Colloque de Paris 1988

Pierre LACHASSE : « Le point de vue esthétique », [Paris, Sénat, 1988],

BAAG, n° 78-79, avril-juillet 1988, pp. 87-106.

Numérisation : Bernard Métayer pour Atag, janvier 2000. Version n° 2, mars 2000.

 

 

© Pierre LACHASSE

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Texte mis en ligne sur Gidiana le 15 février 2000.

 

 

     Alain Robbe-Grillet, parmi les notions périmées auxquelles doit renoncer le critique, plaçait le personnage, l'histoire, l'engagement, l'opposition de la forme et du contenu. Contre l'histoire, il affirmait les privilèges de l'invention et de l'imagination en passe de devenir dans le roman moderne « à la limite le sujet du livre » (1). Contre l'engagement, c'est-à-dire contre tout assujettissement de l'oeuvre d'art à une idée du monde obligatoirement extérieure à elle et dont elle ne serait que le reflet ou la traduction, il mettait en avant la prééminence du langage : « Au lieu d'être de nature politique, l'engagement c'est, pour l'écrivain, la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage, la conviction de leur extrême importance, la volonté de les résoudre de l'intérieur » (2). Enfin, contre l'absurde opposition de la forme et du contenu déjà stigmatisée par Ghéon dans sa défense du vers libre contre l'académisme de Clouard en 1910 (3), il définissait le statut purement esthétique de l'oeuvre d'art : « L'art n'obéit [...] à aucune [...] fonction préétablie. Il ne s'appuie sur aucune vérité qui existerait avant lui ; et l'on peut dire qu'il n'exprime rien que lui-même. Il crée lui-même son propre équilibre et pour lui-même son propre sens » (4). Amené à défendre son art contre ceux qui ne le comprenant pas le défigurent, le théoricien du nouveau roman affirme la primauté du « point de vue esthétique » sur toute autre lecture de l'oeuvre littéraire : celle-ci ne doit ni se réduire à une démonstration à l'appui d'une thèse, ni se contenter d'imiter les formules et les modèles du passé.

     Avant lui et dans un esprit qui peut être comparé au sien, Gide [88] réplique contre les conceptions surannées d'un art utilitaire ou didactique par la seule loi de l'écriture qui se construit sous les yeux mêmes du lecteur et qui par essence est invention, création. Avant Proust, Faulkner ou Joyce qui montreront la voie à la génération suivante, Ibsen et Dostoievski confirment Gide dans son élan créateur et dans sa quête de clarté : « L'oeuvre d'art exige une ordonnance, mais qu'ordonner sinon ces forces tumultueuses encore ? Sur quoi nos disciplines s'exténueront-elles, sinon sur ce qui leur regimbe ? Qu'ai-je affaire de ce qui s'exprime aisément ! » (5) Contre Clouard, d'abord, qui s'inquiète de voir « scier la branche sur laquelle nous sommes assis » (6), contre Massis, ensuite, qui déplore que « ce qui est mis en cause ici, c'est la notion même de l'homme  sur laquelle nous vivons » (7), Gide définit le vertige d'une littérature qui s'extrait de tout modèle déterminé comme de toute justification extérieure à elle et inclut dès ses premières oeuvres, grâce à la pratique de la création réflexive et de l'autonymie, le lecteur ou le critique dans l'ordre diégétique lui-même. Ce que nous appelons aujourd'hui l'écriture se constitue de l'énonciation du discours dans lequel transitent à la fois les élans et les réticences, les aveux et les dérobades du moi locuteur, mais aussi les interrogations nouvelles, ou en tout cas informulées, qu'ils suscitent chez le lecteur. La beauté singulière du texte littéraire, et de celui de Gide en particulier, jaillit de cet équilibre où se fondent sans se détruire, pour le plaisir de notre sensibilité et l'excitation de notre intelligence, la voix de la représentation et celle de l'interrogation, autrement dit de l'ironie. Cette rencontre singulière constitue, plus encore que l'étude de la genèse de l'oeuvre, ce jaillissement de clarté et de sens dont la conscience par le critique délimite ce que Gide appelle le « point de vue esthétique ». L'étude de la communication littéraire qui s'organise au sein même de l'oeuvre de Gide met en valeur le jeu de reflets complexes et la structure labyrinthique de l'écriture où se faufile[nt] le[s] moi[s], montrant ainsi que l'oeuvre elle-même est bien ce lieu singulier et parfaitement « clair » où se crée, de manière forcément intempestive, l'écheveau de vérités nouvelles.

     L'une des caractéristiques de l'itinéraire intellectuel de Gide est de procéder, en même temps qu'à la création d'oeuvres originales, à la [89] réflexion sur son art lui-même, élaborant dans son Journal  ou dans les chroniques de critique dispersées dans les revues toute une cohérence esthétique qui se nourrit de son expérience même de l'écriture. Dans les quelques feuillets du Journal  écrits en 1918, cette réflexion trouve une place évidemment lapidaire, et cependant essentielle, puisque, par deux fois, Gide y fait allusion sous la forme d'une courte synthèse qui « engage » en fait sa démarche d'artiste au « point de vue esthétique » auquel doit nécessairement se référer tout critique intelligent s'il veut espérer comprendre son oeuvre. Cette exigence le montre singulièrement en avance sur l'évolution de la critique, à une époque où le Contre Sainte-Beuve, cet autre grand devancier, est encore inconnu, et révèle un écrivain particulièrement lucide de son art et des moyens qu'il met en oeuvre. Elle dénonce aussi toute prétention de la critique à vouloir ficher l'oeuvre dans un apriorisme -- qu'il soit moral, politique ou même esthétique -- ou dans la pure représentation d'événements autobiographiques. L'oeuvre de Gide est rupture, et son classicisme -- au contraire de celui d'un Moréas -- est création au lieu d'être imitation. Ainsi tout discours critique sur son oeuvre, à l'instar de cette oeuvre elle-même, ne peut-il se construire que de la révélation d'une poétique : son objet est l'écriture productrice d'un univers littéraire parfaitement neuf, avec son ordre et ses « directions », son intelligence et sa sensibilité particulières, sa générosité et son prométhéisme ; « Dieu propose et l'homme dispose : c'est l'oeuvre d'art » (8).

     Une première fois, le 25 avril, il dit sa déception devant l'incompréhension dont lui semble victime son oeuvre, même de la part de ses amis les plus proches, comme Ruyters ou Rivière : « Le point de vue esthétique -- écrit-il alors -- est le seul où il faille se placer pour parler de mon oeuvre sainement » (9). Six mois plus tard, il précise sa pensée : « C'est du point de vue de l'art qu'il sied de juger ce que j'écris, point de vue où ne se place jamais, ou presque jamais, le critique -- et que celui qui, par miracle, s'y place, éprouve le plus grand mal à faire admettre par ses lecteurs. C'est du reste le seul point de vue qui ne soit exclusif d'aucun des autres » (10). Cette [90] affirmation, au moment où Corydon  et Si le Grain ne meurt  risquent de bientôt provoquer des réactions de rejet, répond d'avance à tout gauchissement futur de son oeuvre par des esprits tentés, à l'abri des conforts du jugement moral ou de la pétition de principes, d'englober dans un même anathème l'homme et l'oeuvre et ainsi d'amalgamer ce qui, à leurs yeux, sent également l'odeur du soufre et du scandale. Lorsque Gide, à l'époque du Traité du Narcisse, proclamait l'urgence du scandale (11), c'était, au contraire, celui de la beauté bouleversant le monde des conventions et des idées reçues, celle de sa vérité propre et neuve transmise par l'oeuvre littéraire, et non une simple provocation d'ordre moral apte à choquer ceux que Barrès appelait les « Barbares » et l'auteur des Caves du Vatican  les « Crustacés ». Par delà l'allusion à la partialité des jugements primaires, Gide évoque aussi ces critiques parcellaires malhabiles à percevoir l'unité d'une oeuvre derrière ses contradictions, ceux qui, par exemple, se montrent incapables de saisir le lien qui unit Michel à Alissa, L'Immoraliste  à La Porte étroite  et contre lesquels il dut déjà batailler ferme. Seul, ou presque, jusque là, Ghéon -- dans son article paru au Mercure  en mai 1897 -- a su cerner une continuité dans l'itinéraire gidien et comprendre que l'esprit ne pouvait se séparer de la forme qui non seulement l'abritait, mais encore lui donnait vie. Rivière, en revanche, dans la longue étude qu'il a consacrée à Gide, sépare selon un clivage qui nous paraît aujourd'hui inacceptable le « style », la « composition » et l'« âme » de l'écrivain : « Nous n'avons entrepris -- écrit-il -- l'étude de son style et de sa manière de composer que pour nous mieux aider à deviner son âme ; nous espérions qu'elle se dénoncerait au ton de sa voix » (12). Si Gide se montre aussi insatisfait, c'est parce que Rivière -- bien que son étude, si on la compare à bien d'autres à l'époque, soit à la fois subtile, sensible et amoureuse de son objet -- a travaillé à « cette gaine de plâtre où je me sentais cliché » (13), à cette tendance de la critique -- et parfois même de la meilleure -- à l'enfermer et à l'étiqueter au lieu de montrer comment l'oeuvre était d'abord ouverture, jaillissement, mouvement, ductilité. Toute sa vie, en effet, Gide a voulu protester de sa mobilité et souvent il a manifesté sa crainte moins de fournir de lui-même une [91] image erronée que d'être réduit à une part factice de lui-même et d'être limité à l'un de ses nombreux possibles. A maintes reprises, le Journal  est signe de cette inquiétude : par exemple, le 17 octobre 1910 : « Je crains d'avoir à lutter bientôt contre une fausse image de moi qu'on est en train de tracer, un monstre auquel on donne mon nom, et qu'à ma place on dresse et qui est laid et bête à faire peur » (14) -- ou le 15 juin 1914 : « Je mourrais à présent que je ne laisserais de moi qu'une figure borgne, ou sans yeux » (15). L'inquiétude constante qui s'attache à l'incompréhension dont souffre son oeuvre traduit chez Gide la conscience profonde qu'il a de sa valeur et de sa nouveauté et renforce en lui son besoin de dérouter -- non par plaisir, mais par nécessité de donner ainsi le signe même de l'importance de ce qu'il a à dire et que seule l'oeuvre d'art peut dire. Nous sommes bien là en face de ce statut d'inquiéteur que Gide va bientôt se donner et qui fut si mal interprété ! L'oeuvre de Gide, en effet, s'élabore et se déploie contre toutes les classifications ; elle ne peut être réduite a une idée reçue et c'est pourquoi elle est, par essence, déroutante. Toute méthodologie de lecture ou de critique s'inspirant d'un système clos consacre donc l'incompréhension et la destruction de l'oeuvre dont elle prétendait rendre compte. A l'inverse, toute entreprise consciente de la prééminence du « point de vue esthétique » proclame sa ductilité et son rayonnement. Gide devra attendre 1938 et les travaux de Jean Hytier pour obtenir une première satisfaction dans ce domaine et il saura lui rendre hommage (16).

     Les oeuvres entreprises ou projetées durant l'année 1918 révèlent une convergence profonde et elles prennent ainsi en charge la représentation des mutations subies par le moi dans son « vécu », dans la nature des émotions qui l'animent et donc sa sensibilité au monde extérieur. La constatation jadis faite à Valéry, selon laquelle « on écrit toujours en retard » (17), se complique désormais -- et plus que jamais -- de l'écho des émotions reçues de la vie immédiate et des préoccupations contemporaines du moi qui viennent interférer et parfois même occulter la première poussée créatrice. L'expression et la représentation du moi dans l'oeuvre conduisent à l'exigence d'un « classicisme » de l'écriture et concourent à une d'autant plus grande [92] lucidité de l'écrivain que la matière à traiter -- c'est-à-dire une certaine histoire du moi -- se trouve modifiée par l'actualité du « vécu » et, à la limite, dissoute dans une entreprise beaucoup plus vaste : cette écriture elle-même devenue le sujet à la fois unique et proliférant de l'oeuvre qui s'écrit. Ainsi l'affirmation d'une prééminence du « point de vue esthétique » engage le moi gidien non plus dans sa personnalité morale, mais dans son être véritable, celui que l'oeuvre perçue dans sa continuité et sa cohérence construit et révèle peu à peu. Dans une importante lettre à son ami Alibert, Gide analyse avec lucidité la structure de son oeuvre et l'image complexe et apparemment contradictoire qu'elle dessine jusqu'alors -- nous sommes le 17 janvier 1914 :

Ma figure ne peut être reconstruite véritable que si tous ces aveux successifs de mon oeuvre, on les admet simultanés. [...]. En dehors de la faculté de sympathie (qui est toute mon intelligence), il me semble que je n'existe pas et que ma personnalité morale se réduit à des possibilités diverses qui, tour à tour, s'intitulent : Ménalque, Alissa, Lafcadio. 0ui, vraiment, c'est à cela qu'a pu aboutir en moi la théorie de l'impersonnalité : j'ai dénié à l'artiste le droit d'exister en tant que personnalité morale, en tant qu'homme ; et non seulement lui ai refusé le droit de préférer tel personnage ou tel paysage moral, mais le droit même d'être ceci de préférence à cela ; et comme je ne crois pas à la vertu de la peinture d'un sentiment qu'on n'a pas soi-même éprouvé, j'ai cru que le premier devoir de l'artiste était de se maintenir disponible. (18)

     Parallèlement, l'emploi de la première personne dans les oeuvres narratives, presque constant, entretient l'illusion d'une littérature de la confession, illusion d'autant plus retorse que cette modalité du récit favorise l'effusion et la communication des émotions, et risque d'amener les esprits mal avisés ou mal intentionnés à une confusion pratique des je(s). Aussi le « point de vue esthétique » dénonce-t-il dans son affirmation tout abus et peut-être même tout usage du point de vue biographique d'autant moins pertinent quand il s'agit de Gide que l'oeuvre, loin d'être un vulgaire miroir, est en soi création et exigence. D'ailleurs Gide, très tôt conscient de l'hypocrisie d'une telle confusion, nous met lui-même en garde en évoquant devant Francis Jammes l'exemple canonique de Goethe et de Werther : « Si chacun est forcé d'admirer Werther, chacun est libre d'approuver ou non les procédés de Goethe avec la vraie Charlotte » (19). Mais la vraie Charlotte [93] est celle de Werther  de même que la seule Alissa est celle de La Porte étroite  et le moi produit par l'oeuvre intéresse davantage que celui qui l'a produite : l'écriture est création, jaillissement d'une sensibilité, libération d'un imaginaire fantasmatique ; elle vise à la représentation, à la manifestation d'une vérité encore innommée, sous une forme neuve, parfois déroutante, mais en tout cas la seule « claire ». La gratuité de l'art, que définit par exemple la chronique d'ouverture du nouvel Ermitage en janvier 1905 et qui suppose de « laisser à [s]es pensées libre jeu » (20), représente avant tout ce que Ghéon appelle une « direction ». L'exemple de Flaubert qui « sut donner à chacun de ses livres une vérité différente, une différente beauté, mais une perfection semblable », qu'« en vain les écoles [se] disputèrent », qui « fut de toutes et d'aucune », mais qui contre toutes « eut seule raison » (21) fonde le véritable classicisme et permet à l'écrivain de préciser ce que peuvent être les « limites de l'art » : « L'oeuvre d'art est oeuvre volontaire. L'oeuvre d'art est oeuvre de raison. Car elle doit trouver en soi sa suffisance, sa fin et sa raison parfaite ; formant un tout, elle doit pouvoir s'isoler et reposer, comme hors de l'espace et du temps, dans une satisfaite et satisfaisante harmonie » (22). L'oeuvre se constitue ainsi de la maîtrise et de l'organisation d'une forme singulière qui est à la fois sens et esprit. Chez Gide, il s'agit de la représentation d'une problématique complexe du moi qui ne peut se formuler ou se révéler autrement, mais alors tend à se masquer pour produire d'autres images, concurrentes ou filtrantes ; il s'agit aussi de l'élaboration -- tantôt dans la douleur, tantôt dans la ferveur -- d'une volonté et d'une sensibilité qui permet au moi de s'élargir dans la jouissance d'une émotion affirmée dans sa forme la plus pure et la plus juste : celle du langage esthétique et de la création littéraire.

     La recherche d'une forme est, en effet, aussi celle de l'adéquation d'un langage et d'une structure à l'émotion ressentie, car l'oeuvre fabrique une émotion proprement esthétique qui n'est plus tout à fait celle vécue dans l'instant qui l'avait inspirée. Voyons par exemple comment Gide commente pour Ghéon resté en France sa propre méthode de travail lorsqu'il est en voyage et qu'il veut noter ses impressions :

     [94] Je griffonne au crayon quelques notes, mais ces premières indications sont informes et n'ont presque aucune valeur littéraire. Telles furent les premières versions de mes Nourritures (presque toutes) ; c'est ensuite, recopiées, condensées, renforcées, revues dans l'hallucination grossissante et simplifiante du souvenir qu'elles peuvent prendre quelque valeur. Il me faut alors fermer les yeux et travailler de l'oreille. J'écris très mal du premier coup. (23)

     L'oeuvre d'art n'est pas simple traduction d'un état fugitif, mais représentation, création à neuf de cet état par la transmutation d'une forme qui n'est plus seulement mimesis, mais restructuration et ressourcement du moi dans le travail. Hegel, dans l'introduction de son Esthétique, disait déjà que tout travail conscient de l'artiste nécessitait une sorte de dédoublement et consistait à concilier dans une glorieuse unité « l'idée et sa représentation sensible » ; pour ce faire, « l'art choisit une forme donnée, non parce qu'il la trouve à l'état préexistant, ni parce qu'il n'en trouve pas d'autre, mais le contenu concret lui-même lui fournit l'indication de la manière de sa réalisation extérieure et sensible » (24). Ce choix est évidemment plus important que le sujet même qui sans lui n'aurait aucune existence proprement esthétique. Sur ce point, Gide est très clair dès sa conférence sur les « limites de l'art », dans laquelle il rejette avec un égal mépris le « naturalisme » et le « formisme », l'« impressionnisme » et l'« apriorisme », c'est-à-dire toutes les conventions dogmatiques qui substituent l'idée à sa représentation :

     S'il était possible d'atteindre le but proposé, toute personnalité s'effaçant devant la chose représentée, une oeuvre ne différerait d'une autre que par le sujet relaté, et l'artiste se serait enfin satisfait pour avoir assuré la durée à quelques vagues contingences -- à moins que, trop désireux d'éterniser n'importe quoi, il choisisse... mais de quel droit même choisir ? Et qu'appelle-t-on « interprétation », sinon ensuite un choix encore, plus subtil et plus détaillé, qui, comme le choix du « sujet », vient toujours indiquer, sinon ma volonté, du moins ma préférence ?...

Et Gide conclut :

Ne pensez-vous pas précisément, qu'il convient de faire de ce choix même, de cette instinctive puis volontaire préférence, l'affirmation de l'art qui n'est point dans la nature, de l'art qui n'est point naturel, l'art que l'artiste seul impose à la nature, impose difficilement ? (25)

     Les choix qui s'imposent à l'artiste sont évidemment d'une tout autre nature que ceux auxquels se trouve confronté l'individu sur le [95] plan de l'éthique du comportement. L'irrésolution que les Nourritures  ont élevée au niveau d'un véritable mode de vie, par soif d'accueil et disponibilité des sens à l'offre de la vie, par refus de tout ce qui enferme ou limite, traduit aussi une crainte et la nostalgie d'un monde épuré de toute culpabilité, au-delà du Bien et du Mal. Cette rêverie qui s'élabore chez Gide en une véritable mythologie du comportement et qui se concrétise dans son goût de l'aventure, de la marge et du voyage a son contrepoint dans la création littéraire et la volonté qu'elle postule. Dans une lettre à Copeau, au terme de la crise de 1906, Gide va jusqu'à écrire que « l'écriture, chez nous, devrait n'être que la profusion du bonheur » et Copeau renchérit en lui repondant : « Je ne connais pas d'autre "sujet". Et c'est aussi pourquoi je suis certain que les moments pénibles vécus par vous, ces derniers mois, préparent une crise de beauté. » (26) L'écriture en effet, n'est choix que dans la mesure où elle est recherche du meilleur chemin possible et représentation la plus « claire » d'une problématique et d'une sensibilité qui, sans elle, ne pourraient pas être dites.

     Ainsi l'esthétique de Gide se définit-elle par un paradoxe. A la fois choix et obligation, liberté et contrainte, son oeuvre fait encore l'objet d'une double exigence : celle qui le pousse à écrire, qui est de nature psychique, et celle qui le pousse justement à cette création-là, ce qui ressortit proprement à l'esthétique. Devant ceux que déroutent ses livres, il est amené à stigmatiser cette nécessité, par exemple devant Jacques-Emile Blanche que surprend L'Immoraliste :

     Mon drame, pour voulu qu'il soit (je veux dire pour accepté qu'il soit) ne l'est pas « par amour de l'intensité des sensations », comme vous dites. [...] Comprenez aussi que je ne suis pas libre de choisir ce que je dois écrire. Il y a là un impératif plus catégorique qu'une contrainte physique. Le livre naît en moi naturellement, puis me prend au collet comme un gendarme. Je ne puis pas plus écrire autre chose que ne pas écrire du tout. Écrire n'est rien moins qu'un jeu ; c'est une OBLIGATION... pour moi. (27)

     En vue de cette obligation, le choix d'une forme, soit l'acceptation d'une certaine volonté et d'une certaine direction, implique l'exigence d'une discipline que l'artiste s'impose à soi-même. Gide l'a maintes fois rappelé, par exemple pour saluer l'oeuvre de Verhaeren : « Il n'y a pas d'art sans contrainte ; et le problème sans cesse renouvelé, qui devant [96] chaque grand artiste se repose à neuf, et auquel il apporte une solution nouvelle, c'est de réaliser, dans la forme la plus parfaite, un maximum de liberté » (28). Ghéon, par mimétisme, donne de l'ascèse de l'artiste une image encore plus lapidaire que Gide pourrait bien revendiquer : « Qu'est-ce donc la liberté dans l'art, sinon le choix d'une discipline ? » (29) La recherche d'une loi intérieure à laquelle se tenir et donnant son sens à l'expérience littéraire parcourt, depuis les questionnements d'André Walter et de Narcisse, l'itinéraire de Gide. La haine du romantisme souvent manifestée accomplit sur le plan littéraire l'effort d'organisation et de liberté capable de se rendre maître de son désordre intérieur. Parallèlement l'élaboration de son propre classicisme esthétique réalise d'une certaine manière -- et sur le mode ironique dans les récits -- l'apaisement des forces qui structurent son inquiétude et alimentent son inconscient. Là est le sens de la fameuse réponse qu'il donne en janvier 1921 à l'enquête de La Renaissance  sur le classicisme (30). Ainsi à l'appel de l'aventure et de l'instinct et aux exigences des sens qu'ennoblit la fascination de la marge, fait face la convergence des forces de structuration et de réconciliation intérieures, la culture, la pensée : le dilemme interne à l'immoraliste appelle chez Gide l'accès à une esthétique de la maîtrise et de la disponibilité. Les échanges entre l'instinct et la culture, le voyage et la pause, l'action et la pensée, la vie et l'art, la sensibilité et l'intelligence, l'imagination et la conscience du réel se réalisent dans l'écriture assumée non comme une dialectique des contraires, mais comme l'assimilation des tendances extrêmes du moi, la coexistence harmonieuse des « directions » du moi. Celles-ci, en posant souvent à l'insu de l'écrivain les termes d'une problématique nouvelle, évitent à l'oeuvre d'être concluante et donnent naissance à une vérité nouvelle, forcément ambiguë, qui n'avait pas encore trouvé forme et qu'il appartient au lecteur de déchiffrer. D'ailleurs le narrateur de Paludes  ne demandait-il pas déjà aux lecteurs de son livre qu'ils le lui expliquent, « car si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions que cela » (31), et Michel lui-même, au début de L'Immoraliste, n'appelait-il pas ses anciens camarades pour qu'ils l'aident à comprendre un discours qui, au fur et à mesure qu'il [97] était prononcé, lui devenait étranger et, avec lui, ce moi véritable indéchiffrable que ce discours même avait posé ?

     Voilà projeté avec le « point de vue esthétique » l'enjeu d'une poétique. L'oeuvre-reflet cesse d'être pure représentation narrcissique lorsque, refusant de ne former plus que ce système clos encore souhaité par le narrateur de Paludes, elle cesse en même temps de se postuler dans l'absolu et s'ouvre sur une pluralité de sens. « La beauté -- écrit encore Ghéon -- ne se transmet pas toute faite. Elle naît d'une continuelle création, de la découverte renouvelée d'un rapport juste entre la forme et la pensée. » (32) L'évolution de Gide, de l'idéalisme symboliste des premières oeuvres vers l'esthétique « classique » de la maturité, passe par une série de redéfinitions pour préciser sa véritable identité littéraire devant ceux qui soit tentent de se l'approprier, soit la jugent en termes partisans étrangers à l'art quand ils ont vu qu'ils ne pouvaient pas se l'approprier. En ce sens les incompréhensions apparues autour de la querelle du Naturisme dans les toutes dernières années du siècle annoncent celles qui, au lendemain de la guerre et jusqu'au coeur même de la N.R.F. vont menacer l'oeuvre de Gide.

     Parce que la formule « ut pictura poesis » ne saurait à elle seule définir l'entreprise de l'écrivain et parce que les arts plastiques trouvent leur vocation moins dans l'expression que dans la représentation, Gide utilise l'exemple du peintre pour décrire le travail de l'artiste selon son coeur. De Maurice Denis, il cite cette conviction qui projette en même temps son propre classicisme : « Une oeuvre d'art n'a d'importance qu'autant qu'elle est l'effet d'une volonté réfléchie » (33). Dans son « épreuve de Florence » qu'il a partagée avec Gide, Ghéon tente de préciser la double tendance d'une esthétique qui est à la fois disponibilité et réconciliation entre les « directions » éparpillées du moi. « Ne jugez-vous pas possible -- observe le narrateur de cette « épreuve » au néophyte émerveillé par l'art florentin -- qu'un grand et profond peintre se satisfasse d'un sujet insignifiant, quitte à y concentrer sa vie intérieure par l'effort tout puissant de sa création ? A ce moment, le sujet du tableau, c'est lui-même et le sujet dans le tableau vaudra ce que vaut l'homme dans [98] l'exécutant » (34). L'oeuvre accomplie est dépassement, ce n'est pas un geste à côté de la vie, et ce dépassement du moi-poète par le moi-artiste -- comme disait le Journal  à l'époque du Traité du Narcisse (35) -- trouve forme et signification nouvelles dans la double expérience de l'art vécu et de l'art contemplé. Le passage d'un égotisme rechigné et élaborateur de fantasmes à un égotisme supérieur fondé sur la « sympathie » se réalise dans la création artistique ; en effet, « c'est alors que naît le chef d'oeuvre -- écrit Ghéon en termes gidiens -- [...] : quand enfin l'artiste consent à se démettre » (36). Le sujet importe évidemment moins que cette discipline et que cette alchimie pratiquées par Cézanne, par exemple, dans ses Trois pommes  pour lesquelles il « avait abdiqué sa vie », parce qu'il avait cru en ces fruits peints jusqu'à avoir « déposé en eux tout son être » (37).

     Ce dépassement que Gide exige de lui-même dans l'accomplissement de son oeuvre et dont il souhaite que ses lecteurs soient les témoins, il l'attend aussi de l'oeuvre des autres dont la critique est pour lui prétexte à préciser sa démarche propre. La perfection formelle, pourtant, ne peut suffire à ses yeux, même à la suite de perfectionnements successifs, à atteindre l'idéal : « Je ne puis, je n'ai jamais pu -- avoue-t-il -- reprendre après coup une phrase ; tout le travail que j'y applique, c'est lorsqu'elle est encore en fusion ; et chacune ne m'apparaît parfaite que lorsque la retouche y devient impossible » (38). Le patient travail des frères Tharaud, par exemple, et la perfection de forme qui leur vaut en 1906 le Prix Goncourt reste moins probant et de moindre valeur esthétique que l'imperfection certes, mais la plus grande originalité créatrice de leur rival malheureux Charles-Louis Philippe, qui s'inscrit dans une démarche intérieure où c'est l'être même de l'écrivain qui se donne et se crée dans son art. Pour Gide, nulle création veritable sans schaudern, sans ce tremblement qui nécessite le jaillissement de l'oeuvre et auquel l'oeuvre est l'unique réponse (39). L'idéal gidien est fait d'équilibre, de rigueur, de sujétion des passions particulières à l'intérêt supérieur d'un art qui est à la fois objectivisation et représentation d'une individualité propre, ce qui est la forme esthétique de la fameuse profession de foi des Nourritures terrestres : « Assumer le plus [99] possible d'humanité » (40). En même temps qu'il exige beaucoup de soi, cet idéal appelle Gide à la participation à un groupe partageant les mêmes valeurs dont il serait l'animateur. Ainsi, à L'Ermitage  d'abord, il s'est agi de réunir quelques libres esprits qui, en dehors de toute école, manifestent de communes tendances « un certain sens intime des aspects et des âmes, un certain don, peut-être d'émotivité devant les choses de la nature et de l'art » (41), à La N.R.F. d'avant-guerre ensuite, c'est le même dépouillement, le même dépassement des amours-propres et la même exigence de rigueur qui prévalent dans les choix esthétiques comme dans la conduite des oeuvres individuelles, l'idéal commun étant fait du respect de l'idiosyncrasie de chacun. L'ennemi commun et constant, c'est la littérature à thèse, celle qui place le point de vue esthétique au second rang : « L'oeuvre d'art ne doit rien prouver; ne peut rien prouver sans tricherie » (42), écrit Gide à Jules Renard à propos de La Bigote  dont l'apriorisme qu'il juge caricatural l'a indisposé. Et passant du regard critique à celui du créateur, il oppose l'esthétique de La Porte étroite  à celle de La Bigote :

     Qu'ai-je voulu faire là, qu'un portrait ? [...] Je l'ai portraiturée (Alissa), avec amour, c'est pourquoi -- tant il est difficile au public de comprendre qu'une déposition puisse ne pas être pour ou contre -- on a cru parfois, souvent même, que je l'approuvais. D'autres ont vu dans mon livre une satire du protestantisme, ce qui n'était ni moins faux, ni moins vrai. (43)

     Le va-et-vient de l'oeuvre à la critique révèle la continuité d'une démarche intérieure fondée sur le dédoublement du moi comme principe moteur de la création : l'écriture gidienne est, en ce sens, foncièrement ironique, c'est-à-dire interrogeante et critique ; elle est soupçon plutôt qu'affirmation. Dans le « journal sans date » qui à La N.R.F. a succédé aux « lettres à Angèle » de L'Ermitage, il défend cet égotisme de l'écriture qui est l'occasion d'une floraison nouvelle de sens : « Une personnalité neuve ne s'exprime sincèrement que dans une forme neuve. La phrase qui nous est personnelle doit rester aussi particulièrement difficile à bander que l'arc d'Ulysse. » (44) La sincérité elle-même, que Gide jadis avait confiée comme enjeu à l'artiste (45), ne peut devenir créatrice que si elle « entraîne [...] certaine contention de style, de métier, qui forcément doit paraître tout d'abord préciosité, [100] recherche, artifice même -- simplement à ne pas verser dans le convenu » (46) et que si elle est le moyen d'un effort, l'acceptation d'une contrainte :

     J'ai ce travers de ne croire qu'aux oeuvres qu'on ne comprend pas bien d'abord, qui ne se livrent pas sans réticence et sans pudeur. On n'obtient rien d'exquis sans effort : j'aime que l'oeuvre se défende, qu'elle exige du lecteur ou du spectateur cet effort par quoi il obtiendra sa joie parfaite. (47)

     Quant à cette « société d'honnêtes gens » (48) que l'oeuvre doit brusquer et amener à réfléchir ou à mettre en cause ses confortables idées reçues, elle est tantôt méprisée -- « Compris ou incompris, que voulez-vous que cela me fasse ! » s'écrie Gide dans une lettre à Copeau (49) - tantôt traitée avec plus d'égard, mais toujours appelée, quoi qu'en dise l'écrivain, à devenir ses épigones et à reconstruire cette oeuvre même d'une ferveur nouvelle.

     L'art, « unique chose au monde [à] ne pas être naturelle » (50), implique la mise en oeuvre d'autres critères que la simple imitation de modèles connus ou que la simple affirmation d'une sincérité et les catégories de la morale n'y ont pas cours, celle-ci n'étant, on le sait, qu'« une dépendance de l'esthétique » (51). Aussi le confort intellectuel factice que promet la théorie barrèsienne de l'enracinement compromet-il de toute évidence le dynamisme de la création : « Il est bien difficile -- écrit Gide à Ducoté -- de considérer l'oeuvre d'art autrement que comme un aboutissement » (52).

     En 1918, Gide juge être entré « dans la partie affirmative de [s]a vie (53) après toute une série d'oeuvres « ironiques » dont la dernière semble être La Symphonie pastorale  et donc, risquer de s'attirer des critiques forcément extérieures au « point de vue esthétique » ; c'est en tout ças ce que laisse supposer la suite de l'importante lettre à Alibert que nous citions plus haut :

     Dès qu'on n'appartient plus à une des catogories morales inventées par l'époque précédente, c'est le diable pour se faire entendre. Et sans doute n'aurais-je pas trop de tout le restant de ma vie pour prononcer ce qui reste en moi après que j'aurai dépouillé l'ironie. [...] Jusqu'à présent je n'ai vu clairement qu'une chose : c'est que je n'étais ni ceci, ni cela. Et pourtant je suis, malgré que le monde m'affirme que je ne puis être que l'un ou l'autre. Et je suis en dépit de l'un et de l'autre, et de tout -- et du moi-même qui, hier encore, souriait. Voilà pourquoi mon lot [101] est d'abord d'être suspect à tous. Tous ces partis me font horreur ; non plus à droite qu'à gauche, je ne sens place pour ce que j'ai de plus réel, de plus irréfutable en moi-même. (54)

     L'importance d'autrui, affirmée à la dernière page des Nourritures, va chez Gide de pair avec l'inquiétude qu'il ressent d'être étiqueté et de voir son oeuvre clichée dans des schémas préétablis. L'insuccès et l'incompréhension de L'Immoraliste (55) lui paraissent aussi amers que le malentendu sur lequel repose une partie de l'admiration que lui vaut La Porte étroite. L'infinie complexité du moi gidien possède dans l'écriture un champ lui-même infini non seulement pour tenter de représenter de ce moi la figure la plus vraie, mais aussi pour projeter dans le jeu de structures équivoques qu'elle constitue l'image même de ce moi -- ou plutôt ses diverses figures : celle qui se forme dans l'oeuvre au moment où elle s'écrit, celle aussi que déchiffre le lecteur toujours prêt à donner aux instances constitutives du récit des directions nouvelles ignorées. Dans cette ambiguité se situe l'origine de la fascination qu'exerce la littérature, et en particulier l'oeuvre de Gide qui, en elle-même, fonde la nécessité d'une lecture proprement poétique. L'enjeu fantasmatique de l'oeuvre de Gide et la mise à l'épreuve du moi qu'elle postule imposent en effet cette lecture de préférence à toute autre qui, par les choix qui seraient alors supposés, en restreindrait la portée et la beauté. Le classicisme tel que Gide l'a défini et tel que son oeuvre le reflète conduit tout lecteur conscient et disponible à de continuelles recréations. Ainsi, le clivage que Gide proposait lui-même dans sa lettre à Alibert entre ironie et affirmation doit-il être réexaminé à la lumière d'une conception plus large de la démarche ironique : non plus critique seulement, mais interrogation progressive et mise en question du sujet comme de l'objet, confrontation des instances diverses du moi, refus de conclure... Le regard de Gide sur son moi, non seulement sur celui dont l'écrivain cherche à se détacher, mais aussi sur celui-là même qui est en train d'écrire et dont l'écriture dénonce l'ambiguïté, est nécessairement ironique et le classicisme où il prend forme postule évidemment une esthétique de la disponibilité.

     Aucun narrateur gidien -- c'est acquis -- n'est superposable ni identifiable au moi de l'écrivain ; d'ailleurs ce moi-là, quel est-il ? Chacun est bien plutôt une création autonome qui, dans le cas des [102] récits à la première personne et à la limite des oeuvres autobiographiques, a choisi ou a adopté plus ou moins librement le je pour communiquer son émotion ou sa sensibilité, pour masquer sa mauvaise foi ou sa culpabilité. Cette création entretient avec l'écrivain des relations problématiques. Plus qu'elle ne lui permet en effet de distancier un problème dépassé, elle avive ou met à jour des doutes nouveaux ou plus profonds qui naissent de la pratique de l'écriture. Une pareille fécondité fait de l'écriture le lieu même d'une conversion vers la vie et, plus qu'un dépassionnement, celui d'un questionnement nouveau, d'une redéfinition du moi. Si la création est en soi indépendante de toute direction qui en limite la portée et si, finalement, elle est tournée vers l'accueil, les choix esthétiques eux-mêmes naissent des structures mentales de l'écrivain pour qui l'oeuvre d'art est la façon propre d'exister, d'« assumer le plus possible d'humanité ». Ces choix sont inséparables de ses déterminismes intérieurs et donc du dialogue qu'il a, toute sa vie, entretenu avec lui-même et, en lui-même, avec ce qui lui paraissait le plus étranger. Le rêve de la table rase caressé un instant par le créateur de Lafcadio est une nébuleusse qui ne résiste pas à l'épreuve du réel ; de même le mythe schopenhauerien du regard en soi doit se convertir dans l'accès au monde et l'acceptation librement assumée de son désir. L'oeuvre de Gide, en raison même des exigences esthétiques, spirituelles, mais encore sensuelles qui l'animent, ne peut échapper à cette épreuve du réel dont elle est à la fois la compensation et la transcendance, par le déplacement qu'elle opère du plan de la nature au plan de l'art. Si Gide doit quelque chose à la fréquentation des Symbolistes et de Mallarmé, c'est bien cette primauté de l'esthétique sur tout autre engagement, même si sur ce point il a beaucoup évolué depuis ce premier exercice d'école que constituait Le Traité du Narcisse. Pour lui, loin d'impliquer les silences du moi, elle suppose au contraire son affirmation et l'aveu autant que la recherche de son ambiguïté et de sa complexité. La prééminence de l'esthétique sur l'éthique participe d'un choix ontologique, entraîne le refus des formes littéraires périmées, réductrices ou encore non distanciées par l'ironie et propose de [103] substituer au développement d'une thèse a priori la voie nouvelle d'une vérité à conquérir. Enjeu de liberté et de clarté, l'écriture gidienne est porteuse de sens, parce qu'elle est à la fois la plus générale et la plus personnelle qui soit (56), parce qu'elle est élaboratrice de disponibilité - « L'histoire de l'homme -- dit Littérature et morale avant Le Prométhée mal enchaîné - c'est celle des vérités que l'homme a délivrées » (57) -- parce qu'enfin elle est dialogue incessant du moi avec les autres figures de soi qu'elle produit. Écrire, c'est privilégier les données de la sensibilité sur celles de l'éducation, c'est préférer un moi à construire à cet autre délétère qui, s'il ne s'était aboli dans l'expérience d'André Walter, n'aurait été qu'un fruit sec.

     Mais nul ne fonde son oeuvre sur rien. Le bouleversement que traduit l'écriture des Nourritures, cette révélation poétique non seulement que l'existence est possible par les sens, mais encore que ceux-ci dissociés de toute figure culpabilisante sont dispensateurs de bonheur, trouvent leur lointain accomplissement dans la rencontre de Marc, le Nathanaël nouveau ; le péché, désormais, c'est « tout ce qui comporte nuisance » (58). La prééminence du « point de vue esthétique » s'accompagne donc d'une revendication des vérités de l'intuition et du bonheur des sens qui s'affranchissent des lois d'une morale mal comprise. La recherche de Gide n'est pas d'abandon, mais de rigueur ; elle fonde une liberté en même temps qu'une discipline et elle n'obtient forme adéquate que dans la création littéraire, parce que celle-ci engage dans son jeu subtil toute l'économie du moi. Ses oeuvres les plus proches de l'élan où l'effusion lyrique se fait la plus intime et la plus mimétique sont Amyntas  et Les Nourritures  dont Gide tente d'expliquer l'intention à Jacques-Émile Blanche qui, cette fois, en a eu, au moins en partie, l'intuition :

     Je tiens la littérature picturale (le « ut pictura poesis ») pour une aussi déplorable aberration que la peinture littéraire ; je ne crois pas, d'un bout à l'autre de mon volume, avoir peint ou décrit un seul paysage -- et j'allais dire un seul objet -- mais bien exprimé la sensation que je ressentais à son contact. L'étrange, c'est que vous semblez croire que j'ai écrit ainsi malgré moi -- ou inconsciemment tout au moins. N'y dis-je point : « Que l'importance soit dans l'oeil, non dans la chose regardée », etc., etc... (59)

     [104] Cette prééminence du regard sur le jugement, de la sensibilité sur l'objet qui l'inspire, est à la base de la création gidienne. Elle implique aussi l'accès à une forme, à la conception d'une « oeuvre de raison » qui engrange toute la complexité du moi et qui mesure, dans cette densité de l'écriture même, le dialogue des sensibilités particulières qui le composent. Dans les récits, l'ironie de la narration, en donnant au lecteur l'illusion qu'il est dans le réel, accuse simplement soit le caractère ludique de la littérature, soit le caractère illusoire de ce réel même dans lequel il vit. L'écriture recèle la clé du moi gidien et, nous le disions déjà, le moi produit moins l'oeuvre que l'oeuvre ne produit le moi ; c'est cette distanciation-là qui en fait le lieu d'une révélation. La diversité des formes et des structures de l'oeuvre répond donc moins à un choix qu'à une exigence intime du moi. Le « point de vue esthétique » -- écrit Gide en 1918 -- est le seul « qui ne soit exclusif d'aucun des autres ». Mais comme en littérature tout signe passe par le langage et que rien n'y peut se passer du langage, ce sont les structures mêmes de l'imaginaire et la situation de l'écrivain devant son écriture, avec leurs divers prolongements, qui sont de toute facon l'objet que se propose tout critique, et donc tout lecteur. L'oeuvre de Gide, quant à elle, vise à produire une image du moi qui ne soit plus simple rupture par le désir qu'elle dresse vers le monde, mais élaboration d'un univers de clarté et de réconciliation qui, par les signes qu'elle nous adresse, nous interroge et nous donne à participer à sa glorieuse beauté.

Notes

[Les références réactualisées en mars 2000 sont portées en rouge.]

1. Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman. Ed. de Minuit, 1963, p. 30.

2. Ibid., p. 39.

3. Cf. Henri Ghéon, « Le classicisme et M. Moréas », Nos Directions, éd. NRF, 1911, p. 132.

4. Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 42.

5. Gide, Nouveaux Prétextes, Mercure de France, éd. 1963, « Nationalisme et littérature », p. 186 [Essais critiques, éd. Pléiade, 1999, p. 199].

6. Cité par Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 26.

7. Cité dans la lettre de Gide à Massis, 24 janvier 1924, in Oeuvres complètes, tome XII, 1937, p. 555.

8. « Les Limites de l'art », Prétextes, éd. cit., p. 27 [Essais critiques, éd. Pléiade, 1999, p. 423].

9. Journal 1889-1939, 23 avril 1918, éd. Pléiade, p. 652 [Journal 1887-1925, éd. Pléiade, 1996, p. 1064].

10. Ibid., 13 octobre 1918, p. 658 [Journal 1887-1925, éd. Pléiade, 1996, p. 1072].

11. Cf. Traité du Narcisse, éd. Pléiade, p. 9.

12. Jacques Rivière, « André Gide », in Etudes, Gallimard, éd. 1944, p. 166.

13. Lettre de Gide à Jean Schlumberger, 7 décembre 1921, citée in Jacques Rivière-Jean Schlumberger, Correspondance, Lyon, Centre d'Etudes Gidiennes, 1980, p. 252.

14. Journal 1889-1939, 17 octobre 1910, p. 321-2 [Journal 1887-1925, éd. Pléiade, 1996, p. 662].

15. Ibid., 15 juin 1914, p. 420 [Journal 1887-1925, éd. Pléiade, 1996, p. 790].

16. Cf. ibid., 25 août 1938, p. 1314 [Journal 1926-1950, éd. Pléiade, 1997, p. 615-6.

17. Lettre de Gide à Paul Valéry, 5 juillet 1901, Correspondance, Gallimard, 1955, p. 385.

18. Lettre de Gide à Alibert, 17 janvier 1914, Correspondance, Lyon, PUL, 1982, p. 106-7. Alibert, à cette époque, réunit des documents pour une étude sur Gide.

19. Lettre de Gide à Francis Jammes, 17 avril I898, Correspondance, Gallimard, 1948, p. 138.

20. « Chroniques de L'Ermitage 1 », Nouveaux Prétextes, éd. cit., p. 167 [Essais critiques, éd. Pléiade, 1999, p. 130].

21. Henri Ghéon, « Réalisme et poésie », Nos Directions, éd. cit., p. 27.

22. « Les Limites de l'art », Prétextes, éd. cit., p. 26.

23. Lettre de Gide à Ghéon, 20 mars 1899, Correspondance, Gallimard, 1976, p. 197.

24. Hegel, Esthétique, tome I : Introduction à l'Esthétique, Aubier-Montaigne, 1964, p. 939 et 141.

25. « Les Limites de l'art », Prétextes, éd. cit., p. 26 [Essais critiques, éd. Pléiade, 1999, p. 422].

26. Lettre de Cide à Copeau et de Copeau à Gide, 23 et 25 juillet 1906, Correspondance, tome I, Cahiers André Gide 12, Gallimard, I987, p. 204 et 206.

27. Lettre de Gide à Blanche, 11 juillet I902, Correspondance, Cahiers André Gide 8, Gallimard, 1979, p. 119-20.

28. « Emile Verhaeren », in Oeuvres complètes, tome 10, Gallimard, 1936, p. 6 [Essais critiques, éd. Pléiade, 1999, p. 859].

29. Henri Ghéon, « Lettre sur le vers libre », Nos Directions, éd. cit., p. 224.

30. Cf. « Réponse à une enquête de La Renaissance  sur le classicisme », Incidences, Gallimard, 1924, p. 211 [Essais critiques, éd. Pléiade, 1999, p. 279-80].

31. Paludes, éd. Pléiade, p. 69.

32. Henri Ghéon, « M. D'Annunzio et l'art », Nos Directions, éd. cit., p. 146.

33. Cité dans « Préface au Catalogue de l'exposition Maurice Denis », in Oeuvres complètes, Gallimard, tome IV, 1933, p. 419.

34. Henri Ghéon, « L'Épreuve de Florence », NRF, janvier 1913, p. 79.

35. Cf. Journal 1889-1939, 11 janvier 1892, p. 30 [Journal 1887-1925, éd. Pléiade, 1996, p. 151-2].

36. Henri Ghéon, art. cit., p. 81.

37. Ibid., p. 82.

38. Journal 1889-1939, 9 janvier 1907, p. 229-30 [Journal 1887-1925, éd. Pléiade, 1996, p. 550].

39. Cf. ibid., 9 avril 1906, p. 207-8 [Journal 1887-1925, p. 518-19] et « Journal sans date 2 », in Nouveaux Prétextes, éd. cit., p. 225 [non repris dans Essais critiques].

40. Les Nourritures terrestres, éd. Pléiade, p. 158.

41. L'Ermitage, janvier 1899, p. 7.

42. Lettre de Gide à Jules Renard, s. d., in Nouveaux Prétextes, éd. cit., p. 300 [non repris dans Essais critiques].

43. Ibid.

44. « Journal sans date 3 », ibid., p. 237 [non repris dans Essais critiques].

45. Cf. Journal 1889-1939, janvier 1892, p. 28-30 [Journal 1887-1925, p. 148-52].

46. « Journal sans date 2 », Nouveaux Prétextes, éd. cit., p. 225 .

47. Ibid., p. 226.

48. « De l'importance du public », ibid., p. 157.

49. Lettre de Gide à Copeau, 23 octobre 1910, Correspondance, éd. cit., p. 402.

50. Corydon, Gallimard, éd. 1981, p. 32.

51. « Chroniques de L'Ermitage 1 », Nouveaux Prétextes, éd. cit., p. 168.

52. Ibid., p. 167[Essais critiques, éd. Pléiade, p. 131].

53. Lettre de Gide à Alibert, 17 janvier 1914, Correspondance, éd. cit., p. 107.

54. Ibid.

55. Cf. « Le regard du public m'est odieux jusqu'à m'ôter le goût de vivre ; il ôte toute valeur à l'acte, tout prix à la sincérité. Où l'on vondrait garder le bel air d'attaquer, on aura l'air de se défendre ». Lettre de Gide à Ghéon, 30 juillet 1902, Correspondance, éd. cit., p. 454.

56. On songe à Goethe et à ce que Gide en disait : « Se laissant vivre en les choses comme Pan, partout, il écarte de lui toutes limites, jusqu'à n'avoir plus que celles mêmes du monde. Il devient banal, supérieurement. » Journal 1889-1939, 13 septembre 1893, p. 42 [Journal 1887-1925, p. 173].

57. « Littérature et morale », ibid., p. 91 [Journal 1887-1925, p. 255].

58. Ibid., 18 avril 1918, p. 651 [Journal 1887-1925, p. 1063].

59. Lettre de Gide à Blanche, Correspondance, 28 octobre 1907, éd. cit., p. 159-60.

Pierre LACHASSE

     Agrégé de l'université, Pierre Lachasse est l'auteur d'une thèse de Doctorat d'Etat (non publiée), L'Itinéraire d'André Gide : Ecriture et Problématique du Moi. Membre du Conseil d'administration de l'Association des Amis d'André Gide, il a publié plusieurs articles sur l'oeuvre de l'écrivain, consacrés notamment à la poétique du récit, comme ce « Thésée, le labyrinthe du récit » dans lequel il montre que, derrière l'apparente fluidité de l'écriture, se dissimule une structure complexe fondée sur le jeu et la mise en scène de la parole. Il a en outre publié plusieurs études sur d'autres écrivains du XXème siècle, comme François Mauriac, Eugène Dabit et surtout Henri Ghéon et collaboré au colloque de Marne-la-Vallée sur Le Premier Homme d'Albert Camus. En se spécialisant sur la période qui conduit de la victoire du Symbolisme à la Grande Guerre (1890-1914), ses travaux s'orientent actuellement dans deux directions parallèles. D'un côté il se préoccupe des formes brèves du récit, notamment de l'irritante question de ses frontières avec le poème en prose et le fragment narratif ou lyrique, ce dont témoignent ses communications aux colloques de Cerisy-la-Salle (L'Ecriture d'André Gide) et de Sheffield (Retour aux Nourritures terrestres). De l'autre, il étudie les revues littéraires d'avant-garde et prépare en ce moment un ouvrage sur l'Ermitage (1890-1906), qui est le seul parmi les plus importants recueils de l'époque à ne pas avoir encore son historien.

 

 

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