Colloque de Paris 1988 Éric MARTY, « Considérations sur la mythologie. Croyance et assentiment », Colloque « 1918 dans l'itinéraire
d'André Gide » [Paris, Sénat, 1988], BAAG,
n° 78-79, avril-juillet 1988, pp. 107-114.
Numérisé pour Gidiana par Bernard Métayer, février 2000.
Pourquoi j'acquiesce à la Mythologie païenne, tandis que j'ai la mythologie chrétienne en horreur ? -- Parce que la mythologie païenne éclaire la pensée païenne, tandis que la mythologie chrétienne offusque la droite pensée du Christ. Les Considérations sur la mythologie grecque (le sous-titre est Fragments du Traité des Dioscures, parues dans la N. R. F. en septembre 1919, sont, malgré leur justesse, le signe d'une sorte d'échec dans le projet gidien. En 1912, Gide notait dans son Journal : « J'écris quelques lignes du Traité des Dioscures que depuis tant d'années je porte en tête ; mais ceci non plus ne va pas. Je pense à présent qu'il vaut mieux réserver ces idées sur la mythologie grecque pour le roman que j'écrirai après Les Caves. Je les ferais exposer par quelqu'un avec toute la lenteur et la complexité qu'il faudrait. De sorte que ce travail aussi je l'arrête (2). Ce roman est peut-être Thésée puisque certains thèmes de ce récit sont abordés dans cet article : mais, si je parle d'échec, ce n'est pas par allusion à un éventuel retard par rapport au projet de 1912 (Thésée date de 1946) puisqu'on ne trouve rien sur la mythologie dans la dernière fiction de Gide. La défaillance est ailleurs : principalement dans le contraste entre le voeu d'une lente et complexe explication et la minceur, le [108] laconisme, le caractère abrégé des Considérations sur la mythologie grecque. Il est vrai que dès 1914, apparaît dans le Journal l'idée d'une présentation nécessairement fragmentaire du Traité des Dioscures : « C'est du Traité des Dioscures que je m'occupe ce matin. Mais, encore ici, l'enchevêtrement de mes idées est extrême et chacune d'elles à son tour me paraît pouvoir servir d'exorde, de clef de voûte ou de conclusion. Sans doute me contenterai-je de les noter sur feuilles éparses et sans chercher à les ordonner. Aussi bien ai-je trouvé dans les papiers emportés de Paris, un certain nombre de matériaux qui devaient entrer dans la composition de l'édifice, je laisserai tout cela à l'état fragmentaire » (3). De fait, entre le projet romanesque de 1912 et l'acceptation du fragmentaire en 1914, c'est cette dernière qui l'a emporté : Fragments du traité des Dioscures n'est pas un sous-titre provisoire, mais, semble-t-il, un choix définitif : celui de ne laisser paraître sa pensée sur la mythologie que sous la forme de ces belles poteries antiques : le fragment. A la nécessité de la forme fragmentaire, je tenterai de donner quelques explications. C'est précisément parce que la mythologie gréco-romaine traverse toute la vie de Gide qu'elle ne se laisse pas totaliser de manière élémentaire : présente partout, elle ne se synthétise nulle part et s'est dispersée au fil contradictoire de l'OEuvre : depuis Le Traité du Narcisse jusqu'à Thésée. De la part de Gide, nulle synthèse à la manière de Mallarmé qui, on s'en souvient, a rédigé un texte célèbre intitulé Les Dieux antiques, largement inspiré de l'ouvrage anglais de George Cox. Si Mallarmé a réussi à faire ce que Gide a tout juste commencé et qu'il a laissé inachevé, c'est qu'aussi Mallarmé, volontairement ou non, lit la mythologie à la suite de la grande vague mythologisante du romantisme allemand qui suppose d'une part l'idée d'une unité fondamentale des mythes (on retrouve là la grande découverte du fond commun indo-européen), et d'autre part l'idée que l'occident contemporain s'est éloigné de sa propre origine : dès lors, il apparaît que la signification ne nous est plus accessible immédiatement et spontanément, mais qu'elle doit être recherchée par un long travail de régression philologique, [109] poétique ou philosophique sur les textes. Pour Mallarmé, ses devanciers et ses contemporains, l'origine est chose perdue, le sens authentique n'est plus disponible au simple regard, et il faut -- c'est là, très schématiquement une position romantique -- se placer de manière rétrospective par rapport au mythe : c'est cette position par essence distanciée qui permet la synthèse. En cela, Gide est bien l'écrivain français qui a rompu avec le fond de romantisme qui tapisse le dix-neuvième siècle. Contrairement à l'idée de Mallarmé, le mythe grec ne reflète rien pour Gide qui soit définitivement perdu ou dissimulé et vers lequel on ne pourrait tendre qu'un regard nostalgique : bien au contraire, la mythologie se lit, pour lui, au présent. Le premier mouvement du texte de Gide vise à éloigner de son propos l'interprétation du mythologue : celui qui est « sans respect pour le Dieu » (4) ; ce premier temps passé, Gide nous dit que la condition de possibilité pour comprendre le mythe, c'est la croyance ; ou plutôt, anticipant sur le point de vue que Paul Veyne a récemment présenté dans son ouvrage Les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ?, Gide préfère, par une très belle intuition, le terme d'assentiment (5) : ce terme est intéressant puisque Gide réserve le terme de croyance à la religion chrétienne. L'assentiment est un terme nietzschéen qui est à la fois plus fort et plus faible que celui de croyance : plus faible parce qu'il induit une sorte de passivité par rapport à ce que la croyance suppose de violence ou de passion, plus fort parce que plus total, n'impliquant pas cette coupure, cette rupture entre le terrestre et le céleste, la chair et l'esprit de la foi. L'assentiment est un simple acquiescement et non une sortie hors de soi. A ce titre, Gide souligne d'ailleurs le caractère pacifié de l'assentiment en montrant que dans cette position, imaginaire et intelligence ne sont point disjoints. Mais, si l'assentiment a sa propre rigueur, il est néanmoins joyeux (et là encore nous retrouvons quelque chose de nietzschéen) : « La fable grecque est pareille à la cruche de Philémon qu'aucune soif ne vide, si l'on trinque avec Jupiter (oh ! j'invite à ma table ce Dieu ! ) » (6) . Pour être tout à fait complet, j'ajouterai que si Gide se sépare de l'interprétation nostalgique du XlXème siècle, il se disjoint aussi de [110] l'interprétation positiviste : lorsqu'il affirme qu'il faut voir la raison à l'action dans le mythe, ce n'est pas dans une perspective naturaliste. Il écrit en effet : « La mystique païenne, à proprement parler, n'a pas de mystères et ceux-là mêmes d'Eleusis n'étaient rien que l'enseignement chuchoté de quelques grandes lois naturelles. Mais l'erreur c'est de ne consentir à reconnaître que l'expression imagée des lois physiques » (7) . L'interprétation allégorique du naturalisme est rejetée parce que son seul but semble être de vouloir neutraliser ce terrain miné qu'est le mythe et lui ôter tout pouvoir de subversion. L'exemple le plus frappant concerne l'accouplement de Pasiphaé et du taureau : « J'ai déjà dit mon opinion sur le Minotaure : pour peu que Pasiphaé ait eu vent de l'amoureuse aventure de Léda, elle pouvait bien supposer que ce taureau cachait Jupiter même. Certaine école critique ne consentit à voir dans le taureau qu'un certain Taurus, jardinier du roi, ou général ; mais nous enverrons, si vous le voulez bien, cette explication rejoindre celle des mythes solaires et des totems » (8). Il y a une poétique ou plutôt une érotique du monstre propre à Gide, et il ne convient pas de décontenancer le mythe ou le vider de ce qu'il peut avoir de scabreux au nom d'une herméneutique pseudo-rationaliste. Le troisième axe par rapport auquel Gide se distingue est l'axe freudien. Les termes associés de conscience et de résolution employés par Gide soulignent combien nous sommes loin d'une interprétation du mythe comme analogique aux structures de l'inconscient. Pour Gide, le désir ne s'exprime guère sous la forme de la dénégation de l'acte manqué ou du lapsus. En comparant le fait de garder la voile noire et l'abandon d'Ariane à Naxos, et en plaçant un trait d'égalité entre le meurtre du Père et la substitution de Phèdre à Ariane, Gide montre qu'il ne méconnaît pas la place du désir dans le comportement de Thésée, mais il ne veut voir le désir que sous la forme triomphante et offensive. Alors que Freud voit lui aussi une omniprésence du désir dans le mythe, il l'interprète comme soumis au refoulement, puisque selon lui il n'est pas de pur désir, Gide à l'inverse pèse de tout son poids interprétatif pour ne voir dans le mythe qu'un désir à son état de transparence le plus élevé. Ce qui [111] fascine Gide dans le mythe, ce n'est pas la fatalité ou la nécessité d'une structure : structure familiale (Thésée/Egée), ou structure du signifiant (la voile noire et la voile blanche) ; pour lui, c'est consciemment et résolument que Thésée a omis de changer la voile de son navire à son retour de Crète. On pourrait étendre cette analyse à l'ensemble du discours gidien, et rappeler à ce titre le célèbre passage du Journal : « Sont-ce les dieux qui soufflent dans mon âme l'ardeur que je ressens [...] ou tout violent désir ne devient-il pas un dieu pour chacun de nous » (9). On comprend que dans ces lignes, qui sont une paraphrase de Virgile, il y a pour Gide une sorte d'équivalence métaphorique entre le désir et le dieu de la mythologie, et que, pour aller très vite, si Gide ne reconnaît dans le mythe qu'un désir affirmatif c'est parce qu'il reconnaît perpétuellement son propre désir : bref, que l'assentiment de Gide envers la mythologie a très clairement une structure narcissique. L'assentiment de Gide vient de ce que partout dans le mythe, il voit le reflet de son propre désir, de cette part de lui-même qu'à l'inverse la mythologie chrétienne tente de nier : on comprend peut-être mieux alors l'opposition cardinale entre croyance et assentiment. C'est pourquoi aussi on peut lire dans les diverses réécritures mythologiques de Gide une sorte d'autoportrait discontinu de lui-même : non point autobiographique, mais érotique (10). Si cette opposition entre croyance chrétienne et assentiment grec me paraît importante, c'est qu'il y a par ailleurs chez Gide un mouvement contradictoire qui le pousse d'une part à vouloir réconcilier, dans une révérence à la Renaissance, mythologie païenne et mythologie chrétienne (11) dont on peut voir quelques traces dans Le Retour de l'enfant prodigue par exemple, et d'autre part à les dissocier comme dans les Considérations. Une citation du Journal à propos du fameux Traité des Dioscures, écrite après la publication des Considérations est à ce titre intéressante : « Il n'est peut-être pas bien adroit de grossir de la querelle religieuse Le Traité des Dioscures ? A examiner » (12). Pourtant Gide a du mal à disjoindre les problèmes. Si ce traité n'a jamais été écrit, on peut peut-être en trouver [112] quelques traces rétrospectives dans Les Nouvelles Nourritures, publiées en 1935, et dans lesquelles précisément mythologies païenne et chrétienne se voient plus ou moins associées. Ainsi, dès le premier chant, il écrit : Je ne sais trop qui peut m'avoir mis sur la terre. On m'a dit que c'est Dieu, et si ce n'était pas lui, qui serait-ce ? [...] Mais nous réserverons pour l'hiver la discussion théologique, car il y a de quoi se faire beaucoup de mauvais sang là-dessus. Table rase. J'ai tout balayé. C'en est fait ! Je me dresse nu sur la terre vierge, devant le ciel à repeupler. Bah ! Je te reconnais, Phoïbos ! Au-dessus du gazon givré tu répands ta chevelure opulente. Viens avec l'arc libérateur. A travers ma paupière fermée, ton trait d'or pénètre, atteint l'ombre ; il triomphe, et le monstre intérieur est vaincu. Apporte à ma chair la couleur et l'ardeur, à ma lèvre la soif, et l'éblouissement à mon coeur. De toutes les échelles de soie que tu lances du zénith à la terre, je saisirai la plus charmante. Je ne tiens plus au sol, je me balance à l'extrémité d'un rayon. O toi que j'aime, enfant ! je te veux entraîner dans ma fuite. D'une main prompte saisis le rayon ; voici l'astre ! Déleste-toi. Ne laisse plus le poids du plus léger passé t'asservir. (13) Cet extrait des Nouvelles Nourritures pourrait être un des fragments possible du Traité inachevé. N'est-ce pas à une envolée amoureuse du type de celle à laquelle Pollux enjoignit Castor de le rejoindre ? Mais au-delà de cette analogie sensuelle, ce passage est signifiant dans la mesure où il se situe à la fracture qui disjoint définitivement (sans plus d'apparente oscillation) la croyance et l'assentiment. Si la discussion théologique est remise à l'hiver, il n'empêche qu'au ciel dépeuplé, Apollon demeure comme le miroir du désir. Ce thème, déjà abordé précédemment, parcourt toutes Les Nouvelles Nourritures, et résonne en écho avec ce qui avait été écrit dans les Considérations : J'admire combien le désir, dès qu'il se fait amoureux, s'imprécise. Mon amour enveloppait si diffusément et si tout à la fois son [113] corps, que, Jupiter, je me serais mué en nuée, sans même m'en apercevoir (14). La métamorphose en nuée, qui fait allusion à l'une de celles de Jupiter, est reprise ici sous une forme métaphorique et concrète ; elle joue des mêmes éléments qui structuraient la citation précédente. Et, revenant aux Nouvelles Nourritures, on peut ainsi multiplier les échos qui associent les deux textes comme s'ils étaient tissés du même fil : Qui donc disait que le grand Pan est mort ? A travers la buée de mon haleine, je l'ai vu. Vers lui se tend ma lèvre. N'est-ce pas lui que j'entendais murmurer, ce matin : Qu'attends-tu ? (15) Là encore, la déité est miroir du corps, et le mythe est vécu au présent. Face à cette gémellité divine, qui fait de Gide le troisième des Dioscures, il faut alors que le croire, la croyance cède vraiment la place à l'assentiment : l'assentiment apparaît bien alors comme l'envers du renoncement dont Gide faisait l'un des éléments les plus précieux de la foi. Comme par un dernier reste de dialectique, il arrive à Gide, çà et là, de faire appel au Christ (16), mais précisément, c'est le Christ qui est loué et non point Dieu : Dieu apparaît comme le dépotoir de la croyance (17). C'est bien par cette reconnaissance joyeuse de soi dans Apollon, Jupiter ou Pan que Gide s'écarte de manière explicite de la tentation matérialiste du monde dès lors qu'il ne croit plus : « l'hypothèse chrétienne... inadmissible. Qu'elle ne peut pourtant se laisser ébranler par les constatations matérialistes » (18), ou encore, « ... Dépouillerons-nous Dieu de sa foudre pour avoir compris la formation de l'éclair ? » (19). De même que dans les Considérations, Gide se refusait à l'analyse naturaliste du mythe gréco-romain, de même, il ne consent pas à opposer à la mythologie chrétienne la vision scientiste de l'univers. Aussi, faut-il peut-être méditer ce fragment qui eût pu servir d'exorde, de clef de voûte ou de conclusion au Traité des Dioscures : Je crois plus facilement aux dieux grecs qu'au bon Dieu. Mais ce polythéisme, je suis bien forcé de le reconnaître tout poétique. Il [114] équivaut à un athéisme foncier. C'est pour son athéisme que l'on condamnait Spinoza. Pourtant, il s'inclinait devant le Christ avec plus d'amour, de respect, de piété même que ne font bien souvent les catholiques, et je parle des plus soumis ; mais un Christ sans divinité (20).
Notes
1. Journal inédit, cahier 39 gamma 1597, f.45 r. 2. Journal, janvier 1912 (Vendredi), Pléiade, p. 363 [éd. É. Marty, 1996, p. 709]. 3. Ibid., 7 juillet 1914, p. 432-3 [éd. 1996, p. 803]. 4. « Considérations sur la Mythologie grecque », in Incidences, Gallimard, p.125. 6. Ibid. 7. Ibid., p.126. 8. Ibid., p.128. 9. Journal, op. cit., t. II, p. 561. 10. A ce titre, le mythe chrétien présent dans La Porte étroite pourrait être un contre-exemple. 11. On sait que dans de nombreux tableaux de la Renaissance, Vénus et Marie figurent côte à côte. 12. Journal, t. I, op. cit., p. 832. [éd. M. Sagaert, 1997, p. 26]. 13. Les Nouvelles Nourritures, Folio, p. 171-2. 14. Considérations, op. cit., p. 169 . 15. Les Nouvelles Nourritures, op. cit., p. 172. 16. Ibid., p. 189. 17. Ibid., p. 207. 18. Ibid., p. 208. 19. Ibid., p. 210.
Éric MARTY :
Professeur de littérature française et contemporaine à l'université Paris VII, auteur de L'Écriture du jour, le Journal de Gide, Seuil, 1985, André Gide, La Manufacture, 1987, rééd. La Renaissance du livre, 1998, éditeur de Journal 1887-1925, bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1996. Dernier ouvrage paru, Louis Althusser, un sujet sans procès, anatomie d'un passé très récent, Gallimard, 1999.
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