Colloque Paris 1988

Pierre MASSON, « Les lettres brûlées ou Le chef-d'oeuvre inconnu d'André Gide »,

BAAG, n° 78-79, avril-juillet 1988, pp. 71-86.

 

 

© Pierre MASSON

Ce texte est la propriété intellectuelle de son auteur. La reproduction à des fins personnelles est autorisée. Toute citation doit être effectuée dans le respect de l'auteur et conformément au code de la propriété intellectuelle (mention du nom, du titre, de la référence bibliographique et de la page). A cette fin, la pagination de l'imprimé a été conservée dans la présente transcription, entre crochets droits, sur le modèle : [5] indiquant le début de la p. 5 dans l'édition originale.

 

Texte mis en ligne sur Gidiana le 15 décembre 1999.

 

 

     Aux yeux de la postérité, Madeleine Gide risque d'apparaître comme la femme qui a brûlé les lettres de son mari. Crime d'Erostrate, dira-t-on, pleurant sur ce que Gide appelait le meilleur de son oeuvre. Crime masochiste, ajoutera-t-on, puisqu'elle-même était le principal objet de ce culte épistolaire. Cependant, par ce renoncement à une survie littéraire, il y avait sans doute dans ce geste destructeur l'affirmation d'un droit à vivre au présent, le refus d'une communication truquée qui se servait d'elle autant qu'elle la servait. C'était, pour cette Médée sans enfant, la seule manière de s'affirmer femme amoureuse et jalouse, se mutilant pour mieux atteindre celui qui la trompait. Mais la postérité est aussi aveugle que Gide le fut alors, et parce qu'il ne pouvait admettre que son ange fût aussi une femme, il préféra décréter qu'il n'y avait plus de ciel.

     C'est cette idée qui domine l'ensemble de ses réactions, et qui lui permet de se présenter comme un Adam chassé du paradis, l'ampleur du châtiment comptant bien plus que la faute qui l'avait provoqué. Le 11 décembre 1918, il note dans son Journal :

 

« Jours atroces. J'ai les reins cassés et ne peux plus soulever le fardeau de cette joie d'hier. Comment retrouver cette confiance en moi, qui m'aidait à vivre ? Je n'ai plus coeur à rien et tous les rayons de mon ciel sont éteints. » (1)

Et le lendemain, il écrit à Dorothy Bussy :

 

« Peut-être, si j'étais près de vous, votre patiente affection m'inviterait elle à vous parler un peu de la catastrophe qui vient de bouleverser ma vie et d'enlever tous les rayons de mon ciel. [72] J'ai le coeur brisé, les reins rompus, et si vous me revoyiez aujourd'hui, vous ne reconnaîtriez plus votre compagnon de Cambridge. » (2)

Au printemps de l'année suivante, ouvrant la deuxième partie de Si le grain ne meurt, il perpétue cette apparence de malédiction :

 

« En ce temps de ma vingtième année, je commençai de me persuader qu'il ne pouvait rien m'arriver que d'heureux ; je conservai jusqu'à ces derniers mois cette confiance, et je tiens pour un des plus importants de ma vie l'événement qui m'en fit douter brusquement. » (3)

     Bien sûr on peut dire qu'il y a ici un truquage commode, qui consisterait à exagérer l'importance de cette catastrophe afin de la faire apparaître comme imméritée. Mais ce n'est pas un jugement moral que nous cherchons à porter ici, et si nous reprenons à présent le détail des diverses réactions de Gide à la suite de cet « holocauste », c'est pour essayer de mesurer quelle part de l'écrivain y était impliquée, et quelle lumière ces flammes peuvent jeter sur l'ensemble d'une oeuvre.

     La première réaction est parfaitement égoïste : Gide pleure le chef-d'oeuvre perdu, le témoignage irremplaçable d'une belle âme dans l'exercice de ses fonctions :

 

« 21 novembre 1918
[...] C'est le meilleur de moi qui disparaît et qui ne contrebalancera plus le pire. Durant plus de trente ans je lui avais donné (et je lui donnais encore) le meilleur de moi, jour après jour, dès la plus courte absence. Je me sens ruiné tout d'un coup . » (4)

     Et cette attitude a la vie dure, puisque deux mois plus tard, en présence de la Petite Dame, il s'exclame :

 

« Ah ! chère, quand j'y repense parfois, je me dis que jamais il n'y eut de plus belles lettres. » (5)

     Une deuxième série de commentaires accepte cependant de prendre en compte Madeleine, mais en maintenant au centre du débat la notion de chef-d'oeuvre, par rapport à laquelle elle est supposée se déterminer entièrement. Ce qui l'aurait poussée à détruire ces lettres, [73] selon son mari, c'est la honte de paraître associée à une entreprise qu'elle condamnait moralement, la honte, mais aussi la modestie qui la faisait s'écarter d'une oeuvre dont elle reconnaissait ainsi implicitement l'importance et la célébrité. Le 24 novembre, il note :

 

« Elle voudrait que son nom ne fût jamais et nulle part prononcé, sinon par quelques bouches amies [...] ; et surtout elle voudrait supprimer sa présence dans mes écrits. » (6)

Idée somme toute consolante, et qu'il développe un peu plus tard devant la Petite Dame :

 

« Évidemment, il faut chercher des raisons compliquées à cet acte : le besoin de me renier, de séparer sa vie de la mienne, d'un scandale possible ; il faut se rendre compte aussi que cela fait partie de toute une conception de vie : elle a horreur de l'indiscrétion ; en art, ne l'intéresse que l'oeuvre d'art. » (7)

Encore faut il qu'il y ait oeuvre d'art, et c'est à cette notion, par des chemins divers, que Gide revient inlassablement. C'est ainsi que, lorsqu'il évoque enfin la souffrance de Madeleine, il en fait la conséquence presque fatale de son destin d'écrivain, celui qui le mène à Corydon, dont la préparation l'occupe alors, mais auquel il n'a nullement l'intention de renoncer. Plutôt que l'image de sa femme en pleurs, il développe en priorité la sienne, celle de l'aveugle heureux, dont La Symphonie pastorale vient justement de tracer le portrait ambigu, et qui lui permet de plaider l'inconscience à défaut de l'innocence :

 

« J'ai été comme quelqu'un qui, au sein d'une félicité parfaite, se dit brusquement : J'ai fondé mon bonheur sur le malheur d'autrui, et comme un niais, un aveugle, je n'ai rien vu, rien soupçonné de l'horrible souffrance qui était à côté de moi, et j'ai profité de cette cécité. » (8)

Or, de cet aveuglement, il ne se sent justement pas responsable, comme l'indique le démarrage de la deuxième partie de ses Mémoires :

 

« Par quels détours je fus mené, vers quel aveuglement de bonheur, c'est ce que je me propose de dire.  » (9)

Et quand il reprend ce thème vingt ans plus tard, c'est en atténuant encore sa responsabilité :

 

[74] « Je me comparais à Oedipe lorsqu'il découvre soudain le mensonge sur lequel est édifié son bonheur ; je prenais soudain conscience de la détresse où mon bonheur personnel maintenait celle que, malgré tout, j'aimais plus que moi-même. » (10)

Il y a dans ce « malgré tout » une ambiguïté redoutable : Gide désigne-t-il ainsi ses propres agissements, ou bien ceux de Madeleine, dont le procès serait alors implicitement ouvert ? On peut le penser, lorsqu'on compare les récits qu'il fit, à vingt ans de distance, de la scène dramatique. C'est d'abord à la Petite Dame :

 

« Tout s'est passé dans la douceur et la tendresse. [...] Nous parlions peu, de temps en temps quelques phrases ; à côté de sa simplicité, de cette absence totale d'attitude de jouer sa douleur. » (11)

Mais dans Et nunc manet in te, l'éclairage est beaucoup plus sombre, et la simplicité devient presque de la cruauté :

 

« Je pleurai sans arrêt, sans chercher à rien lui dire que mes larmes, et toujours attendant d'elle un mot, un geste...mais elle continuait à s'occuper des menus soins de la maison, comme si de rien n'était, passant et repassant auprès de moi, indifférente et paraissant ne pas me voir. » (12)

Du pasteur à Oedipe, le glissement se confirme, qui tend à détourner de l'accusé la responsabilité de sa faute, mais en même temps qui permet à Gide de donner un sens acceptable à un événement qui était venu rompre le fragile équilibre sur lequel il avait installé son moi vivant et écrivant. Que son oeuvre se soit faite à son tour l'écho de ce procès, pour en mieux organiser la révision, ne devrait donc pas nous surprendre, et pourtant, un tel constat doit nous servir de mise en garde : si cet acte privé, la destruction des lettres, reçoit un traitement littéraire, c'est probablement parce qu'il met en cause le fonctionnement de l'écriture gidienne telle qu'elle s'est jusqu'alors élaborée. Et si nous constatons que, en regard des faits, cette écriture produit des récits mensongers, elle n'en révèle pas moins l'importance vitale que ces lettres pouvaient revêtir pour elle.

 

     Dans Les Faux-Monnayeurs, une première scène retient l'attention : [75] elle nous propose le seul fragment que nous connaissions du roman écrit par Édouard et lecture en est faite à l'intention du jeune Georges, pour son édification ; ce garçon est en effet coupable, mais plutôt par étourderie, et Édouard semble surtout soucieux qu'il ne devienne pas à son tour une victime :

 

« Je me propose de lui faire mettre en balance le peu de profit de ses vols et ce que, par contre, sa malhonnêteté lui fait perdre : la confiance de ses proches, leur estime, la mienne entre autres... toutes choses qui ne se chiffrent pas et dont on ne peut apprécier la valeur que par l'énormité de l'effort, ensuite, pour les regagner. Certains y ont usé toute leur vie. Je lui dirai aussi, ce dont il est trop jeune encore pour se rendre compte : que c'est toujours sur lui désormais que se porteront les soupçons, s'il advient près de lui quoi que ce soit de douteux, de louche, il se verra peut-être accusé de faits graves, à tort, et ne pourra pas se défendre. Ce qu'il a déjà fait le désigne. Il est ce qu'on appelle : "Brûlé". » (13)

L'adjectif final renvoie nettement à l'épisode des lettres détruites ; mais au delà de ce jeu de mots, nous devinons l'identification de Gide au petit Georges : en brûlant ses lettres, c'est sa personnalité même que le feu a atteinte, et tout le petit sermon d'Édouard est à lire comme un plaidoyer pro domo, ainsi que le confirme ce passage d'Et nunc manet in te  daté du début de 1925 :

 

« "Rien de bon ne peut sortir de là", m'a-t-elle dit à plusieurs reprises, comme pour tâcher de bien s'en convaincre elle-même. Ce n'est pas vrai. C'est au contraire de ce terrible jugement qu'est venue toute l'amertume de ma vie. » (l4)

     Tout de même Georges est un galopin, et l'incompréhension dont il risque de faire les frais est assez vague. Mais dans L'Ecole des Femmes, ces fonctions se précisent si nous nous livrons à un rapprochement encore plus inattendu, et pourtant autorisé par une indignation glissée par Gide dans son livre. C'est à la fin de la première partie : Robert a demandé à Evelyne de lui montrer son journal intime, brisant le charme qui faisait de celui-ci une conversation privilégiée :

 

[76] « Si j écris encore ces lignes, c'est seulement pour expliquer pourquoi ce sont les dernières. Evidemment c'est pour lui que je l'écrivais, ce journal ; mais je ne pourrai plus y parler de lui comme je le faisais, ne serait-ce que par pudeur. » (15)

Le lendemain, ce désenchantement s'accentue, avec la découverte du mensonge de Robert, de la non existence du journal qu'il était censé tenir de son côté. Malgré les différences de mise un scène, cet épisode relate bien une rupture de communication comparable à celle du 21 novembre 1918 ; ce qu'Evelyne découvre, c'est l'absence du texte où sa figure, grâce à l'amour de Robert, devrait se manifester, ainsi que l'absence de destinataire véritable pour l'amour qu'elle même ressent. Ces deux journaux jumeaux étaient conçus comme une correspondance différée, comme un dialogue où chacun ne parlait que de l'autre ; sans la voix de Robert, la personne d'Evelyne perd ainsi toute consistance. Elle se trouve alors dans la même situation que Gide, dont le narcissisme faisait de ses lettres à Madeleine le miroir de sa propre vertu :

 

« Tout le meilleur de moi, je l'avais confié à ces lettres.[...] Ce n'était point proprement des lettres d'amour ; je répugne aux effusions et elle n'eût point supporté qu'on la loue, de sorte que je lui cachais le plus souvent le sentiment dont mon coeur débordait. Mais ma vie s'y tissait devant elle, à mesure et au jour le jour. » (16)

     Et son chagrin se heurte à la même incompréhension de la part de Madeleine que celui d'Evelyne en face de Robert ; elle note en effet :

 

« Ce qui m'attriste précisément, c'est que ce qui a tant d'importance pour moi en ait pour lui si peu, et qu'il traite si légèrement ce qu'il voit qui me tient à coeur. » (17)

     Le récit de ce drame, dans le journal intime de Gide, s'inscrit entre le 21 et le 26 novembre. Dans L'Ecole des Femmes, il se joue en deux jours, les 22 et 23 novembre. Comme dans La Symphonie pastorale, mais cette fois à propos d'un souvenir douloureux, Gide paraît avoir voulu se livrer ici, selon le mot de Francis Pruner, à une célébration intime ; mais ce faisant, il modifie profondément l'éclairage de l'événement, prouvant par là son besoin de récupérer, au moins [77] littérairement, l'épisode où pour la première fois dans ses relations avec Madeleine, il avait perdu l'initiative. Non pas seulement pour se redonner quelque part le beau rôle, mais bien parce que le problème posé par sa femme dépassait de loin le cadre conjugal, et mettait en cause toute son activité créatrice. Pour apprécier l'importance et le sens de cet épisode, c'est au point de vue de l'art que nous devons nous placer.

     De l'ensemble des déclarations de Gide relatives à sa correspondance échangée avec Madeleine, il ressort que l'une et l'autre conjointement étaient chargés de tenir un rôle qu'on pourrait appeler « un miroir approbateur ». Sa vie, posée sous le regard aimant de sa femme, était comme ces offrandes que justifie l'agrément de la divinité. « Ma vie s'y tissait devant elle », écrit-il, avouant à quel renversement de communication il se livrait. De destinataire, Madeleine se trouvait réduite à la fonction référentielle, celle qui, par sa transcendance supposée, sert à garantir la validité du message. Le véritable destinataire était en fait l'émetteur, Gide lui-même, confondu en outre avec son propre message, puisque ce n'est que de lui qu'il parlait. Son « je », consacré par la référence à Madeleine, lui revenait sous forme d'un « moi » idéal. Mais que ce référent se mette à bouger, à refuser d'authentifier le message, et c'est tout ce circuit fermé qui s'interrompt, remettant en cause jusqu'à l'existence de l'émetteur, seul devant son miroir brisé :

 

« Sans ces témoignages quasi quotidiens de toute ma vie intérieure, je ne suis que grimaces ; cette correspondance, c'était tout mon recours, toute ma justification. » (18)

« Je me sens ruiné tout d'un coup. Je n'ai plus goût à rien. Je me serais tué sans effort.

Si cette perte encore était due à quelque accident, l'invasion, l'incendie... Mais qu'elle ait fait cela... » (19)

Là est bien le problème en effet : Narcisse pouvait encore longtemps s'accommoder de cette dualité que Gide appelle écartèlement lorsqu'il écrit au printemps de 1919 :

 

« Protégeant en moi à la fois le meilleur et le pire, c'est en écartelé que j'ai vécu. » (20)

[78] mais au moins fallait-il qu'Écho continuât par ses soupirs d'attester la valeur de cette existence gémellée. Cette correspondance était ainsi la pièce maîtresse du dispositif qui devait lui permettre de se sauver aux yeux de la postérité, et de couper au jugement que ses actes et ses écrits auraient pu recevoir, comme il le reconnaît lui-même :

 

« Mon oeuvre ne sera plus que comme une symphonie où manque l'accord le plus tendre, qu'un édifice découronné. » (21)

Il faut donc admettre que pour Gide, toute sa production d'avant 1918 se trouvait placée sous une invisible protection, extérieure à la narration, et qui constituait ainsi pour l'auteur une sorte d'alibi. Ses héros pouvaient se prêter aux aventures les moins glorieuses ; quelque part leur salut était assuré. On peut par exemple remarquer que les fictions composées pendant pendant cette période sont pour la plupart des récits qui supposent un destinataire explicite ou implicite, ce qui leur assure un prolongement au delà même du texte qui les contient, et permet aux divers narrateurs de ne pas être enfermés dans les événements qu'ils relatent.

     Le cas le plus net est celui de L'Immoraliste : tout le récit de Michel, chef-d'oeuvre de mauvaise foi dans la mesure où il tend à légitimer son entreprise égoïste et assassine, se trouve placé sous la haute protection de cet ami inconnu, président du Conseil, qui joue ici le rôle de Dieu le Père ; installé à Paris, il est le contrepoids moral de Michel professant son immoralisme à Sidi b. M., et lui seul permet d'affirmer que ce dernier, malgré tout ce qu'il fait, continue d'être en France un homme de valeur. Par dessus ses trois amis rassemblés, c'est à lui que Michel adresse son récit qui acquiert ainsi cohérence et positivité.

     Les récits de Gérard, entouré de ses amis dans Isabelle, ou de Lafcadio confronté à Julius dans Les Caves du Vatican, présentent des caractéristiques assez voisines : dans les deux cas, il s'agit d'une fausse confession, d'un message détourné de son auditoire de convention et qui, au delà de l'apparente ironie qui l'entoure, réclame d'être pris au sérieux. Dans Isabelle, c'est Francis Jammes qui tient ce rôle de protecteur extradiégétique et qui, grâce à sa Quatrième Élégie, assure à l'histoire de Gérard, sur le plan poétique, le même [79] prolongement, la même reconnaissance que le mystérieux D. R. à Michel sur le plan social. Le cas de Lafcadio est plus complexe ; d'emblée Julius est posé comme un interlocuteur insuffisant, et au moment qu'il s'adresse à lui, Lafcadio affecte de réclamer un auditeur plus compétent :

 

« Je pressens que vous me questionneriez très mal. Tenez ! laissez-moi vous raconter ma vie, tout simplement. » (22)

Au moment où il paraît se livrer, le narrateur reprend possession de son récit et suggère qu'au delà du moi morcelé dont il va donner des bribes énigmatiques, existe un autre moi idéal dont il consacre ainsi à la fois l'existence et l'inaccessibilité. L'ordre du récit, qui suppose destinataire et cohérence narrative, se désagrège au profit d'un discours c'est à dire d'un texte qui implique une certitude intime et qui n'appelle pas de jugement. On voit ce phénomène à l'oeuvre chez Michel :

 

« En vain chercherais-je à présent à imposer à mon récit plus d'ordre qu'il n'y en eut dans la vie. Assez longtemps j'ai cherché de vous dire comment je devins qui je suis. Ah ! désembarrasser mon esprit de cette insupportable logique ! ... Je ne sens rien que de noble en moi. » (23)

     C'est le même procédé qu'utilise Gérard au début d'Isabelle lorsqu'il annonce un récit dépourvu d'ordre chronologique, et qu'il rattache ce désordre à l'expression sincère de son moi. Jérôme fait de même dans La Porte étroite en annonçant des souvenirs « en lambeaux par endroits » et en court-circuitant la communication avec un éventuel auditeur par la présentation de ce récit comme un discours égoïste : l'effort de « faire un livre » et d'apprêter ses souvenirs « gênerait le dernier plaisir qu'[il] espère trouver à les dire. » (24)

     Le recours au récit suppose par principe que le narrateur survit à son expérience et que, étant en mesure de la juger avec recul, il a dépassé les erreurs ou les échecs qu'elle peut comporter. Mais en transformant ce récit en discours à usage interne, il continue de vivre ces expériences au présent et leur assure rétrospectivement la positivité dont il jouit à présent. En s'assurant, en tant que [80] narrateur, un au delà de son aventure, il se sauve tout entier. Tout se passe comme si, quelque part, existait une preuve qui lui garantisse une survie intellectuelle ou morale ; et dans le récit lui-même, cette certitude se met en scène : ce sont ses amis qui continuent d'être attachés à Michel, Juliette qui continue d'aimer Jérôme, Geneviève qui aime Lafcadio...

     Tant que Gide put compter sur l'amour de Madeleine comme sur une valeur sure et immuable, comme une réserve or qui l'autorisait de son côté à toutes les prodigalités, nous devinons à l'oeuvre dans sa création littéraire cette méthode que nous ne faisons qu'esquisser, et dont nous trouvons la plus éclatante application dans la première partie de Si le grain ne meurt, également écrite avant 1918. Ce récit est marqué en son centre, au cinquième chapitre, par l'évocation de la scène de la rue Lecat, c'est-à-dire par l'engagement amoureux de Gide auprès de sa cousine. Brève charnière, mais décisive et qui, par sa présence, permet aux deux volets qui l'entourent de faire tableau. Elle débute ainsi :

 

« Décidément, le diable me guettait ; j'étais tout cuisiné par l'ombre, et rien ne laissait pressentir par où pût me toucher un rayon. C'est alors que survint l'angélique intervention que je vais dire, pour me disputer au malin. Événement d'infiniment modeste apparence, mais important dans une vie autant que les révolutions dans les empires ; première scène d'un drame qui n'a pas fini de se jouer. » (25)

     Et quatre pages plus loin, alors que sa vie se trouve désormais orientée par cet amour, il commente :

 

« En apparence il n'y eut rien de changé. Je vais reprendre comme devant le récit des menus événements qui m'occupèrent ; il n'y eut de changé que ceci : qu'ils ne m'occupaient plus tout entier. Je cachais au profond de mon coeur le secret de ma destinée. Eût-elle été moins contrainte et traversée, je n'écrirais pas ces mémoires. » (26)

Nous sommes ainsi invités à comprendre que ces mémoires, mais encore toute l'oeuvre qui jusque-là les accompagne, sont incomplets et incompréhensibles sans ce référent secret qui à la fois les contredit, [81] comme le jour contredit la nuit, mais en même temps les autorise, puisqu'il faut bien la nuit pour que le jour soit perçu. Et La Symphonie pastorale nous apparaît alors comme le point ultime de cette méthode de vie et d'écriture, car elle se situe au moment où l'amour devint pour Gide instrument de réconciliation entre ses diverses aspirations ; pour évoquer son nouvel attachement, à la fois charnel et spirituel, il n'a pas besoin d'alibi secret. L'apparition de Marc dans sa vie se traduit dans ce roman, par l'effondrement du référent extradiégétique qui assurait jusqu'alors un espoir de salut aux narrateurs gidiens. Ce n'est pas à un ami puissant, mais à Dieu même, que s'adresse le Pasteur dans son premier cahier, le prenant à témoin, directement ou par Évangiles interposés, chaque fois qu'il doit justifier une de ses décisions. Or le deuxième cahier est marqué à la fois par la prise de conscience de son amour pour Gertrude, et par une conception nouvelle et toute humaine de l'Évangile qui traduit un déplacement de sa foi, tournée désormais vers la vie de ce monde plutôt que vers un au delà qui la transcende ; c'est dans la vie même qu'il trouve désormais la source de cette transcendance, comme il l'indique en disant de Gertrude :

 

« Seigneur, il m'apparaît parfois que j'ai besoin de son amour pour vous aimer » (27)

Et à ce déplacement du centre de gravité spirituel du Pasteur, il faut alors rattacher la transformation de son récit rétrospectif et analytique en un journal où s'exprime l'attente de la vie immédiate.

     Le secret de la destinée de Gide a changé. D'un faux dialogue avec Madeleine, il est en principe en mesure de passer à une communication réelle avec le monde, celle qui, dépourvue de garantie extérieure, entraîne l'incertitude et le risque. Reprenant le journal de sa vie, mais sans l'image de Robert pour l'orienter, Éveline découvre le sens d'un vers qui lui paraissait jadis ridicule, où une héroïne de Corneille s'interroge :

 

« J'écrirai [...] afin de tâcher de voir clair en moi-même, considérant, comme l'Émilie de Corneille :

Et ce que je hasarde et ce que je poursuis. » (28)

Mais en 1918, une telle rupture n'est pas envisagée par Gide ; elle [82] représente pour lui un impensable sacrilège dont il fait payer le prix au Pasteur et à Gertrude. Et il va falloir le geste de sa femme pour le mettre devant le fait accompli. En cet automne, son nouveau message est encore en souffrance, et c'est paradoxalement à Madeleine qu'il revient de l'affranchir.

 

     Remarquons d'abord que la mort de cette correspondance, passé le temps des larmes, ne fut finalement pas si mal accueillie, ce qui prouve bien qu'au fond Gide y était déjà préparé. La deuxième partie de Si le grain ne meurt, s'ouvrant comme nous l'avons vu sur une allusion à cet événement, enchaîne aussitôt :

 

« Encore après le doute me ressaisis-je et tant est exigeante ma joie ; tant est forte en moi l'assurance que l'événement en première apparence reste celui qui, bien considéré, peut aussi le mieux nous instruire, qu'il y a quelque profit dans le pire, qu'à quelque chose malheur est bon, et que si nous ne reconnaissons pas plus souvent le bonheur, c'est qu'il vient à nous avec un visage autre que celui que nous attendions. » (29)

Ces lettres, au dire de Gide, étaient la clé de son oeuvre et son viatique pour la postérité ; le jour de leur disparition, il les nomme « l'unique arche où ma mémoire, plus tard, pouvait espérer trouver refuge » (30) et un mois plus tard, il confirme : « C'est en elles que j'espérais survivre. » (31) Or nous voyons, dans les Feuillets écrits au début de 1919, ce souci de la survie faire place à la jouissance du bonheur immédiat :

 

« Vous dirai-je ce qui me retient de croire à la vie éternelle ? C'est cette satisfaction quasi parfaite que je goûte dans l'effort même et dans la réalisation immédiate du bonheur et de l'harmonie. » (32)

Plutôt que d'un ressaisissement, il nous semble qu'il faille parler ici d'un changement radical de perspective tel que, sans diminuer en rien l'attachement que Gide portait à sa femme, il le conduisit à mettre cet amour comme entre parenthèses, à ne plus faire dépendre de lui l'édification de son moi auquel il n'avait pas l'intention de renoncer. La structure de cette deuxième partie des Mémoires écrite après la [83] destruction des lettres, témoigne de ce changement d'orientation ; nous en relevons deux indices :

-- en plaçant ce sursaut de joie en tête de l'aventure algérienne, Gide fait se rejoindre 1895 et 1918, la joie que lui enseigna Wilde et celle que lui procure Marc ; il donne ainsi à son existence une continuité et une cohérence qui rendent superflu le recours à une justification étrangère, inutile l'intervention rédemptrice de Madeleine.

-- cette deuxième partie se présente comme le symétrique inverse de la première : Madeleine était au coeur du premier récit, comme une lampe au coeur de la nuit ; dans le second, elle n'est évoquée qu'aux extrémités, et en des termes très allusifs, ce qui ne peut s'expliquer que par le gommage délibéré de certains faits. Jean Delay nous apprend en effet que Gide, durant sa période algérienne, revit par deux fois sa cousine : à La Roque d'abord, en août 1894 ; à Paris ensuite, en mai 1895, avant de se fiancer avec elle en juin (33). Or le récit de Gide n'en tient nul compte ; il nous fait passer sans transition de La Brévine à Montpellier, sans évoquer La Roque, et à Paris, il concentre toute son attention sur son entente retrouvée avec sa mère. De fait Madeleine est exclue de cette deuxième partie, que Gide ouvre en annonçant qu'« un acteur important : le Diable, avait bien pu prendre part au drame », suggérant du même coup l'échec de l'« angélique apparition » qui, au centre de la première partie, devait en principe le « disputer au malin ».

 

     Après la disparition des lettres à Madeleine, Gide n'est plus en mesure de faire l'ange, et cette référence au démon nous paraît surtout comme une manière symbolique d'exprimer ce changement de stratégie : obligé de s'accepter comme la somme de ses actes, il renonce à les placer en perspective par rapport au point de fuite idéal, et consent à ne plus les découvrir que successivement.

     En un sens, c'est la maîtrise de sa vie qui lui échappe et on peut le deviner aux multiples fois où, dans ses Mémoires en particulier, il indique son incompréhension à l'égard de sa propre nature semblable en cela à Éveline obligée de se hasarder seule dans la vie.

     Mais par ailleurs, ce qui se produit ici, c'est le retour du temps [84] dans une vie qui ne voulait se considérer jusqu'alors que « sub specie aeternitatis » ; Gide, comme plus tard Sartre, découvre son historicité, et se prépare ainsi à inscrire des actes dans le cours de son époque.

     Enfin sur le plan littéraire, c'est l'éclatement de la structure narrative ancienne qui s'accomplit : les récits gidiens s'affirmaient jusqu'alors comme cohérents et clos, permettant la liberté du seul narrateur, à la fois origine et fin d'un message conçu à son seul usage : les Caves, sur le mode ironique, et la Symphonie de manière dramatique, avaient indiqué les limites et la crise de ce procédé. Désormais, un nouveau type de communication s'établit ; privés de ce point de vue de Dieu, les héros doivent poser leurs actes comme autant de questions dont la réponse n'est pas connue d'avance. Dans Les Faux-Monnayeurs, le système de la communication échappe complètement à ses usagers, condamnés à la solitude et à la responsabilité ; chacun lance sa bouteille à la mer, mais celui qui la saisit n'est jamais celui qui était visé : c'est Bernard qui interprète vraiment la lettre de Laura, qu'a lue distraitement Édouard ; les lettres d'amour adressées au père Molinier sont interceptées par son fils, comme l'avait fait Bernard pour celles de sa mère ; la lettre d'Olivier à Bernard est en fait un message masqué pour Édouard ; la lettre de lady Griffith est lue avec indifférence par Édouard, et celle d'Alexandre, donnant des nouvelles de Vincent, n'est pas comprise par Olivier. Il n'y a plus de destinataire idéal, donc de possibilité de se tenir un discours rassurant. A travers ses lettres à Madeleine, Gide se contemplait dans un miroir amoureux, donc truqué ; le journal d'Édouard, ce miroir que partout il promène, est beaucoup plus impitoyable, puisque précisément c'est Bernard, et nous lecteurs avec lui, qui le découvrons ; comme le Pasteur, il ne peut plus noter que sa vie au jour le jour, sans espoir de la ressaisir, encore moins de la justifier après coup.

 

     Pourtant, cette communication si problématique, n'est pas forcément une malédiction. Constatant qu'elle n'a plus rien à dire à Robert, devant qui elle s'appliquait à jouer l'amoureuse parfaite, Éveline [85] ajoute :

 

« Ce que je poursuis aujourd'hui, c'est ma délivrance. »

Madeleine ayant brûlé les vaisseaux de son mari, celui-ci est contraint d'aller de l'avant ; jusqu'alors il écrivait afin de faire profiter sa vie de l'image sanctificatrice de sa femme, ce qu'il exprime à sa manière en disant :

 

« Jusqu'aux Faux-Monnayeurs (le premier livre que j'aie écrit en tâchant de ne point tenir compte d'elle), j'ai tout écrit pour la convaincre, pour l'entraîner. » (34)

La perte de ce sentiment rend nécessaire qu'il s'en invente un nouveau : Éveline écrit pour sa fille, Thésée pour l'humanité future ; rien ne les assure qu'ils trouveront grâce à leurs yeux, mais au moins auront-ils éprouvé la fierté de tenter quelque chose en direction de l'inconnu, comme Gide à son tour au début des Nouvelles Nourritures :

 

« J'écris pour qu'un adolescent, plus tard, pareil à celui que j'étais à seize ans, mais plus libre, plus accompli, trouve ici réponse à son interrogation palpitante. Mais quelle sera sa question ? » (35)

     Ce qui, en novembre 1918, lui est apparu comme un échec et une déchirure, se trouve ainsi reversé au profit de la vie et de l'ouverture au monde et à autrui. Ne pouvant plus compter sur l'éternité, Gide est forcé de se contenter de l'avenir.

 

NOTES

1. Et nunc manet in te, in Journal 1939 1949. Souvenirs. Gallimard, 1954, Bibl. de la Pléiade, p.1149.

2. Correspondance Gide-Bussy, t.I, Gallimard, 1979, p.107.

3. Si le grain ne meurt, in Journal 1939 1949, op.cit., p. 549.

4. Et nunc manet in te, op.cit., p. 1145.

5. Les Cahiers de la Petite Dame, t.l, Gallimard, 1973, p. 11.

6. Et nunc manet in te, op.cit., p. 1146.

7. Les Cahiers de la Petite Dame, op.cit., p. 11.

8. Ibid., p. l0.

9. Si le grain ne meurt, op.cit., p. 549.

10. Et nunc manet in te, op.cit., p. 1147, n 1.

11. Les Cahiers de la Petite Dame, op.cit., p. 10.

12. Et nunc manet in te, op.cit., p. 1148.

13. Les Faux-Monnayeurs, in Romans, récits, soties, Gallimard, 1958, Bibl. de la Pléiade, p. 1223.

14. Et nunc manet in te, op.cit., p. 1157.

15. L'École des Femmes, in Romans, récits, soties, op.cit., p. 1277.

16. Et nunc manet in te, op.cit., p. 1145 et p. 1147.

17. L'École des Femmes, op.cit., p. 1278.

18. Les Cahiers de la Petite Dame, op.cit., p. 11.

19. Et nunc manet in te, op.cit., p. 1145.

20. Journal 1939 1949, op.cit., p. 777.

21. Et nunc manet in te, op.cit., p. 1150.

22. Les Caves du Vatican, in Romans, récits, soties, op.cit., p. 737.

23. L'Immoraliste, ibidem, p. 464.

24. La Porte étroite, ibid ., p. 495 .

25. Si le grain ne meurt, op.cit., p. 430.

26. Ibid., p. 434.

27. La Symphonie pastorale , in Romans, récits, soties, op.cit., p. 925.

28. L'École des Femmes, op. cit., p. 1279.

29. Si le grain ne meurt, op.cit., p. 549.

30. Et nunc manet in te, op.cit., p. 1145 .

31. Ibid., p. 1150.

32. Journal 1939 1949, op.cit., p. 778.

33. Jean Delay, La Jeunesse d'André Gide, t. II, Gallimard, 1957, pp. 348 et 499.

34. Et nunc manet in te, op.cit., p. 1157.

35. Les Nouvelles Nourritures, in Romans, récits, soties, op.cit., p. 256.