Claude COUROUVE, « Les
vicissitudes de Corydon ».
A l'occasion de la réimpression de Corydon dans
la collection Gallimard/Folio, n° 2235, février
1991 (1)
© Claude COUROUVE
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Texte inédit mis en ligne sur Gidiana
le 20 janvier 2000.
En 1947, accordant à André Gide le Prix Nobel
de Littérature, l'Académie royale de Suède
disait récompenser aussi l'intrépide « amour
de la vérité » qui engendra Corydon,
« dialogues socratiques » qui étaient,
aux yeux de Gide, « le plus important » de
ses livres (Journal, 19 octobre 1942 et janvier 1946),
qu'on ne comprendrait que « plus tard » (Journal,
8 juillet 1930 et 19 février 1942), et dont le simple projet
lui donnait « le sentiment de l'indispensable »
(Journal, 12 juillet 1910). Il travailla sur ce petit livre,
de 1909 à 1922, « plus âprement et durant
plus longtemps qu'aucun autre » (Journal, 18
décembre 1946).
« J'ai
longtemps attendu. Je voulais être sûr que ce que
j'avançais dans Corydon, qui me semblait aventuré
peut-être, je n'allais pas devoir le renier bientôt. »
(Journal, 13 août 1922).
Ma perspective
ici n'est pas d'étudier Corydon en tant qu'oeuvre
littéraire produite par un écrivain ; ce n'est
guère dans mes cordes, et de plus cela a déjà
été fait (2) ; j'examinerai
la situation et l'intérêt de ce petit livre dans
le cadre du débat, pendant depuis l'Antiquité, sur
la question homosexuelle. Car Corydon n'était pas
la première étude de la question, ni même
la première étude d'origine française ;
Montaigne, auquel Gide consacra un essai, l'avait abordée
à de nombreuses reprises dans ses Essais (3).
Des textes courts, mais incisifs figurent dans certains recueils
manuscrits du XVIIème siècle ; le philosophe
libertin La Mothe Le Vayer publia anonymement en 1630 ses curieuses
et intelligentes réflexions sur le sujet (4).
Une brève mais audacieuse histoire de l'amour masculin
figure dans un Recueil de pièces choisies de
1735. Voltaire, notamment avec son article « Amour nommé
socratique » dans les Questions sur l'Encyclopédie
(l'article plus connu du Dictionnaire philosophique n'était
qu'une ébauche), P.-H. Larcher, J.A. Naigeon, Sade (dans
Français, encore un effort ...), J.-J. Virey, G.
Hérelle et quelques autres réfléchirent assez
sérieusement sur la question, plus sérieusement
en tout cas que Boucher d'Argis, auteur du décevant article
« Sodomie » dans L'Encyclopédie
(4bis).
L'auteur de Corydon
donne l'impression d'ignorer à peu près tout
ce qui l'a précédé dans sa démarche,
notamment en Angleterre ; s'il mentionne Ellis et cite Symonds,
il masque les emprunts fait à Carpenter. Il s'avoue en
revanche comme le porteur d'une multiplicité de significations
subjectives : « gage d'une délivrance »
survenue depuis longtemps (Journal, 29 décembre
1932), livre écrit « hors de saison »,
voulu utile à d'autres ; précaution contre
toute « mascarade posthume » (note manuscrite,
dossier Corydon, bibliothèque Jacques Doucet, Paris), telle
que celle déplorée en juin 1907 après lecture
d'une biographie édulcorée de Verlaine ; « désaveu
de cette fausse sainteté dont mon dédain de la tentation
ordinaire me revêtait » (Journal, « Feuillets »,
1918-1919). L'entreprise de publication fut retardée sous
l'influence de son beau-frère Marcel Drouin, puis par respect
pour l'épouse d'un mariage abstrait. On sait que Madeleine,
qui résidait à Cuverville, a détruit toutes
les lettres reçues de son mari après qu'il ait fait
une fugue pendant l'été 1918 en Angleterre, avec
le futur réalisateur Marc Allégret (1900-1973).
Gide, d'abord abattu, se sentit ensuite libéré :
« A présent rien ne me retient plus de publier
durant ma vie et Corydon et les Mémoires »
(Journal, 24 novembre 1918).
Les Cahiers
de la Petite Dame -- rédigés par Maria Van Rysselberghe,
amie et voisine de Gide rue Vaneau (Paris, 7ème), et aussi
grand-mère de Catherine Gide -- suivent au jour le jour
les hésitations de l'auteur de Corydon, sa crainte
de compromettre le jeune Marc. En novembre 1919, Gide écrivait
à son amie Dorothy Bussy : « La partie que
je m'apprête à jouer est si dangereuse que je ne
la puis gagner sans doute qu'en me perdant moi-même » ;
le 30 janvier 1920, il annonçait « deux livres
[...] dont l'un est de nature à me faire ficher en prison » ;
en avril 1921, il envisageait de demander à Sigmund Freud
une préface pour la traduction allemande.
Une dernière
offensive, celle du philosophe thomisme Jacques Maritain (1882-1973)
en décembre 1923, rencontra un refus poli mais ferme de
renoncer à la publication (Journal, 21 décembre
1923). La Petite Dame, du « côté de Vaneau »,
accepta facilement cette publication qui provoqua quelque gêne
du « côté de Cuverville ».
Imprimé
au début de janvier 1924, le « terrible livre »
(lettre à l'ami Henri Ghéon, 5 juillet 1910) fut
mis en vente en mai ; pour éviter de justifier une
très probable accusation de prosélytisme, les exemplaires
furent placés en librairie sans aucun service de presse ;
quelques intimes avaient déjà eu connaissance de
C. R. D. N., l'impression à 12 exemplaires d'une
version incomplète -- d'où, très probablement,
l'explication de ce titre lacunaire -- et de la version intermédiaire
de 1920 (tirée à 21 ou 22 exemplaires). Aucune de
ces deux productions, que les Anglais désignent par l'expression
private printings, ne mérite donc la qualification
d'édition ou de publication; en revanche,
l'édition de 1924 n'était pas, comme cela a été
dit, une « publication anonyme » (sans doute
par confusion avec le Livre blanc, 1928, attribué
à Jean Cocteau).
L'abord de ces
dialogues est aujourd'hui ardu, en partie à cause de l'emploi
des termes uranien, uraniste et uranisme,
termes d'origine allemande qu'en 1927 François Porché
trouvait déjà « un peu désuets »
(5). Mais la forme
et le contenu du livre étaient bien « inactuels »
dès sa parution, ceci résultant du choix délibéré
de matériaux anciens (l'article du Spectator, cité
en anglais, est de... 1712). Gide a assemblé des éléments
de l'histoire universelle et de la Weltliteratur, tout
en faisant l'économie de certaines références
majeures ; Goethe est « convoqué » ;
mais David Hume, Voltaire, Diderot et Verlaine sont absents, non
dépourvus pourtant de titres leur permettant d'être
cités dans Corydon (6) ;
Gide a magnifiquement démontré que sur le plan culturel,
l'homosexualité, en tant qu'objet d'étude, de discussion
ou de thème littéraire, n'est en aucune façon
marginale (7). Se considérant en quelque
sorte hors du temps dans ce débat à l'éternel
retour (pacs, etc. ), il était également convaincu
que the book could wait, pouvait attendre ses lecteurs
qualifiés (préface à la première édition
américaine, 1949).
Les échanges
entre le Dr Corydon et son Interviewer sont racontés à
la première personne par ce dernier. Dans le passé,
la forme dialoguée fut souvent adoptée pour traiter
ce thème ; elle est adaptée aux sujets délicats
ou qui prêtent à polémiques, lorsque l'on
a le souci de l'objectivité ; enfin, elle satisfaisait
le goût de Gide pour les Interviews imaginaires.
Qu'un médecin expose les thèses de Gide et ose se
présenter comme un « pédéraste
normal », voilà un pied de nez à la médecine
sexologique de l'époque et à toute la médecine
légale et psychiatrique du XIXème siècle.
Mais Gide avait un moment envisagé une autre formule :
« un Corydon tout différent [...] un dialogue
avec mon père :
Je citerai la page de son livre par où il me
condamne, et lui dirai : Condamnez-moi comme Saül fit Jonathan
après que son fils eut mangé contre sa défense
; de vous mon père j'accepte la condamnation ; mais
je ne l'accepterai point de ceux-là qui m'offriront, en
place de mon péché, adultère, séduction
ou débauche. » (note manuscrite, Bibliothèque
J. Doucet).
Fiction ?
Non, car cette page existe véritablement ! On aimerait
bien savoir à quel âge André Gide découvrit,
avec la stupeur que l'on imagine, l'accumulation de qualificatifs
fortement péjoratifs (sans nom, infâme, odieux, honte,
corruption, dégénérés, décadence,
honteux) dans ces quelques lignes écrites par son père,
Paul Gide (1832-1880):
Un amour sans nom, ou plutôt un vice infâme,
était honoré dans toute la Grèce comme
une vertu. On en peut voir la preuve dans tous les philosophes
grecs, depuis Solon jusqu'à Plutarque: il me répugne
de citer les textes et de m'arrêter sur un sujet si odieux.
Il faut le dire à la honte de la Grèce: sa corruption
était telle que les Romains, tout dégénérés
qu'ils étaient eux-mêmes, en eurent horreur; jamais,
même au plus bas degré de leur décadence
ils n'arrivèrent à méconnaître à
ce point les sentiments de la nature; s'ils s'abandonnèrent,
eux-aussi, au plus honteux des vices, du moins ce ne fut pas
avec l'assentiment et les louanges de leurs philosophes et de
leurs législateurs.Faut-il s'étonner après
cela si, aux plus beaux jours de la civilisation antique, chez
le plus poli, le plus doux et le plus libéral de tous
les peuples, la femme était descendue, comme en Orient,
à un degré d'infériorité qui la
rapprochait de l'enfant et de l'esclave? (8)
Ceci explique,
tout autant que le souci d'histoire universelle, l'ancienneté
des sources et références ; Gide aurait évidemment
souhaité pouvoir rectifier le jugement de son père.
Les éléments
d'actualité ou de passé proche sont rares ;
les poèmes engagés de Verlaine dans La Cravache
parisienne en 1888-89 (repris dans Parallèlement),
les romans à thème homosexuel de Rachilde, L. Daudet,
G. Eekhoud ou A. Essebac, la revue de Jacques Fersen (Akadémos,
1909) et l'article fondamental qui y était paru en juillet,
« Le préjugé contre les moeurs »,
sont passés sous silence.
Corydon est le
nom (du grec Korudon; cf. Théocrite) du berger amoureux
d'Alexis dans la deuxième des dix églogues de Virgile
(mais la première à avoir été traduite
en français, dès 1543). Gide avait lu cette bucolique
dès le printemps 1891, à 22 ans donc, et il l'avait
apprise par coeur (9).
Le sous-titre de
Corydon, « Quatre dialogues socratiques »,
porte un double sens, érotique et pédagogique qui
s'est perdu dans les dernières réimpressions...
(notamment en Folio) ; l'ensemble titre plus sous-titre fixait
un cadre de référence, celui du socle gréco-latin
de la culture occidentale.
La préface,
datée de novembre 1922, expliquait le retard à la
publication par la crainte de peiner sa femme-cousine Madeleine,
de « contrister une âme » (Journal,
7 octobre 1931, pour la référence à Barrès).
Le premier dialogue
(I) introduit, à partir d'un fait-divers qui reste anonyme,
l'exigence d'un jugement équitable par l'opinion publique
(I,i). Vient ensuite l'histoire d'Alexis B. et de Corydon son
aimé ; l'adolescent se suicida par désespoir
d'amour (I,ii) ; ce drame a été inspiré
par des faits réels, et par un petit récit non publié
de l'ami Ghéon, L'Adolescent, que Gide avait lu
dès 1907. Dans l'églogue de Virgile, c'était
Corydon qui aimait le jeune Alexis, et non l'inverse.
Le Dr Corydon se
présente comme un cas de révélation tardive
du désir homosexuel, à l'instar de Michel dans L'Immoraliste
(Journal, 26 novembre 1915) et de Gide lui-même :
à l'âge de 24 ans, avec le jeune Tunisien Ali. Gide
connut au moins six relations suivies, avec Ali, puis Athman,
Maurice Schlumberger, Marc Allégret, Louis Valérien
et Emile D.
L'affirmation théorique
centrale (I,iiii) est que l'uranisme n'est pas, en soi, une maladie,
qu'il existe des homosexuels normaux (10).
Gide souligne ensuite l'existence d'intermédiaires entre
les deux exclusivités hétéro- et homosexuelle,
ce que la princesse Palatine (dans sa Correspondance),
puis Raffalovich et la revue Akadémos (juillet 1909)
avaient déjà signalé ; il prend ainsi
position contre la théorie du troisième sexe,
alors répandue en Allemagne à la suite des travaux
d'Ulrichs suivis de ceux d'Hirschfeld, et à laquelle s'était
rallié Proust. Corydon offre des échos de
procès de moeurs, sur lesquels Gide et Ghéon conservaient
des coupures de presse : procès d'Oscar Wilde en 1895,
affaire des télégraphistes (11),
suicide du général MacDonald et procès de
Fersen en 1903, procès en diffamation contre le journaliste
allemand Harden en 1907-1908, procès Renard en 1909.
Certains de ces
thèmes font retour dans le quatrième dialogue ;
la remarque des étudiants du Comité d'action
pédérastique révolutionnaire en mai 1968,
« le genre rase-les-murs de l'homosexuel type »,
y est anticipé avec le refus d'une « allure de
contrebandier » (IV). Pour autant, Gide n'est pas l'annonciateur
des débordements de la Gay Pride ...
Le deuxième
dialogue a nécessité un gros travail de documentation ;
le Dr Corydon, comme annoncé, y parle « en naturaliste » ;
selon le biologiste américain Frank Beach, il ne s'en serait
pas si mal sorti : « We find ourselves, then, agreeing
with Gide in his contention that homosexual behavior should be
classified as natural from the evolutionary and physiological
point of view » (Comments on the second Dialogue,
1949). Le point faible, relevé par Beach, est évidemment
d'avoir laissé de côté le lesbianisme ;
Gide le savait, témoin cette note sur les épreuves
de l'édition de 1924, et supprimée ensuite :
Je lui reproche (à Corydon) bien des choses.
En particulier de laisser dans l'ombre certains côtés
de la question : l'homosexualité chez la femme,
par exemple.
Les points forts :
1) l'homosexualité n'est pas contre nature en raison de
la surproduction de l'élément mâle (II,iii),
et de l'existence d'une homosexualité animale, de « jeux
homosexuels » se produisant même en présence
de femelles (II,vi). Cette homosexualité animale était
reconnue ou contestée déjà dans l'Antiquité
(ce dont Gide n'avait peut-être pas connaissance) ;
c'est d'après Sexual Inversion d'Havelock Ellis
(12) que Gide mentionne les observations de
Muccioli sur les pigeons (II,vi), celles de Lacassagne sur les
poulains (II,vi), puis, revenant à l'espèce humaine,
les propos de Sainte-Claire Deville sur l'internat. 2) L'hétérosexualité
masculine exclusive n'est pas une loi naturelle immuable (II,vii).
L'argument de la
plus grande beauté et intelligence du mâle (II,iv)
est diversement apprécié, parfois considéré
comme misogyne (13). On sait aujourd'hui que
sur ce point de la beauté masculine, Nietzsche était
d'accord avec Gide (14) ; le mâle
des espèces supérieures est caractérisé
comme un être de luxe et de dépense, d'intelligence
et de jeu (II,iv). La mention du philosophe anglais Francis Bacon
(II,vi), à propos de l'expérience cruciale,
a pour fonction d'ancrer l'étude de la question homosexuelle
dans une démarche scientifique, logique et philosophique ;
elle vise à l'extraire du domaine d'influence des préjugés,
mais aussi à l'écarter d'une approche purement littéraire
(celle de Proust et de Cocteau par exemple), parfois dépourvue
de rigueur argumentaire. Enfin, on peut se demander si le blanc
relatif à un passage de Pantagruel est délibéré
ou s'il s'agit d'une négligence, ou encore d'une trace
délibérée de l'état d'inachèvement
dans lequel étaient C. R. D. N. et le texte de 1920
-- comme pour demander la participation active du lecteur dans
l'acte de se reporter à Rabelais.
Dans le troisième
dialogue (III), après une remarque méthodologique
sur la distinction entre les faits et l'explication qu'on en donne,
le Dr Corydon fait remarquer à son Interviewer que, l'odorat
ne jouant pratiquement aucun rôle chez l'homme, l'amour
tourne au jeu et le désir se diversifie (III,i). Gide revient
sur « la suprématie de la beauté masculine »
(III,ii), avec diverses citations ; les travaux préparatoires
montrent qu'il avait envisagé de citer un extrait du Voyage
à Ceylan de l'anthropologue E. Häckel, un passage
sur la beauté des Ceylaniens (emprunt fait à Carpenter).
L'attrait hétérosexuel pour la femme doit être
soutenu par l'entretien d'une beauté artificielle (III,ii),
qu'il nomme « attrait postiche » ; ce
qui, par différence, fait paraître l'homosexualité
masculine plus spontanée, et, paradoxalement en apparence,
plus proche de la nature (III,iv). L'appétit qui se réveille
à l'adolescence est imprécis, et la vocation sensuelle
facile à fausser (III,v).
Dans la dernière
partie (IV), l'utilité sociale de la pédérastie
est examinée en relation avec le mal de la prostitution.
Il s'agit ici de pédérastie au sens grec du mot
(relation amoureuse avec un adolescent déjà formé,
pubère), et de son rapport direct avec les progrès
des arts plastiques (15) et de la philosophie
en Grèce antique. Quelques lignes de Nietzsche, relatives
à l'esclavage et à la guerre, sont détournées
vers l'amour grec :
La guerre est aussi nécessaire à l'Etat
que l'esclave à la société. Et qui pourrait
vraiment se dérober à de telles réflexions
s'il s'interroge honnêtement sur les fondements de la
perfection inégalée de l'art grec (16).
Gide aurait pu
invoquer deux autres passages, qu'il nous a sans doute laissé
le plaisir de découvrir :
Les rapports érotiques entre hommes et adolescents
furent, à un degré qui échappent à
notre compréhension, l'unique et nécessaire condition
de toute cette éducation virile. (Humain, trop humain,
V, § 259) Qu'est-ce que notre
bavardage sur les Grecs ! Que comprenons-nous donc à
leur art dont l'âme est la passion pour la beauté
virile nue ! -- Ce n'est qu'à partir de là
qu'ils ressentaient la beauté féminine. (Aurore,
III, § 170).
Deux notes-citations,
celle de J.A. Symonds et celle de Bion (IV, pp. 111-112 et 113),
ont pour origine la lecture de l'ouvrage d'Edward Carpenter (1844-1929)
Iolaüs. An Anthology of Friendship; elles évoquent
les couples antiques célèbres, Achille et Patrocle,
Thésée et Pirithous, Oreste et Pylade
De longues citations
des Vies de Plutarque veulent sans doute répondre
au père Paul Gide, et montrer que la tolérance de
l'amour masculin n'a pas pour conséquence obligatoire la
faiblesse militaire, souci alors présent dans les esprits ;
ces dernières pages de Corydon furent en effet rédigées
entre 1915 et 1918 ; précisément, Corydon
fut repris « à la fin de la seconde année
de la guerre » (Journal, 21 décembre 1923).
Autre réponse
au père, le lien fait entre hétérosexualité
et misogynie (IV, p. 119) dans la décadence d'Athènes
qui délaisse les gymnases. Gide exprime à nouveau
son hostilité au mensonge et à l'hypocrisie, point
qui sera réitéré dans une lettre de 1934
à Georges Hérelle (17). Le Dr
Corydon s'achemine vers sa conclusion en soutenant que « un
ami, même au sens le plus grec du mot, est de meilleur conseil
pour un adolescent, qu'une amante » (IV, p. 125). Ici
encore, on pense à Nietzsche :
Ce qui a favorisé le GRAND NOMBRE de libres
individus chez les Grecs (...) L'amour des garçons propre
à divertir de la vénération des femmes
et de leur influence amollissante. (18).
L'imagination dépravée de la femme : c'est cela qui gâte la race, plus
que le rapport physique avec l'homme (19).
L'optimisme de
Gide, manifesté par l'espoir d'une audience durable pour
ces dialogues, peut aujourd'hui être mis en balance avec
les conclusions pessimistes de son contemporain Hérelle
quant à une éventuelle renaissance de la pédérastie.
L'analyse d'Hérelle, comme celle de Gide, envisage historiquement
la situation faite à la femme par la pédérastie,
mais en tire une enseignement opposé, plus favorable à
l'hétérosexualité, car « l'âme
féminine a pris une énorme importance dans la vie
sociale » (20).
En synthétisant
une argumentation jusqu'alors éparse, Gide a mis toute
son audience au service de la justification de l'amour masculin ;
de nombreux lecteurs ont apprécié, le lui ont écrit,
joignant parfois à leurs remerciements des confessions
érotiques de valeur, qui ont été conservées
et devront un jour être publiées. L'audace de l'écrivain
était liée, de près ou de loin, à
des démarches collectives plus ou moins éphémères.
L'existence en 1909 de la revue Akademos (dont l'article
« Le préjugé contre les moeurs »,
en juillet, anticipait sur Corydon) fut sans doute stimulante
pour un auteur rempli de « l'appréhension qu'un
autre me devance » (Journal, 12 juillet 1910).
Depuis 1902, les articles d'Henri Albert dans le Mercure de
France apportaient régulièrement des nouvelles
du comité de Magnus Hirschfeld et de ses publications (21).
Du côté des effets, ils furent quasi-immédiats
avec l'apparition en novembre 1924 du mensuel Inversions;
le numéro 5 et dernier date de mars 1925 ; le Cartel
des gauches n'avait pas tardé à interdire cette
publication. L'action collective reprit peu après la mort
de Gide : en 1952, Jean-Jacques Thierry fonda les cahiers
trimestriels Prétexte et Jean Thibault le mensuel
Futur; parmi les collaborateurs de ces revues, et de leurs
rejetons directs (Gioventù, 1956 ; Prétexte,
nouvelle série, 1958), on relève les noms aujourd'hui
connus d'André Du Dognon, Jacques Siclier, Roger Stéphane
et Roger Peyrefitte.
Les écrivains
Jean Paulhan et Paul Léautaud firent à Corydon
un accueil favorable. Montherlant, intéressé
mais déçu, déplora de n'y point voir un « monument »,
à la manière de Si le grain ne meurt.
Dans son article
« André Gide et ses nouveaux adversaires »,
Walter Benjamin notait : « Que le Corydon
de Gide, qui présente la pédérastie selon
ses conditionnements et ses analogies biologiques, ait pu déchaîner
une tempête, on le conçoit sans peine. »
Sur cette tempête, on pourra se reporter au dossier de presse
sur < www. u-paris10.fr/atag/Table_presse_Corydon
>.
L'originalité
de Corydon est de ne pas s'engager dans la « défense
syndicale » de tous les homosexuels ; il laisse
de côté les invertis (« dont la tare est
trop évidente », écrivait-il même
dans le texte de 1920) ; il s'engage seulement sur le principe
de la validité entière de l'amour masculin, compte-tenu
de son caractère naturel, de son rôle dans la fondation
de la civilisation et de la valeur de sa reconnaissance contre
les mensonges conventionnels de la civilisation ; si les
dialogues I et surtout IV semblent traiter plutôt de la
pédérastie (22), l'homosexualité,
ou uranisme, est examinée dans les deux autres.
Oeuvre rationaliste
et critique, Corydon est dénuée de toute
préoccupation politique ou religieuse ; il n'y est
fait aucune mention des interdits bibliques et pauliniens, ce
qui justifie le rapprochement avec l'article de Voltaire ;
ce petit livre reste, par sa contribution documentée et
intelligente à la cause de la « liberté
en amour », plus actuel que les productions néo-gauchistes
des années 1970-1990. Corydon fut bel et bien, me
semble-t-il, ce qu'en disait, ironiquement, Paul Valéry,
« Un avenant à la Déclaration des Droits
de l'Homme. » (23).
Notes
1. Cette édition, plus
correcte que les précédentes, comporte encore un
certain nombre d'erreurs ; voir na note sur les réimpressions
1987 et 1991 sur < www.u-paris10.fr/atag/DOSSIERS_CRITIQUES/
>.
Les références de pages sont faites
à cette édition.
2. Par Daniel Moutote, Claude Martin, Susan Suleiman,
Eva Ahlstedt, Patrick Pollard, Lucille Cairns et Christine Ligier,
entre autres.
3. Notamment aux chapitres 23, 28 et 30 du livre
I, 12 du livre II, 5 et 13 du livre III des Essais.
4. Rééditées dans mon Vocabulaire
de l'homosexualité masculine, Paris : Payot, 1985,
pp. 229-231.
4bis. Article consultable sur < www.multimania.com/meka.argis.pdf
>
5. Cf. Vocabulaire ...,
op. cit. pp. 221-225.
6. Gide déplore dans la société
française la French gallantry, évoquée par
Hume dans Inquiry into the Principles of Morals, « A
Dialogue », en opposition à ... l'amour grec.
Voir de Verlaine « Laeti et errabundi » (Gais
et vagabonds) dans Parallèlement.
7. Sa démonstration a été
reprise par Roger Peyrefitte dans Notre Amour.
8. Paul Gide, La Condition de la femme dans
l'Antiquité (1867, réédité en
1885), chap. III, « Grèce », pp. 70-71
de l'éd. de 1885 ; une version légèrement
corrompue de ce passage a été publiée par
le BAAG. Paul Gide était professeur de droit romain
à la Faculté de Paris (Panthéon) ; en
référence il citait Plutarque (Vie de Solon,
1, De l'Éducation des enfants, 15 et De l'Amour,
4 et passim), Aristote (Politique, II), Népos (Hommes
illustres, Préface) et Cicéron (République,
IV,5).
9. Cf Le Subjectif (Cahiers André
Gide), pp. 41, 61.
10. Thèse soutenue par
le psychologue M. A. Raffalovich dès 1896, puis par plusieurs
médecins lors du Congrès d'anthropologie criminelle
de 1901, et par Freud en 1905.
11. Cf. « Le champagne des télégraphistes »,
sur < www.multimania.com/jgir/Kadémos >.
12. H. Ellis, Sexual Inversion (1897),
2ème éd. 1901, traduite en français en mai
1909 au Mercure de France ; ce qui fournit un élément
(parmi d'autres) de terminus ad quem pour Corydon.
13. Ainsi Lucille Cairns tient-elle pour misogyne
la dénigration esthétique des femmes ; faudra-t-il
alors tenir pour homophobes les discours masculins sur
la beauté des femmes, et pour sexiste le fait pour
une enseignante de se consacrer exclusivement au women's writing?
Cf. Lucille Cairns, « Gide's Corydon: the politics
of sexuality and sexual politics », The Modern Language
Review, n° 3 (91), July 1991, p. 590.
14. Cf. Le Gai Savoir, II, § 72 ;
Le Crépuscule des Idoles, « Divagations
d'un inactuel », § 47).
15. Cet heureux résultat
avait déjà été noté par André
Chénier, Stendhal et Nietzsche.
16. Nietzsche, L'Etat chez les Grecs,
in Écrits posthumes 1870-1873, Gallimard
1975.
17. Lettre de Gide à Hérelle du
14 juillet 1934, d'après la transcription de G. Hérelle
( Bibliothèque municipale de Troyes, mss. 3188, f° 359) :
Quelles furent, en réalité, les moeurs
du Moyen-Age ? La littérature nous instruit-elle
suffisamment sur les moeurs de cette époque ? Cette
littérature si tendre, si délicieuse, est très
idéaliste et très artificielle ; mais nous
dit-elle la vérité ? Qu'y a-t-il derrière
ce charmant décor ? Les Laures et les Béatrices
sont des créations poétiques. Où et comment
se renseigner ? Par exemple, quel était le rôle
des pages, jeunes compagnons des chevaliers ? Ceux-ci
faisaient profession d'amour mystique : on ne parle que
de cet amour-là, c'est le seul qu'on mette en avant.
Mais comment supposer que tous ces gaillards restassent chastes ?
Et vers qui se portaient alors leurs désirs sensuels ?
A voir combien, aujourd'hui, la réalité diffère
de l'apparence et combien le revêtement des moeurs est
mensonger, il est permis de penser que ce mensonge n'est point
particulier à notre époque, et qu'il était
encore plus épais dans les tamps où l'opinion,
plus sévère, contraignait à plus de dissimulation.
Il faudrait étudier ce problème, sans tenir compte
de la littérature, dans les chroniques secrètes,
dans les procès criminels, dans les documents relatifs
aux cloîtres, etc. etc.
18. Nietzsche, Fragments posthumes, M
III 1, printemps-automne 1881, Gallimard, 1982.
19. Id., Fragments posthumes, W I 2, été-automne
1884, Gallimard, 1982.
20. Manuscrit n° 3188,
f° 490, conservé par la Bibliothèque municipale
de Troyes. -- Une étude sur l'amour grec a été
publiée par l'allemand M. H. E. Meier en 1837. Une traduction
française annotée, signée L.R. de Pogey-Castries,
a vu le jour en 1930 (rééditions en 1952 et 1980),
sous le titre Histoire de l'amour grec ; son auteur
était Georges Hérelle (1848-1934), originaire de
Pougy le Château (Aube), traducteur de Gabriele D'Annunzio
et de Blasco Ibanez, et professeur de philosophie. Il a laissé
de nombreux manuscrits, dont le projet de Nouvelles études
sur l'amour grec, à la Bibliothèque Municipale de
Troyes. Manuscrit conservé par la Bibliothèque municipale
de Troyes.
21. Cf. Dr Patrick Pollard, André Gide,
Homosexual Moralist, New Haven et London : Yale University
Press, 1991. Recensement des sources sociologiques et littéraires
utilisées par Gide pour Corydon, influences subies,
méthodes de travail et mobiles probables de ses choix.
22. Pédérastie qui n'est pas pédophilie,
contrairement à une confusion fréquemment faite.
L'UNESCO définit actuellement la pédophilie comme
une relation sexuelle avec un moins de 13 ans de la part de quelqu'un
ayant au moins cinq ans de plus. Ce qui ne se trouve ni dans la
vie de Gide, ni évoqué dans ses oeuvres de fiction.
23. Paul Valéry (1871-1945), Cahiers
XIV, octobre 1930 : « Drôle d'idée
chez Gide de faire de la liberté de la pédérastie
un avenant à la déclaration des Droits de l'homme !
Par ailleurs, ce goût est anti-finaliste. C'est un tropisme !! ».
Dimanche 16 janvier 2000.
Docteur en philosophie (Université
de Paris-X-Nanterre).
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