Claude COUROUVE, « Les vicissitudes de Corydon ».

A l'occasion de la réimpression de Corydon  dans la collection Gallimard/Folio, n° 2235, février 1991 (1)

© Claude COUROUVE

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Texte inédit mis en ligne sur Gidiana le 20 janvier 2000.

     En 1947, accordant à André Gide le Prix Nobel de Littérature, l'Académie royale de Suède disait récompenser aussi l'intrépide « amour de la vérité » qui engendra Corydon, « dialogues socratiques » qui étaient, aux yeux de Gide, « le plus important » de ses livres (Journal, 19 octobre 1942 et janvier 1946), qu'on ne comprendrait que « plus tard » (Journal, 8 juillet 1930 et 19 février 1942), et dont le simple projet lui donnait « le sentiment de l'indispensable » (Journal, 12 juillet 1910). Il travailla sur ce petit livre, de 1909 à 1922, « plus âprement et durant plus longtemps qu'aucun autre » (Journal, 18 décembre 1946).

     « J'ai longtemps attendu. Je voulais être sûr que ce que j'avançais dans Corydon, qui me semblait aventuré peut-être, je n'allais pas devoir le renier bientôt. » (Journal, 13 août 1922).

     Ma perspective ici n'est pas d'étudier Corydon en tant qu'oeuvre littéraire produite par un écrivain ; ce n'est guère dans mes cordes, et de plus cela a déjà été fait (2) ; j'examinerai la situation et l'intérêt de ce petit livre dans le cadre du débat, pendant depuis l'Antiquité, sur la question homosexuelle. Car Corydon n'était pas la première étude de la question, ni même la première étude d'origine française ; Montaigne, auquel Gide consacra un essai, l'avait abordée à de nombreuses reprises dans ses Essais (3). Des textes courts, mais incisifs figurent dans certains recueils manuscrits du XVIIème siècle ; le philosophe libertin La Mothe Le Vayer publia anonymement en 1630 ses curieuses et intelligentes réflexions sur le sujet (4). Une brève mais audacieuse histoire de l'amour masculin figure dans un Recueil de pièces choisies de 1735. Voltaire, notamment avec son article « Amour nommé socratique » dans les Questions sur l'Encyclopédie (l'article plus connu du Dictionnaire philosophique n'était qu'une ébauche), P.-H. Larcher, J.A. Naigeon, Sade (dans Français, encore un effort ...), J.-J. Virey, G. Hérelle et quelques autres réfléchirent assez sérieusement sur la question, plus sérieusement en tout cas que Boucher d'Argis, auteur du décevant article « Sodomie » dans L'Encyclopédie (4bis).

     L'auteur de Corydon donne l'impression d'ignorer à peu près tout ce qui l'a précédé dans sa démarche, notamment en Angleterre ; s'il mentionne Ellis et cite Symonds, il masque les emprunts fait à Carpenter. Il s'avoue en revanche comme le porteur d'une multiplicité de significations subjectives : « gage d'une délivrance » survenue depuis longtemps (Journal, 29 décembre 1932), livre écrit « hors de saison », voulu utile à d'autres ; précaution contre toute « mascarade posthume » (note manuscrite, dossier Corydon, bibliothèque Jacques Doucet, Paris), telle que celle déplorée en juin 1907 après lecture d'une biographie édulcorée de Verlaine ; « désaveu de cette fausse sainteté dont mon dédain de la tentation ordinaire me revêtait » (Journal, « Feuillets », 1918-1919). L'entreprise de publication fut retardée sous l'influence de son beau-frère Marcel Drouin, puis par respect pour l'épouse d'un mariage abstrait. On sait que Madeleine, qui résidait à Cuverville, a détruit toutes les lettres reçues de son mari après qu'il ait fait une fugue pendant l'été 1918 en Angleterre, avec le futur réalisateur Marc Allégret (1900-1973). Gide, d'abord abattu, se sentit ensuite libéré : « A présent rien ne me retient plus de publier durant ma vie et Corydon et les Mémoires » (Journal, 24 novembre 1918).

     Les Cahiers de la Petite Dame -- rédigés par Maria Van Rysselberghe, amie et voisine de Gide rue Vaneau (Paris, 7ème), et aussi grand-mère de Catherine Gide -- suivent au jour le jour les hésitations de l'auteur de Corydon, sa crainte de compromettre le jeune Marc. En novembre 1919, Gide écrivait à son amie Dorothy Bussy : « La partie que je m'apprête à jouer est si dangereuse que je ne la puis gagner sans doute qu'en me perdant moi-même » ; le 30 janvier 1920, il annonçait « deux livres [...] dont l'un est de nature à me faire ficher en prison » ; en avril 1921, il envisageait de demander à Sigmund Freud une préface pour la traduction allemande.

     Une dernière offensive, celle du philosophe thomisme Jacques Maritain (1882-1973) en décembre 1923, rencontra un refus poli mais ferme de renoncer à la publication (Journal, 21 décembre 1923). La Petite Dame, du « côté de Vaneau », accepta facilement cette publication qui provoqua quelque gêne du « côté de Cuverville ».

     Imprimé au début de janvier 1924, le « terrible livre » (lettre à l'ami Henri Ghéon, 5 juillet 1910) fut mis en vente en mai ; pour éviter de justifier une très probable accusation de prosélytisme, les exemplaires furent placés en librairie sans aucun service de presse ; quelques intimes avaient déjà eu connaissance de C. R. D. N., l'impression à 12 exemplaires d'une version incomplète -- d'où, très probablement, l'explication de ce titre lacunaire -- et de la version intermédiaire de 1920 (tirée à 21 ou 22 exemplaires). Aucune de ces deux productions, que les Anglais désignent par l'expression private printings, ne mérite donc la qualification d'édition ou de publication; en revanche, l'édition de 1924 n'était pas, comme cela a été dit, une « publication anonyme » (sans doute par confusion avec le Livre blanc, 1928, attribué à Jean Cocteau).

     L'abord de ces dialogues est aujourd'hui ardu, en partie à cause de l'emploi des termes uranien, uraniste et uranisme, termes d'origine allemande qu'en 1927 François Porché trouvait déjà « un peu désuets » (5). Mais la forme et le contenu du livre étaient bien « inactuels » dès sa parution, ceci résultant du choix délibéré de matériaux anciens (l'article du Spectator, cité en anglais, est de... 1712). Gide a assemblé des éléments de l'histoire universelle et de la Weltliteratur, tout en faisant l'économie de certaines références majeures ; Goethe est « convoqué » ; mais David Hume, Voltaire, Diderot et Verlaine sont absents, non dépourvus pourtant de titres leur permettant d'être cités dans Corydon (6) ; Gide a magnifiquement démontré que sur le plan culturel, l'homosexualité, en tant qu'objet d'étude, de discussion ou de thème littéraire, n'est en aucune façon marginale (7). Se considérant en quelque sorte hors du temps dans ce débat à l'éternel retour (pacs, etc. ), il était également convaincu que the book could wait, pouvait attendre ses lecteurs qualifiés (préface à la première édition américaine, 1949).

 

     Les échanges entre le Dr Corydon et son Interviewer sont racontés à la première personne par ce dernier. Dans le passé, la forme dialoguée fut souvent adoptée pour traiter ce thème ; elle est adaptée aux sujets délicats ou qui prêtent à polémiques, lorsque l'on a le souci de l'objectivité ; enfin, elle satisfaisait le goût de Gide pour les Interviews imaginaires. Qu'un médecin expose les thèses de Gide et ose se présenter comme un « pédéraste normal », voilà un pied de nez à la médecine sexologique de l'époque et à toute la médecine légale et psychiatrique du XIXème siècle. Mais Gide avait un moment envisagé une autre formule : « un Corydon tout différent [...] un dialogue avec mon père :

 
Je citerai la page de son livre par où il me condamne, et lui dirai : Condamnez-moi comme Saül fit Jonathan après que son fils eut mangé contre sa défense ; de vous mon père j'accepte la condamnation ; mais je ne l'accepterai point de ceux-là qui m'offriront, en place de mon péché, adultère, séduction ou débauche. » (note manuscrite, Bibliothèque J. Doucet).

     Fiction ? Non, car cette page existe véritablement ! On aimerait bien savoir à quel âge André Gide découvrit, avec la stupeur que l'on imagine, l'accumulation de qualificatifs fortement péjoratifs (sans nom, infâme, odieux, honte, corruption, dégénérés, décadence, honteux) dans ces quelques lignes écrites par son père, Paul Gide (1832-1880):

 
Un amour sans nom, ou plutôt un vice infâme, était honoré dans toute la Grèce comme une vertu. On en peut voir la preuve dans tous les philosophes grecs, depuis Solon jusqu'à Plutarque: il me répugne de citer les textes et de m'arrêter sur un sujet si odieux. Il faut le dire à la honte de la Grèce: sa corruption était telle que les Romains, tout dégénérés qu'ils étaient eux-mêmes, en eurent horreur; jamais, même au plus bas degré de leur décadence ils n'arrivèrent à méconnaître à ce point les sentiments de la nature; s'ils s'abandonnèrent, eux-aussi, au plus honteux des vices, du moins ce ne fut pas avec l'assentiment et les louanges de leurs philosophes et de leurs législateurs.Faut-il s'étonner après cela si, aux plus beaux jours de la civilisation antique, chez le plus poli, le plus doux et le plus libéral de tous les peuples, la femme était descendue, comme en Orient, à un degré d'infériorité qui la rapprochait de l'enfant et de l'esclave? (8)

     Ceci explique, tout autant que le souci d'histoire universelle, l'ancienneté des sources et références ; Gide aurait évidemment souhaité pouvoir rectifier le jugement de son père.

     Les éléments d'actualité ou de passé proche sont rares ; les poèmes engagés de Verlaine dans La Cravache parisienne en 1888-89 (repris dans Parallèlement), les romans à thème homosexuel de Rachilde, L. Daudet, G. Eekhoud ou A. Essebac, la revue de Jacques Fersen (Akadémos, 1909) et l'article fondamental qui y était paru en juillet, « Le préjugé contre les moeurs », sont passés sous silence.

     Corydon est le nom (du grec Korudon; cf. Théocrite) du berger amoureux d'Alexis dans la deuxième des dix églogues de Virgile (mais la première à avoir été traduite en français, dès 1543). Gide avait lu cette bucolique dès le printemps 1891, à 22 ans donc, et il l'avait apprise par coeur (9).

     Le sous-titre de Corydon, « Quatre dialogues socratiques », porte un double sens, érotique et pédagogique qui s'est perdu dans les dernières réimpressions... (notamment en Folio) ; l'ensemble titre plus sous-titre fixait un cadre de référence, celui du socle gréco-latin de la culture occidentale.

     La préface, datée de novembre 1922, expliquait le retard à la publication par la crainte de peiner sa femme-cousine Madeleine, de « contrister une âme » (Journal, 7 octobre 1931, pour la référence à Barrès).

     Le premier dialogue (I) introduit, à partir d'un fait-divers qui reste anonyme, l'exigence d'un jugement équitable par l'opinion publique (I,i). Vient ensuite l'histoire d'Alexis B. et de Corydon son aimé ; l'adolescent se suicida par désespoir d'amour (I,ii) ; ce drame a été inspiré par des faits réels, et par un petit récit non publié de l'ami Ghéon, L'Adolescent, que Gide avait lu dès 1907. Dans l'églogue de Virgile, c'était Corydon qui aimait le jeune Alexis, et non l'inverse.

     Le Dr Corydon se présente comme un cas de révélation tardive du désir homosexuel, à l'instar de Michel dans L'Immoraliste (Journal, 26 novembre 1915) et de Gide lui-même : à l'âge de 24 ans, avec le jeune Tunisien Ali. Gide connut au moins six relations suivies, avec Ali, puis Athman, Maurice Schlumberger, Marc Allégret, Louis Valérien et Emile D.

     L'affirmation théorique centrale (I,iiii) est que l'uranisme n'est pas, en soi, une maladie, qu'il existe des homosexuels normaux (10). Gide souligne ensuite l'existence d'intermédiaires entre les deux exclusivités hétéro- et homosexuelle, ce que la princesse Palatine (dans sa Correspondance), puis Raffalovich et la revue Akadémos (juillet 1909) avaient déjà signalé ; il prend ainsi position contre la théorie du troisième sexe, alors répandue en Allemagne à la suite des travaux d'Ulrichs suivis de ceux d'Hirschfeld, et à laquelle s'était rallié Proust. Corydon offre des échos de procès de moeurs, sur lesquels Gide et Ghéon conservaient des coupures de presse : procès d'Oscar Wilde en 1895, affaire des télégraphistes (11), suicide du général MacDonald et procès de Fersen en 1903, procès en diffamation contre le journaliste allemand Harden en 1907-1908, procès Renard en 1909.

     Certains de ces thèmes font retour dans le quatrième dialogue ; la remarque des étudiants du Comité d'action pédérastique révolutionnaire en mai 1968, « le genre rase-les-murs de l'homosexuel type », y est anticipé avec le refus d'une « allure de contrebandier » (IV). Pour autant, Gide n'est pas l'annonciateur des débordements de la Gay Pride ...

     Le deuxième dialogue a nécessité un gros travail de documentation ; le Dr Corydon, comme annoncé, y parle « en naturaliste » ; selon le biologiste américain Frank Beach, il ne s'en serait pas si mal sorti : « We find ourselves, then, agreeing with Gide in his contention that homosexual behavior should be classified as natural from the evolutionary and physiological point of view » (Comments on the second Dialogue, 1949). Le point faible, relevé par Beach, est évidemment d'avoir laissé de côté le lesbianisme ; Gide le savait, témoin cette note sur les épreuves de l'édition de 1924, et supprimée ensuite :

 
Je lui reproche (à Corydon) bien des choses. En particulier de laisser dans l'ombre certains côtés de la question : l'homosexualité chez la femme, par exemple.

     Les points forts : 1) l'homosexualité n'est pas contre nature en raison de la surproduction de l'élément mâle (II,iii), et de l'existence d'une homosexualité animale, de « jeux homosexuels » se produisant même en présence de femelles (II,vi). Cette homosexualité animale était reconnue ou contestée déjà dans l'Antiquité (ce dont Gide n'avait peut-être pas connaissance) ; c'est d'après Sexual Inversion d'Havelock Ellis (12) que Gide mentionne les observations de Muccioli sur les pigeons (II,vi), celles de Lacassagne sur les poulains (II,vi), puis, revenant à l'espèce humaine, les propos de Sainte-Claire Deville sur l'internat. 2) L'hétérosexualité masculine exclusive n'est pas une loi naturelle immuable (II,vii).

     L'argument de la plus grande beauté et intelligence du mâle (II,iv) est diversement apprécié, parfois considéré comme misogyne (13). On sait aujourd'hui que sur ce point de la beauté masculine, Nietzsche était d'accord avec Gide (14) ; le mâle des espèces supérieures est caractérisé comme un être de luxe et de dépense, d'intelligence et de jeu (II,iv). La mention du philosophe anglais Francis Bacon (II,vi), à propos de l'expérience cruciale, a pour fonction d'ancrer l'étude de la question homosexuelle dans une démarche scientifique, logique et philosophique ; elle vise à l'extraire du domaine d'influence des préjugés, mais aussi à l'écarter d'une approche purement littéraire (celle de Proust et de Cocteau par exemple), parfois dépourvue de rigueur argumentaire. Enfin, on peut se demander si le blanc relatif à un passage de Pantagruel est délibéré ou s'il s'agit d'une négligence, ou encore d'une trace délibérée de l'état d'inachèvement dans lequel étaient C. R. D. N. et le texte de 1920 -- comme pour demander la participation active du lecteur dans l'acte de se reporter à Rabelais.

     Dans le troisième dialogue (III), après une remarque méthodologique sur la distinction entre les faits et l'explication qu'on en donne, le Dr Corydon fait remarquer à son Interviewer que, l'odorat ne jouant pratiquement aucun rôle chez l'homme, l'amour tourne au jeu et le désir se diversifie (III,i). Gide revient sur « la suprématie de la beauté masculine » (III,ii), avec diverses citations ; les travaux préparatoires montrent qu'il avait envisagé de citer un extrait du Voyage à Ceylan de l'anthropologue E. Häckel, un passage sur la beauté des Ceylaniens (emprunt fait à Carpenter). L'attrait hétérosexuel pour la femme doit être soutenu par l'entretien d'une beauté artificielle (III,ii), qu'il nomme « attrait postiche » ; ce qui, par différence, fait paraître l'homosexualité masculine plus spontanée, et, paradoxalement en apparence, plus proche de la nature (III,iv). L'appétit qui se réveille à l'adolescence est imprécis, et la vocation sensuelle facile à fausser (III,v).

     Dans la dernière partie (IV), l'utilité sociale de la pédérastie est examinée en relation avec le mal de la prostitution. Il s'agit ici de pédérastie au sens grec du mot (relation amoureuse avec un adolescent déjà formé, pubère), et de son rapport direct avec les progrès des arts plastiques (15) et de la philosophie en Grèce antique. Quelques lignes de Nietzsche, relatives à l'esclavage et à la guerre, sont détournées vers l'amour grec :

 
La guerre est aussi nécessaire à l'Etat que l'esclave à la société. Et qui pourrait vraiment se dérober à de telles réflexions s'il s'interroge honnêtement sur les fondements de la perfection inégalée de l'art grec (16).

     Gide aurait pu invoquer deux autres passages, qu'il nous a sans doute laissé le plaisir de découvrir :

 
Les rapports érotiques entre hommes et adolescents furent, à un degré qui échappent à notre compréhension, l'unique et nécessaire condition de toute cette éducation virile. (Humain, trop humain, V, § 259)     Qu'est-ce que notre bavardage sur les Grecs ! Que comprenons-nous donc à leur art dont l'âme est la passion pour la beauté virile nue ! -- Ce n'est qu'à partir de là qu'ils ressentaient la beauté féminine. (Aurore, III, § 170).

     Deux notes-citations, celle de J.A. Symonds et celle de Bion (IV, pp. 111-112 et 113), ont pour origine la lecture de l'ouvrage d'Edward Carpenter (1844-1929) Iolaüs. An Anthology of Friendship; elles évoquent les couples antiques célèbres, Achille et Patrocle, Thésée et Pirithous, Oreste et Pylade

     De longues citations des Vies de Plutarque veulent sans doute répondre au père Paul Gide, et montrer que la tolérance de l'amour masculin n'a pas pour conséquence obligatoire la faiblesse militaire, souci alors présent dans les esprits ; ces dernières pages de Corydon furent en effet rédigées entre 1915 et 1918 ; précisément, Corydon fut repris « à la fin de la seconde année de la guerre » (Journal, 21 décembre 1923).

     Autre réponse au père, le lien fait entre hétérosexualité et misogynie (IV, p. 119) dans la décadence d'Athènes qui délaisse les gymnases. Gide exprime à nouveau son hostilité au mensonge et à l'hypocrisie, point qui sera réitéré dans une lettre de 1934 à Georges Hérelle (17). Le Dr Corydon s'achemine vers sa conclusion en soutenant que « un ami, même au sens le plus grec du mot, est de meilleur conseil pour un adolescent, qu'une amante » (IV, p. 125). Ici encore, on pense à Nietzsche :

 
Ce qui a favorisé le GRAND NOMBRE de libres individus chez les Grecs (...) L'amour des garçons propre à divertir de la vénération des femmes et de leur influence amollissante. (18).

     L'imagination dépravée de la femme : c'est cela qui gâte la race, plus que le rapport physique avec l'homme (19).

     L'optimisme de Gide, manifesté par l'espoir d'une audience durable pour ces dialogues, peut aujourd'hui être mis en balance avec les conclusions pessimistes de son contemporain Hérelle quant à une éventuelle renaissance de la pédérastie. L'analyse d'Hérelle, comme celle de Gide, envisage historiquement la situation faite à la femme par la pédérastie, mais en tire une enseignement opposé, plus favorable à l'hétérosexualité, car « l'âme féminine a pris une énorme importance dans la vie sociale » (20).

     En synthétisant une argumentation jusqu'alors éparse, Gide a mis toute son audience au service de la justification de l'amour masculin ; de nombreux lecteurs ont apprécié, le lui ont écrit, joignant parfois à leurs remerciements des confessions érotiques de valeur, qui ont été conservées et devront un jour être publiées. L'audace de l'écrivain était liée, de près ou de loin, à des démarches collectives plus ou moins éphémères. L'existence en 1909 de la revue Akademos (dont l'article « Le préjugé contre les moeurs », en juillet, anticipait sur Corydon) fut sans doute stimulante pour un auteur rempli de « l'appréhension qu'un autre me devance » (Journal, 12 juillet 1910). Depuis 1902, les articles d'Henri Albert dans le Mercure de France apportaient régulièrement des nouvelles du comité de Magnus Hirschfeld et de ses publications (21). Du côté des effets, ils furent quasi-immédiats avec l'apparition en novembre 1924 du mensuel Inversions; le numéro 5 et dernier date de mars 1925 ; le Cartel des gauches n'avait pas tardé à interdire cette publication. L'action collective reprit peu après la mort de Gide : en 1952, Jean-Jacques Thierry fonda les cahiers trimestriels Prétexte et Jean Thibault le mensuel Futur; parmi les collaborateurs de ces revues, et de leurs rejetons directs (Gioventù, 1956 ; Prétexte, nouvelle série, 1958), on relève les noms aujourd'hui connus d'André Du Dognon, Jacques Siclier, Roger Stéphane et Roger Peyrefitte.

     Les écrivains Jean Paulhan et Paul Léautaud firent à Corydon un accueil favorable. Montherlant, intéressé mais déçu, déplora de n'y point voir un « monument », à la manière de Si le grain ne meurt.

     Dans son article « André Gide et ses nouveaux adversaires », Walter Benjamin notait : « Que le Corydon de Gide, qui présente la pédérastie selon ses conditionnements et ses analogies biologiques, ait pu déchaîner une tempête, on le conçoit sans peine. » Sur cette tempête, on pourra se reporter au dossier de presse sur < www. u-paris10.fr/atag/Table_presse_Corydon >.

     L'originalité de Corydon est de ne pas s'engager dans la « défense syndicale » de tous les homosexuels ; il laisse de côté les invertis (« dont la tare est trop évidente », écrivait-il même dans le texte de 1920) ; il s'engage seulement sur le principe de la validité entière de l'amour masculin, compte-tenu de son caractère naturel, de son rôle dans la fondation de la civilisation et de la valeur de sa reconnaissance contre les mensonges conventionnels de la civilisation ; si les dialogues I et surtout IV semblent traiter plutôt de la pédérastie (22), l'homosexualité, ou uranisme, est examinée dans les deux autres.

     Oeuvre rationaliste et critique, Corydon est dénuée de toute préoccupation politique ou religieuse ; il n'y est fait aucune mention des interdits bibliques et pauliniens, ce qui justifie le rapprochement avec l'article de Voltaire ; ce petit livre reste, par sa contribution documentée et intelligente à la cause de la « liberté en amour », plus actuel que les productions néo-gauchistes des années 1970-1990. Corydon fut bel et bien, me semble-t-il, ce qu'en disait, ironiquement, Paul Valéry, « Un avenant à la Déclaration des Droits de l'Homme. » (23).

 

Notes

1. Cette édition, plus correcte que les précédentes, comporte encore un certain nombre d'erreurs ; voir na note sur les réimpressions 1987 et 1991 sur < www.u-paris10.fr/atag/DOSSIERS_CRITIQUES/ >.

Les références de pages sont faites à cette édition.

2. Par Daniel Moutote, Claude Martin, Susan Suleiman, Eva Ahlstedt, Patrick Pollard, Lucille Cairns et Christine Ligier, entre autres.

3. Notamment aux chapitres 23, 28 et 30 du livre I, 12 du livre II, 5 et 13 du livre III des Essais.

4. Rééditées dans mon Vocabulaire de l'homosexualité masculine, Paris : Payot, 1985, pp. 229-231.

4bis. Article consultable sur < www.multimania.com/meka.argis.pdf >

5. Cf. Vocabulaire ..., op. cit. pp. 221-225.

6. Gide déplore dans la société française la French gallantry, évoquée par Hume dans Inquiry into the Principles of Morals, « A Dialogue », en opposition à ... l'amour grec. Voir de Verlaine « Laeti et errabundi » (Gais et vagabonds) dans Parallèlement.

7. Sa démonstration a été reprise par Roger Peyrefitte dans Notre Amour.

8. Paul Gide, La Condition de la femme dans l'Antiquité (1867, réédité en 1885), chap. III, « Grèce », pp. 70-71 de l'éd. de 1885 ; une version légèrement corrompue de ce passage a été publiée par le BAAG. Paul Gide était professeur de droit romain à la Faculté de Paris (Panthéon) ; en référence il citait Plutarque (Vie de Solon, 1, De l'Éducation des enfants, 15 et De l'Amour, 4 et passim), Aristote (Politique, II), Népos (Hommes illustres, Préface) et Cicéron (République, IV,5).

9. Cf Le Subjectif (Cahiers André Gide), pp. 41, 61.

10. Thèse soutenue par le psychologue M. A. Raffalovich dès 1896, puis par plusieurs médecins lors du Congrès d'anthropologie criminelle de 1901, et par Freud en 1905.

11. Cf. « Le champagne des télégraphistes », sur < www.multimania.com/jgir/Kadémos >.

12. H. Ellis, Sexual Inversion (1897), 2ème éd. 1901, traduite en français en mai 1909 au Mercure de France ; ce qui fournit un élément (parmi d'autres) de terminus ad quem pour Corydon.

13. Ainsi Lucille Cairns tient-elle pour misogyne la dénigration esthétique des femmes ; faudra-t-il alors tenir pour homophobes les discours masculins sur la beauté des femmes, et pour sexiste le fait pour une enseignante de se consacrer exclusivement au women's writing? Cf. Lucille Cairns, « Gide's Corydon: the politics of sexuality and sexual politics », The Modern Language Review, n° 3 (91), July 1991, p. 590.

14. Cf. Le Gai Savoir, II, § 72 ; Le Crépuscule des Idoles, « Divagations d'un inactuel », § 47).

15. Cet heureux résultat avait déjà été noté par André Chénier, Stendhal et Nietzsche.

16. Nietzsche, L'Etat chez les Grecs, in Écrits posthumes 1870-1873, Gallimard 1975.

17. Lettre de Gide à Hérelle du 14 juillet 1934, d'après la transcription de G. Hérelle ( Bibliothèque municipale de Troyes, mss. 3188, f° 359) :

 
Quelles furent, en réalité, les moeurs du Moyen-Age ? La littérature nous instruit-elle suffisamment sur les moeurs de cette époque ? Cette littérature si tendre, si délicieuse, est très idéaliste et très artificielle ; mais nous dit-elle la vérité ? Qu'y a-t-il derrière ce charmant décor ? Les Laures et les Béatrices sont des créations poétiques. Où et comment se renseigner ? Par exemple, quel était le rôle des pages, jeunes compagnons des chevaliers ? Ceux-ci faisaient profession d'amour mystique : on ne parle que de cet amour-là, c'est le seul qu'on mette en avant. Mais comment supposer que tous ces gaillards restassent chastes ? Et vers qui se portaient alors leurs désirs sensuels ? A voir combien, aujourd'hui, la réalité diffère de l'apparence et combien le revêtement des moeurs est mensonger, il est permis de penser que ce mensonge n'est point particulier à notre époque, et qu'il était encore plus épais dans les tamps où l'opinion, plus sévère, contraignait à plus de dissimulation. Il faudrait étudier ce problème, sans tenir compte de la littérature, dans les chroniques secrètes, dans les procès criminels, dans les documents relatifs aux cloîtres, etc. etc.

18. Nietzsche, Fragments posthumes, M III 1, printemps-automne 1881, Gallimard, 1982.

19. Id., Fragments posthumes, W I 2, été-automne 1884, Gallimard, 1982.

20. Manuscrit n° 3188, f° 490, conservé par la Bibliothèque municipale de Troyes. -- Une étude sur l'amour grec a été publiée par l'allemand M. H. E. Meier en 1837. Une traduction française annotée, signée L.R. de Pogey-Castries, a vu le jour en 1930 (rééditions en 1952 et 1980), sous le titre Histoire de l'amour grec ; son auteur était Georges Hérelle (1848-1934), originaire de Pougy le Château (Aube), traducteur de Gabriele D'Annunzio et de Blasco Ibanez, et professeur de philosophie. Il a laissé de nombreux manuscrits, dont le projet de Nouvelles études sur l'amour grec, à la Bibliothèque Municipale de Troyes. Manuscrit conservé par la Bibliothèque municipale de Troyes.

21. Cf. Dr Patrick Pollard, André Gide, Homosexual Moralist, New Haven et London : Yale University Press, 1991. Recensement des sources sociologiques et littéraires utilisées par Gide pour Corydon, influences subies, méthodes de travail et mobiles probables de ses choix.

22. Pédérastie qui n'est pas pédophilie, contrairement à une confusion fréquemment faite. L'UNESCO définit actuellement la pédophilie comme une relation sexuelle avec un moins de 13 ans de la part de quelqu'un ayant au moins cinq ans de plus. Ce qui ne se trouve ni dans la vie de Gide, ni évoqué dans ses oeuvres de fiction.

23. Paul Valéry (1871-1945), Cahiers XIV, octobre 1930 : « Drôle d'idée chez Gide de faire de la liberté de la pédérastie un avenant à la déclaration des Droits de l'homme ! Par ailleurs, ce goût est anti-finaliste. C'est un tropisme !! ».

Dimanche 16 janvier 2000.

Docteur en philosophie (Université de Paris-X-Nanterre).

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