Daniel MOUTOTE, « Corydon en 1918 », BAAG, n° 78-79, avril-juillet 1988, pp. 9-24.

Numérisation : Daniel SALOM, pour Gidiana août 1999.

 

 

© Daniel MOUTOTE

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Texte mis en ligne sur Gidiana le 20 août 1999.

 

 

     Corydon  en 1918 est le livre en quatre dialogues et un préambule parachevé le 8 juin 1918 (Journal, 655-656) (1), manuscrit entre deux éditions clandestines : C.R.D.N. (1911), anonyme, sans lieu ni nom d'éditeur, comptant les deux premiers dialogues, interrompu au tiers du troisième, et C.R.D.N. 1920, en quatre dialogues, anonyme et sans lieu ni nom d'éditeur non plus, tirés respectivement le premier à douze, le second à vingt-et-un exemplaires. Débuts modestes et dramatiques d'un ouvrage que Gide devait juger en 1942 comme le plus important de ses livres, ajoutant  : « [...] c'est aussi celui auquel je trouve le plus à redire » et précisant  : « je fus sans doute mal avisé de traiter ironiquement des questions si graves [...] » (J. II, 142) Qu'est-ce à dire ? Pourquoi ce secret concernant la genèse et la publication de Corydon ? Pourquoi ces réserves et cet étrange qualificatif d' « ironique» appliqué à une oeuvre si sérieuse ?

*

     La première mention de Corydon  dans le Journal  est du 12 juillet 1910 :

 
« Sentiment de l'indispensable. Je ne l'ai jamais eu plus fort, depuis que j'écrivis André Walter, qu'à présent pour Corydon. [...]
J'ai connu pareille appréhension au moment des Nourritures terrestres. » (306).

Même appréhension que pour « le premier chef-d'oeuvre» (pour parler selon Sainte-Beuve) : Corydon, ou le premier chef-d'oeuvre de la maturité engagée de Gide, et, comme Les Nourritures terrestres, le livre d'une renaissance. Mais surtout premier livre qui envisage de face le thème jusqu'alors clandestin de la pédérastie, élément si essentiel de la particularité gidienne qu'on peut bien le considérer comme le fondement secret de toute la [10] manifestation et sa sauvegarde.

     Le thème pédérastique était présent dans les fantasmes d'André Walter, mais surtout dans les propos de Ménalque, au IV ème livre des Nourritures, attendant l'enfant au sortir de l'école pour l'arracher à la routine de son foyer et l'emmener sur les grandes routes découvrir la splendeur de la peine, et dans Paludes déjà, par l'image inverse de ce personnage frileux qui ne sait pas voyager et se livre, auprès d'Angèle à de « petits simulacres anodins ». Dans L'Immoraliste  évidemment, et même dans La Porte étroite, avec le passage déléaturé sur épreuves de la renaissance de Jérôme sous un ciel neuf. Dans Les Caves ... L'oeuvre tout entière le manifeste : Cahiers, Traités, Récits et Soties.

     Une prise de conscience plus directe se manifeste dès 1907, à la lecture du livre de Léon Blum : Du Mariage et curieusement place Marcel Drouin à l'origine de l'idée formelle du futur ouvrage :

 
« Le livre de Léon Blum, Du Mariage, donne lieu à beaucoup de commentaires. Ceux dialogués [c'est nous qui soulignons], de Marcel Drouin et de Fontaine à certain thé chez Lerolle, me parurent fort au-dessus de l'ordinaire.[...] »(J., 248)

     Le lendemain, Gide attaque le livre dans une lettre non-envoyée à Marcel Drouin. Il dit qu'il l'a relu et a été exprimer à Blum lui-même ses extrêmes réserves sur ce livre qui enferme le bonheur dans l'alcôve et « qui semble une habile préface à tout le théâtre juif d'aujourd'hui » (250). Commentaire en dialogue, visite de Gide interviewer à l'auteur d'un livre sur l'amour, n'est-ce pas l'esquisse encore inconsciente de la mise en oeuvre de la question sexuelle dans Corydon  par un Gide qui transposera le sujet dans le registre de l'uranisme qui est le sien.

     C'est Montfort qui ravive cette question en 1910, quand, pour défendre R. de Gourmont, il traite Gide de protestant pudibond. Sur le premier point, Gide proteste qu'il ne saurait séparer la morale de la psychologie, ainsi que tend à le faire le protestantisme (298-9). Sur le second point, « l'accusation de moralisme (moi, pudibond !) », il écrit en réaction d'un seul élan ses « souvenirs sur Em-Barka, Mohammed d'Alger et le petit de Sousse » (305), [11] c'est-à-dire les souvenirs pédérastiques qui figureront dans la deuxième partie de Si le grain ne meurt..., mais qui établissent la motivation de Corydon, dont l'urgence sera notée à la page suivante dans le passage cité plus haut. C'est d'ailleurs l'époque où Gide dit retrouver chaque année à Cuverville les livres de J. H. Fabre et de Darwin, qui sont tant mis à contribution dans le second dialogue.

     Début 1911 vraisemblablement Gide fait lire ce qu'il a écrit à Marcel Drouin qui, avec Jacques Copeau, l'a assisté pour la mise au point de son dernier « Traité», Le Retour de l'Enfant Prodigue. A la suite de quoi Gide interrompt sa rédaction au tiers du IIIème dialogue et fait éditer son manuscrit à Bruges à 12 exemplaires, c'est l'édition clandestine intitulée C.R.D.N. -- qu'il range dans un tiroir et ne retouchera pas avant fin 1917.

     Pourquoi Gide a-t-il interrompu sa rédaction et ne l'a-t-il pas reprise durant ces six années ? Les raisons sont multiples, secrètes et mêlées.

     Plutôt que de spéculer à vide sur la censure qu'aurait exercée Drouin au détriment de la production gidienne, tenons-nous en à la réalité de son jugement que nous connaissons indirectement par la réponse de Gide dans le Journal :

 
« Pour Marcel D.
Il me reproche d'avoir mal économisé le pathétique, l'épuisant au début du livre, de sorte que je cesse d'émouvoir dès que je prétends persuader. [...] » (340)

     Le grief de Drouin est de toute évidence purement formel. Corydon est un « Traité » raté par suite d'une erreur de conception. La preuve qu'on n'en est encore qu'aux questions de forme, c'est l'argument de Paul-Albert Laurens en janvier 1912 :

 
« [...] il voudrait que je fasse de cela une oeuvre grave autant que mon Enfant prodigue; ce qui me donne à réfléchir longuement.» (356)

Sur les bons conseils, on connaît le bon usage du génie, qui est de ne pas les suivre et, par généreux égotisme, de ne s'en remettre qu'à soi. Gide découvre d'abord l'originalité de son [12] oeuvre nouvelle : c'est un « Traité », mais à orientation scientifique. A ce titre il doit être pourvu d'arguments et de faits authentiques, c'est-à-dire vérifiés, non pas empruntés, fût-ce à des savants. Les notes du journal y pourvoiront désormais.

     Mais la publication fait rencontrer d'autres dangers. Rien à tirer du choix de Bruges : c'est par commodité que Gide s'adresse à l'Imprimerie Sainte Catherine, celle où est fabriquée La N.R.F.. Mais c'est l'imprimeur qui a dû exiger que son nom ne figurât pas sur les exemplaires, non plus que le lieu d'édition, de crainte d'une saisie. Du coup a sans doute été réduit le tirage : 12 exemplaires pour minimiser le risque et le dommage.

     C'est alors peut-être que Gide a compris la témérité de son projet. De là cette édition anonyme et sa relégation dans un tiroir. Certes, comme le montre une petite plaquette de Claude Courouve : Contre nature ? (1981, chez l'auteur : 8, place Auguste Métivier. 75020 Paris), sur l'incrimination de l'homosexualité par la loi française y avait-il un vide juridique dans notre droit pénal (mais pas dans la loi belge, si l'on se souvient de Verlaine), vide qui ne sera comblé que par la loi du 6 août 1942 ( ce qui, soit dit en passant, est peut-être une des raisons du départ pour la Tunisie en mai 1942). Gide en 1912 n'avait en principe rien à craindre. Mais il avait en mémoire la rigueur de la loi anglaise mise en évidence par le procès d'Oscar Wilde, que Gide et Madeleine connaissaient bien. Quoi qu'il en soit, Gide ne passera outre qu'en 1921, à l'époque de la visite à Marcel Proust (J., 692) et en vue de la troisième édition, celle de 1924, à La N.R.F., première édition dans le commerce.

     Pourquoi de plus une édition secrète : C.R.D.N. ? Parce que le sujet est tabou, et qu'il convient pour certains de garder le silence à son propos. C'est la raison que mettra en avant Paul Claudel dans une « sommation » célèbre adressée à Gide en 1914, motivée par un passage pédérastique des Caves du Vatican :

 
« Au nom du ciel, Gide, comment avez-vous pu écrire le passage que je trouve à la page 478 du dernier N° de La N.R.F. ? Ne savez-vous pas qu'après Saül et L'Immoraliste [13] vous n'avez plus une imprudence à commettre ? Faut-il donc décidément croire, ce que je n'ai jamais voulu faire, que vous êtes vous-même un participant de ces moeurs affreuses ? [...] Ne voyez-vous pas que vous vous perdez, vous et ceux qui vous touchent de plus près ? [...] » (Correspondance 1899-1926. Préface et notes par Robert Mallet, Gallimard, 1949, p. 217).

     Sans doute la grande voix de Claudel tonne-t-elle pour bien d'autres raisons encore à propos des Caves du Vatican. Mais il est de fait, et Gide le dira dans Et nunc manet in te.... que son épouse, Em. du Journal, lectrice de toutes ses oeuvres jusqu'alors, ne lira pas plus avant que cette page dans cette oeuvre, et dans toute l'oeuvre de Gide.

     On connaît la réponse de Gide à Claudel :

 
« De quel droit cette sommation ? Au nom de quoi ces questions ? Si c'est au nom de l'amitié ? Pouvez-vous supposer un instant que je m'y dérobe ? » (Ibid.)

     « Au nom du ciel » : l'incrimination est religieuse. La réponse : « De quel droit [...] ?  », peut-être juridique, et même philosophique, est en tout cas d'un génie qui entend défendre son autonomie. Nous aurons à y revenir. En attendant, la réponse complète de Gide sera la publication de Corydon. Mais que de drames d'ici là.

     L'interdit va se préciser encore en 1916 face à Em. C'est au nom de sa famille que parle l'épouse de Gide : « Que notre famille n'ait pas à rougir une seconde fois... », selon une confidence de Gide à R. Martin du Gard en 1920 citée dans les Notes sur André Gide. Et l'on voit en ces premiers mois de 1916 dans le Journal l'écho des inquiètes précautions et maladroites tentatives de l'épouse pour remettre au pas l'époux. Alors qu'un tel interdit jeté sur la chair avait déjà conduit André Walter à la folie et à la mort.

     Mais le plus étonnant est la crise mystique qu'engendre chez Gide, au début de 1916 la relecture de l'Evangile. Gide reprend le Livre Saint dans un dessein assez clair : pour réaliser son projet noté en 1914 (J. , 420) : Le Christianisme contre le Christ. Le titre noté le 19 avril pour le Cahier vert, et qui ne lui convient [14] pas parfaitement : « L'Entretien avec Nicodème » laisse peu de doutes à ce sujet. Gide entend s'attaquer aux Pharisiens. Mais quand il reprend l'Evangile de Jean, c'est pour tomber à genoux (J., 554). Sur la question de la pédérastie, l'interdit religieux fonctionne à plein au début de 1916. Ainsi dans ce commentaire de Saint Paul en février, et la douloureuse approbation que Gide donne aux paroles de l'Apôtre :

 
« Et Paul continue, et ceci entre en moi comme un glaive :
Ne cause pas, par ton aliment, la perte de celui pour qui le Christ est mort.
Quoi ! Pour un peu de plaisir vais-je nier la mort et la miséricorde du Christ ! Pour un aliment ne détruis pas l'oeuvre de Dieu.
Le royaume de Dieu, ce n'est pas le manger et le boire, mais la justice, la paix et la joie, par le Saint-Esprit.
Et ceci est le dernier mot, la borne où se heurte toute la protestation de ma pensée :
Heureux celui qui ne se condamne pas lui-même dans ce qu'il approuve.
Il faut y revenir. » (J. , 592-3).

C'est au plus intime de lui-même, dans cette douloureuse « Béatitude », que Gide trouve la borne à laquelle s'achoppe sa pensée. C'est là, au coeur de sa foi dans le Christ, qu'il butte au renoncement le plus total. Et de façon si douloureuse et si forte qu'on se demande bien comment il en reviendra.

     Telles sont les raisons qui ont fait différer jusqu'en 1917 ce projet de 1910 : la découverte d'une forme littéraire nouvelle, les difficultés d'édition, la crainte de « contrister [...] quelques personnes, de contrister une âme, en particulier, qui de tout temps me fut chère entre toutes », dira-t-il en parlant de son épouse dans la préface de novembre 1922. Mais il nous est apparu que c'est en lui-même, dans le conflit intime du désir et d'une idéologie religieuse rémanente, que Gide a trouvé la borne de son génie. Comment réussira-t-il à « passer outre » ? Le secret de l'existence et de l'oeuvre de Gide, de la particularité gidienne, [15] cette lumière qui languit sous le boisseau, selon une image familière à l'écrivain, c'est le drame, chez lui joyeux et tragique à la fois, de la chair prisonnière des idéologies : littéraire, sociale, amicale, familiale et mystique, que le devoir suprême de l'artiste est de libérer pour la vie créatrice.

*

     Quelles sont les raisons qui ont poussé Gide à reprendre Corydon  fin 1917 et à l'achever au début de 1918.

     D'abord l'observation des animaux a pourvu l'auteur du Second Dialogue d'arguments autonomes, sans aller jusqu'à lui faire refaire ce dialogue, pour une raison qu'il faudra bien mettre en lumière.

     Egalement l'urgence du message à délivrer s'impose de plus en plus à la veille de la guerre. A partir de 1912, revient de loin en loin dans le Journal, le thème du « plus important qui reste à dire » (J., 420).

     C'est la revendication charnelle contre Cuverville au moment du retour, en octobre 1915, après la longue expérience du Foyer Franco-Belge, qui est sans doute la clef du sursaut gidien :

 
« Engourdissement abominable. Je songe avec une sorte de détresse à la vie que peut me promettre Cuverville et à laquelle je ne vois pas comment échapper, sinon en rompant les liens et me dégageant des obligations les plus vénérées. Ce n'est pas la liberté que je cherche; c'est de pouvoir travailler dans de bonnes conditions hygiéniques, que jamais encore je n'ai pu réaliser. [...] » (J., 511-2)

Ce qui est en cause, c'est nettement le génie créateur, ici mis en relation avec la sensualité. Ce qui ne laisse pas d'être troublant, car c'est là une donnée première de la vie créatrice. Gide d'ailleurs écrira plus tard : « Je fus sauvé par gourmandise ».

     La guerre joue également son rôle dans le renouvellement souhaité du génie, tout autant que le voyage. Gide en exprime l'idée à la fin du Journal de 1914 :

 
« Cette guerre n'est pas pareille à une autre guerre :
Il n'est pas question seulement d'un territoire à protéger,
[16] D'un patrimoine, d'une tradition ... Non ! c'est un avenir qui veut naître
Enorme et se dégage en s'ensanglantant les pieds.
[...] Pauvre âme incertaine, tu ne peux t'éprendre
A la fois de l'avenir et du passé.
Il s'agit de voir si tu veux rester pleurant sur des cendres,
Si vers la tombe enfin il ne te reste plus qu'à descendre
Ou si, dans l'inconnu, tu te sens assez jeune encore pour t'élancer. » (J., 505-6).

     En ces années du début de la guerre, Gide est hanté par l'idée de partir. Partir pour l'Angleterre, fin juillet 1914 (J. , 444) , l er octobre 1915 (509). Il part pour Paris peu avant la déclaration de guerre (444) et ce sera bientôt la longue absence au Foyer Franco-Belge. Quand il sera de retour au bercail début 1916, ce sera avec la hantise d'en partir.

     C'est dans l'intimité du journal que Gide remonte du fond de sa détresse. Le XXVème Cahier, commencé le 18 avril 1916, à un retour de Paris, va jusqu'au 18 juin 1918, date du grand départ avec Marc pour l'Angleterre. C'est le cahier de la révolte et de la délivrance. Le parcours se fait en deux étapes, coupées par un retour en arrière fin 1916 et début 1917. La première partie est celle d'une révolte coléreuse et brouillonne, qui se termine par un échec et la destruction des dernières pages de la première partie du XXVème Cahier, qui « reflétaient une crise terrible [...] dont Em. était la cause » (J., 557). En ce drame du génie, les actes décisifs se soldent par la destruction d'un écrit : destruction effectuée par Gide en juin 1916, par un sacrifice du génie à l'amour ; destruction effectuée par Em. en juin 1918, par un sacrifice de l'amour au génie !

     De septembre 1916 à mars 1917, le vieil Enfant Prodigue tient lamentablement un carnet de concession à Em., le XXIllème. Or en 1917, Gide retrouve Marc, et c'est ce Puiné, son nouvel « entraîneur », qui lui donnera la force et le courage d'un nouveau départ, réussi cette fois, le 18 juin 1918.

     [17] Entre temps, la première oeuvre de cette renaissance, Corydon, est reprise le 15 décembre 1917, en réaction contre une dernière oeuvre de concession, la Préface aux Lettres de Dupouey, à peu près achevée le 14 janvier 1918 et parachevée le 8 juin suivant, pour une édition à treize exemplaires (J., 656). Le problème se pose toujours de la publication. Il faudra attendre encore plus de cinq ans pour que l'oeuvre sorte en édition courante en 1924, après un second ballon d'essai anonyme en 1920.

     Les raisons qui ont poussé Gide à reprendre, puis achever Corydon en 1918, malgré la conscience du danger, sont claires : l'exigence d'un génie brimé dans sa fécondité et sa sensibilité, et, par la rencontre d'un jeune intercesseur, la découverte des conditions de sa renaissance.

*

     Après la genèse, la structure de l'oeuvre, qui permettra d'en apprécier le sens, l'originalité et la portée. Successivement le thème ; une théorie nouvelle de l'amour et son implication littéraire ; la forme : une oeuvre d'avant-guerre et strictement esthétique ; la nouveauté : l'engagement dans le journal.

     Corydon reprend une question déjà traitée par les médecins, mais autrement qu'eux. Le personnage central, Corydon, médecin lui-même et informé de l'ensemble de la question, entend laisser à la médecine le soin de traiter les homosexuels anormaux, les invertis, et ne se consacrer qu'à l'étude de la pédérastie. Le livre qu'il prépare s'oppose à deux livres : La Physique de l'Amour, de Rémy de Gourmont, qui assimile l'amour aux pariades animales, et De l'Amour, de Léon Blum, qui proclame le droit au bonheur et le fait consister dans les plaisirs de l'alcôve, comme une préface au théâtre juif de la Belle Epoque. Corydon prétend apporter une nouvelle théorie de l'amour. Il n'examine que le cas de l'homosexualité « normale», l'amour d'un aîné pour un adolescent, la pédérastie des moeurs grecques antiques. C'est pour Gide un moyen de poser le fondement de son message de rénovation des valeurs sur des bases antérieures au Christianisme : celles de la [18] civilisation de la Grèce antique.

     Dans le Second Dialogue, il établit par l'histoire naturelle que cet amour est naturel et normal. Il entend combattre la répression des lois et la réprobation des moeurs à l'encontre de la pédérastie. De ce retour à la vérité de la nature, il espère un renouveau du théâtre français avili par les comédies de boulevard. Il soutient dans le IIIème Dialogue, en 1918, et là il retrouve la littérature qui est l'objet de sa compétence, que pour obtenir à nouveau un théâtre qui ait la beauté de celui du Vème siècle, il faut revenir à la liberté des moeurs de ce peuple. Du moins ne pas vouer au suicide les homosexuels, comme Sparte voua au barathre les enfants rechignés, se privant d'artistes pour privilégier sa race.

     Le IVème Dialogue, de visée morale et sociale, vient corroborer le IlI ème en ce sens qu'il défend l'idée que l'homosexualité est sans incidence sur la fécondité de la famille. Corydon soutient que la pureté du gynécée et le courage des guerriers sont moins menacés par l'homosexualité que par la débauche hétérosexuelle. Gide propose en somme un bon usage de la pédérastie. Qu'a fait d'autre Platon dans Le Banquet ? Le désir est toujours hors la loi. La morale est de lui trouver un emploi dans la comédie sociale en tournant au bien ce qui, abusivement contraint, conduit à la folie, au suicide, au malheur.

     Faut-il rappeler enfin que les vues de Gide sur la rénovation du théâtre et de la littérature ont été confirmées en France par au moins trois oeuvres parmi les plus belles du XXème siècle : le théâtre de Montherlant, le roman de Proust A la recherche du temps perdu, et les chefs-d'oeuvre d'André Gide.

     La question de la forme littéraire adoptée pour Corydon a provoqué de vives protestations : Paul-Albert Laurens, en 1912, aurait souhaité une oeuvre grave dans le ton du Retour de l'Enfant Prodigue; Roger Martin du Gard, en 1921, juge l'oeuvre déplorablement artificielle. Gide lui-même regrettera cette forme « ironique » en 1942.

     Ironique doit s'entendre en deux sens. D'abord au sens de l'ironie socratique, et ce qualificatif renvoie au sous-titre du livre [19] de 1924 : Quatre Dialogues socratiques. L'oeuvre se présente alors comme une interrogation philosophique sur une idée morale. Mais le mot renvoie surtout au qualificatif que Gide applique à ses oeuvres antérieures dans la lettre à Beaunier de 1914 recopiée dans le Journal : « [...] soties, récits, je n'ai jusqu'à présent écrit que des livres ironiques -- ou critiques, si vous préférez -- [...] » (J. , 437).De fait le texte de 1918 continue C.R.D.N. écrit en 1910-1911. C'est un livre dans une forme passée de l'art gidien.

     Pourquoi cette forme esthétique dans une oeuvre si nettement engagée ? Pour éviter la disparate ? Mais Gide aurait pu refaire ses deux premiers dialogues, ou bien les continuer en faisant une seconde oeuvre indépendante de la première, comme ce devait être le cas pour son Dostoïevsky. Il semble plutôt qu'il ait voulu rester dans la forme ironique. Peut-être à titre de précaution oratoire ? Une façon de se protéger contre d'éventuelles poursuites ? De fait peu de formes écrites protègent autant la responsabilité de leur auteur que celle de Corydon. La donnée est depuis longtemps dans le domaine public de la culture universelle : c'est celle de la Seconde Eglogue, dont le premier vers est dans toute mémoire cultivée :

 
Formosum pastor Corydon ardebat Alexim...

Sauf que chez Gide, c'est Alexis qui brûle pour Corydon, un médecin, et qui en meurt. D'où le pathétique de la donnée gidienne, mais aussi le caractère fictif du problème. La fameuse « Défense de la pédérastie » que l'interviewer reproche à Corydon est en fait confiée à un personnage « en abyme », qui ne sait que parler vainement d'un livre en projet qu'il n'est pas sûr de publier. En somme Corydon  de Gide décrit les perplexités d'un médecin aux prises avec un livre impubliable et déjà difficilement soutenable. Livre sur un livre impossible. D'ailleurs l'interviewer , au terme du livre, s'en va comme il était venu, sans être du tout convaincu par la vaine éloquence de Corydon. Il n'est pas absurde alors de penser que Gide cherche à s'abriter derrière l'innocence du Livre. C.R.D.N. 1920, anonyme, sans lieu d'édition ni nom d'éditeur, ne proclame pas une idée que d'aucuns peuvent trouver [20] dangereuse -- mais toute idée n'est-elle pas dangereuse, à l'exception des idées reçues ?. Il en propose tout au plus l'examen. Et il serait facile de démontrer que Corydon est l'examen d'un livre qui n'existe pas.

     A l'évidence, l'argument n'a pas à être retenu. Ce que l'on sait de l'homme Gide, de son courage et même de sa dureté, de son « goût du martyre », dit sévèrement Em., de ce brin de folie qui l'entraîne à de certains moments, du glow, dit Charles Du Bos, du ton brûlant, qui anime son style quand il touche à de certains sujets qui l'agitent en profondeur, comme le sujet de Corydon, tout nous en détourne. Corydon n'est pas plus prudent qu'aucun autre livre de Gide. Il est même nettement plus imprudent. Il est simplement honnête : le « point de vue esthétique», auquel se place toujours Gide, et auquel il nous invite à nous placer pour parler de son oeuvre sainement, n'impose pas une idée. Il la propose à l'attente et à l'attention du lecteur. Il connaît sa responsabilité. Il a lu dans les Nouveaux Essais de Leibniz : « Les vérités sont toujours bonnes ; les idées souvent dangereuses à montrer. L'on dirait que l'idée est la tentation de sa vérité. »(J., 55). Charnelle, vivante et chaleureuse, l'idée ne lui apparaît pas comme une tentative, mais comme une tentation, en homme qui engage tout son destin et celui de l'humanité dans chacune de ses pensées. Corydon  finalement ne véhicule pas une idée plus dangereuse que les autres, mais seulement. une idée plus urgente, gênante, comme toutes les idées qui s'imposent sans qu'on ait toujours le courage de les poser. Comme Gide le dit à la fin des Feuillets de 1918, Corydon  est un livre par lequel il veut « gêner ». Or gênant est tout ce qui concerne l'être dans son authenticité, dans le sine qua non de son existence, qui est à cette date pour Gide sa réalité charnelle. Gênant est tout ce qu'il ne faut pas évoquer pour ne pas risquer de déranger l'être en ses fondements. La gêne est le tremblement de l'être qui se sent vaciller sur ses bases. Faut-il faire silence sur l'essentiel ? Gide ne le croit pas plus, dans son domaine qui est celui de la chair et du génie, que Jean Guitton dans le sien qui est celui de l'âme et de l'Etre. Ne fallait-il pas [21] témoigner sur l'homme ? s'engager pour la sauvegarde de sa nature ?

     Or Gide s'est bien engagé à propos de Corydon indirectement, par un témoignage différé, dans son Journal. Dans le secret du journal, comme le secret de l'être, et les secrets sont faits pour être gardés. Dans le secret du journal qui, devant être publié un jour, est tout de même proclamation devant la postérité. Gide s'engage alors nettement et sans réserve. On peut lire, par exemple, dans les Feuillets de 1918 :

 
« Il n'y a pas pour moi d'entraînement (vers ce livre) [...] la difficulté vient précisément de ceci que je dois artificiellement réactualiser un problème auquel j'ai donné (pour ma part) une solution pratique, de sorte que, à vrai dire, il ne me tourmente plus. » (J., 670)

Allusion assez claire aux promenades hygiéniques mentionnées dans le Journal, par exemple en 1916. On lit même dans les Feuillets en question :

 
« Les pédérastes, dont je suis (pourquoi ne puis-je dire cela tout simplement, sans qu'aussitôt vous prétendiez voir, dans mon aveu, forfanterie ? [...] » (671).

Nul cynisme gratuit dans ces propos, mais un engagement, un témoignage.

     Pourquoi finalement avoir écrit ce livre scandaleux et gênant ? « Malheur à celui par qui le scandale arrive », mais « Il faut que le scandale arrive », lit-on dans la note de 1890 au Traité du Narcisse sur la manifestation (Romans, Bibliothèque de la Pléiade, P-9). Sur ce devoir de manifester, qui est le premier article de la morale de l'artiste, Gide n'a jamais varié depuis son premier livre. Telle est la rigueur gidienne. Par Corydon, Gide ne veut pas apitoyer sur une faiblesse, mais faire reconnaître en chacun la différence essentielle de sa nature, proclamer son droit à la différence, sa particularité la plus authentique. Il est rare qu'un moraliste, par une exigence aussi radicale, se montre, comme le souligne par ailleurs Charles Du Bos, « infiniment respectueux de la sensibilité d'autrui ». Peut-être dans le dessein de renouveler la morale en la fondant sur les bases solides de la psychologie [22] profonde ou en la poussant jusqu'au fantastique des questions taboues de la sexualité. Plus généreusement, semble-t-il, Gide a compris que la question des questions, pour l'être, est celle de sa reconnaissance. Tout être a droit à être reconnu. C'est la grandeur de Gide d'avoir, en 1918, apporté son témoignage et sa caution à la cause d'une minorité souffrante, à la cause de l'être humain en peine, et en péril.

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     Ce petit livre « importantissime » est la manifestation première de la maturité engagée de Gide. Il proclame non seulement le droit des sensibilités brimées par la rigueur des lois et la réprobation des moeurs à « vivre en harmonie avec la nature », selon l'antique code moral de la Grèce, mais encore les droits les plus inaliénables de l'humanité que chacun porte inscrits dans son code génétique.

     Là est le point crucial de la réflexion gidienne : la pédérastie est-elle inscrite dans la nature de quelques-uns, les condamnant, mais les autorisant, à vivre pleinement leur existence particulière. Question complexe, retorse, fondamentale, et qui reste encore aussi problématique que le sens de l'aventure humaine. Elle met en jeu la morale, la médecine, le droit, la religion, enfin l'art, dont elle est une des clefs. Tout le système de pensée de Gide dans Corydon, repose sur ce postulat que la pédérastie fait partie de la particularité la plus irréductible de l'être, Gide dit de « la nature » de quelques-uns. S'il en était ainsi, la pédérastie serait innocente. Mais c'est ce qu'est loin d'accorder la morale, selon qui une existence pleinement humaine doit se construire en disciplinant la sexualité, aussi bien homo- qu'hétérosexuelle, dans la perspective d'une harmonie personnelle d'ensemble. C'est une question qui laisse encore la médecine dans la perplexité : dérèglement hormonal ? particularité inscrite dans les gènes ? perversion du psychisme lié à la détérioration des relation avec la mère ? symptôme ou signe d'élection ? Mais que dire quand la [23] pédérastie est le mal d'un génie ? Un éminent psychiatre, et l'un des Maîtres des études gidiennes, le Professeur Jean Delay, disait à ce propos que le mieux qu'ait à faire un génie, c'est de vivre avec son mal. Gide dit de même d'ailleurs dans Corydon, citant l'Abbé Galliani. L'innocence, comme la culpabilité, de la pédérastie est loin d'être claire pour le légiste, qui, malgré les efforts tentés depuis 1945 pour libéraliser l'incrimination pénale de l'homosexualité, n'a jamais autorisé la liberté totale en ces matières. C'est une question qui n'a pas laissé indifférente l'autorité religieuse catholique, car elle implique corruption de l'enfance.

     Sans doute est-ce sur le plan de l'art que la question est le mieux abordable dans la perspective de la réflexion gidienne. La sexualité d'André Gide n'est pas en cause : elle est son problème. C'est de son art qu'il est question, parce qu'il s'adresse à nous, et qu'il manifeste ce que Gide nous apprend sur son expérience la plus particulière de la vie des hommes, dans le seul de ses livres avec son Journal qui s'étende sur son existence littéraire toute entière. L'appel gidien en faveur d'un secret pédérastique de l'art littéraire date en effet de la prise de conscience de la particularité de l'écriture littéraire en juillet 1888 : André Gide n'a pas encore vingt ans. On notera le trouble, la gêne, du jeune auteur devant la beauté littéraire. Ce sont des réflexions sur la beauté, empruntées respectivement à Sully Prudhomme, Lucrèce et Virgile, suivies d'un jugement personnel exprimant une profonde angoisse :

 
O Beauté! Que tu me fais mal!
Nec satiare queunt spectando corpora coram
Nec manibus quidquam teneris abradere membris
Possunt, errantes incerti corpore toto.
Hue ades, o formose puer.

[Et ils (les amants) ne sauraient se rassasier de voir leurs corps en présence, ni ne peuvent de leurs mains arracher rien aux membres délicats, errant éperdus par le corps tout entier. Approche, 0 bel enfant.]

La dernière, de la seconde Eglogue, est l'appel de Corydon au bel [24] Alexis précisément. Le tout est suivi de ce commentaire révélateur :

 
« Mais mon mal est si noir que je ne peux le dire. »

Ce qui a l'air d'un vers, mais n'est que le cri solitaire d'un jeune poète en proie à la beauté. Et André Gide ajoutera le 20 août 1888 ce commentaire qui donne à son appel solitaire sa dimension ontologique :

 
« Mon cri serait si désespéré qu'il faudrait bien que Dieu l'entende. »

Et, le 28 février 1889, il aura beau citer Saint Paul :

 
« Misérable! qui me délivrera de ce corps de mort ?

et faire de son cri une défense vertueuse de la chasteté contre ceux qui en rient, défense qui doit être le message de son livre, les futurs Cahiers d'André Walter, ce qui perce à travers ce qu'il en voit, ce trouble devant la beauté littéraire, secret du livre, est d'ordre pédérastique, et c'est déjà celui de Corydon en 1918. C'est parce qu'il ne peut le dire, ce secret, qu'il n'aura pas trop de toute son oeuvre pour le faire entendre.

     Mais, sur les rapports de l'oeuvre littéraire gidienne avec la pédérastie, deux remarques s'imposent encore. La première est que Gide, à la fin de sa vie, voudra rattacher son oeuvre à ce secret maudit afin de la protéger contre toute tentative de récupération idéologique, en se faisant rejeter  par les bien-pensants. Et qui prétendrait qu'il n'y a pas réussi avec le plus représentatif d'entre eux : Claudel ?

     La seconde tend à sauver la forme de ce livre que certains ont jugé mal fait. La cause n'est pas entendue. Corydon est un livre qui choisit ses lecteurs : il ne convainc que ceux qu'une secrète connivence a déjà persuadés, selon l'idée célèbre de Pascal que, dans le domaine de la spiritualité, on ne cherche que ce que l'on a déjà trouvé. Tel est le sens du pari d'André Gide sur la vie, dont toute son oeuvre est l'enjeu : un pari sur la jeunesse. Corydon finalement, livre-manifestation, est au centre de la manifestation gidienne pour le rajeunissement des « valeurs sur lesquelles nous vivons », comme une nostalgie d'adolescence.

 

(1) Les citations du Journal  renvoient au t. I de l'ancienne édition dans la Bibliothèque de la Pléiade. Par la suite, la référence est abrégée en J.

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