Pierre HERBART, Vendredi, 29 Janvier 1937, p. 5.

[Repris dans le BAAG, n° 37, janvier 1978, pp. 74-80. Dans le même n° de Vendredi, cet article faisait face à celui de Paul Nizan].

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :
[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

 

FAISONS LE POINT...

 

     Quand parut le Retour de l'U.R.S.S., j'écrivis dans Vendredi que la publication de ce livre me semblait néfaste au moment où il était nécessaire que toutes les forces révolutionnaires s'unissent pour la défense de l'Espagne. L'expression d'un tel regret ne pouvait toutefois apaiser les controverses qui ne manqueraient pas de s'élever. Puisque le livre avait paru, il importait dans l'intérêt de l'U.R.S.S. et de la révolution d'étudier a fond les problèmes qu'il posait, d'éclairer les masses [75] sur ce que Gide avait mal interprété ou trop hâtivement jugé et de se livrer à une étude complète de la société soviétique. Aucune tentative de ce genre ne me paraît avoir été faite jusqu'à présent en fonction du Retour de l'U.R.S.S., et il va sans dire que le présent article n'est qu'une esquisse. On s'est borné à réfuter André Gide, à lui opposer des faits contraires à ceux qu'il a apportés, à lui reprocher de n'avoir pas suffisamment insisté sur les côtés positifs. Ces reproches sont d'ailleurs fondés. Gide s'en est beaucoup trop reposé sur ses prédécesseurs en U.R.S.S. du soin d'apporter certaines louanges qu'il a jugé inutile de répéter sous prétexte qu'"il admirait de confiance"... Il est naturel qu'on lui en fasse grief -- mais cela ne saurait suffire que si l'on est bien décidé à ne pas entrer dans le vif du sujet. C'est laisser la porte ouverte à toutes les confusions. Je ne crois pas que l'Union soviétique et la révolution aient quoi que ce soit à gagner à un tel statu quo de l'erreur.

     Mais tout d'abord et après avoir fait ressortir toute l'insuffisance de la documentation de Gide, il fallait se mettre d'accord sur un point : ses observations dans le domaine des faits étaient-elles exactes ? Certains l'ont nié, mais la plupart des critiques honnêtes ont fait confiance à Gide et à leurs propres souvenirs de voyage en U.R.S.S. "Nous aussi, disait à la Mutualité un orateur communiste, dans une conférence sur Gide, nous avions remarqué ces choses, mais nous n'avons même pas songé à en parler tant elles nous paraissent de mince importance. Si André Gide en a jugé autrement, c'est qu'il a parlé en psychologue."

     Il y a là une évidente confusion entre observation et jugement. On peut contester à juste titre la valeur sociale des jugements du psychologue André Gide ; et les marxistes sont là pour relever ces erreurs. Mais quand il observe et aligne des faits, il n'y a aucune raison pour que, avant de les avoir nous-mêmes étudiés, nous les considérions comme négligeables en prenant prétexte qu'André Gide n'est pas un économiste.

     Or quels sont ces faits et que révèlent-ils ? Insuffisance de la production, énormes différenciations de salaires d'une part ; absence de démocratie, formation d'une couche privilégiée de la population et conformisme du reste aux directives données, d'autre part. Parmi ces observations, les unes doivent être considérées comme causes, les autres comme conséquences (l'insuffisance ce la production entraînant la différenciation des salaires ; et l'absence de démocratie, la formation d'une couche dirigeante à laquelle la population tout entière doit obéir) -- et toutes en fonction d'un fait initial : l'état [76] extraordinairement arriéré des forces productives de la société et le niveau culturel effroyablement bas des masses au moment de la révolution d'Octobre. Il est hors de doute que ces constatations sont essentielles pour notre saine appréciation de 1'état du développement actuel de la société en Union Soviétique.

     A 1'issue de la conférence dont je parlais tout à l'heure, le président me fit demander si je n'avais rien à ajouter. Je le renvoyai simplement à mon précédent article de Vendredi. "Cet article, s'écria alors l'orateur, en guise de péroraison, cet article à lui seul est plus perfide que le livre de Gide, car vous ne craignez pas d'affirmer que le socialisme en U.R.S.S. n'est pas réalisé."

     Ici, gardons-nous de nous laisser entraîner dans une querelle de mots.

     "Qu'est-ce que cela peut te faire, me disait un camarade communiste, que le socialisme soit ou non réalisé en U.R.S.S. puisque tu es d'accord sur l'essentiel de la ligne suivie là-bas ?" Je crois la question mal posée. L'approbation d'une politique n'implique pas l'indifférence envers les résultats déjà obtenus. Tout au contraire. Fausser ces résultats dans des buts de propagande ou simplement par ignorance, par "enthousiasme, par certitude qu'on est dans la bonne voie, comporte les plus graves dangers. Je ne suis pas loin de croire que la déconvenue de Gide en Union soviétique et les erreurs de jugement qu'il y a commises sont imputables en grande partie aux affirmations que Gide ne s'était pas reconnu le droit de mettre en doute. Parmi celles-ci la plus officielle est celle du "socialisme réalisé".

     A cette réunion de la Mutualité, le conférencier a répété plusieurs fois (et je ne rapporte ses paroles que parce qu'elles traduisent assez fidèlement l'opinion des intellectuels communistes sur cette question) que pour lui, marxiste, le socialisme -- phase inférieure du communisme -- c'était la socialisation des moyens de production et rien de plus.

     Cette définition ne laissera pas de paraître un peu courte. Certes, il est évident que la socialisation des moyens de production constitue les assises économiques de la société socialiste, mais le triomphe de cette société, le "socialisme réalisé" restent subordonnés à 1'état de développement de ces moyens de production. Staline 1'a dit : "Le socialisme vaincra sur la base d'une productivité plus grande que celle des pays capitalistes." Or, l'Union Soviétique n'a atteint ce niveau que dans des domaines très restreints, quoique vitaux (industrie lourde &emdash; défense nationale). Dans tous les autres, elle se [77] trouve en retard sur la production des pays capitalistes avancés. C'est ce que Gide, qui n'est pas un économiste, a remarqué, c'est ce que certains qui se piquent d'être marxistes jugent négligeable. Mais la question ainsi posée a quelque chose de formel qui est profondément antidialectique. Il ne s'agit pas seulement de constater l'état des forces productives, mais d'évaluer leur développement. Il est hors de doute que celles-ci s'accroissent et c'est cela qui importe avant tout.

     Or il se trouve que la différenciation des salaires -- indice d'une production insuffisante -- sert aussi de stimulant aux ouvriers pour améliorer leur rendement (le stakhanovisme) et qu'elle ne cessera d 'augmenter parallèlement à l'accroissement de la production jusqu'à ce que celle-ci ait atteint une intensité qui permette une répartition humainement plus équitable des produits et la régression progressive des inégalités. Jusque là l'État, gardien de cette portion mobile de Droit bourgeois qu'il représente (à chacun selon son travail et non à chacun selon ses besoins), se renforcera pour le faire respecter. On ne pourra parler de "socialisme réalisé" que quand l'État commencera là dépérir en même temps que les inégalités dont il est à la fois le gardien et le symbole.

     Mais le socialisme n'est pas uniquement une question de nature et de développement de l'économie. Il y a aussi la gérance de cette économie. Enfin, il y a le pouvoir politique.

     Le triomphe du socialisme implique que les masses ont atteint un degré de culture suffisamment élevé pour commencer à remplir elles-mêmes cette double mission économique et politique.

     Tel n'est pas encore le cas en U.R.S.S. L'héritage du tsarisme était accablant : un immense peuple ignare, souvent abruti par l'alcool et la misère. Le progrès accompli est déjà prodigieux et l'essor des masses vers la culture n'est pas près de se ralentir. Mais en attendant ce sont des fonctionnaires qui dirigent la production et le militant de base du parti n'est que l'agent exécuteur des directives du Comité Central. Ainsi s'est créée dans le pays une couche de citoyens favorisés. Les avantages matériels dont ils jouissent (logement, traitement de beaucoup supérieur au salaire moyen des ouvriers) ne peuvent encore s'appeler des privilèges, mais leurs bénéficiaires font tout de même figure de privilégiés. Cette situation ne permet pas l'évanouissement des antagonismes entre travail manuel et travail intellectuel, entre producteurs et directeurs, entre ceux qui donnent des ordres politiques et ceux qui les exécutent. On pourrait dire [78] que c'est sur la base d'une culture largement dispensée aux masses que le socialisme vaincra. Les résultats atteints jusqu'à ce jour autorisent bien des espoirs.

     La fait que la révolution ait triomphé dans le pays le plus arriéré dans tous les domaines pose une série de problèmes nouveaux. Toute la période de temps pendant laquelle l'U.R.S.S. s'emploiera à rattraper les pays capitalistes avancés ne peut être considérée que comme transitoire vers le socialisme. Sans doute si 1'U.R.S.S. comparaît l'état actuel de ses forces productives avec ce qu'il était en 1917 dans la Russie des tsars, elle pourrait à bon droit considérer qu'elle est victorieuse. Mais le socialisme n'est pas une expérience en vase clos. Les ouvriers du monde entier ont les yeux fixés sur 1'U.R.S. S. et ils ne comprendront dans leur chair que le socialisme a vaincu que quand leurs camarades soviétiques auront conquis, dans tous les domaines, des conditions de vie supérieures aux leurs.

 

*

     En résumé, le livre de Gide se présente comme suit :

     1° Exactitude des faits qui ne sont pas du tout d'importance secondaire, mais symptomatiques quoique insuffisants pour permettre de faire le bilan complet de la société soviétique;

     2° le désarroi de Gide qui, ne l'oublions pas, croyait, sur la foi de ses amis communistes, trouver en U.R.S.S. le "socialisme réalisé" (et quoi qu'on en dise, André Gide a assez lu Marx et Lénine pour savoir ce que cela veut dire), son désarroi le pousse à douter si la voie suivie par l'U.R.S.S. mène bien aux buts qu'elle se propose.

     Une étude approfondie et concrète des conditions dans lesquelles se trouvait le peuple russe au lendemain de la révolution d'octobre nous montre que le chemin du socialisme ne pouvait être pour lui une route droite. Les dangers signalés par Gide n'en sont pas moins très réels, très angoissants.

     Ce n'est pas sans inquiétude que l'on constate l'absence totale de démocratie dans le parti transformé en immense organisme d'exécution dont l'obéissance passive est la première vertu ; c e n'est pas sans inquiétude que l'on trouve en U.R.S.S., se substituant à l'autorité du parti, un chef tout puissant dont la presse chaque matin chante les louanges en des termes qui font sourire; ce n'est pas sans inquiétude que l'on assiste à la consolidation de cette couche de fonctionnaires dont les enfants, élevés avec tous les privilèges que donne l'argent, ne céderont sans doute pas volontiers la place aux [79] producteurs quand ils seront prêts à administrer eux-mêmes la propriété sociale ; ce n'est pas sans inquiétude enfin que l'on voit accuser et supprimer, l'un après l'autre, tous les compagnons de Lénine...

     L'esprit, faisant un premier rétablissement, en arrive d'abord après une étude sérieuse des conditions économiques et politiques en U.R.S.S. à cette conclusion que le socialisme -- phase inférieure du communisme n'est pas encore "réalisé" comme on l'avait proclamé.

     (A ce propos, je note dans l'article de Wurmser, dans Commune, cette curieuse phrase : "Qu'espérait-on obtenir ? Et qui donc avait prédit que le socialisme aboutirait prochainement ?" Qui donc, en effet ? Gide, peut-être...). Cette dernière mise au point n'est nullement un aveu de défaite, car, je le répète, cette question n'est pas essentielle. Examinant ensuite les causes de ce que l'on est tenté de déplorer dans l'absolu, on s'aperçoit qu'elles sont très réelles et réclamaient, sans doute, les mesures prises.

     Ces mesures sont sauvent douloureuses ; elles contiennent parfois les germes de graves menaces pour l'esprit et le sens même du socialisme. Il faut, pour les accepter, être convaincu de leur absolue nécessité. Ce droit de regard et d'examen doit être reconnu à ceux qui mettent leurs forces au service ce l'U.R.S.S. et de la révolution. Comment admettre qu'il soit mauvais pour un communiste de méditer ces problèmes ? Et s'il adresse à ses camarades l'expression de ses craintes -- c'est pour servir.

     Toutefois, des révolutionnaires ne peuvent jurer d'après les intentions. Le livre de Gide est une arme terrible aux mains de nos pires ennemis. D'autre part, son insuffisance invite ceux à qui il s'adresse -- les communistes à le rejeter en bloc.

     Il ne faut pas permettre ce gâchis.

     Retour de l'U.R.S.S. doit donner aux révolutionnaires l'occasion de se livrer à une rigoureuse autocritique. Enfin, il serait absurde d'abandonner André Gide aux desseins de la réaction. Il a donné assez de gages ce son attachement à la classe ouvrière pour qu'elle lui conserve le sien.

*

     J'ai dû plusieurs fois, au cours de cet article, établir des comparaisons entre l'U.R.S.S. et les pays capitalistes en ce qui concernait la production. Ces comparaisons étaient défavorables à l'Union Soviétique. Il me reste à parler de tout ce qui, en U. R.S.S., est infiniment [80] supérieur. Je me bornerai à une simple énumération ; car, comme disait à Sébastopol le lyrique officier de marine interviewé par Gide : "Pour raconter tout ce qui se fait en U.R.S.S. de beau et de grand, on ne trouverait pas assez de papier dans le monde."

     Et tout d'abord, l'absence de chômage, la sécurité matérielle du lendemain pour tous, l'heureuse solution apportée au problème des nationalités, la prodigieuse soif de culture des masses, la sollicitude envers les enfants, la situation de la femme, les sanatoria, les maisons de repos -- tout ce qui rend sa dignité à la condition humaine et au travail.

     Ce ne sont pas là de minces conquêtes. Elles ne pouvaient fleurir que sur un sol nettoyé de toutes les absurdités, de toutes les contradictions capitalistes.

     Oui, ce sont des conquêtes essentiellement prolétariennes. Aussi les ouvriers de tous les pays tournent-ils leurs regards vers 1'U.R.S.S.

     Et si même il leur arrivait de déplorer certains abus, ils n'incrimineraient que des méthodes. Et leur confiance demeurerait entière en un système qui a déjà ouvert aux hommes de radieuses perspectives.

     P.- S.-- Je n'avais pas encore pris connaissance en écrivant ces lignes du remarquable article de Friedmann paru dans Europe. Je voudrais faire part à son auteur, en réponse à sa note concernant la dédicace de Retour de l'U.R.S.S. à Eugène Dabit, d'une conversation que j'eus avec celui-ci à Sébastopol, quelques jours avant sa mort.

     Il se montrait excessivement soucieux que Gide, de retour en France, exposât les craintes qu'il avait si souvent partagées avec lui durant le voyage : "Lui saura se faire entendre, disait-il. On comprendra que c'est en ami qu'il parle."

     Quelles que soient les idées que l'on puisse avoir sur ces sortes de dédicaces, aucune contestation ne me paraît possible sur le droit et même le devoir qu'a pu se reconnaître Gide d'associer le nom de notre ami à ses réflexions sur l'U.R.S.S.

 

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