Gaëtan PICON, Fontaine, n° 56, novembre 1946, pp. 614-625.

[Repris dans le BAAG, n° 34, pp. 69-81].

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[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

ACTUALITÉ D'ANDRÉ GIDE

 

     Thésée vient de nous avertir qu'André Gide n'est pas seulement parmi nous un illustre survivant. S'il est assez naturel que ce petit livre nous offre l'exemple d'une perfection, d'une science de composer et d'écrire désormais sans égale, il est plus surprenant que la présence dont il rayonne n'ait rien perdu de son ancien pouvoir. Nous ne songeons pas un instant à l'accueillir avec cette vénération indifférente que nous réservons aux monuments classiques, et comme un supplément à des oeuvres complètes qu'il nous serait maintenant loisible de faire relier et de laisser dormir sur nos étagères. Non moins qu'à notre sensibilité formelle (qui se refuse à privilégier les valeurs d'actualité), Thésée s'adresse à notre vie, à notre inquiétude. En même temps que le dernier acte créateur d'une oeuvre admirable, le fruit tardif et parfait qu'elle a patiemment mûri pendant vingt ans, Thésée nous apporte une voix précieuse et vigilante qui a sa place dans le dialogue présent.

     C'est la vertu des grandes oeuvres de pouvoir, en ne s'inquiétant que de soi, répondre à ce que nous en attendions. C'est leur inimitable secret qu'elles ne soient attentives qu'à elles-mêmes et que nous ne les interrogions jamais en vain. Du Voyage d'Urien à Thésée, l'oeuvre de Gide se développe comme sur le plan d'une logique intemporelle, imperméable à l'événement. Rien d'extérieur n'est venu l'infléchir, la dévier. Sans doute Gide a-t-il subi des influences, et, comme il le dit justement dans les derniers carnets de son Journal, c'est le défaut de Si le grain ne meurt de ne pas les avoir mentionnées. Sans doute aussi a-t-il connu une évolution. Mais ces influences, il semble les avoir tirées de son propre fonds. Elles n'agissent jamais comme une pression extérieure modelant du dehors son visage : il ne faut voir en elles que des points d'appui qu'il a non seulement choisis, mais encore façonnés à sa guise et à sa mesure. Et Gide est le seul maître de son évolution. Le seul choc vraiment extérieur que son oeuvre ait reçu (la découverte de la question sociale (1) ), on sait combien peu, à la fin, elle en fut altérée. On peut tout ignorer de ce qui s'est [71] passé, dans la Littérature et dans l'Histoire, entre 1890 et 1940 : il suffit de reprendre les premières oeuvres gidiennes pour que Thésée nous soit pleinement intelligible. Tout eût-il été différent, les aventures de notre esprit comme les avatars de notre existence, qu'à partir des mêmes prémices, Gide eût abouti aux mêmes conclusions. À tout prendre, il n'est pas d'oeuvre plus inflexible et moins dictée que cette oeuvre hésitante, apparemment sensible au moindre souffle : ses hésitations ne viennent que d'elle-même, et c'est elle qui sécrète tout ce qui la trouble et la divise. Pas d'oeuvre moins circonstancielle, et dont l'engagement soit moins extérieur. Au moment où, lorsqu'on ne lui demande pas de « servir », on attend du moins de l'écrivain qu'il fixe la conjoncture et réponde à l'instant, nul ne maintient plus fermement que Gide l'identité classique du valable et du permanent.

     Le miracle est que cette permanence ne fasse pas obstacle à l'actualité. C'est sans doute que toute position suffisamment profonde contient dans ses limites tout ce que l'on peut trouver en dehors d'elle -- et le propre des grandes oeuvres est bien cette universalité de signification, cette ambiguïté inépuisable qui nous permet de les lire dans le sens de notre inquiétude, comme, selon le parti pris qui nous inspire, nous voyons les figures les plus diverses dans certains dessins ménagés à cet effet.

     Cette oeuvre qui semblait « dépassée » demeure étonnamment proche de nous. Son intempestivité, néanmoins, n'est-elle pas entière ? André Gide ne cesse d'affirmer la valeur suprême de la forme, au moment où la meilleure littérature est tentée de ne plus voir en elle qu'un simple moyen d'expression, dont on doit exiger qu'il soit entièrement transposable et traduisible. Gide rappelle la volonté classique de l'oeuvre composée à des générations qui voient dans l'oeuvre une aventure ou une révélation, bien plus qu'un patient édifice. Enfin, lui qui, avec Les Caves du Vatican et Les Faux-Monnayeurs, a donné l'exemple de quelques mythes modernes, ce n'est peut-être pas sans intention qu'il couronne son oeuvre de ce Thésée -- comme s'il voulait indiquer que les grands mythes traditionnels conservent un pouvoir de suggestion incomparable. Ce recours à la mythologie traditionnelle : rien de plus insolite aujourd'hui. Car les uns n'attachent de prix qu'à l'invention, et les autres ne veulent que la saisie dépouillée du réel.

     Mais le mythe, pour Gide, n'est pas un jeu de l'imagination. Il nous vient chargé d'une lourde signification [72] humaine qui a précisément besoin, pour éclater, de son détour. C'est cet usage, et cette supériorité du mythe dans la connaissance elle-même que Gide met en évidence en opposant ce Thésée, où il ne se révèle qu'en se cachant, à ce Journal dont nous avons pu croire qu'il consacrait le désaveu de toute fiction. Mais ce mythe, qu'a-t-il donc à nous révéler ?

     Rien d'autre, semble-t-il, que l'homme -- rien d'autre qu'un individu. Par le détour du mythe, dans le Thésée, ou sans le détour du mythe, dans le Journal, il semble que la seule ambition de Gide soit cette parfaite possession de l'humain à travers soi. Propos éminemment classique de la connaissance de l'homme, repris dans les perspectives de l'individualisme moderne, Rousseau s'ajoutant à Pascal : le souci de l'enquête, du document devient exclusif de tout autre. « Car il s'agit d'abord de bien comprendre qui l'on est », dit Thésée à Hippolyte.

     Or tel n'est plus notre souci. La préférence accordée à l'enquête sur la fiction nous semble toute naturelle, mais l'homme a cessé d'être pour nous ce qu'il est pour Gide : l'être intérieur et individuel. Désertant les rivages de la différence, nous nous sommes installés dans le commun : c'est là que nous croyons découvrir l'homme véritable. Nous ne pensons plus que l'homme puisse se définir à partir de sa vie intérieure : nous pensons qu'il doit être saisi dans sa forme et son existence extérieure, dans sa situation sociale, dans sa situation métaphysique. L'homme, dans les oeuvres les plus récentes, c'est n'importe qui -- le plus remplaçable de tous les êtres. Nous sommes moins sensibles à ce que vit la conscience qu'à ce qu'est l'homme -- un homme implacablement dessiné par sa place dans le temps, sa relation à l'univers, ses gestes et ses choix, son reflet dans le regard d'autrui. Délaissant l'algèbre classique des sentiments, notre littérature ne se veut plus littérature d'introspection, d'analyse psychologique : l'effacement de l'individu au ciel de la littérature actuelle (l'individualisme psychologique ne se survivant que dans des oeuvres extrêmes et comme monstrueuses, se repliant sur les confins après avoir régné sur le centre du paysage humain) accompagne cet effacement de la description. À l'inventaire de la conscience se substitue la définition de la situation. L'homme est toujours notre problème : mais la conscience qu'il a de soi nous semble dissoudre plus que sculpter son image. C'est de l'extérieur qu'il faut l'appréhender : dans son acte, dans son choix. Ici, Malraux disant que l'homme est ce qu'il fait, non ce qu'il cache, Sartre affirmant qu'il n'y a d'autre possible que le réel, et que l'acte n'est pas la manifestation d'un sentiment, [73] mais ce sentiment même -- orchestrent la même transformation décisive de l'esprit. La réalité humaine est au delà des vagues remous que Narcisse découvre quand il se penche sur son image.

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     D'autre part, Thésée nous redonne tous les problèmes gidiens -- et il est juste de voir dans ce livre sinon le chef-d'oeuvre, du moins l'expression la plus complète peut-être de son auteur. Lorsque Thésée, impatient de son règne, oublie de mettre à son bateau les voiles blanches, nous réentendons l'ancien « Familles, je vous hais... ». Passer outre : c'est l'impératif qui gouverne le héros à travers ses aventures, ses travaux, ses périls et ses amours : c'est aussi la loi de L'Immoraliste, comme celle de La Porte étroite. Toutes les tentations de Gide se reconnaissent. Thésée sauvé par Ariane et trahissant Ariane, c'est le heurt de la disponibilité et de la fidélité, de l'aventure et de l'ordre. Icare vaincu et Thésée triomphant, c'est le conflit de l'excès et de la mesure. Les séductions du Labyrinthe -- construit, nous dit Dédale, « en sorte, non point tant qu'on ne pût... mais qu'on n'en voulût pas sortir » --, ce sont celles de l'instant : et la mort du Minotaure, c'est la victoire sur ces séductions. Enfin, Thésée contre Pirithoüs, Thésée contre OEdipe, c'est, contre le pessimisme et l'inquiétude, l'affirmation d'un humanisme qui croit à la perfectibilité de l'homme -- et que l'existence terrestre a un sens suffisant.

     Je me demande d'ailleurs si, plutôt que de débats et d'incertitudes, il ne conviendrait pas de parler de position. L'indécision gidienne est un lieu commun peut-être moins fondé que l'on ne croit. Car enfin n'y a-t-il pas chez Gide d'autres constantes que celles de l'inquiétude et du trouble, -- et un bon nombre d'affirmations qui ne sont jamais sérieusement mises en doute et qui suffisent bien à l'ordre d'une oeuvre et d'une vie ? Il m'a toujours paru que l'oeuvre de Gide était l'exemple d'une oeuvre centrée, construite tout entière autour d'une attitude parfaitement ferme et consistante -- et Thésée ne peut que confirmer cette impression. Que la pensée de Gide ne soit pas une pensée simple et sans nuances ne veut pas dire qu'elle soit une pensée indécise. Qu'elle pense son contraire, le comprenne, le respecte et peut-être même l'envie ne veut pas dire qu'elle s'identifie à lui. Et sans doute procède-t-elle par dialogue, n'étouffe-t-elle pas brutalement la voix de l'adversaire : il n'en reste pas moins que sa propre voix est toujours située du même côté du dialogue. Ce que l'on prend pour une indécision, [74] n'est-ce point plutôt ce respect, cette considération de la pensée adverse -- tant il est facile de confondre l'assurance avec l'ignorance et l'incompréhension ? Ce que l'on prend pour une contradiction, n'est-ce pas plutôt une tendance à réunir dans une même attitude des données le plus souvent dispersées ? C'est ainsi qu'il est inexact de présenter Gide comme déchiré entre l'hédonisme de L'Immoraliste et des premières Nourritures et l'austérité de La Porte étroite, entre les séductions du Labyrinthe et la volonté de triompher du Minotaure. Lui-même n'a-t-il pas écrit des Nourritures terrestres qu'elles étaient un « manuel du dénuement » ? N'a-t-il pas recommandé à son lecteur de jeter le livre ? La jouissance de l'instant n'a jamais été pour Gide un absolu, un terme où il soit acceptable de se tenir : le « passer outre » demeure la loi suprême et dépasse la jouissance, s'il la traverse. « Sache ne rechecher de repos que, ton destin parfait, dans la mort », conseille Dédale à Thésée. La sensation n'est qu'un moment dans le développement illimité de soi-même, et ce serait trahir l'exigence qui la suscite que de s'y arrêter. Par l'effet d'une démarche voisine, l'individualisme devient chez Gide une voie de l'humanisme, bien plus qu'un absolu qui s'oppose à lui. L'on dira que Gide manque du sens des incompatibles et qu'il ne sert de rien de vouloir concilier l'inconciliable. Mais la question n'est pas là. Il reste que Gide ne pense pas sous l'angle de l'inconciliable et que cette tendance de son esprit lui permet de choisir sans brutalement rejeter.

     Je ne veux pas dire que Gide s'identifie consciemment et pleinement à Thésée. Mais je ne crois pas non plus que Thésée corresponde seulement à l'une de ses mille possibilités contradictoires, comme on le dit à la légère, et qu'il eût été aussi facile à Gide de se peindre en OEdipe (2). Car enfin, si Gide hésite, c'est plus entre les moyens qu'entre les valeurs. Déchiré entre l'ordre et l'aventure, la tradition et le progrès, l'individu et l'homme, la fidélité et l'abandon, le risque et la sagesse, la jouissance et le dépouillement, Gide, en tout cas, ne nourrit pas d'autre volonté que celle d'offrir, comme il le dit de Goethe, l'image exemplaire « de ce que, sans aucun secours de la Grâce, l'Homme, de lui-même, peut obtenir ». -- « J'ai rempli mon destin », dit Thésée, « derrière moi, je laisse la cité d'Athènes. » « Je laisse mon oeuvre », pense Gide. Une certitude échappe totalement au doute : à condition de ne pas laisser fuir les chances qu'elle nous offre, à condition d'agir selon notre plus [75] haute loi (la plus difficile à suivre), la vie humaine, restreinte à l'horizon terrestre, possède un sens suffisant. La sensibilité de Gide au Christianisme est une sensibilité morale, nullement religieuse : nul incroyant n'est sans doute plus proche des valeurs chrétiennes, mais bien peu, parmi ceux qui rejettent ces valeurs avec le plus de passion, sont à ce point fermés à la métaphysique chrétienne : lui-même le dit très nettement dans une page de son plus récent Journal (3). Lorsque OEdipe comparaît devant Thésée, je ne pense pas qu'à aucun moment Gide se sente du côté d'OEdipe : sans doute le comprend-il mieux que Thésée ne le fait, mais cette intelligence de l'autre n'engage pas la moindre complicité. « Je reste enfant de cette terre », dit Thésée. De même Gide. Il n'a jamais cessé de penser que notre seule vie est sur cette terre, et qu'elle se suffit bien. Que la vraie lumière est celle qui habite le jour, et non point celle qui sort des ténèbres et qu'on ne peut voir qu'avec les yeux crevés du vieil OEdipe. Que la volonté de l'homme, exigeant la pleine réalisation de soi-même, dispense d'attendre « d'un divin secours » le sens de cette vie. Que notre destin n'a pas à être éclairé du dehors, sauvé et pardonné : qu'il porte sa rédemption en lui-même. Gide n'a pas le sens chrétien de la faute, de la tare originelle souillant toute vie. À l'égard de ce qui est hors de l'horizon terrestre -- l'éternel, l'invisible --, il n'éprouve ni inquiétude ni nostalgie. Nul n'est plus solidement installé que cet inquiet dans le temps et dans l'apparence. Que de pages de son Journal pourrait-on citer en commentaires du dialogue d'OEdipe et de Thésée ! Lorsque Gide écrit : « C'est ça qui serait gai, d'avoir toujours en face de soi l'immuable ! » (4), je ne parviens pas à déceler l'accent de sourde inquiétude qu'il est de règle de suspecter dans de semblables déclarations. L'acceptation gidienne est l'une des plus sereines, des plus entières qui soient : bien plus proche de celle de Goethe que de celle de Nietzsche. Et la grande tristesse des derniers carnets du Journal n'est point la hantise de la mort, mais le regret de la vieillesse -- le remords d'une vie magnifique et pourtant incomplètement remplie.

     Il semble que Gide ne conçoive pas un autre conflit que celui de l'inquiétude religieuse, niant que la vie ait par elle-même un sens suffisant, opposant à cette vie une insatisfaction profonde, un constant appel vers l'au-delà, -- et de l'acceptation humanisqte, accueillant sans l'ombre d'un regret et sans vain désir de l'impossible la [76] condition terrestre de l'homme. C'est à la transcendance religieuse que l'humanisme gidien s'oppose -- et cet humanisme apparaît comme une attitude allant de soi. Or cette assurance, cette sérénité humaniste est plus classique que moderne. L'image de l'homme que Gide nous tend est plus rassurante qu'exaltante, plus sage que grandiose ; image assez proche, au fond, de l'optimisme du XVIIIe siècle. Thésée croit au progrès ; il ne craint pas d'utiliser contre Pirithoüs cette arme un peu ébréchée. Et je ne sais si Gide croit au progrès social, après sa brève expérience communiste : au moins croit-il à la perfectibilité indéfinie de l'individu. Son idée profonde est que la condition naturelle de l'homme est acceptable, et qu'il dépend de nous d'en tirer le meilleur parti. Pour Gide, le tragique est surajouté -- le malheur de l'homme tient moins à la fatalité de sa nature qu'au mauvais usage qu'il en fait. Nous ne sommes pas très loin de Rousseau : la Société, l'Histoire viennent troubler un état de nature fait pour le bonheur. « Que l'homme est né pour le bonheur -- certes toute la nature l'enseigne », disaient les premières Nourritures -- et malgré le malheur des temps, le Journal ne parvient pas à oublier cette vérité. « Jours splendides de plein été », note Gide le 19 juillet 1940 (5), « où je me redis sans cesse qu'il ne tiendrait qu'à l'homme qu'elle soit si belle, cette triste terre où nous nous entre-dévorons. »

     Tout cela est fort peu actuel. Car il semble bien que l'une des grandes découvertes de la pensée moderne soit le caractère profond et inéluctable du tragique. Sur le plan des événements, le tragique ne vient pas du hasard, de l'artifice social, de la folie des hommes : il est la résultante nécessaire des conditions de fait de la société actuelle, ou, plus inexorablement encore, de la nature sociale elle-même. Dans l'ordre de l'existence, le tragique ne fait qu'un avec notre situation dans le monde. À cette place même où nous avons vu s'effacer le visage de Dieu et l'image de la Raison, surgit la vision d'un monde absurde, ouvert sur le Néant, et où l'homme délaissé s'épuise en gestes inutiles. À la pensée religieuse s'oppose maintenant une image tragique de l'homme, si bien que la Religion qui semble, aux yeux de Gide, marquée par l'inquiétude nous paraît définie par la sécurité. Gide n'a pas le sens moderne de l'absurde, et l'on peut dire que notre problème est l'inverse du sien, puisqu'il s'agit pour nous de dépasser l'angoisse naturelle de notre condition en retrouvant sinon une satisfaction, du moins une justification de la vie, si tendue et si fragile qu'elle [77] soit. Ce qui est pour Gide le point de départ naturel, le lieu qu'habite sa pensée, est pour nous l'horizon lointain et improbable vers lequel nous marchons douloureusement.

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     Pour une grande part, la valeur de cette oeuvre co-existe avec son inactualité. Pourquoi s'en étonner ? Il serait absurde de croire que nous n'aimions que ce qui va dans notre sens. Nous ne nous acceptons jamais assez complètement pour ne pas être bientôt las de nous-mêmes. Et ce que nous sommes, nous le sommes autant par contrainte que par choix. L'inactuel profite de la séduction qui s'attache à ce que nous laissons derrière nous : il a pour lui la nostalgie puissante du passé. Et ce qui nous émeut et nous ravit devant Gide, c'est un peu ce sentiment que nous sommes en présence d'une oeuvre comme il n'y en aura plus -- du fruit tardif et succulent d'une culture qui prend déjà les couleurs de l'âge d'or. Nous l'aimions pour deviner en elle des secrets perdus, la trace de bonheurs égarés. Elle nous apparaît parfois comme le dernier produit d'une liberté, d'une oisiveté et d'une discipline de l'esprit que nous n'espérons plus connaître, tant étaient multiples et fragiles les conditions qui les protégeaient. Elle nous apparaît aussi comme le dernier exemple d'une oeuvre vraiment classique -- je veux dire d'une oeuvre avant tout artisane, construite au fur et à mesure qu'elle s'écrit, issue d'un lent travail de l'écrivain sur son propre style, et s'identifiant ainsi à un moment de la langue française. L'oeuvre de Gide n'est pas l'expression d'un système de pensée ou d'une personnalité donnée : elle est d'abord la recherche et l'élaboration d'un style. Ni Proust ni Valéry ne donnent une semblable impression. Leur oeuvre ne nous permet pas d'assister à cette naissance progressive d'une forme : elle ne nous fait pas pénétrer à l'intérieur de l'atelier. Leur style est l'expression d'une nature toute faite : il est, comme elle, un absolu. Le rapport entre la sensibilité, la biographie et l'oeuvre, chez Valéry, est celui de la chose à exprimer et de l'expression ; chez Gide, il s'agit du rapport intime, réciproque et mouvant de deux réalités qui se transforment en agissant l'une sur l'autre. Autant que l'expression d'un moi donné, l'oeuvre est la construction d'un style -- et le style est l'histoire d'une personnalité qui se transforme avec lui. Il y a un style de la jeunesse, de la maturité et de la vieillesse de Gide -- parce qu'il y a aussi une jeunesse, une maturité et une vieillesse de Gide dans son oeuvre. La plupart des oeuvres contemporaines ont je ne sais quoi d'arrêté, [78] de définitif. Celle de Gide est peut-être la dernière qui supporte une étude chronologique, la distinction des phases du style et de la pensée. Et l'on peut imaginer que c'est là l'un des signes d'une culture révolue. C'est qu'en effet, si l'on y prend garde, cette intimité d'une oeuvre et d'une vie implique une sorte de valeur incommensurable donnée à l'oeuvre -- puisque les balbutiements, les variations d'une vie acceptent de se confier à elle, puisque la transposition dans l'oeuvre suffit à tout valider. Nous pouvons penser qu'il y aura désormais peu d'exemples d'une vie mettant assez haut l'oeuvre d'art pour accepter de ne pas s'en distinguer.

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     Mais l'inactualité ne fait pas que nous séduire en nous tournant nostalgiquement vers le passé. Elle est aussi une valeur d'avenir toujours possible. Si nous vivons de nous dépasser, ce moment toujours arrive, où le dépassement prend la forme d'un retour. Chaque voie nouvelle rencontre bientôt sa saturation ou son terme, et il faut alors que la métamorphose accepte d'être une restauration. Non seulement chaque aventure tend à faire surgir le besoin d'un ordre, mais encore chaque aventure, de la Pléiade au Romantisme et au Surréalisme, fut partiellement un retour. Il se peut que très tôt (déjà, peut-être) l'oeuvre de Gide acquière une sorte d'actualité posthume qui nous permette de l'utiliser contre nous-mêmes, comme son actualité vivante nous a permis jadis de l'utiliser contre le Symbolisme, le Naturalisme ou les Morales de la tradition.

     Lorsque nous serons las d'explorer notre condition métaphysique et de nous saisir de l'extérieur comme objet dans le monde, l'oeuvre de Gide pourra nous rappeler la fécondité non tarie du moralisme. À l'image externe et commune de l'homme à laquelle nous aboutissons elle rappellera la valeur de l'intériorité et de la différence. Non que l'oeuvre de Gide -- encore qu'elle se nourrisse du lyrisme discret d'une vie intérieure personnelle -- soit le moins du monde représentative d'une littérature de l'introspection. Les reproches que Sartre adresse à Proust, par exemple, ils ne pourraient être retournés contre Gide. Cet écrivain classique, adonné à l'étude de l'homme, n'a jamais utilisé l'analyse. C'est d'abord pour des raisons esthétiques : tenant d'un art de la suggestion et du secret, Gide a toujours été choqué par l'excès de clarté de l'analyse, par son déploiement, par le fait qu'elle réduit à néant l'activité du lecteur : elle dit tout, elle dit trop. C'est aussi qu'il lui semble plus facile de décrire, de noter au fil des sensations et des [79] pensées, que de ramasser et de formuler : l'art commence au delà de l'analyse. Mais il y a des raisons plus profondes. Gide est parfaitement averti du caractère illusoire de l'introspection : sans doute même fut-il l'un des premiers à en prendre conscience. Le caractère ambigu, vague, au fond inconsistant et inexistant de l'être intérieur, quand on le considère comme une réalité substantielle à décrire, indépendante de la pensée qui le regarde comme une réaction chimique est indépendante du savant, n'a pas échappé à celui qui a dit qu'il ne voyait pas de différence entre ce que l'on éprouve et ce que l'on imagine éprouver et qui a écrit plus nettement encore : « Je ne suis jamais que ce que je crois que je suis. » Qu'est-ce à dire, sinon qu'il n'existe pas une vérité intérieure qui attendrait, toute faite déjà, qu'on la vienne découvrir -- sinon que nous sommes non pas une chose, mais un projet -- l'image que nous croyons et voulons être ? Plutôt que de conscience de soi, il faudrait parler de conscience d'une image de soi -- celle du rêve, du désir, de la volonté, de l'interprétation. De là vient que Gide n'a pas écrit de Maximes, et que ce n'est pas non plus sur le Journal qu'il a joué sa partie. La connaissance de l'homme est pour lui inséparable de sa formation : aussi bien l'a-t-il demandée à la fiction des Faux-Monnayeurs, des Caves, au Mythe de Thésée -- non pas à une observation directe et nue. Gide peut avoir la maission de nous rappeler à la fois la valeur d'une connaissance morale et la signification du détour et de l'hypothèse -- qu'une littérature revenue de la fiction écarte aujourd'hui dangereusement.

     À ce propos, sans doute convient-il de préciser la place du Journal dans l'oeuvre gidienne. Ce n'est pas sur le Journal qu'il faut la juger, pas plus qu'on ne juge un texte sur son commentaire. Mais le Journal de Gide est bien moins un exercice de connaissance qu'un exercice de formation. Son sujet n'est pas la description de ce qu'est une personnalité en elle-même, et comme antérieurement à l'appel qui lui est lancé (un pur néant, ou quelle somme d'insignifiances !) -- mais précisément cet appel. C'est toujours tendu vers le développement de soi-même que nous voyons André Gide : cette image, féconde et riche, c'est elle qu'il nous propose, non pas son être dépouillé. Gide qui reproche au Chateaubriand des Mémoires d'Outre-Tombe d'avoir pris une attitude, que fait-il d'autre, au sens profond du mot, dans son Journal ?

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     Cette oeuvre, dont nous avons dit qu'alle était avant tout l'élaboration d'un style, et dont Gide lui-même entend que nous la jugions du seul point de vue esthétique, [80] elle est aussi la proposition d'une attitude : un exemple de vie. Reste à savoir quels titres possède André Gide pour redevenir, demain, l'un de nos « directeurs de conscience ».

     Je me bornerai à dire que les circonstances présentes sont telles que ce qui apparaissait hier illusion ou insuffisance peut apparaître demain comme une vérité salutaire. L'individualisme gidien a pu faire obstacle à un sentiment de l'homme plus général et plus fécond ; son goût de la nuance, son perpétuel état de dialogue a pu menacer la nécessité de l'ordre auquel nous avons aspiré. Mais la scène n'a-t-elle pas changé ? L'ordre, la simplification, l'unanimité que nous souhaitions se sont à tel point rapprochés de nous que nous pouvons voir que leur visage n'est pas exactement celui que nous avions rêvé. C'est contre la simplification, l'abolition de tout dialogue et de toute nuance que nous sommes tentés aujourd'hui de reprendre des valeurs qui semblaient désuètes il y a peu de temps. Et je ne veux pas dire qu'il suffise d'opposer à l'ordre l'individualisme, la liberté anarchique, l'étouffante pluralité de jadis : je veux dire que cet ordre ne pourra être fécond et viable que s'il nous est possible de retrouver en lui la meilleure part des richesses menacées. À quoi précisément peut nous aider Gide.

     Je ferai la même remarque à propos d'un autre caractère de l'esprit gidien, cette anti-historicité que l'écrivain avoue lui-même dans son Journal (6) -- excusant ainsi l'incertitude et, souvent, la naïveté des jugements dont on s'est tant et si vainement indigné. Hier encore preuve de sa limite et de son vieillissement, cette tendance n'apparaîtra-t-elle pas bientôt comme le signe d'une nouvelle jeunesse de l'oeuvre ? Après nous avoir paru un mythe exaltant, l'Histoire a pris les couleurs de l'Apocalypse. Après nous avoir proposé une notion de l'homme dont il paraissait vain de vouloir sortir, hors de laquelle il n'y avait, nous semblait-il alors, qu'inconsistance et illusion, l'Histoire n'est-elle pas devenue une menace et un esclavage ? Notre problème n'est-il pas désormais d'établir, entre elle et nous, de suffisantes distances ? Il est remarquable qu'un esprit comme celui de Malraux, qui a plus que tout autre senti l'Histoire et associé l'homme et le temps, en vienne, dans le « Colloque de l'Altenburg », à affirmer une permanence humaine qui [81] donne à l'Histoire ses limites et à l'homme un efficace moyen de protection. C'est aussi dans ce souci de préserver l'homme de l'Histoire que communient des esprits aussi différents qu'Albert Camus et Roger Caillois. Sartre lui-même n'abandonne l'idée de nature humaine que pour retrouver dans celle de condition humaine une stabilité suffisante et n'accepte l'idée d'engagement et de révolution qu'après avoir réservé, du côté de la subjectivité, les droits et la place d'une philosophia perennis. Il est naturel que les générations qui ont découvert l'Histoire aient maintenant à se mesurer avec elle au nom de l'homme. Nous avons à penser l'homme hors du changement et à le soustraire au déterminisme des conjonctures, si nous voulons pouvoir attacher à son existence une valeur et un sens. Si tel est notre problème, nous ne devons pas manquer de nous retourner vers André Gide, à la fois parce qu'il n'a jamais cessé de nous proposer l'exemple des permanences essentielles et qu'il a affirmé plus hautement que quiconque les vertus de la liberté.

(1) « Si j'avais rencontré ce grand trébuchoir au début de ma carrière, avoue Gide, je n'aurais jamais écrit rien qui vaille. » (Journal, p. 38).

(2) Ainsi que le prétend par exemple Armand Hoog, dans une récente chronique de La Nef.

(3) P. 21.

(4) P. 30.

(5) P. 67.

(6) A quoi il doit, dit-il, sa disposition au bonheur, mais qui peut « présenter des inconvénients graves » (p. 93).

 

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