Benjamin CREMIEUX, « RETOUR DE L'U.R.S.S., par André Gide », La Nouvelle Revue Française, 1er décembre 1936, pp. 1071-7.

[Repris dans le
BAAG, n° 39, juillet 1978, pp. 98-103].

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[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

     

     André Gide rentre d'U.R.S.S. déçu et comme endolori par le régime stalinien, si différent de son rêve, mais non pas, semble t il, ébranlé dans sa foi communiste, ni dans son amour du peuple russe. « Je ne pense pas, écrit il, que nulle part autant qu'en U.R.S.S. l'on puisse éprouver aussi profondément et aussi fort le sentiment de l'humanité... Je ne m'étais jamais encore et nulle part senti aussi abondamment camarade et frère. » Et plus loin : « Nous doutons si dans aucun autre pays la jeunesse est aussi charmante... Ce qui me plaît aussi c'est l'extraordinaire prolongement de la jeunesse. » Ailleurs encore [99] il loue « l'élan vers l'instruction et la culture ». On ne trouvera guère dans le livre d'autres éloges sans réserves et c'est sur le mauvais plutôt que sur l'excellent que s'attarde Gide «  L'excellent fut obtenu au prix, souvent, d'un immense effort. L'effort n'a pas toujours et partout obtenu ce qu'il prétendait obtenir. Parfois l'on peut penser : pas encore. Parfois le pire accompagne et double le meilleur : on dirait presque qu'il en est la conséquence. Et l'on passe du plus lumineux au plus sombre avec une brusquerie déconcertante. »

     Gide se pose alors cette question : Est-ce l'U.R.S.S. « j'entends celui qui la dirige » qui a changé d'orientation depuis un an, ou bien y a t il non pas changement d'orientation, mais « conséquence fatale de certaines dispositions antérieures ? » Cette seconde hypothèse peut paraître la plus vraisemblable, tout ce que Gide nous rapporte de défavorable sur la vie soviétique nous ayant are déjà été depuis longtemps révélé par une masse de reportages et de documentaires, qui permettraient les recoupements les plus probants.

     Que la dictature de principe du prolétariat se soit réduite effectivement à la dictature du seul Staline, avec toute la servilité et toute la terreur que comporte l'absolutisme; que le plus strict conformisme politique et social règne en Russie, sous la pression d'une police toute puissante et impitoyable; que l'ignorance des choses de l'étranger, le mépris des pays capitalistes soient de règle en U.R.S.S.; qu'un complexe permanent de supériorité rende les Soviétiques parfois ridicules, parfois irritants, tout cela est acquis, admis de tous sauf de quelques fanatiques. Que l'économie soviétique, en dépit de ses progrès, n'ait pas encore comblé un retard séculaire, qu'elle ne parvienne pas encore à produire assez, ni surtout des produits de bonne qualité et de bon goût, nous ne l'ignorons pas davantage. Nous savons également que le bolchevisme n'a pas non plus réussi à effacer certains traits du caractère russe: l'indolence, l'inexactitude, l'amour des palabres. On nous a d'autre part averti qu'il existe en U.R.S.S. des castes privilégiées (militaires, métallurgistes), qu'une nouvelle bourgeoisie est en train de se constituer, qu'à côté d'hôtels, d'établissements admirablement aménagés, à coté de sovkhozes prospères, il y a des taudis habités par des gens sous alimentés: « Il y a des pauvres, écrit Gide, il y en a trop, beaucoup trop. » Et n'avait il pas proclamé qu'à ses yeux, le communisme, c'était d'abord le pain et la dignité pour tous ?

     La vie de termitière dont semblent s'accommoder les Soviétiques, les récréations de masse, l'existence en réfectoire, en dortoir, avec ce qu'elle implique de manque [100] de solitude, de difficulté pour chacun à rester ou à devenir soi même ne pouvait que choquer Gide, mais c'est quand, passant au domaine de la culture et de l'art, il constate le conformisme imposé, le mépris de la perfection, de la beauté, de l'originalité, la recherche d'un art pour la foule qu'il se montre tout à fait sévère. « D'accommodement en accommodement, l'entreprise se compromet. » -- « Si ce n'est pas Staline, alors c'est l'homme, l'être humain qui déçoit. »

     En résumé, Gide est profondément froissé par la méconnaissance de certaines valeurs éternelles : vérité, beauté, justice, liberté, et par la renaissance de certaines valeurs bourgeoises qu'il déteste : famille, argent, conformisme, inégalité.

     Mais qui aurait imaginé qu'André Gide, avant son voyage, ignorât tout de ces caractéristiques soviétiques ? Comment eût on pu ne pas penser que son adhésion aux formules staliniennes était donnée, malgré tout ce qu'elles pouvaient blesser en lui, en pleine connaissance de cause. On comprend qu'avec sa nature consciencieuse, son horreur des déformations qu'infligent au réel les esprits partisans ou peu précautionneux, il se soit défié des livres et ait voulu voir les choses de ses propres yeux, mais on comprend moins bien qu'il n'ait pas visité l'U.R.S.S avant de jeter dans la balance en sa faveur le poids de son autorité spirituelle.

     Cette remarque ne contredit nullement l'estime que mérite sa sincérité au moment où elle s'exerce avec une implacable lucidité contre son enthousiasme d'hier et sur le pays qui, depuis trois ans, incarnait pour lui le Royaume de Dieu. Au surplus, si tout ce que dit Gide l'avait été déjà, jamais ce n'avait été sous une forme aussi modérée, aussi lumineuse, aussi soucieuse des moindres nuances, ni dans une prose aussi parfaite : « En U.R.S.S. il est admis d'avance et une fois pour toutes que, sur tout et n'importe quoi, il ne saurait y avoir plus d'une opinion. Du reste les gens ont l'esprit ainsi façonné que ce conformisme leur devient facile, naturel, insensible, au point que je ne pense pas qu'il y entre de l'hypocrisie. Sont ce vraiment ces gens là qui ont fait la révolution ? Non, ce sont ceux là qui en profitent. Chaque matin la Pravda leur enseigne ce qu'il sied de savoir, de penser, de croire. Et il ne fait pas bon sortir de là ! De sorte que, chaque fois que l'on converse avec un Russe, c'est comme si l'on conversait avec tous. » Tout est de ce ton : Gide Voltaire.

     Que penser de toutes les critiques de Gide, laissées par lui soigneusement fragmentaires, telles qu'elles lui sont apparues et contre balancées par l'espoir d'un changement possible de direction ? Les unes, celles qui ont [101] trait à l'embourgeoisement, au retour à d'anciennes valeurs du monde capitaliste, rejoignent les critiques trotskystes. Les autres, celles qui concernent la dictature et le conformisme, viennent d'un libéral impénitent et petit-bourgeois. Aux premières, un peut rétorquer que l'inégalité sociale qui règne en U.R.S.S. est inévitablement liée, avec les abus et les injustices qu'elle peut comporter, à tout ordre social. Il n'y a pas de foule agissante sans meneurs, il n'y a pas de régime sans chefs, sans hiérarchie. Ce qui serait contraire à l'idéal proclamé par le communisme, ce serait que cette hiérarchie devînt héréditaire, qu'il se créât en U.R.S.S. des héritiers, pour parler comme Thibaudet, que le capitalisme ressuscitât, que la notion d'argent reprît la place occupée aujourd'hui par la notion de service. La Russie tend elle vraiment vers cette résurrection du capitalisme ? Si elle tend simplement à reconstituer certains secteurs réservés à l'initiative privée, faut il l'en blâmer ?

     Aux critiques relatives au maintien du régime policier et dictatorial, on peut répliquer que l'U.R.S.S. se considère toujours comme en état de guerre technique (ses plans quinquennaux sont ses buts de guerre) et depuis quelque temps craint la guerre extérieure. Régime transitoire. Ces craintes de conflits apaisées, la société sans classes une fois stabilisée, pourquoi un régime démocratique normal ne pourrait il pas fonctionner ? Un premier pas dans cette voie ne vient il pas d'être fait par la nouvelle Constitution ? D'autre part, dans l'humanisme nouveau dont rêvent les communistes, l'individualisme, le non conformisme n'auraient plus à jouer un rôle primordial, de nombreux motifs de non conformisme se trouvant supprimés et le sentiment de la fraternité humaine prenant une place de plus en plus prépondérante dans l'inspiration. Si, en régime capitaliste, « la valeur d'un écrivain est liée à sa force d'opposition », comme l'écrit Gide, en régime communiste ne pourra t elle pas l'être à sa force d'adhésion ? L'art collectif des faiseurs de cathédrale, celui des tragiques grecs n'impliquait il pas une force d'adhésion, non d'opposition ? Et tout l'art d'opposition d'un Voltaire, d'un Diderot, d'un Baudelaire n'impliquait il pas des acceptations de choses existantes ? L'opposition ne postule pas une table rase et Gide exige le maintien de certaines valeurs bourgeoises : beauté, classicisme formel, langue pure, etc... Un marxiste orthodoxe pourrait ajouter que l'infrastructure économique et sociale ayant été transformée en U.R.S.S., les superstructures qui déplaisent à Gide disparaîtront avec l'avènement de l'homme nouveau.

     A quoi Gide réplique implicitement dans Retour de l'U.R.S.S. qu'il ne repousse pas l'adhésion, mais qu'une adhésion doit à tout moment rester libre et naître d'un [102] examen critique sans limitation et que le régime transitoire, auquel est soumis l'U.R.S.S. depuis vingt ans, opprimant et dépersonnalisant l'individu, ne peut guère donner naissance à un régime qui le libère. Et il ne faudrait sans doute pas pousser beaucoup Gide pour lui faire dire qu'un régime qui n'est pas normalisé après vingt ans court grand risque de ne se normaliser jamais.

     Jaurès ne concevait l'émancipation sociale qu'allant de pair avec l'émancipation de l'individu. Gide, dans son évangélisme d'inspiration encore protestante, ne s'intéresse à l'émancipation sociale que dans la mesure où elle sert l'émancipation morale et spirituelle. Jusqu'en 1933, toute son oeuvre professait la primauté de la question morale. La prétendue conversion de Gide au communisme n'a, en fait, été qu'une constatation de l'impossibilité où se trouve l'homme des basses classes de se poser la question morale si un minimum de dignité et de bien être ne lui est pas d'abord assuré par la révolution sociale. Il est évident que le recours à la religion une fois écarté, seule une égalisation au départ de la condition humaine peut permettre l'élan de l'homme vers la perfection et le divin.

     Mais le dialogue ouvert après cette constatation. Il reste à se demander si tout individu est capable de faire son salut par lui même, si la meilleure méthode pour faire son bonheur et son salut n'est pas de l'englober, de l'entraîner dans un élan collectif, autrement dit, si la prise de conscience, l'intelligence critique sont des nécessités primordiales dans un régime tel que le régime communiste.

    Peut être arrive-t-on au coeur du débat quand on constate que Gide se refuse à sacrifier certaines des valeurs conquises par la révolution bourgeoise de 1789 et que l'expérience stalinienne se refuse à reconnaître ces valeurs, ou du moins en fait passer d'autres avant, dont certaines d'ailleurs sont chères à Gide. Il convient de remarquer ici que la Russie ne jouissait nullement avant 1917 des valeurs conquises par la France en 1789 et que les Soviétiques jouissent aujourd'hui des valeurs communistes, sans avoir passé par une phase libérale. Le matériel humain auquel s'est appliqué le léninisme, puis le stalinisme n'avait et n'a rien de commun avec la masse française. Vouloir donner à la France la Russie (fût elle communiste et fût on marxiste) pour modèle, c'est vouloir donner une barbarie (aussi pleine d'avenir et de promesses de civilisation qu'on voudra) en modèle à des civilisés. Une minorité agissante a imposé le bolchevisme à la Russie; la France est trop évoluée pour accepter un régime qui ne serait pas, au moins tacitement, majoritaire. Le besoin qu'éprouve si impérieusement Gide d'unifier la [103] société et de préserver la liberté de l'esprit, se traduit sur le plan politique par la nécessité d'allier la classe ouvrière aux éléments avancés de la classe bourgeoise. Une révolution minoritaire est inconcevable en France, une révolution menée par la seule classe ouvrière, ne l'est pas moins présentement. Il est dans la nature des choses que la classe ouvrière, si un ordre nouveau n'est pas instauré, réussisse seule dans un avenir plus ou moins éloigné à faire la révolution sociale. Il est à craindre que cette révolution ne prenne des formes aussi strictes et cruelles qu'en Russie et qu'il ne faille une seconde révolution libertaire pour rétablir l'équilibre. Mais le moment actuel est propice à une émancipation qui serait à la fois sociale et libertaire. La formule socio libérale que comporte cette double émancipation, le monde entier l'attend et l'espère de nous et si sous la mettions en pratique, les régimes totalitaires ne pèseraient pas lourd devant elle.

     Le communisme à la moscovite, que Gide dénonce, le monde n'en veut pas plus que du fascisme auquel il ressemble comme un frère. Et le monde attend de la France qu'elle en absorbe les éléments vivants et les intègre à un régime de paix, de liberté et de joie. Lénine pensait avec raison que la révolution russe devait être un exemple, non un modèle pour l'Occident.

 

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