Albert-Marie SCHMIDT, Réforme, 2 novembre 1946.

[Repris dans le BAAG, n° 31, juillet 1976, pp. 53-56].

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[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

GIDE, OU LES MÉFAITS DE L'ÉDUCATION

 

     [...] Dépravé par une certaine éducation protestante, ignorant tout de l'art de conférer, Benjamin Constant connut la pire sorte d'étouffement, celui qui provient, malgré qu'on en ait, d'une absence absolue de charité envers soi-même et envers autrui.

     Le cas de notre contemporain André Gide est analogue à celui de Benjamin Constant. L'éducation stricte et distinguée qu'on lui impose, et qu'il accepte, non sans délectation, risque de l'enfermer dans la cellule du moralisme libéral. Il en admire le charme nu. Et cependant il la tolère impatiemment. Hélas ! c'est Dionysos et non le Christ d'un évangile que l'hérésie moderne effrite, qui lui ouvre la porte. Il lit Les Bacchantes d'Euripide : « Je rencontrai Les Bacchantes, au temps où je me débattais encore contre l'enserrement d'une morale puritaine. La résistance de Penthée, c'était la mienne, à ce qu'un Dionysos secret proposait. » (J., p. 76). Il lui offrait l'art, c'est-à-dire l'ensemble de procédés, tour à tour simples et complexes, par lesquels l'homme, non seulement se distribue aux hommes, mais s'en empare.

     Dès lors, l'éducation, dont André Gide a bénéficié, n'a plus, du point de vue littéraire et humain, que des résultats heureux. Aussi sincère que Constant envers lui-même et envers ses prochains, aussi modeste (J., p. 25), aussi jaloux que lui de préserver sa disponibilité, il laisse son puritanisme, qu'il accepte après l'avoir réduit, critiquer sa conduite, ses études, ses intuitions créatrices. Là où Dionysos aimerait dissoudre dans le délire sa personne, ce puritanisme attentif, la secourant par la pratique de la confession écrite et du journal intime, la préserve contre l'attirance d'un néant semi-divin.

     Mais cette admirable réussite demeure aux yeux d'André Gide assez précaire. Il déplore qu'une sorte de menace la compromette. Il aimerait réconcilier Dionysos et Jésus. Il tente parfois, appliquant une méthode bien puritaine, de tirer la Bible même les éléments de cette [55] réconciliation. Pourtant comme il a, autant que Benjamin Constant, horreur de la foi, au sens spécial que la Réforme attribue à ce terme, et comme on a tenté de le persuader que pour s'intéresser à la « parole de Dieu », il est « nécessaire d'y croire » (J., p. 156), il se sent gêné pour faire des Écritures une lecture dionysiaque. Il préfère donc, comme Benjamin Constant, analyser sa sensibilité religieuse, son enthousiasme, qui ne distingue guère le Christ et l'époux d'Ariane. D'où, d'admirables confidences, pleines de mysticisme cosmique et de théologie naturelle : « ... si je redoute l'inoccupation de mon esprit et sans cesse lui apporte de l'extérieur quelque nouvelle nourriture, c'est aussi que je sais qu'il ne fournit rien de bon sans effort. Mais mieux vaudrait encore lui donner complète vacance, plutôt qu'interposer sans cesse un écran entre lui-même et Dieu... » (J., p. 25). « Il s'agit ici beaucoup moins d'une situation que d'un état d'âme. L'on ne peut se rapprocher de ce qui est partout. Il s'agit bien plutôt d'une transparence de l'âme qui nous permette de LE sentir. Cet état de communion, le grand nombre des hommes ne le connaît point ; mais il apporte à l'âme, à tout l'être, une félicité si délicieuse que l'âme reste inconsolable pour l'avoir une fois connue, puis s'en être dessaisie. » (J., p. 152).

     L'état de communion vers lequel Benjamin Constant a vainement soupiré, c'est Dionysos qui en a gratifié André Gide, mais ce dernier se persuaderait volontiers que toutes les religions, tous les dieux dispensent à leurs fidèles des grâces analogues et que, d'autre part, les différences religieuses sont affaire de tempérament, voire de vocation. Discerner les diverses formes de l'esprit religieux, en dresser un catalogue exact et plaisant, serait faire oeuvre utile et pieuse. André Gide, émule de Benjamin Constant, s'y emploie. Son dernier écrit, enchantement parfait et singulier, le prouve. Là, introduits par Thésée, pur humaniste et meneur d'un jeu peut-être décevant, les personnages du grand drame de la religion exposent leurs expériences. C'est Pasiphaé, la mystique sexuelle, qui remarque : « J'ai l'amour exclusif du divin. Le gênant, voyez-vous, c'est de ne point savoir où commence et où finit le dieu » (T., p. 21), Icare qui se lamente : « Comment atteindre Dieu, partant de l'homme ? Si je pars de Dieu, comment parvenir jusqu'à moi ? Cependant, tout autant que Dieu m'a formé, Dieu n'est-il pas créé par l'homme ? C'est à l'exacte croisée des chemins, au coeur même de cette croix, que mon esprit veut se tenir » (T., p. 27), Ariane, peut-être satisfaite de devenir un mythe, OEdipe qui s'est crevé les yeux pour dissiper « [l']illusion qui nous abuse et offusque notre contemplation [56] du divin » (T., p. 41). Par un procédé qui lui est familier, Gide s'est représenté lui-même sous la figure de Thésée qui ne veut pas « dans les Enfers... recommencer toujours le geste inachevé dans la vie », qui souhaite « ne chercher de repos que, [son] destin parfait, dans la mort » (T., p. 29) et qui ne désire pour épitaphe qu'un simple « J'ai vécu » (T., p. 42).

     C'est aux méfaits d'une éducation protestante laïquement puritaine, trop soucieuse de développer l'individualité enfantine pour songer à la relier, que nous devons deux des plus grands analystes de langue française : Benjamin Constant et André Gide. Malades d'isolement et de taciturnité, ils recherchent -- employons, encore une fois, le divin emblème popularisé par Nietzsche -- Dionysos, dieu des communions équivoques. Mais Constant ne rencontra que le Dionysos infernal qui affole sans unir, et Gide, quoique comblé par le Dionysos céleste, « daimon » de la poésie et âme du monde, se sentant travaillé par de doucement douloureux souvenirs essaie l'impossible synthèse du thyrse et de la croix. S'ils eussent été élevés selon les méthodes des éducateurs protestants du XVIe siècle, si curieux de faire de l'homme une réponse à lui-même, au monde, et à Dieu, sans doute eussent-ils évité les incantations maléfiques du fils de Sémélé. Mais, dans ce cas, la plume ne serait-elle pas demeurée stérile entre leurs doigts ? Bienheureux méfaits qui... Ici, Harpocrate, dieu du silence, pose son doigt sur mes lèvres...

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