Colloque de Paris 1988
Pierre LACHASSE :
« Le point de vue esthétique », [Paris,
Sénat, 1988],
BAAG,
n° 78-79, avril-juillet 1988, pp. 87-106.
Numérisation :
Bernard Métayer pour Atag, janvier 2000. Version n° 2,
mars 2000.
© Pierre LACHASSE
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originale.
Texte mis en ligne sur Gidiana
le 15 février 2000.
Alain Robbe-Grillet, parmi les notions périmées auxquelles
doit renoncer le critique, plaçait le personnage, l'histoire,
l'engagement, l'opposition de la forme et du contenu. Contre l'histoire,
il affirmait les privilèges de l'invention et de l'imagination
en passe de devenir dans le roman moderne « à la
limite le sujet du livre » (1). Contre l'engagement,
c'est-à-dire contre tout assujettissement de l'oeuvre d'art
à une idée du monde obligatoirement extérieure
à elle et dont elle ne serait que le reflet ou la traduction,
il mettait en avant la prééminence du langage : « Au
lieu d'être de nature politique, l'engagement c'est, pour
l'écrivain, la pleine conscience des problèmes actuels
de son propre langage, la conviction de leur extrême importance,
la volonté de les résoudre de l'intérieur »
(2). Enfin, contre l'absurde
opposition de la forme et du contenu déjà stigmatisée
par Ghéon dans sa défense du vers libre contre l'académisme
de Clouard en 1910 (3), il définissait le statut purement esthétique de
l'oeuvre d'art : « L'art n'obéit [...] à
aucune [...] fonction préétablie. Il ne s'appuie sur
aucune vérité qui existerait avant lui ; et l'on peut
dire qu'il n'exprime rien que lui-même. Il crée lui-même
son propre équilibre et pour lui-même son propre sens »
(4). Amené à
défendre son art contre ceux qui ne le comprenant pas le
défigurent, le théoricien du nouveau roman affirme
la primauté du « point de vue esthétique »
sur toute autre lecture de l'oeuvre littéraire : celle-ci
ne doit ni se réduire à une démonstration à l'appui d'une thèse,
ni se contenter d'imiter les formules et les modèles du passé.
Avant
lui et dans un esprit qui peut être comparé au sien,
Gide [88] réplique contre les conceptions surannées
d'un art utilitaire ou didactique par la seule loi de l'écriture
qui se construit sous les yeux mêmes du lecteur et qui par
essence est invention, création. Avant Proust, Faulkner ou
Joyce qui montreront la voie à la génération
suivante, Ibsen et Dostoievski confirment Gide dans son élan
créateur et dans sa quête de clarté : « L'oeuvre
d'art exige une ordonnance, mais qu'ordonner sinon ces forces tumultueuses
encore ? Sur quoi nos disciplines
s'exténueront-elles, sinon sur ce qui leur regimbe ?
Qu'ai-je affaire de ce qui s'exprime aisément ! »
(5) Contre Clouard, d'abord,
qui s'inquiète de voir « scier la branche sur laquelle
nous sommes assis » (6), contre Massis, ensuite,
qui déplore que « ce qui est mis en cause ici,
c'est la notion même de l'homme sur laquelle nous vivons »
(7), Gide définit
le vertige d'une littérature qui s'extrait de tout modèle
déterminé comme de toute justification extérieure
à elle et inclut dès ses premières oeuvres,
grâce à la pratique de la création réflexive
et de l'autonymie, le lecteur ou le critique dans l'ordre diégétique
lui-même. Ce que nous appelons aujourd'hui l'écriture
se constitue de l'énonciation du discours dans lequel transitent
à la fois les élans et les réticences, les
aveux et les dérobades du moi locuteur, mais aussi les interrogations
nouvelles, ou en tout cas informulées, qu'ils suscitent chez
le lecteur. La beauté singulière du texte littéraire,
et de celui de Gide en particulier, jaillit de cet équilibre
où se fondent sans se détruire, pour le plaisir de
notre sensibilité et l'excitation de notre intelligence,
la voix de la représentation et celle de l'interrogation,
autrement dit de l'ironie. Cette rencontre singulière constitue,
plus encore que l'étude de la genèse de l'oeuvre,
ce jaillissement de clarté et de sens dont la conscience
par le critique délimite ce que Gide appelle le « point
de vue esthétique ». L'étude de la communication
littéraire qui s'organise au sein même de l'oeuvre
de Gide met en valeur le jeu de reflets complexes et la structure
labyrinthique de l'écriture où se faufile[nt] le[s]
moi[s], montrant ainsi que l'oeuvre elle-même est bien ce
lieu singulier et parfaitement « clair » où
se crée, de manière forcément intempestive,
l'écheveau de vérités nouvelles.
L'une
des caractéristiques de l'itinéraire intellectuel
de Gide est de procéder, en même temps qu'à
la création d'oeuvres originales, à la [89] réflexion
sur son art lui-même, élaborant dans son Journal ou dans les chroniques de critique dispersées dans
les revues toute une cohérence esthétique qui se nourrit
de son expérience même de l'écriture. Dans les
quelques feuillets du Journal écrits en 1918,
cette réflexion trouve une place évidemment lapidaire,
et cependant essentielle, puisque, par deux fois, Gide y fait allusion
sous la forme d'une courte synthèse qui « engage »
en fait sa démarche d'artiste au « point de vue
esthétique » auquel doit nécessairement
se référer tout critique intelligent s'il veut espérer
comprendre son oeuvre. Cette exigence le montre singulièrement
en avance sur l'évolution de la critique, à une époque
où le Contre Sainte-Beuve, cet autre grand
devancier, est encore inconnu, et révèle un écrivain
particulièrement lucide de son art et des moyens qu'il met
en oeuvre. Elle dénonce aussi toute prétention de
la critique à vouloir ficher l'oeuvre dans un apriorisme --
qu'il soit moral, politique
ou même esthétique -- ou dans la pure représentation
d'événements autobiographiques. L'oeuvre de Gide est
rupture, et son classicisme -- au contraire de celui d'un Moréas -- est
création au lieu d'être imitation. Ainsi tout discours
critique sur son oeuvre, à l'instar de cette oeuvre elle-même,
ne peut-il se construire que de la révélation d'une
poétique : son objet est l'écriture productrice d'un
univers littéraire parfaitement neuf, avec son ordre et ses
« directions », son intelligence et sa sensibilité
particulières, sa générosité
et son prométhéisme
; « Dieu propose et l'homme dispose : c'est l'oeuvre d'art »
(8).
Une
première fois, le 25 avril, il dit sa déception devant
l'incompréhension dont lui semble victime son oeuvre, même
de la part de ses amis les plus proches, comme Ruyters ou Rivière
: « Le point de vue esthétique -- écrit-il
alors -- est le seul où il faille se placer pour parler de
mon oeuvre sainement » (9). Six mois plus tard,
il précise sa pensée : « C'est du point
de vue de l'art qu'il sied de juger ce que j'écris, point
de vue où ne se place jamais, ou presque jamais, le critique
-- et que celui qui, par miracle, s'y place, éprouve le plus
grand mal à faire admettre par ses lecteurs. C'est du reste
le seul point de vue qui ne soit exclusif d'aucun des autres »
(10). Cette [90] affirmation,
au moment où Corydon et Si
le Grain
ne meurt risquent de bientôt provoquer des réactions de
rejet, répond d'avance à tout gauchissement futur
de son oeuvre par des esprits tentés, à l'abri des
conforts du jugement moral ou de la pétition de principes,
d'englober dans un même anathème l'homme et l'oeuvre
et ainsi d'amalgamer ce qui, à leurs yeux, sent également
l'odeur du soufre et du scandale. Lorsque Gide, à l'époque
du Traité du Narcisse, proclamait
l'urgence du scandale (11), c'était,
au contraire, celui de la beauté bouleversant le monde des
conventions et des idées reçues, celle de sa vérité
propre et neuve transmise par l'oeuvre littéraire, et non
une simple provocation d'ordre moral apte à choquer ceux
que Barrès appelait les « Barbares »
et l'auteur des Caves du Vatican les « Crustacés ».
Par delà l'allusion à la partialité des jugements
primaires, Gide évoque aussi ces critiques parcellaires malhabiles
à percevoir l'unité d'une oeuvre derrière ses
contradictions, ceux qui, par exemple, se montrent incapables de
saisir le lien qui unit Michel à Alissa, L'Immoraliste à La
Porte étroite et contre
lesquels il dut déjà batailler ferme. Seul, ou presque,
jusque là, Ghéon -- dans son article paru au Mercure en mai 1897 -- a su cerner
une continuité dans l'itinéraire gidien et comprendre
que l'esprit ne pouvait se séparer de la forme qui non seulement
l'abritait, mais encore lui donnait vie. Rivière, en revanche,
dans la longue étude qu'il a consacrée à Gide,
sépare selon un clivage qui nous paraît aujourd'hui
inacceptable le « style », la « composition »
et l'« âme » de l'écrivain : « Nous
n'avons entrepris -- écrit-il -- l'étude de son style
et de sa manière de composer que pour nous mieux aider à
deviner son âme ; nous espérions qu'elle se dénoncerait
au ton de sa voix » (12). Si Gide se montre
aussi insatisfait, c'est parce que Rivière -- bien que son
étude, si on la compare à bien d'autres
à l'époque, soit à la fois subtile, sensible
et amoureuse de son objet -- a travaillé à « cette
gaine de plâtre où je me sentais cliché »
(13), à cette
tendance de la critique -- et parfois même de la meilleure
-- à l'enfermer et à l'étiqueter au lieu de
montrer comment l'oeuvre était d'abord ouverture, jaillissement,
mouvement, ductilité. Toute sa vie, en effet, Gide a voulu
protester de sa mobilité et souvent il a manifesté
sa crainte moins de fournir de lui-même une [91] image erronée
que d'être réduit à une part factice de lui-même
et d'être limité à l'un de ses nombreux possibles.
A maintes reprises, le Journal
est signe de cette inquiétude : par exemple, le 17
octobre 1910 : « Je crains d'avoir à lutter bientôt
contre une fausse image de moi qu'on est en train de tracer, un
monstre auquel on donne mon nom, et qu'à ma place on dresse
et qui est laid et bête à faire peur » (14) -- ou le 15 juin
1914 : « Je mourrais à présent que je ne
laisserais de moi qu'une figure borgne, ou sans yeux »
(15). L'inquiétude
constante qui s'attache à l'incompréhension dont souffre
son oeuvre traduit chez Gide la conscience profonde qu'il a de sa
valeur et de sa nouveauté et renforce en lui son besoin de
dérouter -- non par plaisir, mais par nécessité
de donner ainsi le signe même de l'importance de ce qu'il
a à dire et que seule l'oeuvre d'art peut dire. Nous sommes
bien là en face de ce statut d'inquiéteur que Gide
va bientôt se donner et qui fut si mal interprété !
L'oeuvre de Gide, en effet, s'élabore et se déploie
contre toutes les classifications ; elle ne peut être réduite
a une idée reçue et c'est pourquoi elle est, par essence,
déroutante. Toute méthodologie de lecture ou de critique
s'inspirant d'un système clos consacre donc l'incompréhension
et la destruction de l'oeuvre dont elle prétendait rendre
compte. A l'inverse, toute entreprise consciente de la prééminence
du « point de vue esthétique » proclame
sa ductilité et son rayonnement. Gide devra attendre 1938
et les travaux de Jean Hytier pour obtenir une première satisfaction
dans ce domaine et il saura lui rendre hommage (16).
Les
oeuvres entreprises ou projetées durant l'année 1918
révèlent une convergence profonde et elles prennent
ainsi en charge la représentation des mutations subies par
le moi dans son « vécu », dans la nature
des émotions qui l'animent et donc sa sensibilité
au monde extérieur. La constatation jadis faite à
Valéry, selon laquelle « on écrit toujours
en retard » (17), se complique désormais
-- et plus que jamais -- de l'écho des émotions reçues
de la vie immédiate et des préoccupations contemporaines
du moi qui viennent interférer et parfois même occulter
la première poussée créatrice. L'expression
et la représentation du moi dans l'oeuvre conduisent à
l'exigence d'un « classicisme » de l'écriture
et concourent à une d'autant plus grande [92] lucidité
de l'écrivain que la matière à traiter -- c'est-à-dire
une certaine histoire du moi -- se trouve
modifiée par l'actualité du « vécu »
et, à la limite, dissoute dans une entreprise beaucoup plus
vaste : cette écriture elle-même devenue le sujet à
la fois unique et proliférant de l'oeuvre qui s'écrit.
Ainsi l'affirmation d'une prééminence du « point de vue esthétique »
engage le moi gidien non plus dans sa personnalité
morale, mais dans son être véritable, celui
que l'oeuvre perçue dans sa continuité et sa cohérence
construit et révèle peu à peu. Dans une importante
lettre à son ami Alibert, Gide analyse avec lucidité
la structure de son oeuvre et l'image complexe et apparemment contradictoire
qu'elle dessine jusqu'alors -- nous sommes le 17 janvier 1914 :
Ma figure ne peut être reconstruite
véritable que si tous ces aveux successifs de mon oeuvre,
on les admet simultanés. [...]. En dehors de la faculté
de sympathie (qui est toute mon intelligence), il me semble que
je n'existe pas et que ma personnalité morale se réduit
à des possibilités diverses qui, tour à tour,
s'intitulent : Ménalque, Alissa, Lafcadio. 0ui, vraiment,
c'est à cela qu'a pu aboutir en moi la théorie de
l'impersonnalité : j'ai dénié à l'artiste
le droit d'exister en tant que personnalité morale, en
tant qu'homme ; et non seulement lui ai refusé le droit
de préférer tel personnage ou tel paysage moral,
mais le droit même d'être ceci de préférence
à cela ; et comme je ne crois pas à la vertu de
la peinture d'un sentiment qu'on n'a pas soi-même éprouvé,
j'ai cru que le premier devoir de l'artiste était de se
maintenir disponible. (18)
Parallèlement, l'emploi de la
première personne dans les oeuvres narratives, presque constant,
entretient l'illusion d'une littérature de la confession,
illusion d'autant plus retorse que cette modalité du récit
favorise l'effusion et la communication des émotions, et
risque d'amener les esprits mal avisés ou mal intentionnés
à une confusion pratique des je(s). Aussi le « point
de vue esthétique » dénonce-t-il dans son
affirmation tout abus et peut-être même tout usage du
point de vue biographique d'autant moins pertinent quand il s'agit
de Gide que l'oeuvre, loin d'être un vulgaire miroir, est
en soi création et exigence. D'ailleurs Gide, très
tôt conscient de l'hypocrisie d'une telle confusion, nous
met lui-même en garde en évoquant devant Francis Jammes
l'exemple canonique de Goethe et de Werther : « Si chacun est
forcé d'admirer
Werther, chacun est libre d'approuver
ou non les procédés de Goethe avec la vraie Charlotte »
(19). Mais la vraie Charlotte
[93] est celle de Werther de même que la
seule Alissa est celle de La Porte étroite et le
moi produit par l'oeuvre intéresse davantage que celui qui
l'a produite : l'écriture est création, jaillissement
d'une sensibilité, libération d'un imaginaire fantasmatique
; elle vise à la représentation, à la manifestation
d'une vérité encore innommée, sous une forme
neuve, parfois déroutante, mais en tout cas la seule « claire ».
La gratuité de l'art, que définit par exemple la chronique
d'ouverture du nouvel Ermitage
en janvier 1905 et qui suppose de « laisser à [s]es
pensées libre jeu » (20), représente
avant tout ce que Ghéon appelle une « direction ».
L'exemple de Flaubert qui « sut donner à chacun
de ses livres une vérité différente, une différente
beauté, mais une perfection semblable », qu'« en
vain les écoles [se] disputèrent », qui
« fut de toutes et d'aucune », mais qui contre
toutes « eut seule raison » (21) fonde le véritable
classicisme et permet à l'écrivain de préciser
ce que peuvent être les « limites de
l'art » : « L'oeuvre d'art est oeuvre volontaire.
L'oeuvre d'art est oeuvre de raison. Car elle doit trouver en soi
sa suffisance, sa fin et sa raison parfaite ; formant un tout, elle
doit pouvoir s'isoler et reposer, comme hors de l'espace et du temps,
dans une satisfaite et satisfaisante harmonie » (22). L'oeuvre se constitue
ainsi de la maîtrise et de l'organisation d'une forme singulière
qui est à la fois sens et esprit. Chez Gide, il s'agit de
la représentation d'une problématique complexe du
moi qui ne peut se formuler ou se révéler autrement,
mais alors tend à se masquer pour produire d'autres images,
concurrentes ou filtrantes ; il s'agit aussi de l'élaboration
-- tantôt dans la douleur, tantôt dans la ferveur --
d'une volonté et d'une sensibilité qui permet au moi
de s'élargir dans la jouissance d'une émotion affirmée
dans sa forme la plus pure et la plus juste : celle du langage esthétique
et de la création littéraire.
La
recherche d'une forme est, en effet, aussi celle de l'adéquation
d'un langage et d'une structure à l'émotion ressentie,
car l'oeuvre fabrique une émotion proprement esthétique
qui n'est plus tout à fait celle vécue dans l'instant
qui l'avait inspirée. Voyons par exemple comment Gide commente
pour Ghéon resté en France sa propre méthode
de travail lorsqu'il est en voyage et qu'il veut noter ses impressions
:
[94]
Je griffonne au crayon quelques notes, mais ces premières
indications sont informes et n'ont presque aucune valeur littéraire.
Telles furent les premières versions de mes Nourritures (presque toutes) ; c'est ensuite, recopiées, condensées,
renforcées, revues dans l'hallucination grossissante et
simplifiante du souvenir qu'elles peuvent prendre quelque valeur.
Il me faut alors fermer les yeux et travailler de l'oreille. J'écris
très mal du premier coup. (23)
L'oeuvre
d'art n'est pas simple traduction d'un état fugitif, mais
représentation, création à neuf de cet état
par la transmutation d'une forme qui n'est plus seulement mimesis,
mais restructuration et ressourcement du moi dans le travail. Hegel,
dans l'introduction de son Esthétique, disait déjà
que tout travail conscient de l'artiste nécessitait une sorte
de dédoublement et consistait à concilier dans une
glorieuse unité « l'idée et sa représentation
sensible » ; pour ce faire, « l'art choisit
une forme donnée, non parce qu'il la trouve à l'état
préexistant, ni parce qu'il n'en trouve pas d'autre, mais
le contenu concret lui-même lui fournit l'indication de la
manière de sa réalisation extérieure et sensible »
(24). Ce choix est évidemment
plus important que le sujet même qui sans lui n'aurait aucune
existence proprement esthétique. Sur ce point, Gide est très
clair dès sa conférence sur les « limites
de l'art », dans laquelle il rejette avec un égal
mépris le « naturalisme » et le « formisme »,
l'« impressionnisme » et l'« apriorisme »,
c'est-à-dire toutes les conventions dogmatiques qui substituent
l'idée à sa représentation :
S'il
était possible d'atteindre le but proposé, toute
personnalité s'effaçant devant la chose représentée,
une oeuvre ne différerait d'une autre que par le sujet
relaté, et l'artiste se serait enfin satisfait pour avoir
assuré la durée à quelques vagues contingences
-- à moins que, trop désireux d'éterniser
n'importe quoi, il choisisse... mais de quel droit même
choisir ? Et qu'appelle-t-on « interprétation »,
sinon ensuite un choix encore, plus subtil et plus détaillé,
qui, comme le choix du « sujet », vient toujours
indiquer, sinon ma volonté, du moins ma préférence
?...
Et Gide conclut :
Ne pensez-vous pas précisément,
qu'il convient de faire de ce choix même, de cette instinctive
puis volontaire préférence, l'affirmation de l'art
qui n'est point dans la nature, de l'art qui n'est point naturel,
l'art que l'artiste seul impose à la nature, impose difficilement
? (25)
Les
choix qui s'imposent à l'artiste sont évidemment d'une
tout autre nature que ceux auxquels se trouve confronté l'individu
sur le [95] plan de l'éthique du comportement. L'irrésolution
que les Nourritures ont élevée au niveau d'un véritable mode
de vie, par soif d'accueil et disponibilité des sens à
l'offre de la vie, par refus de tout ce qui enferme ou limite, traduit
aussi une crainte et la nostalgie d'un monde épuré
de toute culpabilité, au-delà du Bien et du Mal. Cette
rêverie qui s'élabore chez Gide en une véritable
mythologie du comportement et qui se concrétise dans son
goût de l'aventure, de la marge et du voyage a son contrepoint
dans la création littéraire et la volonté qu'elle
postule. Dans une lettre à Copeau, au terme de la crise de
1906, Gide va jusqu'à écrire que « l'écriture, chez nous, devrait
n'être que la profusion du bonheur »
et Copeau renchérit en lui repondant : « Je ne
connais pas d'autre "sujet". Et c'est aussi pourquoi je suis certain
que les moments pénibles vécus par vous, ces derniers
mois, préparent une crise de beauté. » (26) L'écriture en effet, n'est choix que dans la mesure où
elle est recherche du meilleur chemin possible et représentation
la plus « claire » d'une problématique
et d'une sensibilité qui, sans elle, ne pourraient pas être
dites.
Ainsi
l'esthétique de Gide se définit-elle par un paradoxe.
A la fois choix et obligation, liberté et contrainte, son
oeuvre fait encore l'objet d'une double exigence : celle qui le
pousse à écrire, qui est de nature psychique, et celle
qui le pousse justement à cette création-là,
ce qui ressortit proprement à l'esthétique. Devant
ceux que déroutent ses livres, il est amené à
stigmatiser cette nécessité, par exemple devant Jacques-Emile
Blanche que surprend L'Immoraliste :
Mon
drame, pour voulu qu'il soit (je veux dire pour accepté
qu'il soit) ne l'est pas « par amour de l'intensité
des sensations », comme vous dites. [...] Comprenez
aussi que je ne suis pas libre de choisir ce que je dois écrire.
Il y a là un impératif plus catégorique qu'une
contrainte physique. Le livre naît en moi naturellement,
puis me prend au collet comme un gendarme. Je ne puis pas plus
écrire autre chose que ne pas écrire du tout. Écrire
n'est rien moins qu'un jeu ; c'est une OBLIGATION... pour moi.
(27)
En
vue de cette obligation, le choix d'une forme, soit l'acceptation
d'une certaine volonté et d'une certaine direction, implique
l'exigence d'une discipline que l'artiste s'impose à soi-même.
Gide l'a maintes fois rappelé, par exemple pour saluer l'oeuvre
de Verhaeren : « Il n'y a pas d'art sans contrainte ;
et le problème sans cesse renouvelé, qui devant [96]
chaque grand artiste se repose à neuf, et auquel il apporte
une solution nouvelle, c'est de réaliser, dans la forme la
plus parfaite, un maximum de liberté » (28). Ghéon, par
mimétisme, donne de l'ascèse de l'artiste une image
encore plus lapidaire que Gide pourrait bien revendiquer : « Qu'est-ce
donc la liberté dans l'art, sinon le choix d'une discipline ? »
(29) La recherche d'une loi intérieure à laquelle se tenir
et donnant son sens à l'expérience littéraire
parcourt, depuis les questionnements d'André Walter et de
Narcisse, l'itinéraire de Gide. La haine du romantisme souvent
manifestée accomplit sur le plan littéraire l'effort
d'organisation et de liberté capable de se rendre maître
de son désordre intérieur. Parallèlement l'élaboration
de son propre classicisme esthétique réalise d'une
certaine manière -- et sur le mode ironique dans les récits
-- l'apaisement des forces qui structurent son inquiétude
et alimentent son inconscient. Là est le sens de la fameuse
réponse qu'il donne en janvier 1921 à l'enquête
de La Renaissance sur le classicisme (30). Ainsi à
l'appel de l'aventure et de l'instinct et aux exigences des sens
qu'ennoblit la fascination de la marge, fait face la convergence
des forces de structuration et de réconciliation intérieures,
la culture, la pensée : le dilemme interne à l'immoraliste
appelle chez Gide l'accès à une esthétique
de la maîtrise et de la disponibilité. Les échanges
entre l'instinct et la culture, le voyage et la pause, l'action
et la pensée, la vie et l'art, la sensibilité et l'intelligence,
l'imagination et la conscience du réel se réalisent
dans l'écriture assumée non comme une dialectique
des contraires, mais comme l'assimilation des tendances extrêmes
du moi, la coexistence harmonieuse des « directions »
du moi. Celles-ci, en posant souvent à l'insu de l'écrivain
les termes d'une problématique nouvelle, évitent à
l'oeuvre d'être concluante et donnent naissance à une
vérité nouvelle, forcément ambiguë, qui
n'avait pas encore trouvé forme et qu'il appartient au lecteur
de déchiffrer. D'ailleurs le narrateur de Paludes ne demandait-il pas déjà
aux lecteurs de son livre qu'ils le lui expliquent, « car
si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si
nous ne disions que cela » (31), et Michel lui-même,
au début de L'Immoraliste, n'appelait-il pas ses
anciens camarades pour qu'ils l'aident à comprendre un discours
qui, au fur et à mesure qu'il [97] était prononcé,
lui devenait étranger et, avec lui, ce moi véritable
indéchiffrable que ce discours même avait posé
?
Voilà
projeté avec le « point de vue esthétique »
l'enjeu d'une poétique. L'oeuvre-reflet cesse d'être
pure représentation narrcissique lorsque, refusant de ne
former plus que ce système
clos encore souhaité par le narrateur de Paludes, elle cesse en même temps
de se postuler dans l'absolu et s'ouvre sur une pluralité
de sens. « La beauté -- écrit encore Ghéon
-- ne se transmet pas toute faite. Elle naît d'une continuelle
création, de la découverte renouvelée d'un
rapport juste entre la forme et la pensée. » (32) L'évolution
de Gide, de l'idéalisme symboliste des premières oeuvres
vers l'esthétique « classique » de la
maturité, passe par une série de redéfinitions
pour préciser sa véritable identité littéraire
devant ceux qui soit tentent de se l'approprier, soit la jugent
en termes partisans étrangers à l'art quand ils ont
vu qu'ils ne pouvaient pas se l'approprier. En ce sens les
incompréhensions apparues autour
de la querelle du Naturisme dans les toutes dernières années
du siècle annoncent celles qui, au lendemain de la guerre
et jusqu'au coeur même de la N.R.F. vont menacer l'oeuvre de Gide.
Parce
que la formule « ut pictura poesis » ne saurait
à elle seule définir l'entreprise de l'écrivain
et parce que les arts plastiques trouvent leur vocation moins dans
l'expression que dans la représentation, Gide utilise l'exemple
du peintre pour décrire le travail de l'artiste selon son
coeur. De Maurice Denis, il cite cette conviction qui projette en
même temps son propre classicisme : « Une oeuvre
d'art n'a d'importance qu'autant qu'elle est l'effet d'une volonté
réfléchie » (33). Dans son « épreuve
de Florence » qu'il a partagée avec Gide, Ghéon
tente de préciser la double tendance d'une esthétique
qui est à la fois disponibilité et réconciliation
entre les « directions » éparpillées
du moi. « Ne jugez-vous pas possible -- observe le narrateur
de cette « épreuve » au néophyte
émerveillé par l'art florentin -- qu'un grand et profond
peintre se satisfasse d'un sujet insignifiant, quitte à y
concentrer sa vie intérieure par l'effort tout puissant de
sa création ? A ce moment, le sujet du tableau, c'est
lui-même et le sujet dans le tableau vaudra ce que vaut l'homme
dans [98] l'exécutant » (34). L'oeuvre accomplie est dépassement, ce n'est pas un geste
à côté de la vie, et ce dépassement du
moi-poète par le moi-artiste -- comme disait le Journal à l'époque du Traité du Narcisse (35) -- trouve forme et signification nouvelles dans la double expérience
de l'art vécu et de l'art contemplé. Le passage d'un
égotisme rechigné et élaborateur de fantasmes
à un égotisme supérieur fondé sur la
« sympathie » se réalise dans la création
artistique ; en effet, « c'est alors que naît le
chef d'oeuvre -- écrit Ghéon en termes gidiens --
[...] : quand enfin l'artiste consent à se démettre »
(36). Le sujet importe
évidemment moins que cette discipline et que cette alchimie
pratiquées par Cézanne, par exemple, dans ses Trois
pommes pour lesquelles il « avait abdiqué sa vie »,
parce qu'il avait cru en ces fruits peints jusqu'à avoir
« déposé en eux tout son être »
(37).
Ce
dépassement que Gide exige de lui-même dans l'accomplissement
de son oeuvre et dont il souhaite que ses lecteurs soient les témoins,
il l'attend aussi de l'oeuvre des autres dont la critique est pour
lui prétexte à préciser sa démarche
propre. La perfection formelle, pourtant, ne peut suffire à
ses yeux, même à la suite de perfectionnements successifs,
à atteindre l'idéal : « Je ne puis, je n'ai
jamais pu -- avoue-t-il -- reprendre après coup une phrase
; tout le travail que j'y applique, c'est lorsqu'elle est encore
en fusion ; et chacune ne m'apparaît parfaite que lorsque
la retouche y devient impossible » (38). Le patient travail
des frères Tharaud, par exemple, et la perfection de forme
qui leur vaut en 1906 le Prix Goncourt reste moins probant et de
moindre valeur esthétique que l'imperfection certes, mais
la plus grande originalité créatrice de leur rival
malheureux Charles-Louis Philippe, qui s'inscrit dans une démarche
intérieure où c'est l'être même de l'écrivain
qui se donne et se crée dans son art. Pour Gide, nulle création
veritable sans schaudern, sans ce tremblement qui nécessite le jaillissement de l'oeuvre
et auquel l'oeuvre est l'unique réponse (39). L'idéal
gidien est fait d'équilibre, de rigueur, de sujétion
des passions particulières à l'intérêt
supérieur d'un art qui est à la fois objectivisation
et représentation d'une individualité propre, ce qui
est la forme esthétique de la fameuse profession de foi des
Nourritures terrestres : « Assumer
le plus [99] possible d'humanité » (40). En même temps
qu'il exige beaucoup de soi, cet idéal appelle Gide à
la participation à un groupe partageant les mêmes valeurs
dont il serait l'animateur. Ainsi, à L'Ermitage
d'abord, il s'est agi de réunir quelques libres esprits
qui, en dehors de toute école, manifestent de communes tendances
« un certain sens intime des aspects et des âmes,
un certain don, peut-être d'émotivité devant
les choses de la nature et de l'art » (41), à La
N.R.F. d'avant-guerre ensuite, c'est le même dépouillement,
le même dépassement des amours-propres et la même
exigence de rigueur qui prévalent dans les choix esthétiques
comme dans la conduite des oeuvres individuelles, l'idéal
commun étant fait du respect de l'idiosyncrasie de chacun.
L'ennemi commun et constant, c'est la littérature à
thèse, celle qui place le point de vue esthétique
au second rang : « L'oeuvre d'art
ne doit rien prouver; ne peut rien
prouver sans tricherie » (42), écrit Gide
à Jules Renard à propos de La
Bigote dont l'apriorisme qu'il
juge caricatural l'a indisposé. Et passant du regard critique
à celui du créateur, il oppose l'esthétique
de La Porte étroite
à celle de La Bigote
:
Qu'ai-je voulu faire
là, qu'un portrait ? [...] Je l'ai portraiturée
(Alissa), avec amour, c'est pourquoi -- tant il est difficile
au public de comprendre qu'une déposition puisse ne pas
être pour ou contre -- on a cru parfois, souvent même, que je
l'approuvais. D'autres ont vu dans mon livre une satire du protestantisme,
ce qui n'était ni moins faux, ni moins vrai. (43)
Le
va-et-vient de l'oeuvre à la critique révèle
la continuité d'une démarche intérieure fondée
sur le dédoublement du moi comme principe moteur de la création
: l'écriture gidienne est, en ce sens, foncièrement
ironique, c'est-à-dire interrogeante et critique ; elle est
soupçon plutôt qu'affirmation. Dans le « journal
sans date » qui à La
N.R.F. a succédé aux
« lettres à Angèle » de L'Ermitage, il défend cet égotisme
de l'écriture qui est l'occasion d'une floraison nouvelle
de sens : « Une personnalité neuve ne s'exprime
sincèrement que dans une forme neuve. La phrase qui nous
est personnelle doit rester aussi particulièrement difficile
à bander que l'arc d'Ulysse. » (44) La sincérité
elle-même, que Gide jadis avait confiée comme enjeu
à l'artiste (45), ne peut devenir
créatrice que si elle « entraîne [...] certaine
contention de style, de métier, qui forcément doit
paraître tout d'abord préciosité, [100] recherche,
artifice même -- simplement à ne pas verser dans le
convenu » (46) et que si elle est le moyen d'un effort, l'acceptation d'une contrainte
:
J'ai
ce travers de ne croire qu'aux oeuvres qu'on ne comprend pas bien
d'abord, qui ne se livrent pas sans réticence et sans pudeur.
On n'obtient rien d'exquis sans effort : j'aime que l'oeuvre se
défende, qu'elle exige du lecteur ou du spectateur cet
effort par quoi il obtiendra sa joie parfaite. (47)
Quant
à cette « société d'honnêtes
gens » (48) que l'oeuvre doit
brusquer et amener à réfléchir ou à
mettre en cause ses confortables idées reçues, elle
est tantôt méprisée -- « Compris ou
incompris, que voulez-vous que cela me fasse ! »
s'écrie Gide dans une lettre à Copeau (49) - tantôt traitée
avec plus d'égard, mais toujours appelée, quoi qu'en
dise l'écrivain, à devenir ses épigones et
à reconstruire cette oeuvre même d'une ferveur nouvelle.
L'art,
« unique chose au monde [à] ne pas être naturelle »
(50), implique la mise
en oeuvre d'autres critères que la simple imitation de modèles
connus ou que la simple affirmation d'une sincérité
et les catégories de la morale n'y ont pas cours, celle-ci
n'étant, on le sait, qu'« une dépendance
de l'esthétique » (51). Aussi le confort
intellectuel factice que promet la théorie barrèsienne
de l'enracinement compromet-il de toute évidence le dynamisme
de la création : « Il est bien difficile -- écrit
Gide à Ducoté -- de considérer l'oeuvre d'art
autrement que comme un aboutissement » (52).
En
1918, Gide juge être entré « dans la partie
affirmative de [s]a vie (53) après toute
une série d'oeuvres « ironiques » dont
la dernière semble être La
Symphonie pastorale et donc,
risquer de s'attirer des critiques forcément extérieures
au « point de vue esthétique » ; c'est
en tout ças ce que laisse supposer la suite de l'importante
lettre à Alibert que nous citions plus haut :
Dès qu'on n'appartient
plus à une des catogories morales inventées par
l'époque précédente, c'est le diable pour
se faire entendre. Et sans doute n'aurais-je pas trop de tout
le restant de ma vie pour prononcer ce qui reste en moi après
que j'aurai dépouillé l'ironie. [...] Jusqu'à
présent je n'ai vu clairement qu'une chose : c'est que
je n'étais ni ceci, ni cela. Et pourtant je
suis, malgré que le monde
m'affirme que je ne puis être que l'un ou l'autre. Et je
suis en dépit de l'un et de l'autre, et de tout -- et du
moi-même qui, hier encore, souriait. Voilà pourquoi
mon lot [101] est d'abord d'être suspect à tous.
Tous ces partis me font horreur ; non plus à droite qu'à
gauche, je ne sens place pour ce que j'ai de plus réel,
de plus irréfutable en moi-même.
(54)
L'importance
d'autrui, affirmée à la dernière page des Nourritures, va chez Gide de pair avec l'inquiétude qu'il ressent d'être
étiqueté et de voir son oeuvre clichée dans
des schémas préétablis. L'insuccès et
l'incompréhension de L'Immoraliste (55) lui paraissent aussi amers que le malentendu sur lequel repose
une partie de l'admiration que lui vaut La Porte étroite. L'infinie
complexité du moi gidien possède dans l'écriture
un champ lui-même infini non seulement pour tenter de représenter
de ce moi la figure la plus vraie, mais aussi pour projeter dans
le jeu de structures équivoques qu'elle constitue l'image
même de ce moi -- ou plutôt ses diverses figures : celle
qui se forme dans l'oeuvre au moment où elle s'écrit,
celle aussi que déchiffre le lecteur toujours prêt
à donner aux instances constitutives du récit des
directions nouvelles ignorées. Dans cette ambiguité
se situe l'origine de la fascination qu'exerce la littérature,
et en particulier l'oeuvre de Gide qui, en elle-même, fonde
la nécessité d'une lecture proprement poétique.
L'enjeu fantasmatique de l'oeuvre de Gide et la mise à l'épreuve
du moi qu'elle postule imposent en effet cette lecture de préférence
à toute autre qui, par les choix qui
seraient alors supposés, en restreindrait la portée
et la beauté. Le classicisme tel que Gide l'a défini
et tel que son oeuvre le reflète conduit tout lecteur conscient
et disponible à de continuelles recréations. Ainsi,
le clivage que Gide proposait lui-même dans sa lettre à
Alibert entre ironie et affirmation doit-il être réexaminé
à la lumière d'une conception plus large de la démarche
ironique : non plus critique seulement, mais interrogation progressive
et mise en question du sujet comme de l'objet, confrontation des
instances diverses du moi, refus de conclure... Le regard de Gide
sur son moi, non seulement sur celui dont l'écrivain cherche
à se détacher, mais aussi sur celui-là même
qui est en train d'écrire et dont l'écriture dénonce
l'ambiguïté, est nécessairement ironique et le
classicisme où il prend forme postule évidemment une
esthétique de la disponibilité.
Aucun
narrateur gidien -- c'est acquis -- n'est superposable ni identifiable
au moi de l'écrivain ; d'ailleurs ce moi-là, quel
est-il ? Chacun est bien plutôt une création autonome
qui, dans le cas des [102] récits à la première
personne et à la limite des oeuvres autobiographiques, a
choisi ou a adopté plus ou moins librement le je pour communiquer
son émotion ou sa sensibilité, pour masquer sa mauvaise
foi ou sa culpabilité. Cette création entretient avec
l'écrivain des relations problématiques. Plus qu'elle
ne lui permet en effet de distancier un problème dépassé,
elle avive ou met à jour des doutes nouveaux ou plus profonds
qui naissent de la pratique de l'écriture. Une pareille fécondité
fait de l'écriture le lieu même d'une conversion vers
la vie et, plus qu'un dépassionnement, celui d'un questionnement
nouveau, d'une redéfinition du moi. Si la création
est en soi indépendante de toute direction qui en limite
la portée et si, finalement, elle est tournée vers
l'accueil, les choix esthétiques eux-mêmes naissent
des structures mentales de l'écrivain pour qui l'oeuvre d'art
est la façon propre d'exister, d'« assumer le plus
possible d'humanité ». Ces choix sont inséparables
de ses déterminismes intérieurs et donc du dialogue
qu'il a, toute sa vie, entretenu avec lui-même et, en lui-même,
avec ce qui lui paraissait le plus étranger. Le rêve
de la table rase caressé un instant par le créateur
de Lafcadio est une nébuleusse qui ne résiste pas
à l'épreuve du réel ; de même le mythe
schopenhauerien du regard en soi doit se convertir dans l'accès
au monde et l'acceptation librement assumée
de son désir. L'oeuvre de Gide, en raison même des exigences
esthétiques, spirituelles, mais encore sensuelles qui l'animent,
ne peut échapper à cette épreuve du réel
dont elle est à la fois la compensation et la transcendance,
par le déplacement qu'elle opère du plan de la nature
au plan de l'art. Si Gide doit quelque chose à la fréquentation
des Symbolistes et de Mallarmé, c'est bien cette primauté
de l'esthétique sur tout autre engagement, même si
sur ce point il a beaucoup évolué depuis ce premier
exercice d'école que constituait Le
Traité du Narcisse. Pour lui,
loin d'impliquer les silences du moi, elle suppose au contraire
son affirmation et l'aveu autant que la recherche de son ambiguïté
et de sa complexité. La prééminence de l'esthétique
sur l'éthique participe d'un choix ontologique, entraîne
le refus des formes littéraires périmées, réductrices
ou encore non distanciées par l'ironie et propose de [103]
substituer au développement d'une thèse a priori la
voie nouvelle d'une vérité à conquérir.
Enjeu de liberté et de clarté, l'écriture gidienne
est porteuse de sens, parce qu'elle est à la fois la plus
générale et la plus personnelle qui soit (56), parce qu'elle est élaboratrice de disponibilité
- « L'histoire de l'homme -- dit Littérature
et morale avant Le Prométhée mal enchaîné
- c'est celle des vérités que l'homme a délivrées »
(57) -- parce qu'enfin
elle est dialogue incessant du moi avec les autres figures de soi
qu'elle produit. Écrire, c'est privilégier les données
de la sensibilité sur celles de l'éducation, c'est
préférer un moi à construire à cet autre
délétère qui, s'il ne s'était aboli
dans l'expérience d'André Walter, n'aurait été
qu'un fruit sec.
Mais
nul ne fonde son oeuvre sur rien. Le bouleversement que traduit
l'écriture des Nourritures, cette révélation poétique non seulement que
l'existence est possible par les sens, mais encore que ceux-ci dissociés
de toute figure culpabilisante sont dispensateurs de bonheur, trouvent
leur lointain accomplissement dans la rencontre de Marc, le Nathanaël
nouveau ; le péché, désormais, c'est « tout
ce qui comporte nuisance » (58). La prééminence
du « point de vue esthétique » s'accompagne
donc d'une revendication des vérités de l'intuition
et du bonheur des sens qui s'affranchissent des lois d'une morale
mal comprise. La recherche de Gide n'est pas d'abandon, mais de
rigueur ; elle fonde une liberté en même temps qu'une
discipline et elle n'obtient forme adéquate que dans la création
littéraire, parce que celle-ci engage dans son jeu subtil
toute l'économie du moi. Ses oeuvres les plus proches de
l'élan où l'effusion lyrique se fait la plus intime
et la plus mimétique sont Amyntas et Les
Nourritures dont Gide tente d'expliquer l'intention à Jacques-Émile
Blanche qui, cette fois, en a eu, au moins en partie, l'intuition
:
Je
tiens la littérature picturale (le « ut pictura poesis ») pour une aussi déplorable aberration que la
peinture littéraire ; je ne crois pas, d'un bout à
l'autre de mon volume, avoir peint ou décrit un seul paysage
-- et j'allais dire un seul objet -- mais bien exprimé
la sensation que je ressentais à son contact. L'étrange,
c'est que vous semblez croire que j'ai écrit ainsi malgré
moi -- ou inconsciemment tout au moins. N'y dis-je point : « Que
l'importance soit dans l'oeil, non dans la chose regardée »,
etc., etc... (59)
[104]
Cette prééminence du regard sur le jugement, de la
sensibilité sur l'objet qui l'inspire, est à la base
de la création gidienne. Elle implique aussi l'accès
à une forme, à la conception d'une « oeuvre
de raison » qui engrange toute la complexité du
moi et qui mesure, dans cette densité de l'écriture
même, le dialogue des sensibilités particulières
qui le composent. Dans les récits, l'ironie de la narration,
en donnant au lecteur l'illusion qu'il est dans le réel,
accuse simplement soit le caractère ludique de la littérature,
soit le caractère illusoire de ce réel même
dans lequel il vit. L'écriture recèle la clé
du moi gidien et, nous le disions déjà, le moi produit
moins l'oeuvre que l'oeuvre ne produit le moi ; c'est cette distanciation-là
qui en fait le lieu d'une révélation. La diversité
des formes et des structures de l'oeuvre répond donc moins
à un choix qu'à une exigence intime du moi. Le « point
de vue esthétique » -- écrit Gide en 1918
-- est le seul « qui ne soit exclusif d'aucun des autres ».
Mais comme en littérature tout signe passe par le langage
et que rien n'y peut se passer du langage, ce sont les structures
mêmes de l'imaginaire et la situation de l'écrivain
devant son écriture, avec leurs divers prolongements, qui
sont de toute facon l'objet que se propose tout critique, et donc
tout lecteur. L'oeuvre de Gide, quant à elle, vise à
produire une image du moi qui ne soit plus simple rupture par le
désir qu'elle dresse vers le monde, mais élaboration
d'un univers de clarté et de réconciliation qui, par
les signes qu'elle nous adresse, nous interroge et nous donne à
participer à sa glorieuse beauté.
Notes
[Les références
réactualisées en mars 2000 sont portées en
rouge.]
1. Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman. Ed. de Minuit,
1963, p. 30.
2. Ibid., p. 39.
3. Cf. Henri Ghéon, « Le
classicisme et M. Moréas », Nos Directions, éd. NRF, 1911,
p. 132.
4. Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 42.
5. Gide, Nouveaux
Prétextes, Mercure de France,
éd. 1963, « Nationalisme et littérature »,
p. 186 [Essais critiques,
éd. Pléiade, 1999, p. 199].
6. Cité par Alain Robbe-Grillet,
op. cit.,
p. 26.
7. Cité dans la lettre
de Gide à Massis, 24 janvier 1924, in Oeuvres complètes, tome XII,
1937, p. 555.
8. « Les Limites de
l'art », Prétextes, éd. cit.,
p. 27 [Essais critiques,
éd. Pléiade, 1999, p. 423].
9. Journal
1889-1939, 23 avril 1918, éd.
Pléiade, p. 652 [Journal 1887-1925,
éd. Pléiade,
1996, p. 1064].
10. Ibid., 13 octobre 1918, p. 658 [Journal 1887-1925,
éd. Pléiade,
1996, p. 1072].
11. Cf. Traité du Narcisse, éd.
Pléiade, p. 9.
12. Jacques Rivière,
« André Gide », in Etudes, Gallimard, éd. 1944,
p. 166.
13. Lettre de Gide à
Jean Schlumberger, 7 décembre 1921, citée in Jacques
Rivière-Jean Schlumberger, Correspondance, Lyon, Centre d'Etudes
Gidiennes, 1980, p. 252.
14. Journal
1889-1939, 17 octobre 1910, p. 321-2
[Journal 1887-1925, éd. Pléiade, 1996, p. 662].
15. Ibid., 15 juin 1914, p. 420 [Journal 1887-1925,
éd. Pléiade,
1996, p. 790].
16. Cf. ibid., 25 août 1938, p. 1314
[Journal 1926-1950, éd. Pléiade, 1997, p. 615-6.
17. Lettre de Gide à
Paul Valéry, 5 juillet 1901, Correspondance, Gallimard, 1955, p.
385.
18. Lettre de Gide à
Alibert, 17 janvier 1914, Correspondance, Lyon, PUL, 1982, p. 106-7. Alibert, à cette époque,
réunit des documents pour une étude sur Gide.
19. Lettre de Gide à
Francis Jammes, 17 avril I898, Correspondance, Gallimard, 1948, p.
138.
20. « Chroniques de
L'Ermitage 1 », Nouveaux
Prétextes, éd. cit.,
p. 167 [Essais critiques, éd. Pléiade, 1999, p. 130].
21. Henri Ghéon, « Réalisme
et poésie », Nos Directions, éd. cit., p. 27.
22. « Les Limites
de l'art », Prétextes, éd. cit.,
p. 26.
23. Lettre de Gide à
Ghéon, 20 mars 1899, Correspondance, Gallimard, 1976, p.
197.
24. Hegel, Esthétique, tome I : Introduction
à l'Esthétique, Aubier-Montaigne,
1964, p. 939 et 141.
25. « Les Limites de
l'art », Prétextes, éd. cit.,
p. 26 [Essais critiques,
éd. Pléiade, 1999, p. 422].
26. Lettre de Cide à
Copeau et de Copeau à Gide, 23 et 25 juillet 1906, Correspondance, tome I, Cahiers André Gide
12, Gallimard, I987, p. 204 et 206.
27. Lettre de Gide à
Blanche, 11 juillet I902, Correspondance, Cahiers André Gide 8,
Gallimard, 1979, p. 119-20.
28. « Emile Verhaeren »,
in Oeuvres complètes,
tome 10, Gallimard, 1936, p. 6 [Essais critiques, éd. Pléiade, 1999, p. 859].
29. Henri Ghéon, « Lettre
sur le vers libre », Nos
Directions, éd. cit., p. 224.
30. Cf. « Réponse
à une enquête de La Renaissance sur le classicisme », Incidences, Gallimard, 1924, p. 211
[Essais critiques,
éd. Pléiade, 1999, p. 279-80].
31. Paludes, éd. Pléiade,
p. 69.
32. Henri Ghéon, « M.
D'Annunzio et l'art », Nos
Directions, éd. cit., p. 146.
33. Cité dans « Préface
au Catalogue de l'exposition Maurice Denis », in
Oeuvres complètes, Gallimard, tome IV, 1933, p. 419.
34. Henri Ghéon, « L'Épreuve
de Florence », NRF, janvier 1913, p. 79.
35. Cf. Journal
1889-1939, 11 janvier 1892, p. 30
[Journal 1887-1925, éd. Pléiade, 1996, p. 151-2].
36. Henri Ghéon, art.
cit., p. 81.
37. Ibid., p. 82.
38. Journal
1889-1939, 9 janvier 1907, p. 229-30
[Journal 1887-1925, éd. Pléiade, 1996, p. 550].
39. Cf. ibid., 9 avril 1906, p. 207-8 [Journal 1887-1925, p. 518-19] et « Journal sans date 2 », in
Nouveaux Prétextes,
éd. cit., p. 225 [non
repris dans Essais
critiques].
40. Les
Nourritures terrestres, éd.
Pléiade, p. 158.
41. L'Ermitage, janvier 1899, p. 7.
42. Lettre de Gide à
Jules Renard, s. d., in Nouveaux Prétextes,
éd. cit., p. 300 [non
repris dans Essais
critiques].
43. Ibid.
44. « Journal sans
date 3 », ibid., p. 237 [non repris dans
Essais critiques].
45. Cf. Journal
1889-1939, janvier 1892, p. 28-30
[Journal 1887-1925, p. 148-52].
46. « Journal sans
date 2 », Nouveaux Prétextes,
éd. cit., p. 225 .
47. Ibid., p. 226.
48. « De l'importance
du public », ibid., p. 157.
49. Lettre de Gide à
Copeau, 23 octobre 1910, Correspondance, éd. cit., p. 402.
50. Corydon, Gallimard, éd. 1981,
p. 32.
51. « Chroniques de
L'Ermitage 1 », Nouveaux
Prétextes, éd. cit.,
p. 168.
52. Ibid., p. 167[Essais critiques, éd. Pléiade, p. 131].
53. Lettre de Gide à
Alibert, 17 janvier 1914, Correspondance, éd. cit., p. 107.
54. Ibid.
55. Cf. « Le regard
du public m'est odieux jusqu'à m'ôter le goût
de vivre ; il ôte toute valeur à l'acte, tout prix
à la sincérité. Où l'on vondrait garder
le bel air d'attaquer, on aura l'air de se défendre ».
Lettre de Gide à Ghéon, 30 juillet 1902, Correspondance, éd. cit., p.
454.
56. On songe à Goethe
et à ce que Gide en disait : « Se laissant vivre
en les choses comme Pan, partout, il écarte de lui toutes
limites, jusqu'à n'avoir plus que celles mêmes du monde.
Il devient banal, supérieurement. » Journal 1889-1939, 13 septembre 1893,
p. 42 [Journal 1887-1925,
p. 173].
57. « Littérature
et morale », ibid., p. 91 [Journal 1887-1925,
p. 255].
58. Ibid., 18 avril 1918, p. 651 [Journal 1887-1925, p. 1063].
59. Lettre de Gide à
Blanche, Correspondance, 28 octobre 1907, éd. cit., p. 159-60.
Pierre LACHASSE
Agrégé
de l'université, Pierre Lachasse est l'auteur d'une thèse
de Doctorat d'Etat (non publiée), L'Itinéraire d'André Gide : Ecriture et Problématique
du Moi. Membre du Conseil d'administration
de l'Association des
Amis d'André Gide,
il a publié plusieurs articles sur l'oeuvre de l'écrivain,
consacrés notamment à la poétique du récit,
comme ce « Thésée, le labyrinthe du récit »
dans lequel il montre que, derrière l'apparente fluidité
de l'écriture, se dissimule une structure complexe fondée
sur le jeu et la mise en scène de la parole. Il a en outre
publié plusieurs études sur d'autres écrivains
du XXème siècle, comme François Mauriac, Eugène
Dabit et surtout Henri Ghéon et collaboré au colloque
de Marne-la-Vallée sur Le Premier Homme d'Albert Camus. En se spécialisant
sur la période qui conduit de la victoire du Symbolisme à
la Grande Guerre (1890-1914), ses travaux s'orientent actuellement
dans deux directions parallèles. D'un côté il
se préoccupe des formes brèves du récit, notamment
de l'irritante question de ses frontières avec le poème
en prose et le fragment narratif ou lyrique, ce dont témoignent
ses communications aux colloques de Cerisy-la-Salle (L'Ecriture d'André Gide) et de Sheffield (Retour aux Nourritures
terrestres). De l'autre, il étudie les revues littéraires d'avant-garde
et prépare en ce moment un ouvrage sur l'Ermitage (1890-1906), qui est le seul parmi les plus importants recueils de
l'époque à ne pas avoir encore son historien.
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