Colloque Paris 1988
Interventions et discussions à la séance du matin,
BAAG, n° 78-79, avril-juillet 1988, pp.
124-136.
M. Michel DROUIN, Président de séance, après les deux premiers
exposés, sur Corydon et
sur le voyage en Angleterre de juin 1918 :
Je
suis très frappé, à travers les deux exposés
qu'on vient d'entendre, de cette image du Père dans l'oeuvre
de Gide. On parle toujours de la relation avec la Mère, avec
les femmes et les interdits qui ont été prononcés
par des femmes dans l'enfance de Gide, et dont ce dernier a eu énormément
de mal à se libérer. On parle moins, et je crois que
le Professeur Delay lui-même n'y fait pas allusion dans ses
ouvrages, des interdits prononcés par le père. J'ai
eu la curiosité de lire, non pas en entier car c'est un gros
livre, le chapitre III du grand ouvrage de Paul Gide : La
Condition de la Femme dans l'Antiquité, livre qu'André Gide connaissait, dans la mesure où
entré plus tard en relations avec d'anciens Collègues
de son père, à travers l'Europe, il l'avait défendu.
Pour ma part, je ne me suis jamais expliqué Corydon sans le mettre en relation avec tout ce que dit Gide sur les femmes,
en particulier dans la trilogie de L'Ecole des Femmes. On
ne saurait comprendre l'un sans examiner de très près
l'autre. Il est un André Gide passionné par les questions
de Droit, de Justice et aussi passionné par les questions
d'éducation. Dans le voyage d'André Gide avec Marc
Allégret, ce que Madeleine a craint le plus, ce n'est pas
tant d'avoir un mari qui s'abandonnât au plaisir, que d'avoir
un époux qui entendait être un formateur, à
la façon dont Aristote, cité par Paul Gide, dit qu'il
y a trois classes de personnes qui ne peuvent agir par elles-mêmes
et qui ont besoin qu'on les gouverne : la première,
ce sont les esclaves ; la deuxième, l'enfant et la femme.
Et Aristote en donnait la raison suivante : l'esclave n'a pas
de volonté ; l'enfant en a une, mais incomplète...
D'où cette lettre, un peu
méchante, de Cocteau, amoureux
de Marc, et qui écrit à Gide en Angleterre :
« Et comment va votre poulain sauvage ? »
Garçon aux cheveux longs ! Dans son chapitre III, voici
ce qu'écrivait Paul Gide, et je fais la part à ce
que devait représenter, sous le Second Empire ou sous la
Troisième République, un Cours Public de Droit, fait
par un Professeur Agrégé de Droit, [ 125] devant des
étudiants, à une époque où l'uranisme
était un tabou complet :
« Un amour sans
nom, ou plutôt un vice infâme, était honoré
dans toute la Grèce comme une vertu. On en peut voir la
preuve dans tous les philosophes grecs depuis Solon jusqu'à
Plutarque. Il me répugne de citer les textes et de m'arrêter
sur un sujet si odieux, Il faut le dire à la honte de la
Grèce, la corruption était telle que les Romains,
tout dégénérés qu'ils étaient
eux-mêmes, en eurent horreur. Jamais même au plus
bas degré de leur décadence ils n'arrivèrent
à méconnaître à ce point les sentiments
de la nature. S'ils s'abandonnèrent eux- mêmes au
plus honteux des vices, ce ne fut pas avec l'assentiment et les
louanges de leurs philosophes et de leurs législateurs.
»
Je ne peux pas m'empêcher de voir dans ce texte, que Gide
connaissait certainement d'après des documents que j'ai pu
consulter, également un interdit, qui montre à quel
point il a fallu du courage à André Gide, tardivement
peut-être puisqu'il a quarante-huit ans lors de ses réflexions
de 1917-1918, pour se libérer non seulement de l'emprise
des femmes : de sa mère, de sa femme, de ses cousines
germaines, mais également, je crois, très profondément
et d'un point de vue psychanalytique, de l'interdit prononcé
par le père.
Je
voudrais dire également à propos de l'enfant, combien
durant les années 1917-1918, Gide insiste sur les Évangiles
et en particulier sur l'enfance. Là, je m'interroge. Il est
évident qu'il y a toujours eu un sentiment de culpabilité
d'André Gide vis-à-vis de son épouse. On le
voit à travers les relations que Jean Schlumberger a procurées
dans son livre sur Madeleine et André Gide, la longue relation d'une conversation avec Roger Martin du Gard,
et le texte de la Petite Dame qui la confirme.
Après
les deux exposés suivants, respectivement sur l'ironie pastorale
et sur la lutte des tropes dans La
Symphonie pastorale, M. Henri Heinemann,
Secrétaire Général de l'Association des Amis d'André Gide, prit
la parole pour remercier, au nom de l'Association, M. le Sénateur
Max LEJEUNE, Sénateur de la Somme, à la [126] recommandation
de qui nous avons dû d'obtenir, pour notre Colloque, la magnifique
Salle Clémenceau du Palais du Luxembourg, siège de la Haute Assemblée.
Il adressa également ses remerciements à la Questure
et au personnel du Sénat, dont le dévouement a été
constant, et qui ont même poussé l'obligeance jusqu'à
nous fournir gratuitement l'enregistrement de nos communications.
Il s'est également félicité que ce Colloque
ait pu se tenir à Paris, dans le cadre prestigieux du Palais
du Luxembourg, en cette année anniversaire d'une date importante
de l'itinéraire d'André Gide. Enfin il remercia la
nombreuse assistance d'avoir montré son attachement à
l'oeuvre d'André Gide et assuré le succès de
la présente manifestation. Il eut également une pensée
amicale pour Madame de BONSTETTEN, bien connue de nos lecteurs,
retenue en clinique à la suite d'un très grave accident
de voiture. On lira d'autre part le message de remerciements que
nous a fait parvenir Madame de BONSTETTEN. Il termina son intervention
en adressant nos remerciements au CENTRE NATIONAL DES LETTRES et
à la MAIRIE DE PARIS, dont les subventions ont permis la
tenue et la publication des Actes de cette rencontre culturelle
de haut niveau .
Le Président de séance
donne alors la parole à la Salle.
M. le Comte d'HARCOURT :
Je
suis un ami d'André Gide depuis longtemps. En préparant
l'École Normale, je l'avais pour livre de chevet et je reste
un passionné d'André Gide, mais je crois que lorsqu'on
entend des exposés comme ceux qu'on vient d'entendre, la
passion est redoublée. On retrouve à la fois sa jeunesse
et le désir de s'exprimer. Je ne suis pas un exégète
de l'oeuvre d'André Gide, ni même un orthodoxe, mais
quand on a été passionné par une oeuvre, les
raisons de cette passion permettent de la maintenir au cours de
la vie. Il y a un mot, -- et c'est pourquoi l'année 1918 est
tout à fait exubérante, a quelque chose de tout à
fait extraordinaire, parce qu'elle est au point central de la maturité
d'André Gide -- mais c'est au fond toute l'oeuvre d'André
Gide qui se résume dans le terme de conflit.
Et c'est ce conflit qui a eu le droit de passionner le jeune lecteur
que j'étais, le [127] conflit sans lequel André Gide
n'aurait jamais existé. J'allais dire sans Madeleine, sans
le duel avec sa mère, sans le refus du père, le conflit
avec la famille, le conflit que l'on pouvait avoir, et qu'il a eu
par la suite, avec la Justice, tous ces conflits ont le pouvoir
de passionner les lecteurs. On peut très bien ne pas partager
toutes les attitudes de Gide sur le conflit, mais la sincérité
d'André Gide ne peut que toucher un lecteur objectif. Où
Gide paraît quelquefois décevant, c'est quand il attribue
à ce conflit un caractère de normalité. Et
c'est là que Corydon
-- la pédérastie de Gide ne m'a jamais paru essentielle
dans l'oeuvre ; elle est essentielle dans le personnage, mais
la découverte de la pédérastie aurait pu se
faire différemment -- malgré la sincérité
tout à fait admirable avec laquelle il assume, me paraît
une sorte d'intellectualisme, et une sorte de traduction de sa propre
expérience pour vouloir lui donner une signification générale.
C'est là qu'on peut ne pas être orthodoxe. Et je m'excuse
de livrer un peu mes sentiments propres. Je dirai que le génie
d'André Gide, dont on a parlé est quelque chose de
tout à fait éblouissant, -- je crois qu'il est enfin
le plus grand auteur du XXème siècle. Eu tout cas,
je n'en ai pas trouvé de plus grand. Et la question que j'aurais
voulu poser à l'un d'entre vous, et qui me paraît assez
essentielle pour pouvoir expliquer l'oeuvre d'André
Gide : est-ce que vous pensez que s'il n'y avait pas eu ces
contradictions intérieures, qui ont fait toute l'oeuvre d'André
Gide, et même son langage politique, s'il n'y avait pas eu
tant de contradictions dans le personnage, est-ce qu'il aurait eu
sur la jeunesse l'influence qu'il a eue et qu'il a encore. S'il
n'y avait pas eu ce mysticisme, ce rappel constant de l'Évangile,
qu'on retrouve jusqu'au titre de l'oeuvre terminale... N'est-ce
pas ce mysticisme qui a fait l'oeuvre d'André Gide et qui
nous pose question, et qui nous interpelle tous ? Est-ce que,
s'il n'y avait pas eu cet aspect religieux, ou spirituel, d'André
Gide, nous serions encore à épiloguer sur son oeuvre ?
Réponse de M. Alain GOULET :
Je voudrais seulement faire une petite
observation à la grande question soulevée par M. d'HARCOURT
sur les conflits et les contradictions. Et naturellement j'abonderai
dans son sens : l'intérêt [128] de Gide réside
dans ses conflits et ses contradictions. Il ne faut pas oublier
que la première grande oeuvre par laquelle il s'affirme en
1921, c'est son recueil de Morceaux choisis,
qu'il ouvre par l'épigraphe: « Les extrêmes
me touchent. » Mais précisément au nom de
cette vérité tout à fait irréfutable
et fondamentale, il serait vain de vouloir exclure tel aspect qui
pourrait sembler gênant, surtout pas les problèmes
posés par l'homosexualité, qui, à mon sens,
loin de représenter un aspect adjacent de l'oeuvre ou de
la personnalité de Gide, sont une des pierres angulaires,
sinon la Pierre fondamentale de ses conflits et de ses contradictions.
Il est tout à fait significatif que, pour cette année
charnière de 1918, le colloque ait été commencé
par un exposé sur Corydon.
M. REY-HERME :
Je
voudrais intervenir sur quelque chose qui est loin des exposés
de ce matin, mais c'est une question que je pose aux orateurs. Bien
sûr c'est l'année 1918. On est quand même forcé
de penser que l'année 1918, c'est la dernière année
de la guerre. Et c'est aussi le moment où des activités
auxquelles Gide avait accordé une grande importance, comme
La Nouvelle Revue Française,
vont à nouveau s'imposer. Et j'aimerais simplement savoir
si dans cet itinéraire de l'année 1918, on peut avoir
des renseignements sur l'évolution d'André Gide, en
dehors de ses problèmes personnels et de ses problèmes
d'écrivain. C'est le moment aussi -- je me permets d'en parler
puisque je m'intéresse à Jacques Rivière --
où va paraître L'Allemand, de Jacques Rivière.
Cette année 1918 est une année charnière dans
l'itinéraire personnel d'André Gide. Est-ce que cependant
les activités politiques, les préoccupations de directeur
ou d'inspirateur de revue d'André Gide sont vraiment à
mettre au second plan ? Ou bien si elles tiennent encore une
place importante dans cette année 1918.
M. MOUTOTE :
Pour le dire en un mot, le rattachement
de Gide au présent est, à cette époque de son
itinéraire, encore d'ordre quasi symbolique. Ce n'est pas
encore le moment où Gide s'engagera sur les questions politiques,
sociales ou coloniales. Mais on est obligé d'observer, --
et [129] nous sommes dans la salle qui porte le nom du Père
la Victoire -- que pour Gide aussi 1918 est bien l'année
d'une victoire. Voilà la façon dont apparaît
l'environnement dans l'oeuvre de Gide à cette date. Alors
qu'il était abattu à l'époque où la
France saignait à Verdun -- la France et l'Allemagne aussi
d'ailleurs -- en 1918 vraiment il reprend courage. D'ailleurs il
le disait déjà dans ce poème de fin 1914, poème
engagé avant la lettre ; il n'y prend pas une position
au-dessus de la mêlée, mais presque :
[...] Cette guerre n'est pas
pareille à une autre guerre ;
Il n'est pas seulement question d'un territoire à protéger,
D'un patrimoine, d'une tradition... Non ! c'est un avenir
qui veut naître
Énorme et se dégage en s'ensanglantant les pieds.
[...] Il s'agit de savoir si tu veux rester pleurant sur des cendres,
Si vers la tombe enfin il
ne te reste plus qu'à descendre.
Ou si, dans l'inconnu, tu
te sens assez jeune encore pour t'élancer.
( Journal, pp. 505 -506 ).
Il
y a donc une préoccupation politique et sociale, mais elle
passe par son art.
Madame Sandra de FAULTRIER :
Je voudrais dire l'intérêt
du texte cité de Paul Gide, car je pense qu'il est important
de marquer le rapport d'André Gide au Droit. On parle souvent
du rapport de Gide avec la morale, avec la religion. Je crois que
le rapport au Droit existe.
La
référence que vous avez faite au Père est également
importante, dans la mesure où le Droit, c'est le Verbe :
le Droit n'existe que par les mots, et par tradition le Père
est la personne qui est le Verbe, la vie extérieure, la Mère
étant l'intérieur... Il a pu combattre les Femmes,
mère, épouse, parce qu'elles étaient vivantes.
Mais le problème moral et religieux, je pense que Gide a
pu dans sa vie le régler. En revanche le problème
juridique, non. Et que ce soit à travers les figures de bâtards,
comme Alain GOULET a pu le montrer [130] dans sa thèse, ou
à travers l'homosexualité, ce sont plus des entités
juridiques que Gide cherche à combattre, que des entités morales.
M. Michel
DROUIN :
Je
vous remercie, Madame. D'ailleurs vous me donnez l'occasion de citer
à ce sujet un texte, que j'ai vu citer dans le livre du Professeur
Ireland, un texte qu'il a révélé sur Corydon : il s'agit d'un appendice à Corydon,
qui figure au fond Doucet et dans lequel Gide expose à Copeau
qu'il aurait voulu écrire Corydon d'une autre façon :
« J'expose à
Copeau le nouveau plan de Corydon auquel j'ai songé le
jour durant. Un Corydon tout différent, grave
autant que l'eût pu souhaiter Paul Laurens, où parlant
sans feinte, je me livre tout nu. C'eût été
un dialogue avec un père. »
Et je pense que ce point est
très important, car ce « dialogue avec un père »
est le
dialogue moderne, du « Contemporain capital »,
qui sait très bien que les tabous moraux les plus importants
de notre siècle finissent en partie par évoluer et
se résoudre au sein même de la structure familiale.
Voyons par exemple le problème de la drogue. Ce n'est pas
en esquivant ce problème aujourd'hui que des jeunes peuvent
échapper à la drogue. On sait combien le dialogue
au sein de la famille est un dialogue fondamental. Et Gide ajoute :
Je citerais, j'aurais cité
la page de son livre par où il me condamne. Et je lui dirais :
Condamnez-moi, comme Saül fit Jonathan après que son
fils eut mangé contre sa défense : -- De vous,
mon père, j'accepte la condamnation. Mais je ne l'accepterai
point de la part de ceux-là qui m'offriront, à la
place de mon péché, adultère, séduction ou débauche.
Ce que j'avais cité tout
à l'heure de Paul Gide est encore confirmé dans la
conscience très nette qu'André Gide avait de lever
un interdit vis-à-vis du père.
Mais
ce qui est extraordinaire, je réponds à M. d'HARCOURT
sur i' influence que peut avoir André Gide au XXème
siècle, c'est que si Gide n'a pas écrit Corydon sous la forme d'un dialogue
avec un père, ce n'est pas pour des raisons morales. C'est
essentiellement pour des [131] raisons esthétiques. Il explique
dans la suite de son texte qu'il refuse ce dialogue par ce qu'il
serait « trop grave ». Et il faudrait analyser
ces mots de grave et de gravité, parce qu'ils n'ont rien à voir avec le mot important.
Lorsqu'il dit que Corydon est le plus important de ses
livres, on pourrait tirer l'épithète vers la gravité.
Or dans l'esprit de Gide, qui est avant tout un artiste, même
quand il écrit Corydon, il s'agit de faire un livre
beaucoup plus ironique et léger, c'est-à-dire parfaitement
accordé à l'esthétique gidienne.
Réponse de M. Alain GOULET à
l'intervention de Madame de FAULTRIER :
Lorsque
Gide cherche à combattre des entités juridiques et
morales, avez-vous dit, le problème posé est celui
du rôle à la fois métaphorique et symbolique de l'écriture, comme
à la fois écart radical avec la vie, mais aussi cathartique,
symbolique, et profondément ancré sur elle. Si, au
seuil de sa carrière, il insiste sur cette rétroaction
de l'écriture sur le sujet de l'écriture, on est précisément
au coeur du sujet. Donc, combattre entités juridiques et
morales certes, mais en même temps il s'agit précisément
de pouvoir continuer à vivre et de problèmes qui ont
des rapports très étroits avec la vie. Les quatre
exposés de ce matin, et sans doute ceux de cette après-midi,
le montrent amplement. C'est ce rôle fondamentalement métaphorique
et métonymique à la fois de l'écriture en général
et de La
Symphonie pastorale en particulier, qui est au coeur du débat, et que vous avec
aussi indirectement souligné, Madame, pour votre propre compte.
M. Michel DROUIN :
J'aimerais que l'on puisse apporter
une réponse précise à la question de M. REY-HERME
sur les rapports de Gide avec la guerre et 1918.
M. REY-HERME :
Comme l'a fait remarquer M. MOUTOTE,
sur le plan de l'évolution littéraire, l'année
1918 est une année capitale, où Gide met une sorte
de point sur le passé et se sent une ardeur nouvelle pour
entreprendre ce qu'il va faire. Donc je crois qu'il est très
intéressant de signaler que, de la même façon,
et c'est aussi l'impression que [132] j'avais, Gide a vécu
très profondément cette guerre 1914-1918, et que cet
environnement victorieux de la France contribue probablement à
cette sorte d'enthousiasme, de fraîcheur nouvelle, et de volonté
de franchir une nouvelle étape dans son oeuvre littéraire.
Il me plaît assez que la victoire de son pays l'aide en cette
étape assez victorieuse de son évolution littéraire.
Sur ce point j'ai donc eu un début de réponse.
M. Michel
DROUIN :
Vous
savez sans doute qu'il y a un silence très important dans
la correspondance entre André Gide et Roger Martin du Gard :
il n'y a aucune lettre entre 1916 et 1918. Et je me suis demandé
comment Roger Martin du Gard, un des témoins les plus essentiels
de Gide, avait vu cette année 1918. Et j'ai trouvé
dans une lettre à Jacques Copeau en date du 17 octobre 1918,
un passage qui me paraît résumer tout ce que les écrivains
du groupe de la N. R. F. et sans doute Gide lui-même, pensaient
au moment où la guerre était sur le point de se terminer.
Je mets en cette vie nouvelle
des espérances démesurées. On sent nettement
ici qu'il y a du nouveau. Ceux qui reviennent de la guerre avec
l'humble désir de renouer avec le passé sont foutus.
Il faudra renaître, s'offrir aux souffles nouveaux, refaire
sa vie, être sensible à tous les remuements inédits,
participer à cet élan prodigieux, être jeune
et abandonner les vieilles frusques.
Eh bien ! être jeune,
je crois que c'est également la préoccupation d'André
Gide pendant toute l'année 1918, et que R. Martin du Gard
résume assez bien les préoccupations de ses amis.
M. David STEEL :
Sans insister trop, je voudrais cependant
ajouter un point. Tandis que durant la guerre Gide a été
tenté par l'Action Française et la Droite et par le
christianisme, le milieu qu'il a fréquenté en Angleterre
pendant trois mois était un milieu très spécial,
non orthodoxe, milieu homosexuel, bien qu'on sache mal ce qu'il
en avait compris pendant son séjour, surtout un milieu de
Gauche, un milieu pacifiste, et ses rapports avec ce milieu, qui
allèrent s'agrandissant, ont peut-être petit à
petit eu une influence sur sa pensée au cours [133] des années
vingt et des années trente. Influence corroborée par
l'influence du milieu van Rysselberghe et de plusieurs femmes qui
prenaient un parti non orthodoxe dans le domaine social.
M. REY-HERME :
Je suis de votre avis, et c'est sans
doute là ce qui le poussera encore à soutenir Jacques
Rivière en tant que Directeur de la N. R. F. dans l'opposition
contre une certaine tendance de Ghéon et même jusqu'à
un certain point de Schlumberger, qui auraient voulu pousser la
N. R. F. dans une attitude nationaliste. Je crois que ce que vous
venez de dire explique, dans ces discussions un peu compliquées
entre les fondateurs de la N . R. F., que Gide ait davantage soutenu
le point de vue de Jacques Rivière.
M. Jean
CLAUDE :
Je
voudrais apporter de l'eau au moulin de David STEEL. Et c'est une
synthèse, car le séjour en Angleterre constitue une
rupture. On se tourne vers l'avant, c'est le bain de jouvence. Il
y a une lettre du 1er octobre 1918 d'André Gide à
Jacques Copeau qui prouve bien ce silence, qui n'est pas seulement
pendant le séjour -- il n'écrit à personne
et quelque part dans la lettre il dit : « Je sais
bien que je n'écrivais pas plus aux autres amis qu'à
vous-même » --, mais également le silence
qui suivra : ce n'est pas une expérience analogue au
voyage au Congo ou au voyage de l'URSS. Dans cette lettre qui est
très importante, je me permets de lire quelques passages.
Il faut dire que Copeau est aux États-Unis, et qu'il a lancé
à Gide un véritable SOS : Copeau se sent seul ;
l'aventure aux États-Unis avec le Vieux-Colombier est très
prenante et fatigante. Il a écrit à Gide, qui n'a
pas répondu, et qui répond seulement le premier octobre :
« Comment n'y ai-je
pas aussitôt répondu ? Oh ! sans doute
parce que je voulais trop bien y répondre et que de jour
en jour, puis de semaine en semaine, j'attendais un repos de coeur
et d'esprit, que j'espère retrouver ici enfin. [Il
est à Cuverville, mais ce n'est pas encore l'épisode
des lettres brûlées]
Les trois mois que je viens de passer en Angleterre ont passé
d'une manière si étrange qu'à peine si je
parvenais à me convaincre qu'ils étaient pris à
même ma vie. Sans doute je rêvais, et le temps ne
comptait pas [ 134] plus pour vous que pour moi-même. Et
j'avais cette lâcheté de trop compter sur votre amitié,
de sentir trop que je vous retrouverais tout de même. »
Ailleurs il écrit :
« Où j'en
suis moi-même, c'est ce que je ne puis dire encore. J'ai
bu là-bas à trop de sources, et j'ai besoin de cuver, Pas eu le temps le moindre
pour le travail, je veux dire la production. Mais j'en ai pris
mon parti bien vite, et je me suis fait tout réceptif.
Fort dépité de n'avoir fait que de très médiocres
progrès en anglais. Mais par ailleurs j'ai tant appris. »
Et plus loin encore, et c'est
là peut-être le bain de jouvence et l'orientation vers
la jeunesse :
« J'ai laissé
Marc là-bas, attendant l'appel de sa classe, c'est-à-dire
la fin de ce mois. Il s'est prodigieusement développé,
et je me persuade qu'il vous intéresserait. Il m'a beaucoup
appris, étant on ne peut plus différent de ce que
j'étais à son âge. Tout le monde là-bas
était fou de lui. »
Et j'ajouterai, pour M.REY-HERME,
que la reprise de la N.R.F. n'est pas à l'ordre du jour en 1918. Je crois que les tractations
vont reprendre seulement en 1919, puisque tous les fondateurs sont
dispersés : Gallimard est aux États-Unis, Copeau
est aux États-Unis...
M. REY-HERME :
Il
y a déjà le voyage de Gide, qui est allé voir
Rivière en Suisse. Déjà un certain nombre de
lettres ont été échangées, et déjà
le problème de la reprise de la N.R.F.,
et dans quel esprit elle va être reprise, s'est posé
dès 1918.
M. Michel DROUIN :
Je remercie le Professeur Jean CLAUDE
de nous avoir révélé cet inédit, qui
nous fait désirer d'autant plus la suite de la Correspondance Gide-Copeau.
Mme Alice MEYNARD :
Je me demande s'il ne faut pas un
peu atténuer l'impression de démonstration d'une rupture
qui a été donnée : des traits ont été
tirés ; un avenir se dessine. Certes, mais je me demande
si l'on peut dire qu'à aucun moment dans la vie de Gide,
un trait ait été tiré totalement. Je veux dire
en ce sens que La Symphonie pastorale,
par [135] exemple, dans ses débuts surtout, peut se lire
comme un récit, comme un roman, comme une histoire fondée
en réalité. Quand le pasteur découvre l'enfant
crasseux et pouilleux, on ne peut pas dire qu'il pèche par
on ne sait quelle attirance malsaine. On sent au début un
mouvement de vrai amour, de vraie charité. Et il se pose
pour ce pasteur comme pour Gide pendant toute son existence, la
question de savoir s'il faut confondre la religion, même protestante,
et l'Évangile. Et sans cesse, il cherche à distinguer
l'Évangile comme l'impulsion vers une vie et ce qu'en ont
fait les religions, et en dernier lieu celle qu'il a connue et dont
il veut se défaire : la religion protestante. C'est
le problème qu'il se pose toute sa vie, et jusqu'à
la fin déborde sa propre ambiguïté.
Réponse de M. Alain GOULET :
Sur le premier point, le vrai amour
et la vraie charité du pasteur, l'essentiel de mon propos
a été de montrer que l'ironie est telle dans ce récit
qu'il est rigoureusement impossible de démontrer où
elle commence et où elle finit. Elle n'implique pas une répartition
de rôles, et il y a une implication personnelle de l'auteur
dans son pasteur, en même temps qu'une volonté de se
débarrasser de cet aspect de lui, qui fait une intrication
de l'écriture extrêmement complexe et retorse. Le problème
n'est pas de son dévouement initial, mais du risque de faux-monnayage
qu'il court en ne reconnaissant pas la nature de son amour pour
sa pupille.
Le
second point est la distinction entre la religion protestante et
l'Évangile. Ou plutôt: Église et Évangile.
Car où commence la religion pour un protestant. Voltaire
l'a bien dit : « Tout protestant est pape, une Bible
à la main. » Tout protestant va être libre
d'interpréter cet Évangile. Or, d'une certaine manière,
le pasteur est ultra-protestant dans sa manière de se servir
de l'Évangile pour justifier un certain nombre de ses désirs
personnels. L'ambiguïté n'est pas entre protestantisme
et Évangile -- à tout protestant son interprétation
--, mais la question est de savoir quelle utilisation on veut faire
de l'Évangile. et qu'est-ce qu'être un véritable
disciple du Christ.
M. Raymond MAHIEU :
Le type de questions qui se posent,
par exemple de l'authenticité de [136] ce qui serait la charité
du pasteur au début, ou la question en général
du problème de la vérité dans un roman comme
celui-ci, me paraît posée d'une façon extrême
par un texte comme La Symphonie pastorale, d'une façon que mettait bien
en valeur l'intervention de tout à l'heure sur le discours
juridique. Pour ma part, je ressens La Symphonie pastorale comme le texte où la parole
gidienne se fait la plus intenable, c'est-à-dire sans lieu
d'énonciation, sans destinataire et sans référence
de vérité d'une certaine manière. Ce qui est
une préparation à l'expérience romanesque qui
s'installe dans cette « intenabilité »
de la parole. Autant la parole juridique, qui est une référence
importante, je crois, est une parole de la fondation, autant la
métaphore peut se donner l'illusion d'être une parole
elle-même fondatrice et créatrice, autant -- et c'est
en cela qu'il y aurait acceptation de la métonymie -- autant
la métonymie, qui est la pauvre servante de la mauvaise foi,
qui ne connaît de la parole que l'approximation, serait l'apprentissage
majeur. Mais s'installe Gide, de la manière qui lui soit
peut-être la plus proche, dans une position telle, où
le jugement d'ordre moral, où le jugement de valeur, devient
une chose à peu près impossible. C'est pourquoi l'on
est souvent tenté de s'émouvoir dans La
Symphonie pastorale avant de reconnaître bien vite que c'est impossible. A qui
s'adresse le discours ? De qui me parle-t-on ? Je n'en
sais plus rien. Ce texte, plus on le relit, plus il produit un inconfort,
mais qui fait tout son charme.
M. David STEEL :
Pourrais-je ajouter que le statut
de la parole devant un non-voyant, qu'était Gertrude, prend
une importance très spéciale. Et que tout le rôle
de la description, du paysage notamment, dans La Symphonie pastorale assume un poids
particulier du fait que le pasteur, qui est le narrateur du livre
est à la fois pour Gertrude le descripteur du
monde qu'elle-même ne peut pas voir. Il sert pour elle de
descripteur total du monde qu'elle ne voit pas.
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