Jean GALTIER-BOISSIERE, « André Gide retour de l'U.R.S.S. », Le Canard enchaîné, n° 1067, 9 décembre 1936.

[Repris dans le BAAG, n° 41, janvier 1979, pp. 56-58,
à l'intérieur d'un article de Michel BRACONNIER, « A propos d'un "mot" d'André Gide », pp. 55-60.

Cet article suscita une réponse de Robert TRENO, « Retour de France », dans le n° suivant du journal].

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :
[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

 

ANDRE GIDE RETOUR DE L'U.R.S.S.

 

     Qui ne gueule pas la vérité quand il sait la vérité, se fait complice des menteurs et des faussaires. Charles PEGUY.

 

 

     Les innombrables pèlerins qui firent depuis vingt ans le voyage de Moscou furent tous accueillis au retour par l'incrédulité d'une partie de l'opinion. L'homme aux idées avancées, revenu enthousiaste, était accusé par les réactionnaires d'avoir emporté dans ses bagages une conviction que rien ne pouvait ébranler ; le modéré, par contre, qui énumérait ses griefs contre le régime nouveau, était convaincu par les gauches de partialité. De plus, l'opinion était continuellement empoisonnée par des campagnes de mauvaise foi ou par de sensationnels reportages, fournis sur commande par des officines spécialisées et rédigées à mille lieues de l'ancien empire des tsars.

     Mais voici qu'aujourd'hui paraît un témoignage qui ne semble pas pouvoir être récusé. André Gide, en effet, n'est pas seulement un écrivain qui jouit d'une audience mondiale, mais encore une personnalité dont l'adhésion -- il y a trois ans -- au communisme marqua un tournant décisif de la vie politique française et qui, au même titre que Barbusse, fut appelé à prendre la tête d'une importante partie des intellectuels d'extrême gauche. A une époque troublée où s'entrechoquent en Europe des idéologies rivales, le message de Gide sur l'état actuel de l'U.R.S S. prend donc une signification particulièrement [57] importante.

     Au contact d'un pays étranger, chaque voyageur a ses réactions propres, suivant son tempérament, sa formation, ses aspirations originales. Retour de Moscou, des ingénieurs, des militaires, des metteurs en scène ont exprimé leur enthousiasme à propos du prodigieux effort industriel de ce pays neuf, de l'excellence de son matériel de guerre ou de l'éclat de ses réalisations théâtrales ou cinématographiques. Mais un amateur d'âmes, tel que Gide, se soucie aussi peu des usines géantes, des tanks et des avions de bombardement que du dernier film de propagande soviétique. Les questions psychologiques seules l'intéressent : « Dans cette foule je me plonge, écrit il, je prends un bain d'humanité ».

     Ce bain l'a déçu. En effet, après avoir exprimé sa fraternelle sympathie au peuple russe et applaudi aux admirables réalisations soviétiques en faveur des enfants, de la jeunesse et des malades, Gide s'effraye de la totale « dépersonnalisation » des camarades soviétiques. C'est une impression assez pénible que rapportent de là-bas presque tous nos compatriotes d'esprit indépendant . « En France, me disait un ami, un vigneron diffère d'un autre vigneron, un ouvrier d'usine d'un autre ouvrier d'usine, un boutiquier d'un autre boutiquier ; là-bas. tous les visages paraissent interchangeables, de même que tous les intérieurs. On croirait se promener dans une fourmilière. »

     Cette dépersonnalisation, cette pseudo-félicité d'automates, d'après Gide, résulte de l'abolition de toute liberté de pensée. Dans ce régime où n'existe ni liberté de réunion, ni liberté d'opinion, le peuple russe vit en vase clos dans une ignorance totale de ce qui se passe à l'étranger, et la presse d'Etat développe chez lui un « complexe de supériorité » qui laisse le visiteur abasourdi : « On sourit avec scepticisme, écrit Gide, lorsque je dis que Paris a lui aussi son métro. Avons-nous seulement des tramways ? des omnibus ? L'un demande (et ce ne sont plus des enfants, mais bien des ouvriers instruits) si nous avons des écoles en France ? Un autre, mieux renseigné, hausse les épaules : des écoles, oui, les Français en ont, mais on y bat les enfants... Il tient ce renseignement de source sûre. » Et Gide s'étonne de cette puérile jactance russe que déjà déplorait Gogol.

     D'autre part, l'indolence naturelle du peuple russe a obligé le pouvoir à rétablir l'inégalité les salaires. Et Gide voit, non sans effroi, se reconstituer une petite bourgeoisie satisfaite, une classe de « bien-pensants » d'esprit conservateur. Une fois la révolution stabilisé, ceux que le « ferment révolutionnaire » anime encore et qui considèrent comme compromissions toutes ces concessions successives, ceux-là gênent et sont honnis, supprimés. Désormais, le conformisme est roi ; on peut discuter ce qui est « dans la ligne » ou ce qui paraît s'en écarter, mais il est interdit de discuter « la ligne » elle-même ; et Gide n'hésite pas à écrire : « La moindre protestation, la moindre critique est passible des pires peines et du reste aussitôt étouffée. Et je doute qu'en aucun autre pays aujourd'hui, fût-ce dans l'Allemagne de Hitler, l'esprit soit moins [58] libre, plus courbé, plus craintif (terrorisé), plus vassalisé. »

     Après vingt ans de révolution, Gide trouve donc le peuple russe à peu près revenu à son point de départ, avec la même bureaucratie et la même police politique que sous les tsars . « Les fronts n'ont jamais été plus courbés. » En fait de dictature, celle d'un homme et non plus celle des travailleurs unis. Le grand mouvement d'émancipation qui devait assurer l'épanouissement de toutes les libertés n'aurait-il abouti qu'à l'encasernement des hommes et à l'asservissement de la pensée ? Gide semble de cet avis : « Il importe de ne point se leurrer et force est de le reconnaître tout net : ce n'est point là ce qu'on voulait. Un pas de plus et nous dirons même : c'est exactement ce que l'on ne voulait pas. »

     Retour de l'U.R. S. S. , que je viens d'analyser objectivement, sera passionnément discuté. De toute évidence, Gide n'a pas publié son ouvrage sans un cruel débat de conscience, et, sans oser nier son évidente sincérité, ses thuriféraires d'hier lui reprocheront sans doute d'avoir mal choisi son moment et de donner des armes à la réaction. Gide a répondu par avance que la liberté de pensée était pour lui le plus précieux des biens et que la vérité primait tout. Rejoignant Charles Péguy et sa fameuse apostrophe du temps de l'affaire Dreyfus, il écrit : « Le mensonge, fût-il celui du silence, peut paraître opportun et opportune la persévérance dans le mensonge, mais il fait à l'ennemi trop beau jeu et la vérité, fût-elle douloureuse, ne peut blesser que pour guérir. »

     C'est par cette note d'espoir que Gide prend barre sur tous les gens de droite qui tenteraient d'utiliser à contre sens son témoignage. Gide ne revient pas en arrière, ne renie aucun de ses élans généreux. Mais une enquête personnelle lui a révélé que la Révolution Russe, étoile polaire de tous les esprits libres depuis vingt ans, s'est trouvée déviée de son cours, il a cru de son devoir de dénoncer les errements commis et par un éclat nécessaire de provoquer une orientation nouvelle En prévoyant un prochain redressement de l'expérience russe, Gide entend bien ne pas désespérer de l'avenir humain et affirmer la persévérance de sa foi révolutionnaire.

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