Raymond MAHIEU, « La Symphonie
pastorale et la lutte des tropes ».
Colloque « 1918
dans l'itinéraire d'André Gide » [Paris,
Sénat, 1988],
. BAAG, n° 78-79,
avril-juillet 1988, pp. 58-70.
© Raymond MAHIEU
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Texte mis en ligne sur Gidiana
le 15 janvier 2000.
La lecture de La
Symphonie pastorale qui est proposée ici s'est élaborée
à partir de trois présupposés, dont aucun,
considéré isolément, n'offre d'ailleurs un
caractère original. Le premier est que ce récit,
dans l'histoire de l'écriture gidienne, marque la dernière
phase d'une sorte de procès de liquidation, préalable
nécessaire à la possibilité de nouvelles
entreprises. On se rappellera ces lignes du projet de préface
de La Symphonie pastorale : « [...]
je sentais que je ne pourrais m'atteler à rien d'autre
le coeur léger, avant d'abord d'en être quitte. C'était
le dernier de mes projets de jeunesse, derrière quoi je
ne voyais plus rien qui m'empêchât de travailler enfin
librement [...]. »1
Quant à ce que ce déblaiement achevé rendait
possible, nous y verrons, faut-il le dire, l'adhésion aussi
complète que circonspecte à la forme romanesque,
telle qu'elle se réalisera dans Les Faux-Monnayeurs.
La deuxième considération liminaire renvoie
à une réflexion bien connue du Journal,
contemporaine de la rédaction de La Symphonie
pastorale : « Le point de vue esthétique
est le seul où il faille se placer pour parler de mon oeuvre
sainement. »2 Appliquée au récit du
pasteur, cette consigne autorise d'abord à exclure du propos
critique développé ici toute espèce de considération
psychologique, éthique ou théologique, ou du moins
à ne leur réserver qu'une place subalterne ;
mais elle incite en outre à faire un pas de plus -- considérable,
peut-être -- dans la direction qu'elle suggère, et
à avancer que si l'oeuvre de Gide, et en particulier La
Symphonie pastorale, est du ressort de l'esthétique,
ce n'est pas seulement en tant que soumise, comme forme d'énonciation,
au [59] jugement, mais aussi en tant que faisant de l'esthétique
de l'énonciation un des objets de sa diction. Pour
le dire autrement : il s'agira ici de lire ce qui dans cette
histoire de transparence et d'opacité, de mensonge et de
vérité, met en représentation l'affrontement
de certaines habitudes langagières face au réel3.
Un troisième prolégomène, enfin, nous sera
fourni par ce que, sur le plan des événements qu'il
raconte, le récit impose d'évaluer en termes de
succès et d'échec. Si La Symphonie pastorale
est bien le récit d'une catastrophe, faut-il considérer
que celle-ci se condense toute autour du pasteur, abandonné
à son « aridité » finale 4 ? On ne peut s'empêcher de penser que, sous un certain angle au
moins, la disparition de Gertrude apparaît comme une sanction
bien plus radicale encore que l'exil intérieur vécu
par l'homme d'église. Et que, dès lors, ce sont
avant tout les valeurs dont celle-ci est porteuse -- dans l'axiologie
bien spécifique qui sera ici en jeu -- qui sombreront avec
elle.
Qu'est-ce
qui mourra avec Gertrude, en Gertrude ? Pour le bien percevoir,
il faut reprendre son histoire à l'origine, remonter au
lieu de sa « naissance textuelle » :
pour constater que, dans un monde aisément pris en charge
par le langage de la quotidienneté, la jeune aveugle surgit
d'emblée comme ce qui résiste à ce langage,
comme ce qui lui impose l'épreuve de l'altérité.
Cette émergence de l'inassimilable se marque d'autant plus
fortement qu'elle se retrouve aussi bien dans le temps de la représentation
que dans le temps du vécu. Là comme ici, c'est un
accident inattendu, mais encore rationalisable, qui va donner
lieu à une révélation échappant, elle,
à l'intégration discursive. La neige exceptionnellement
abondante qui ensevelit La Brévine au moment où
le pasteur entreprend son récit n'est d'abord rien de plus
que l'occasion d'un réaménagement de la durée,
et de son investissement par une activité d'écriture
encore inconsciente des conflits qu'elle aura à traverser.
Semblablement, deux ans et demi auparavant, le détour imprévu
chez la vieille mourante ne laissait rien attendre non plus qui
fût de l'ordre de la [60] révélation. Cependant
-- à peine le trajet commencé, à peine la
narration mise en train --, les références acquises
subissent une sorte de brouillage symptomatique :
[...] l'enfant me fit
prendre une route où jusqu'alors je ne m'étais
jamais aventuré. Je reconnus pourtant, [...] sur la gauche,
un petit lac mystérieux où jeune homme j'avais
été quelquefois patiner. Depuis quinze ans je
ne l'avais plus revu, [...] et j'avais à ce point cessé
d'y penser qu'il me sembla, lorsque tout à coup, dans
l'enchantement rose et doré du soir, je le reconnus,
ne l'avoir d'abord vu qu'en rêve.
La route suivait le cours d'eau qui s'en échappait, coupant
l'extrémité de la forêt, puis longeant une
tourbière. Certainement je n'étais jamais venu
là. (p. 6)
Le cheminement s'est fait
aventure. L'espace qui se découvre ne se prête plus
à la reconnaissance, indexe une appartenance à un
univers signifié comme autre, celui du « rêve ».
C'est donc à une conscience
désorientée, transplantée (et à une
écriture qui, coïncidant avec elle, ne l'est pas moins)
que se présente l' « être incertain »
(p. 8), sans visage et sans nom, qu'Amélie, à
son tour, désignera, plus économiquement et plus
crûment, comme l'innommable : « ça »
(p. 14). Ainsi, Gertrude avant Gertrude, au moment de son
irruption première, est d'abord résistance pure
à l'appréhension langagière, silence imposant
le silence : « dort-elle ? et de quel sommeil noir... »
(p. 10). Comme on le sait, l'éveil sera rapide. Ou,
plus exactement, le récit sera rapide, à un point
tel que la sorte de précipitation qu'il montre n'a pas
manqué de susciter, dès la publication de La
Symphonie pastorale , les commentaires de la critique. Au
centre de ces débats, la contradiction, effectivement provocante,
entre l'inévitable lenteur d'un procès d'apprentissage,
répétitif et patient, et le compte rendu pour ainsi
dire précipité qui en est fait par le pasteur. Sous
le rapport, par exemple, de la vérité psychologique,
(mais quelle vérité, au fait ?), Gide avait-il eu
raison d'éluder la représentation de la durée ?
Ce que Thibaudet appelait son « franc parti de schématisme
et de concision » 5 n'impliquait-il
pas le sacrifice de ce que nous savons sur le travail du temps ?
Prenant en quelque [61] sorte le contre-pied de ces questions,
nous avancerons que ce sacrifice, précisément, dans
la perspective où nous nous situons, était rigoureusement
nécessaire. Comme on le verra encore mieux un peu plus
loin, il fallait que Gertrude soit, dans le système langagier
de La Symphonie pastorale , celle qui apparaisse comme
passant sans transition de l'absolu de l'absence à l'absolu
de la présence : celle qui, longtemps exclue de l'univers
de la parole usuelle, y fasse soudain irruption pour, d'ailleurs,
ne pas s'y installer, mais, du mouvement même où
elle y pénètre, le traverser et le dépasser.
Le radicalisme miraculeux de ce renversement, l'épisode
du 5 mars tel que le rapporte le pasteur fait mieux que le suggérer:
Tout à coup ses
traits s'animèrent ; ce fut comme un éclairement
subit, pareil à cette lueur purpurine dans les hautes
Alpes qui précèdent 6 l'aurore,
fait vibrer le sommet neigeux qu'elle désigne et sort
de la nuit ; on eût dit une coloration mystique ;
et je songeai également à la piscine de Bethesda
au moment où l'ange descend et vient réveiller
l'eau dormante (p. 54).
Curieuse relation d'un avènement
de la parole (car, dès ce moment, Gertrude parlera) que
ce récit qui, justement, n'est pas « de paroles »
7. Comme si le franchissement désigné
pouvait -- devait -- ignorer l'espace du langage quotidien ;
comme si, visitée par l'ange, Gertrude n'était tirée
du néant du manque que pour être aussitôt instituée
dépositaire d'une plénitude langagière tout
aussi étrangère à la mesure commune.
Aux
références bibliques du pasteur, on aimerait ajouter
ici les premières lignes de l'évangile selon Saint
Jean : tout naît avec le verbe, le Verbe est naissance
-- même (et peut-être surtout) si cette naissance
échappe au dire. Entendons par là que, du moment
où elle sera douée de la faculté du langage,
Gertrude l'exercera sur un mode constamment neuf, irréductible
aux pratiques discursives du monde qui l'entoure. Parce qu'elle
ne dispose pas des relais visuels qui lui permettraient de conceptualiser
ses perceptions conformément aux normes reçues,
parce que, en d'autres mots, les opérations médiatrices
qui marquent l'acquisition traditionnelle du langage lui sont
interdites, l'aveugle est amenée à construire son
système [62] linguistique à partir d'un réseau
original d'analogies, à signifier sa présence au
réel de manière constamment métaphorique.
Et, du coup, sa pauvreté supposée apparaît
comme richesse, la parole du dénuement devient profusion
continûment renouvelée. Ainsi, par une sorte d'oxymore
sémiotique -- qui redouble d'ailleurs les paradoxes psychologiques
et moraux que les vertus de la cécité inspirent
au narrateur 8 -- celle que son infirmité
est censée murer dans l'obscurité n'éprouve
le langage qu'en ce qu'il a d'éblouissant, qu'en des fulgurations
toujours inaugurales par lesquelles se rebâtissent à
neuf les relations internes des ensembles signifiants.
Est-elle la seule à connaître,
dans ce récit, de telles aventures de la signification ?
Il faut bien constater que, dans l'univers de l'analogie, le pasteur,
par nécessité pédagogique, a précédé
son élève, et qu'il continue à l'y accompagner.
Mais il n'y trouve pour son compte que le champ d'incursions hésitantes,
souvent problématiques (par exemple lorsqu'il s'agit de
faire concevoir la distribution des couleurs du prisme 9),
alors qu'elle s'y meut dans le bonheur d'un pouvoir toujours renouvelé
d'invention. Invention des oiseaux, nommés « comme
un pur effet de la lumière »(p. 36). Invention
du paysage :
Au bas du livre, je vois
un grand fleuve de lait fumeux, brumeux, couvrant tout un abîme
de mystère, un fleuve immense, sans autre rive que, là-bas,
tout au loin devant nous, les belles Alpes éblouissantes...
(p. 82)
Pour le narrateur qui consigne
ses phrases et, indirectement, pour l'ensemble de la communauté
discursive à laquelle il se rattache, Gertrude est bien
l'organisatrice triomphante d'une parole jamais entendue, et apparemment
grosse de tous les possibles. Cependant, cette souveraineté
solitaire est aussi ce qui la constitue en tentatrice. Fontanier
exigeait de la métaphore qu'elle fût « vraie
et juste, lumineuse, noble, naturelle,
et enfin cohérente » 10.
S'il est certain que le récit fait tout, dans La Symphonie
pastorale, pour que ces qualificatifs s'appliquent très
précisément au discours de l'aveugle, il apparaît
aussi que cette justesse et cette luminosité, cette noblesse
et ce naturel, et, surtout, cette cohérence, lui valent
[63] d'être tout ensemble idéal et péril.
A ne considérer que la dernière qualité,
tout se passe comme si le système discursif proposé
par Gertrude imposait au narrateur qu'elle fascine une vision
du monde trompeuse à proportion de son pouvoir de réconciliation :
d'où elle se fait entendre, et donne à penser qu'il
est possible de parler, l'aveugle efface ce que la vie impose
d'inconciliable, et il est permis de penser que la confusion intenable
d'Eros et d'Agapé où se noue le drame du pasteur
est au moins encouragée par une parole où des possibles
éblouissants dissolvent toutes contradictions. Bref, à
la reconstruction par la métaphore répond, à
la limite, la désintégration de l'aptitude à
vivre le monde comme il va.
Ce
n'est donc pas un hasard si, réveillée de son obscurité
trop lumineuse, l'infirme guérie s'avise avant toute chose,
comme d'un « secret mortel » 11,
qu'à l'unité que postulait son langage correspondait
une division de fait ; qu'il lui apparaissait « tout
de suite [..] que la place [qu'elle occupait] était celle
d'une autre » (p. 16) et, conjointement, que l'être
unique qu'elle aimait était double, réparti entre
le père et le fils 12. Homogénéité
éclatée, dont plus rien, pour elle, n'est capable
de rendre compte. Avec la péripétie de l'opération
réussie, c'est toute l'ambition naïve, et sublime,
d'un certain langage de dire la vie en l'inventant comme unité
qui s'effondre. La métaphore se découvre fille des
mensonges protecteurs de la nuit, et dès lors que règne
la lumière impitoyable du grand jour, il lui faut disparaître.
Autant que le cri de désespoir existentiel d'un être
qui s'est perdu en un autre et ne se retrouve plus en lui, les
dernières paroles de Gertrude peuvent se lire comme la
déclaration de rupture adressée au monde par une
parole dépossédée de la prise qu'elle avait
sur lui :
Vous voyez bien qu'il
ne me reste qu'à mourir. J'ai soif [...] J'étouffe.
Laissez-moi seule. Ah! de vous parler ainsi, j'espérais
être plus soulagée. Quittez-moi. Quittons-nous.
Je ne supporte plus de vous voir. (p. 130)
Réduite
au silence, la métaphore va céder la place à
la rivale que, [64] tout au long du récit, elle avait sans
doute occultée, la métonymie. Revenant par un détour
imprévu aux références bibliques, il est
tentant de citer ici le parallèle plaisant établi
par Gérard Genette entre les deux tropes : « Métonymie
et Métaphore, ce sont les deux soeurs de l'Evangile :
Marthe, l'active, la ménagère, qui s'affaire, va
et vient, passe, chiffon en main, d'un objet à l'autre,
etc., et Marie, la contemplative qui a "choisi la meilleure part "
et ira droit au Ciel. » 13 Et comment
résister à l'envie de prolonger cette opposition
en l'appliquant aux personnages féminins antagonistes de
La Symphonie pastorale, Amélie-Marthe et Gertrude-Marie ?
La question, à vrai dire, est de savoir si, dans ce récit,
la hiérarchie réelle des deux figures de rhétorique
est bien définie par la valorisation évidente accordée
aux prestiges de la métaphore. Que l'aveugle soit l'objet
explicite majeur de l'investissement narratif ne doit pas, à
cet égard, occulter le fait que le travail de cette
narration est, de bout en bout, placé sous le signe de
la métonymie.
J'ai projeté d'écrire
ici tout ce qui concerne la formation et le développement
de cette âme pieuse, qu'il me semble que je n'ai fait
sortir de la nuit que pour l'adoration et l'amour. 14
La tâche que se prescrit
le pasteur à l'origine du récit n'est pas d'abord
de peindre une épiphanie, mais de rapporter un cheminement,
« la formation et le développement »
d'une âme. Et s'il est vrai que le projet tel qu'il s'expose
paraît rêver, téléologiquement autant
que théologiquement, de faire culminer cette relation dans
la non temporalité et la non spatialité triomphantes
de « l'adoration et l'amour », il n'est pas
moins certain que l'écriture, ici, sait qu'elle a à
compter avec les pesanteurs du temps et de l'espace. Ce dont il
s'agit, c'est de rendre compte du surgissement de l'extraordinaire
dans l'ordinaire des jours et des lieux, c'est-à-dire de
lui donner intelligibilité moyennant une série d'opérations
intégratrices ; et si le propos va se problématisant
à mesure que le narrateur découvre mieux ce que
cette irruption implique de subversion, il n'en sera pas abandonné
pour autant: jusqu'à la dernière ligne, le récit
s'appliquera à dire les adhérences du réel
avec les moyens du réel tel qu'il est contraint d'y adhérer,
à savoir dans le registre de la métonymie.
[65]
Ce parti pris, en lequel il nous faut voir un choix, est d'abord
perceptible, au niveau des contenus diégétiques,
dans une sélection et une distribution des événements
et comportements racontés par lesquels l'inconnu et l'impensable
sont constamment approchés, encadrés, apprivoisés
par les médiations de la normalité. C'est ainsi
que, dès l'installation de l'aveugle au foyer pastoral,
son existence en soi mal définissable devient concevable
à partir de la position ambiguë qu'elle y occupera,
où la disjonction se compense toujours par une forme de
contiguïté : le premier soir déjà,
par exemple, elle apparaît comme celle qui n'appartient
pas à la tribu, que l'on ne touche pas, mais que l'on pourrait
toucher (« Pourquoi est-ce que je ne l'ai pas embrassée
? », demande la petite Charlotte -- p. 20).
Par la suite, l'apprentissage de Gertrude, tout exceptionnel qu'il
soit, sera pourvu de grilles référentielles qui
mettront en jeu soit la notion de modèle (son éducation
reproduit celle de Laura Bridgeman 15), soit
le principe de proximité (la croissance spécifique
de la jeune fille est parallèle, en somme, à celle
des enfants de la famille 16). Et même
la tendresse qui, plus tard, s'esquisse entre l'infirme et Jacques
est donnée à lire comme le produit d'un rapprochement
physique :
[...] il était
contre elle et, à plusieurs reprises, je le vis qui prenait
sa main pour guider ses doigts sur les touches. N'était-il
pas étrange déjà qu'elle acceptât
de lui des observations et une direction dont elle m'avait dit
précédemment qu'elle préférait se
passer ? ( p. 58 )
En
matière de mouvements libidinaux, cependant, c'est au niveau
du discours narratif que le travail médiateur de la métonymie
est le mieux perceptible. Dans la première partie du récit,
le mécanisme même qui, sur le plan psychologique,
enferme le pasteur dans la méconnaissance de ses sentiments
réels envers Gertrude le détermine à ne désigner
ceux-ci que par des approximations, à ne sélectionner,
dans le paradigme de l'affectivité, que des dénominations
voisines de celles qui devraient s'appliquer à sa situation.
De la sorte, les émotions éveillées par la
jeune fille seront définies -- et déguisées,
bien entendu -- tantôt par la postulation (implicite) d'une
équivalence du moral et du physique ( c'est la beauté
spirituelle inscrite sur le [66] visage illuminé de l'aveugle
qui conduit à déposer un baiser « sur
ce beau front », p. 54), tantôt par le recours
à quelque doxa morale (la jalousie ressentie envers Jacques
est formulée par une proclamation de sollicitude de l'éducateur
pour la fragilité de son élève 17),
tantôt par la référence à une sorte
de psychologie de l'intersubjectivité (les difficultés
de communication qui s'élèvent entre le pasteur
et Amélie mettent en lumière, a contrario,
sa complicité envers Gertrude 18), tantôt,
et c'est sans doute le plus évident, par la mobilisation
des préceptes évangéliques. Sous ce rapport,
l'utilisation récurrente du texte sacré (par exemple
la parabole de la brebis égarée), aux fins non tant
de légitimer les événements que de leur donner
intelligibilité, est d'une transparence qui dispense de
commentaires.
S'il est peu contestable que, tant
que persiste l'aveuglement du pasteur, rhétorique de la
mystification et adhésion à la métonymie
se confondent, cette figure garde-t-elle sa prévalence
au moment où, dans le deuxième Cahier, le narrateur
en arrive enfin à identifier la nature de ce qu'il éprouve
pour la jeune fille, « ose appeler par son nom le sentiment
si longtemps inavoué de [son] coeur » (p. 86) ?
Il est certain que l'acquisition d'une clairvoyance dont on peut,
du reste, soupçonner qu'elle est moins subite qu'il ne
l'est affirmé 19, mais, plus encore,
la métamorphose du medium narratif, adoptant à présent
la forme du journal, entraînent un changement qualitatif
dans la mise en forme de l'expérience. Il importera donc
d'établir, d'abord, si les segments discursifs à
dominante conceptuelle qui vont se multiplier laisseront encore
sa place à la pratique métonymique ; de déterminer,
ensuite, si l'économie nouvelle du récit altérera
le rôle spécifique que cette pratique jouait dans
la représentation des événements. A la première
question, la réponse sera relativement simple. Marqué
d'un caractère plus argumentatif, le propos du pasteur
n'en reste pas moins tributaire des procédures métonymiques.
Les débats théologiques et moraux qui se développent
ici, en tant qu'ils se caractérisent par une démission
de la tâche d'affronter toutes les implications de la situation,
supposent nécessairement un déplacement des problèmes,
et dès lors un refus de les formuler autrement qu'en substituant
aux termes exacts des dénominations voisines ; ainsi,
par [67] exemple, l'inquiétude spécifique d'Amélie
deviendra inaptitude à l'épanouissement 20.
Quant à la fonction proprement narrative de l'écriture,
dans la mesure où l'enjeu n'en a pas fondamentalement varié,
elle continue de son côté, et à proportion
même de la précarité qu'elle a découverte,
à s'appuyer sur les systèmes médiateurs mis
en place dès l'origine. Tout ce qui arrive est, comme précédemment,
conduit à intégration par juxtaposition. Comment
mieux inscrire la contemplation amoureuse de Gertrude qu'en la
dérivant de la description du tableau attendrissant qu'elle
forme avec Louise de La M. . .?
Qu'il m'est doux [...]
de les voir, assises l'une auprès de l'autre et Gertrude
soit appuyant son front sur l'épaule de son amie, soit
abandonnant l'une de ses mains dans les siennes, m'écouter
lire quelques vers de Lamartine ou de Hugo ; qu'il m'est
doux de contempler dans leurs deux âmes limpides le reflet
de cette poésie ! ( p. 106)
Pour être désormais
reconnus, les vertiges de l'amour n'en restent pas moins soumis
aux évocations obliques :
Mon âme avait à
ce point quitté mon corps -- il me semblait que le moindre
caillou sur la route nous eût fait tous deux rouler à
terre. ( p. 114)
D'une chute à l'autre :
le récit n'évoque le risque de la première
que pour mieux désigner la tentation de la seconde...
Travestissements
-- et pertes de signification ? Le saut rêvé
dans l'inconnu de la passion, où s'annuleraient le temps
et l'espace dans la résolution d'une attente, le pasteur
ne s'y résoudra pas ; ou, si l'on préfère,
il ne lui sera pas donné de l'accomplir. Mais son récit
se construit de cet inaccomplissement. Il faut en effet distinguer
ici ce qui dans l'ordre du narré est perte -- où
qu'on la situe, sur le plan du désir, ou de la lucidité
intellectuelle, ou de la morale -- et ce qui est gain dans l'ordre
de l'écriture, contre toute apparence peut-être.
D'un côté, l'objet éblouissant, que nul éblouissement,
ni dans la vie ni dans le langage, n'a pu capter, s'est dérobé
définitivement, est retourné au sommeil de son origine :
« Hélas ! je ne devais plus la revoir qu'endormie. »
(p. 130) D'un autre côté, subsiste un discours,
à [68] qui revient, littéralement, le dernier mot.
Et sans doute ce qu'il a à énoncer ne paraît-il
à première vue rien de plus qu'un constat d'échec,
que le tableau d'un monde saccagé, bien en deçà
de tout enseignement, de toute perspective :
Après que Jacques
fut reparti, je me suis agenouillé près d'Amélie,
lui demandant de prier pour moi, car j'avais besoin d'aide.
Elle a simplement récité « Notre Père... »
mais en mettant entre les versets de longs silences qu'emplissait
notre imploration
J'aurais voulu prier,
mais je sentais mon coeur plus aride que le désert. (p.
132)
Trait tiré sur une
histoire refermée ? Au prix d'un apparent paradoxe,
c'est pourtant l'inscription d'une certaine continuité
qu'il faut souligner dans ces dernières lignes. Au lieu
même où s'est consommée l'extinction du rêve
métaphorique, la diction métonymique du réel,
elle, ne démissionne pas. A une vie où plus rien
n'apparaît que la déchirure et l'opacité,
elle fait répondre un discours qui, d'être lui-même
soumis à la rature et à la défaillance, y
trouve sa pertinence. Traversée des « longs silences »
qu'elle évoque, menacée par l'aridité qu'elle
dépeint, la voix du récit, comme indéfiniment,
persiste, seule, à se faire entendre.
Si
tant est qu'il faille justifier la place de La Symphonie pastorale
dans l'itinéraire gidien, ce qui est proposé
ici est, on l'aura compris, de le faire au nom de la représentation
que donne ce récit de la victoire d'une forme d'écriture
sur une autre. Venue de très loin, la parole métaphorique
traverse tout le livre comme une tentation de l'immédiateté
et de la totalité semblable à celle qui hantait
Les Nourritures terrestres : « Heureux qui,
jeune encore, a mordu votre chair encore sure et sucé votre
lait parfumé d'amour, sans plus attendre... »
21 Face à elle, le discours métonymique
envahi par la médiation y paraît d'autant plus fragile
que le contenu qu'il véhicule est hasardeux, sinon dérisoire.
Mais précisément -- et c'est en cela que La Symphonie
pastorale peut porter enseignement --, la fragilité
même qui l'affecte rend plus démonstrative la victoire
qui lui est [69] accordée. Et, davantage, elle aide à
pressentir ce qui apparaîtra ouvertement quand Gide réalisera
enfin -- bientôt -- son grand projet romanesque : que
si le réel peut se dire, ce n'est pas dans l'ivresse triomphante
d'une diction qui se perçoit comme juste, mais à
travers les approximations, les silences et même la mauvaise
foi -- moyennant, autrement dit, le recours à ce qui s'avouera
une fausse monnaie.
NOTES
1. Ce projet
est reproduit dans l'édition de La Symphonie pastorale
établie et présentée par Claude Martin,
Lettres modernes, Minard, 1970 ; voir p. 136. Dans la
suite du présent article, toute indication de pagination
relative à ce récit, dans le corps du texte ou en
note, renverra à cette édition.
2. Journal 1889-1939, Gallimard, Bibl. de la Pléiade,
1940, p. 652 (25 avril 1918).
3. Il convient de rappeler ici que la voie d'une lecture « poéticienne »
de La Symphonie pastorale a été brillamment
ouverte, voilà bien des années déjà,
par Alain Goulet (« La figuration du procès littéraire
dans l'écriture de La Symphonie pastorale, Revue
des Lettres Modernes, « André Gide »,
3, 1972, pp. 27-55) . On pourra au demeurant observer que
nos réflexions recoupent, en plus d'un point, celles que
conduisait, par d'autres voies, A. Goulet.
4. Dernière ligne
du texte :« [...] je sentais mon coeur plus aride
que le désert. » ( p. 132) .
5. A. Thibaudet,
« Réflexions sur la littérature :
La Symphonie pastorale, Nouvelle Revue Française,
n° 85, octobre 1920. Nous citons d'après la reproduction
qui a été faite de cet article dans le B.A.A.G.,
n° 41, janvier 1979, pp. 83-89 ; voir p.87.
Un peu plus haut, Thibaudet écrivait : « Il
semble que ce récit et ces personnages ne soient pas tout
à fait accordés au rythme de la durée humaine. »
(loc. cit., p. 86).
6. On reproduit ici, avec
le sic de rigueur, l'étrange accord du verbe qui
apparaît dans l'édition de Claude Martin.
7. Sur le « récit
de paroles », cf. G. Genette, Figures III, 1972,
p.189.
8. Voir par exemple p. 56 :
« [...] j'en venais à douter si, sur beaucoup
de points, cette infirmité ne lui devenait pas un avantage. »
Idée sur laquelle la critique, à son tour, renchérira :
cf., parmi d'autres, Thibaudet, loc. cit., p. 87 :
« On sait que les aveugles ont, toutes choses égales
d'ailleurs, l'air plus heureux que les clairvoyants [...] ».
9. Voir les pp. 42 et 44.
Le pasteur qualifie lui-même de « boiteuse »
la comparaison qu'il cherche à établir entre sons
et couleurs.
10. P.Fontanier, Les Figures du Discours,
Flammarion, 1968, p. 103.
11. P. 122 : « on
eût dit qu'elle avait découvert un secret ».
Plus loin : « Que vous avais-je donc caché
de mortel, que soudain vous avez pu voir ? »
12. Voir p.128.
13. G. Genette, « La
rhétorique restreinte », dans Figures III,
o.c., p. 37. Il est temps sans doute (mais est-ce bien nécessaire
?) de signaler que l'opposition majeure qui structure notre analyse
est tributaire, dans une mesure non négligeable, de la
bipolarité définie par R. Jakobson dans son chapitre
canonique ( « Deux aspects du langage et deux types
d'aphasie ») des Essais de Linguistique générale
(Seuil, « Points », 1970, pp. 43-67).
14. P. 4. Est-il abusif
de considérer la phrase qui clôt cet exorde ( « Béni
soit le Seigneur pour m'avoir confié cette tâche. »)
comme portant, aussi, sur le projet narratif ?
15. Voir
les p. 26 et 28.
16. Voir par exemple la
comparaison entre les facultés d'attention respectives
de Gertrude et de Charlotte, p. 56.
17. Voir p. 62 et 64.
18. P. 54, à
propos des griefs formulés par Amélie:« ah
! que la vie serait belle [...], si nous nous contentions des
maux réels sans prêter l'oreille aux fantômes
et aux monstres de notre esprit...". De pareils malentendus ne
se forment jamais dans l'esprit de Gertrude, bien sûr...
19. Comme le fait remarquer
Claude Martin (p. CV), le pasteur triche, au début
du Deuxième Cahier, en affirmant n'avoir compris ce qui
lui arrive que depuis quelques heures (cf. p. 88).
20. « Hélas
! certaines âmes demeurent particulièrement réfractaires
au bonheur ; inaptes, maladroites... Je songe à ma
pauvre Amélie. » ( p. 100)
21. Les Nourritures terrestres,
dans Romans, Récits et Soties. Oeuvres lyriques.
Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1958, p. 243.
Raymond
Mahieu, professeur émérite de littérature
française à l'Université d'Anvers, est l'auteur
de plusieurs études sur Gide, parues notamment dans la
Revue des Lettres Modernes (série André Gide)
et le BAAG : elles portent sur Isabelle, Les
Caves du Vatican, La Symphonie pastorale et surtout
Les Faux-Monnayeurs.
Sa
thèse sur Paul Léautaud, soutenue en 1970, a paru
en 1974 : Paul Léautaud. La Recherche de l'identité
(1872-1914), Lettres Modernes, Minard. Au même auteur
ont été consacrés divers articles.
Par
ailleurs, une grande partie de la production critique de Raymond
Mahieu porte sur des écrivains du XIXe siècle, au
premier rang desquels Balzac (recherches menées, principalement,
dans le cadre du Groupe International de Recherches Balzaciennes).
Mais il faut y ajouter aussi Stendhal, Nerval, Flaubert, Verne,
entre autres, ainsi que, pour le XXe siècle, Queneau.
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