dresser devant lui le même postulat moral. » On reconnaît là le kantisme diffus dont toute une génération fut abreuvée, cette laïcisation du vieux Jéhovah biblique, revue par Königsberg, qu'est la notion (durkheimio-kantienne) d'un devoir objectif, c'est-à-dire d'un impératif venu du dehors et s'imposant universellement. Édouard explique ensuite que lorsqu'il eut renoncé à agir selon cette règle universelle, tous crurent qu'il n'avait d'autre guide que son bon plaisir. Heureusement lui-même savait bien qu'il n'en était rien, le besoin d'une discipline étant trop vif en lui ; que, de plus, découvrir sa propre morale n'était point chose si facile : « Et cette règle de vie nouvelle qui devenait la mienne, agir selon la plus grande sincérité, impliquait une résolution, une perspicacité, un effort où toute ma volonté se bandait, de sorte que jamais je ne fus plus moral qu'en ce temps où j'avais décidé de ne plus l'être, je veux dire ceci : de ne l'être plus qu'à ma façon. » On ne saurait dire plus clairement que la moralité se définit par la seule tension de la volonté.

     Cette éthique est moins facile à exposer sans ambiguïté qu'il ne pourrait sembler. Elle suppose peut-être, pour être comprise sans malentendu, une préparation [57] critique : d'abord une réfutation de la morale kantienne traditionnelle ; surtout une distinction entre les deux choses qu'on confond d'ordinaire sous le nom de devoir : d'une part l'obligation, impératif social de conformité à une règle extérieure et stéréotypée (notion qui relève de la sociologie) ; d'autre part la notion proprement morale d'engagement, qu'on peut définir comme l'allégeance contractée librement par chaque individu envers une valeur morale qu'il élit. Si cette distinction n'est pas faite sur le plan abstrait avec une grande netteté, l'éthique de l'engagement risquera toujours d'être confondue avec la morale judéo-kantienne du devoir, et son originalité même sera méconnue. Ce qui n'a pas manqué d'arriver chaque fois que Gide s'est risqué, si incidemment que ce soit, à la formuler. À propos du passage de la préface à Vol de nuit que j'ai cité plus haut, les critiques s'écrièrent à l'envi que la formule « le bonheur de l'homme n'est pas dans la liberté, mais dans l'acceptation d'un devoir » n'avait rien de paradoxal, qu'eux-mêmes l'avaient depuis longtemps admise, et qu'il n'y avait de surprenant que le temps mis par Gide à découvrir une vérité aussi évidente. À quoi celui-ci eut beau jeu de répondre : « Ce dont eux ne se rendent pas compte, c'est que le paradoxe est de trouver cette "vérité" à l'extrémité de l'individualisme. Je voudrais même ajouter que, si cette vérité ne leur paraît point paradoxale, c'est qu'ils ne la comprennent pas bien ; et qu'elle prend un tout autre aspect suivant qu'on l'accepte d'abord ou qu'on y parvient. Ce que l'on découvre ou redécouvre soi-même, ce sont des vérités vivantes : la tradition ne nous invite à accepter que des cadavres de vérité  (8). »

     Devant une incompréhension aussi manifeste, aussi nécessaire, on comprend que Gide n'ait formulé son éthique secrète que sous forme de boutade, comme dans cette phrase révélatrice des Caves du Vatican : « Par horreur du devoir, Lafcadio payait toujours comptant. » Le calembour étymologique est ici illuminant : un « devoir », pour Gide, c'est une dette, donc une restriction apportée à notre liberté, à notre absolue disponibilité. La tension éthique de la volonté doit être tout entière concentrée dans l'instant. On songe parfois, devant certaines phrases de Gide, à cette seconde et admirable règle de la « morale provisoire » de Descartes : comme celui-ci, dont l'instantanéisme radical désapprouve « toutes les promesses par lesquelles on retranche quelque chose de sa liberté », à qui d'ailleurs sa croyance à l'atomicité du temps interdit absolument d'engager l'avenir, Gide se cabre devant tout ce qui prétend hypothéquer d'avance le futur, tout ce qui pourrait faire préjuger de la conduite qu'il tiendra [58] un jour. Comme, aussi, Descartes, il aura une éthique difficile à formuler, facilement confondue avec une absence de morale parce que les règles en seront sans contenu, définies par une pure forme (en un sens tout autre que celles de Kant).

     Le caractère formel de la morale gidienne explique cette partie des Faux-Monnayeurs où Bernard esquisse une sorte de réfutation des sagesses et même des hygiènes traditionnelles qu'on pourrait appeler les « Antinomies de la Raison Pratique » : « Depuis quelques jours, je tiens un carnet, comme Édouard : sur la page de droite, j'écris une opinion dès que, sur la page de gauche, en regard, je peux inscrire l'opinion contraire » ; et il en donne comme exemple la prescription médicale courante de dormir la fenêtre ouverte, qui s'oppose à l'habitude des paysans et en général des êtres plus proches de la nature, de se calfeutrer dans une alcôve, une tanière ou un nid. C'est qu'il importe peu d'avoir telle règle de vie plutôt que telle autre : l'essentiel est de n'en pas manquer ; car, ainsi que l'écrit ailleurs Gide : « Il n'y a guère de "règles de vie" dont on ne puisse se dire qu'il y aurait eu plus de sagesse à en prendre le contrepied qu'à les suivre (9). » La démarche essentielle par laquelle surgit la moralité est celle qui précède l'engagement envers telle ou telle valeur morale, et sans laquelle aucun engagement particulier ne serait possible : le choix fait une fois pour toutes de la morale, le pas conné à tout jamais à la volonté sur la nature.

     Mais une telle éthique enveloppe immédiatement une présupposition d'ordre métaphysique : elle implique que tout acte volontaire soit par là même bon, quel qu'en soit l'objet, le point d'application. Cette morale n'est donc admissible que si la volonté est par essence bonne, foncièrement incapable d'être jamais mauvaise : ce qui est affirmé expressément chez Descartes où elle est présentée comme ce qui chez l'homme procède immédiatement de Dieu et l'apparente à son créateur. Mais ceci implique à son tour que le mal ne puisse jamais être quelque chose de positif ; pour qu'il soit incapable d'exercer une attraction sur la volonté, polarisable seulement par le bien, par ce qui est, il devra n'être rien qu'un manque, une déficience, une absence. En d'autres termes l'éthique de la pure volonté suppose la non-réalité du mal, la non-existence du Diable. Descartes eût sans doute admis sans difficulté cette proposition ; s'il ne l'a pas formulée, c'est qu'il craignait sans doute de s'attirer des démêlés avec les théologiens et par ricochet avec les puissances temporelles. Mais pour Gide, nourri de Blake et de Dostoïevski, la réalité du mal est une question périlleuse, [59] sur laquelle il est difficile de se prononcer, qu'il vaut mieux ne pas poser. Il ne pouvait formuler son éthique profonde sans soulever immédiatement ce problème du péché (10) sur lequel nous ne pouvons plus guère, après vingt siècles de christianisme, nous contenter de la solution trop optimiste de Socrate ; et c'est pourquoi sans doute elle est restée implicite.

     Il est remarquable que les deux êtres qui devaient être à l'origine les interlocuteurs centraux des Faux-Monnayeurs, je veux dire Lafcadio et le Diable, s'en soient trouvés finalement exclus (11). Les passages concernant le second ont été relégués à la fin du Journal des Faux-Monnayeurs, où ils forment un ensemble quasi-autonome extrêmement remarquable à tous points de vue (y compris le théologique), intitulé Identification du Démon. On y voit d'ailleurs fort clairement l'une des raisons pour lesquelles Satan n'a pu figurer en personne dans le roman : c'est qu'il existe d'autant plus fortement qu'on y croit moins, si bien que le faire paraître expressément, forçant ainsi la conviction des personnages (et du lecteur), aurait abouti à lui retirer toute réalité. Cette difficulté suffirait à soi seule à expliquer que Gide ait finalement renoncé à introduire dans son roman un être aussi ambigu.

     On le regrette d'autant plus que toutes les pensées qu'il forme à son propos sont d'une justesse admirable (12). Elles procèdent visiblement de longues méditations, déjà amorcées dans Numquid et tu... ? La première phrase du Diable, lorsqu'il entame une conversation avec l'une de ses futures victimes, c'est « Pourquoi me craindrais-tu ? Tu sais bien que je n'existe pas ! », ce qui fait dire à l'interlocuteur imaginaire : « ... moi non plus je n'y crois pas, au Diable ; seulement, et voilà ce qui me chiffonne : tandis qu'on ne peut servir Dieu qu'en croyant en lui, le Diable, lui, n'a pas besoin qu'on croie en lui pour le servir. Au contraire, on ne le sert jamais si bien qu'en l'ignorant. Il a toujours intérêt à ne pas se laisser connaître ; et c'est là, je vous dis, ce qui me chiffonne : c'est de penser que, moins je crois en lui, plus je l'enforce. » On serait tenté ici de répondre que le remède est fort simple, puisque pour être sûr [60] d'échapper à Satan il suffirait de croire en lui : mais ce sera déjà avoir la Foi, cette vertu théologale dont la première démarche consisterait ici à maintenir fermement sous le regard de l'intellect le versant obscur de toute existence. « Où que tu ailles, disait le Ménalque des Nourritures, tu ne peux rencontrer que Dieu. » La Foi impliquerait sans doute pour Gide l'abandon de cet optimisme commode : il lui faudrait admettre qu'on peut parfois faire de mauvaises rencontres dans cette vie.

     Aussi n'est-ce pas un hasard si le Diable et l'existence du Mal sont absents de l'oeuvre gidienne ; ils s'en trouvent expulsés -- et j'espère que Gide, qui sait sûrement mieux que tout critique à quoi s'en tenir là-dessus, ne m'en voudra pas trop si je dis que cette expulsion a laissé à l'intérieur de son oeuvre un trou béant, et comme une plaie, d'autant plus grave peut-être qu'elle semble mieux cicatrisée (comme dans le Thésée). C'est à cause de ce vide essentiel, de cette amputation volontaire que l'on sent derrière ses paroles, non pas la présence d'une éthique (pourtant réelle et sincère) mais son absence.

     Il faut bien citer ici quelques phrases de Numquid et tu... ?, malgré le scrupule extrême qu'on éprouve à paraître retourner contre Gide ses propres aveux : « La grande erreur, c'est de se faire du diable une figure romantique. C'est pourquoi j'ai mis si longtemps à le reconnaître... Il s'est fait classique avec moi, quand il l'a fallu pour me prendre, et c'est qu'il savait qu'un certain équilibre heureux, je ne l'assimilerais pas volontiers au mal... Par la mesure, je croyais maîtriser le mal ; et c'est par cette mesure au contraire que le Malin prenait possession de moi. » On craint, en lisant le Thésée, que ce texte ne marque le retour définitif de Gide à « un certain équilibre heureux » qui n'est sans doute pas très différent du mal.

     C'est peut-être finalement pour une raison d'ordre esthétique que Gide a refoulé hors de son oeuvre la conscience du péché et le sentiment de la réalité du Mal : faute d'avoir trouvé sous quelle forme faire paraître le Diable (Bernanos lui-même n'y est parvenu convenablement que dans Monsieur Ouine), il a renoncé à lui réserver dans sa vision du monde la place qu'il savait pourtant lui revenir ; artiste prisonnier de ses créations, il a fini même par ne plus trop croire à son existence. Roger Stéphane cite dans son Journal un mot de Roger Martin du Gard sur « la facilité de Gide à changer totalement d'opinion à condition de trouver une expression formelle qui lui convienne ». Et Gide lui-même avoue : « Ma pensée se formule aisément, à condition de n'être pas profonde (13). » [61] Chacun sait, depuis les commentaires de Valéry, que pour une allitération, Racine eût changé tout le caractère de Phèdre, et Valéry lui-même bouleversé cette métaphysique de La Pythie, sortie tout entière d'une rime (14). Gide a préféré ne pas poser le problème du Mal, s'interdisant ainsi de formuler avec fermeté une éthique d'importance pourtant capitale, plutôt que d'altérer le rythme de ses phrases. Le Journal récemment publié de Charles Du Bos contient à plusieurs reprises des plaintes amères contre l'esprit français, auquel manque toujours le sens de la « vie végétative du mystère en nous (15) » et qui systématiquement s'abstient de poser certains problèmes pourtant cruciaux simplement parce qu'il les sait insolubles (16). Faut-il voir en Gide, qui pourtant avait si bien proclamé, dans sa préface d'Armance, l'insolubilité fondamentale de la plupart des problèmes importants, un représentant de cet esprit français ?

     Ce rétrécissement imposé à son oeuvre par sa forme même est sans doute la malédiction particulière qui pèse sur lui ; celle qu'il avait entrevue voici quelque cinquante ans, dans une note prophétique du Traité du Narcisse : « Tout représentant de l'Idée tend à se préférer à l'Idée qu'il manifeste. Se préférer -- voilà la faute. L'artiste, le savant, ne doit pas se préférer à la Vérité qu'il veut dire... » Dans le cas de Gide, il s'agit moins d'ailleurs de se préférer égoïstement que de devenir le prisonnier de la Forme qui a été une fois pour toutes élue pour incarner l'Idée : l'artiste, asservi à celle-ci, devenu son instrument, finit par la préférer (invitus invitam, comme Titus lorsqu'il renvoya Bérénice) à la Vérité qu'au début la Forme devait seulement servir à manifester -- Gide, « esprit non prévenu » s'il en fut, finit par refuser de poser certains problèmes de peur de faire éclater l'instrument trop frêle dont il dispose (17). Ainsi le mystère de la « non existence du Diable » (sujet sur [62] lequel, comme sur l'existence des Dioscures, il nous promettra sans doute indéfiniment un traité) demeure-t-il au centre de son oeuvre, présent et absent tout à la fois, comme le coeur pourri d'une pomme. À cause de cela, le Thésée, cet ouvrage grassouillet (Dioscure ou veau ? dirait Pasiphaé) auquel on craint parfois que Zeus n'ait pas eu suffisante permission de contribuer, semble souvent écrit avec l'une des plumes de cet aigle que mangent, sans plus de façons et dans un restaurant des boulevards, à la fin du Prométhée mal enchaîné, Coclès, Prométhée lui-même et le garçon : « S'il m'eût fait moins souffrir, dit Prométhée, il eût été moins gras ; moins gras, il eût été moins délectable. » Bref, le Thésée demeure comme un festin littéraire duquel on a envie d'écrire par manière de conclusion et d'oraison funèbre :

     « Le repas fut plus gai qu'il n'est permis ici de le redire, et l'aigle fut trouvé délicieux. »

(1) Divers, p. 183 et suivantes.

(2) Charles Du Bos, Journal 1921-1923, p. 281 (Corrêa). Je traduis avec quelque liberté l'anglais d'ailleurs « approximatif » de Charles Du Bos.

(3) Journal, p. 1277 (éd. la Pléiade).

(4) Journal, p. 902. De même encore dans le Thésée : « ... Et cela ne se pouvait sans discipline ; je n'admis pas que l'homme s'en tînt à lui-même, à la manière des Béotiens, ni qu'il cherchât sa fin dans un médiocre bonheur. »

(5) Journal, p. 1212.

(6) Journal, 8 mai 1927, p. 838.

(7) Qui fait partie des Feuillets recueillis dans le Journal, p. 775.

(8) Journal, p. 1112.

(9) Journal des Faux-Monnayeurs, p. 111.

(10) Qui est effleuré dans le Thésée mais sur lequel ni Thésée ni OEdipe ne se prononcent fermement.

(11) Journal des Faux-Monnayeurs, p. 39. « J'en voudrais un (le diable) qui circulerait incognito à travers tout le livre et dont la réalité s'affirmerait d'autant plus qu'on croirait moins en lui. »

(12) Un peu altérée toutefois vers la fin par une confusion regrettable entre le Diable et ce que G¦the appelle le démoniaque, sur laquelle nous reviendrons dans quelques jours.

(13) 1er janvier 1942.

(14) Journal de Gide, 2 janvier 1923 (p. 751) : « Dîné chez les Valéry. Paul me raconte (ce dont je me doutais) que La Pythie est tout entière sortie d'un vers :

Pâle, profondément mordue

Il a cherché la rime, les rimes. Elles ont dicté la forme de la strophe et tout le poème s'est développé, sans qu'il ait su d'abord ni comment il serait, ni ce qu'il allait y dire. »

(15) Journal 1921-1923 (Corrêa), p. 286.

(16) Journal 1921-1923 (Corrêa), p. 495.

(17)      Et le moins que j'en pourrais dire
         Si je l'essayais sur ma lyre
         Le briserait comme un roseau.
                Jarry (
Ubu écrivain).

 

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