Alain GOULET, "Jeux de miroirs paludéens : l'inversion généralisée", BAAG, n° 77, janvier 1988, pp. 23-51.

© Alain GOULET

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Texte mis en ligne sur Gidiana le 15 novembre 1998

 

 

 

1. Antécédents : « Je » est des autres

     Pour le jeune homme romantique de 1888 qui se veut poète, la littérature est l'expression lyrique, directe, sincère des sentiments d'un Moi qui se cherche. Avec l'ami qui le tient alors sous son charme, Pierre Louis, il entreprend la composition d'un recueil poétique où leurs poèmes alterneront, et dont le titre, Nous deux, dit assez le rêve d'harmonie, de réduction du Moi et de l'Autre au Même. Mais déjà le poème initial, de la main d'André Gide, intitulé « Solitude », avoue et déplore l'échec de cet idéal d'effusion et de communion :

 

J'ai voulu lui parler, il ne m'a pas compris.[...]
Crédule et confiant s'ouvre mon jeune coeur
Il a besoin d'aimer et ne trouve sur terre
Que le dédain moqueur et l'ironie amère.
(1)

Cette posture d'amoureux transi était intenable, et le recueil resta inédit (2). Désormais notre jeune romantique devait apprendre qu'« il faut que l'artiste supplante le poète », et que « de la lutte entre les deux naît l'oeuvre d'art » (I, p.30) (3). Puisque la vie ne se confond pas avec l'art, la réalité avec la fiction, il faut accepter le caractère « factice » de la littérature, comprendre qu'elle relève d'une stratégie dans laquelle l'auteur, le narrateur, le personnage jouent des parties différentes, à des niveaux différents, et que l'expression du Moi passe par l'élaboration d'un Autre de mots et de langage. Bientôt il écrira :

 

Si je n'écris plus de journal, si j'ai l'horreur des lettres à écrire, c'est que je n'ai plus d'émotions personnelles ; je n'ai plus d'émotions, que celles que je veux avoir, ou que celles des [24] autres. ( I, p. 30-31)

     Pourtant Gide n'a pas renoncé à son idéal de sincérité, ni à son objectif d'expression d'un Moi inquiet. Mais il se sent fondamentalement divisé, partagé entre des sentiments et des visions contraires :

 

Je vois toujours presque à la fois les deux faces de chaque idée et l'émotion toujours chez moi se polarise. Mais, si je comprends les deux pôles, je perçois fort nettement aussi, entre eux deux, les limites où s'arrête la compréhension d'un esprit qui se résout à être simplement personnel, à ne voir jamais qu'un seul côté des vérités, qui opte une fois pour toutes pour l'un ou pour l'autre des deux pôles. ( I, p .31)

C'est d'abord de cette division intime, de ces tensions personnelles que naîtra, avant toute théorisation, la pratique gidienne de la « mise en abyme ».

     Dès la première oeuvre publiée, Les Cahiers d'André Walter, des dispositifs de défense, structurels et formels, vont permettre l'expression de différentes facettes du Moi sous le couvert de l'Autre. L'enjeu de l'ouvrage était capital. Gide est persuadé que, de sa démonstration, dépendra son mariage avec sa cousine Madeleine ; mais il va aussi déverser, dans ce roman, bien des pages du journal intime qu'il tient depuis plusieurs années, et proposer toute une réflexion sur l'esthétique littéraire, née en particulier de l'écriture en cours (4). Aussi l'écrivain déploie-t-il toute une stratégie de mise à distance et d'emboîtement de niveaux qui transforme l'affirmation de soi en questionnement de l'Autre, la démonstration en expérimentation, et qui ouvre l'oeuvre réalisée vers ses virtualités. L'oeuvre est publiée anonymement, comme « oeuvre posthume », et surtout se met en place une technique qui ouvre la forme autobiographique sur des jeux spéculaires, et que Gide tentera de théoriser bientôt dans une page du Journal promise à la célébrité, sous le nom de « mise en abyme » (5).

     Contre bien des exploitations partielles, tronquées ou gauchies de ce qui n'est guère qu'une réflexion née au fil de la plume, tâtonnante et mouvante, éloignée de toute théorisation systématique, et où se succèdent plusieurs modes de références, de comparaisons, et [25] d'arguments, il faut souligner que ces considérations naissent du constat de « l'influence du livre sur celui qui l'écrit, et pendant cette écriture même. Car en sortant de nous, il nous change, il modifie la marche de notre vie » (I, p.40), et qu'elle se boucle par l'expression ambiguë de la « rétroaction du sujet sur lui même » ( I, p 41 ). Ce qui donc importe d'abord, avant toute considération sur les jeux formels et structuraux, c'est la relation dialectique et psychique du sujet et de l'objet, la manière dont l'écriture, née d'un besoin de l'auteur, constitue celui-ci en le modifiant par le travail des mots, par le processus de projection-rétroaction. L'écrivain n'est plus le démiurge tout puissant, il est le « scribe » -- selon le mot qui apparaîtra bientôt dans l'Avant propos de Paludes -- qui expérimente des Moi possibles par le langage, qui se constitue en l'écrivant, et qui se purge de ses échecs en les fixant sur des doubles qui s'emboîtent dans des séries gigognes : André Walter/Allain, Narcisse/Adam/Le Poète, Urien/Luc...

     Ainsi Gide, entré en littérature par besoin d'introspection, est devenu Narcisse construisant de complexes jeux de miroirs pour piéger les reflets d'un Moi éclaté : « Comédien ? peut-être...; mais c'est moi-même que je joue » (6), constatait Gide-Walter devant sa glace. Mais Narcisse est aussi ce Prométhée qui se dévoue à son aigle, ses idéaux transcendants, et Tityre qui s'ignore encore comme tel, il sublime ses marécages par sa quête d'absolu, d'ailleurs, d'harmonie. Nulle contradiction entre ces deux orientations, car, écrit Gide, « le monde m'est un miroir, et je suis étonné quand il me reflète mal » (I, p. 20). Il n'est donc pas surprenant que ce jeu de reflets débouche toujours sur le vide et l'attente : André Walter meurt fou ; Narcisse, « au bord du fleuve du temps », « rêve au Paradis » (III, p.3-4); Urien, agenouillé « sur l'eau noire », cherche « le reflet du ciel que Je rêve » (III, p.65).

 

II. Paludes : inversion et subversion

     En 1893, Narcisse-Tityre s'extrait de ses marécages parisiens, se rend en Afrique du Nord, et se convertit au culte de la vie, de la sensation, du désir. Par ce retournement de soi sur soi, Gide cesse [26] d'être Tityre et peut devenir l'auteur de Paludes. C'est ce qu'il explique dans sa Post-face pour la deuxième édition de « Paludes » :

 

"Un jeune homme plein de passions" [...] après un an de voyage, durant lequel [...] il a pu [...] bannir pour un long temps les livres, soulever les rideaux, ouvrir, briser les vitres dépolies, tout ce qui s'épaissit entre nous et l'Autre, tout ce qui ternit la nature, harmonisait enfin sa vie et ses pensées [...].

     Près d'un peuple qui s'invétère, d'une religion différente, d'une morale parfois contraire et pourtant belle, il a pu trouver très étrange et maladif soudain, y repensant, l'état de critique et le soin de prosélytisme qui l'avait lui-même et souvent tourmenté jusqu'alors -- l'agitation de ces hommes du Nord croyant toujours qu'au-dessus du bien se pourrait obtenir quelque mieux préférable (III, p.1476).

     Gide est donc devenu l'anti André Walter, comme il le notera incidemment dans Paludes : « Walter que je ne peux pas sentir » (III, p.109). Mais il ne va pas se contenter d'inverser le message et les procédures d'écriture, il va les subvertir. Poursuivant sa Postface, il précise :

 

[...] il écrit un livre, et puisqu'il avait envie de rire, il trouva du même coup ridicule également le contrôlé, le contrôleur, celui qui veut lever les contrôles et celui qui ne sait pas y échapper ( III, p.1476).

La dialectique du Même et de l'Autre, -- qui fonctionnait jusque-là dans le système de la gémellité, du semblable, de la délégation du Moi et de l'emboîtement, qui permettait cette « rétroaction du sujet sur lui-même » au fondement de la pratique de la mise en abyme --, se transforme alors en stratégie de retournement, d'ambivalence et de dérision par laquelle le Même et l'Autre, le Moi et le Non-Moi, et les moi virtuels, présents ou passés, les identités, les valeurs, les logiques, s'échangent et tendent à s'équivaloir dans un immense éclat de rire.

 

[...] ce livre, l'auteur, et pour plus de rires encore, pour montrer qu'il ne rit pas rien que des autres, il l'écrit à la première personne. [...] L'un dit : « Que vous êtes triste ! » -- Mais non, je suis gai ! [27] -- L'Autre: « Ah ! que vous êtes psychologue ! » J'ai horreur des psychologies. [..] Veuillez croire: je ne suis pas celui qui dit Je dans Paludes, et qui ne porte pas d'autre nom (III, p.1476-7).

Voilà la grande nouveauté. Subtilement cette fois, entre lui et son « Tityre recubans », l'auteur a installé un « Je » narrateur au statut éminemment ambigu, modèle de l'ambivalence du Même et de l'Autre, qui pourra légitimement s'écrier : « Tityre, c'est moi et ce n'est pas moi » (p.115). De ce fait, l'oeuvre va changer de nature : la localisation centrale se déplace de la satire du personnage de Tityre et de ses semblables, à l'écrivain anonyme aux prises avec la genèse d'une oeuvre, avec laquelle il entretient les relations ambiguës de projection et de différence propres à la fiction.

     Nous voici donc loin de la logique simple qui présidait à une des formulations de la théorie de la mise en abyme, à cette loi de transposition « à l'échelle des personnages, [du] sujet même de cette oeuvre » (I, p.41). De la même façon « la comparaison avec ce procédé du blason qui consiste, dans le premier, à en mettre un second "en abyme" », conduisait à imaginer une réduplication du Même, en modèle réduit. Paludes n'obéit plus à cette pratique de la simple délégation expérimentale circonscrite à un microcosme. Considérons plutôt cette autre métaphore gidienne, celle du « petit miroir convexe et sombre [qui] reflète, à son tour, l'intérieur de la pièce où se joue la scène peinte », « dans tels tableaux de Memling ou de Quentin Metzys  » (p.41). Le miroir forme alors, au centre de l'oeuvre, un autre foyer qui institue un point de vue inverse, retournant la vision offerte sur la scène, révélant non seulement sa face cachée, comme dans le célèbre Portrait des Arnolfini de Van Eyck, mais aussi ouvrant des perspectives sur la partie de la pièce qui ne serait pas visible autrement, c'est-à-dire déplaçant radicalement son sujet, comme dans Le Banquier et sa femme de Quentin Metzys. C'est cette possibilité d'inversion généralisée de la vision, d'un retournement de toutes les perspectives et de toutes les logiques, et d'une réflexion sur le travail de l'écriture en cours ( miroir déformé sur le donateur du tableau), que Gide se met à exploiter dans Paludes, ouvrant ainsi les portes de la modernité littéraire par la crise de la représentation et [29] du sens ainsi manifestée.

     Pour mieux armer la réflexion qui va suivre, je proposerais, à titre de références, deux autres figures qui permettront d'expliquer, de façon métaphorique, certains processus d'écriture et de montage mis en oeuvre dans Paludes, notamment ceux d'ambivalence, d'inversion, de retournement, et d'équivalence paradoxale du dedans et du dehors. La première serait le ruban de Moebius (fig.l), sans envers ni endroit, dont chaque point peut être considéré comme appartenant à la fois à l'intérieur et à l'extérieur, qu'on peut parcourir intégralement en suivant la même surface, et dont le parcours ramène le crayon au point de départ : voilà déjà pour le thème obsédant du cercle, du manège, de la répétition et de l'impression de tourner en rond. Mais cette figure se prête aussi à des manipulations et à des transformations. Si la ligne du crayon se change en coup de ciseau, son parcours le long de la ligne médiane transformera notre ruban initial, déjà tordu, en un anneau deux fois plus long, tordu d'un tour supplémentaire sur lui même. Cette première transformation peut permettre de conceptualiser la reprise d'un motif avec une nouvelle extension et de nouvelles torsions. Mais si l'on coupe ce nouvel anneau le long de sa ligne médiane, on obtient cette fois deux anneaux distincts et semblables à la fois libres et inséparables l'un de l'autre, dont chacun, tordu une fois de plus sur lui même, peut être noué deux fois autour de l'autre. La relation de ces deux anneaux pourrait aider à penser par exemple celle qui relie le Paludes I, celui qui présente le petit monde du « Je », et le Paludes II qui concerne Tityre et son environnement.(7)

     La seconde figure de référence serait le vase de Klein (fig. 2), surface ou récipient fermé et pourtant ouvert, ne comportant lui non plus ni envers ni endroit, ni extérieur ni intérieur, propre à expliquer le paradoxe du dedans et du dehors : « On ne sort pas parce que l'on se croit déjà dehors. Si l'on se savait enfermé, on aurait du moins l'envie de sortir » (P., p.113). Que l'on songe à partir de là aux échanges multiples entre le Paludes I et le Paludes II, et de façon plus générale, entre les différents niveaux textuels.

     On pourrait encore multiplier les références à des procédés [30] d'artistes qui, depuis A travers le miroir de Lewis Carroll, jusqu'aux dessins d'Escher, ont subverti les lois de la représentation réaliste et classique, de la logique, à partir de jeux de miroirs proposant une copie inversée. Pensons encore à ce qu'écrivait Gide à la fin de son extraordinaire Postface :

 

J'aime aussi que chaque livre porte en lui, mais cachée, sa propre réfutation et ne s'assoie pas sur l'idée, de peur qu'on n'en voie l'autre face. J'aime qu'il porte en lui de quoi se nier, se supprimer lui-même ( III, p. 1479).

Jeux d'artistes ? Soit ! Mais qui correspondent à une crise du sens, c'est-à-dire de la réalité : « Le monde, j'en jurerais, n'est rien d'autre, et n'en est pas moins cela ». Nous voilà donc loin du miroir de Narcisse.

     Ces principes de base de retournement des motifs et de l'écriture sur eux mêmes, joints au plaisir « hilarant » de constater les effets subversifs et explosifs du montage ludique (8), expliquent la remarquable alacrité du texte, la jubilation de l'auteur à se surprendre lui-même autant qu'à déjouer les attentes et la logique du lecteur. Il est important de rappeler comment s'est cristallisée l'écriture de Paludes et s'est déterminée la qualité de son « saugrenu ». Gide rapporte, dans ses mémoires, à quel point, de retour d'Afrique du Nord, il a l'impression d'être passé de l'autre côté du miroir : « Lazare échappé du tombeau », il est en possession d'« un secret de ressuscité », et il n'a pu conjurer son « état d'estrangement » et exorciser son « angoisse »qu'en écrivant Paludes. Après donc avoir souligné à quel point les jeux de langage et de construction s'originaient dans une nécessité existentielle et correspondaient à cette distance de soi à soi, Gide poursuit :

 

Un certain sens du saugrenu, qui déjà s'était fait jour dans la seconde partie de mon Voyage d'Urien me dicta les premières phrases, et le livre, comme malgré moi, se forma tout entier autour de celles-ci, que j'écrivis au cours d'une promenade dans un jardin public de Milan, où je m'arrêtai avant mon séjour à Champel :
"Chemin bordé d'aristoloches", et :
" -- Pourquoi par un temps toujours incertain n'avoir emporté [31] qu'une ombrelle ?
-- C'est en-tout-cas, me dit-elle" (9).

Gide a donc pris au sérieux l'invitation de Mallarmé à céder l'initiative aux mots qui s'allumeront « de reflets réciproques »:

 

Les mots, d'eux-mêmes, s'exaltent à mainte facette reconnue la plus rare ou valant pour l'esprit, centre de suspens vibratoire ; qui les perçoit indépendamment de la suite ordinaire, projetés, en parois de grotte, tant que dure leur mobilité ou principe, étant ce qui ne se dit pas du discours : prompts tous, avant extinction, à une réciprocité de feux distante ou présentée de biais comme contingence (10).

Sur le choc des mots qui mène au règne de la contingence, nous reviendrons. Tentons pour l'instant d'éclairer le processus générateur des deux phrases d'appel, ces phrases « qui cognent à la vitre » comme dira André Breton (11). Dans les deux cas, la mise en jeu du sens découle d'une disjonction implicite du signifiant et du signifié. Quel lecteur, spontanément, ajuste le signifié « plante dicotylédone » au signifiant « aristoloche » (de aristos = le meilleur, et de loxos = femme en couche) ? Or, dans Paludes, le narrateur glose cette note détachée du « petit voyage » par ces mots :

 

Lorsqu'on y repense à présent : comme il fut triste notre voyage ! -- le mot "aristoloche" exprime quelque chose de ça (P., p.140).

La signification naît ici d'une impression subjective associée à une méprise, que l'on pourrait commenter ainsi : le mot « aristocrate », désignant étymologiquement le « meilleur » au pouvoir, a été dégradé en « aristo » lorsque les nobles furent déchus de leurs privilèges par la Révolution, et l'on peut imaginer une nouvelle dégradation en « aristoloche », à l'aide du suffixe argotique -oche, sur le moule de fantoche, caboche, bamboche, pétoche, cinoche... Or la note : « Chemin bordé d'aristoloches » (p. 138) marque le pivot central autour duquel bascule le chapitre « Angèle ou le petit voyage » : avant elle, le narrateur est empli de ses rêves poétiques d'excellence et multiplie les compliments à Angèle, alors qu'à sa suite, la faillite devient manifeste, la déception, le désaccord, la dégradation d'un espoir de libération et d'union avec Angèle qui avait motivé le voyage. Ce [32] désaccord, à partir d'un référent clair et unique, se manifeste d'abord par l'opposition des mots : « ombrelle » et « en-tout-cas ». Le mot prend le pas sur la chose, et le divorce se cristallise sur le signifiant, puisqu'un en-tout-cas est une « grande ombrelle pouvant servir de parapluie » (12).

     Ainsi les mots laissés en liberté deviennent des outils transformant la contingence des associations en nécessité poétique. Mallarmé parlait de « l'instinct de rythme qui l'élit, le poète » (13). Or de façon parodique, le surgissement aléatoire des signifiants dépourvus de tout sens a priori se coule dans des rythmes impeccables d'octosyllabes qui leur donnent nombre et nécessité, soulignés par l'effet final de la rime:

 

Chemins bordés d'aristoloches. [...]
Pourquoi, lui dis-je -- chère amie,
Par un ciel toujours incertain,
n'avoir emporté qu'une ombrelle ?
-- C'est un en-tout-cas, me dit-elle.
(P., p.138)

On voit à quel point ces deux phrases, autour de quoi « tout Paludes se cristallisa », et que Gide se déclare incapable d'expliquer (14), anticipent sur la pratique surréaliste : le mot surgit, indépendamment de tout sens renversant les conceptions traditionnelles de la création littéraire, et provoque le surgissement d'un monde nouveau, révélateur d'un inconscient. Dans nos deux syntagmes, à l'incertitude sur le sens s'ajoute une incertitude sur le genre : « aristoloche » est féminin, mais l'équivoque pourrait imposer le masculin ; et à l'« ombrelle » féminine vue par notre héros s'oppose l'« en-tout-cas » masculin revendiqué par Angèle. Il ne paraît pas non plus impossible de déceler des connotations érotiques d'une vision de la fleur d'aristoloche (calice et pistil) si le mot fait image, ou de l'épisode de la « petite averse » dans lequel le fragment dialogué est inséré : « comme il pleuvait plus fort et que je crains l'humidité, nous rentrâmes nous abriter sous le toit du pressoir que nous avions à peine quitté » (P., p.138). Car c'est bien autour de ce fiasco entre le « Je » et Angèle que s'organise toute la narration de Paludes, de lui que naît cette impression de stagnation dans les marécages et de [33] « stérilité qui s'en dégage » ( P., p. 141 ), qui aboutit à cet aveu combien révélateur :

 

Nous ne sommes pas,
Chère, de ceux-là
Par qui naissent les fils des hommes
(P., p.141).

Par compensation, le narrateur s'adonne donc à l'accouchement de mots et d'idées.

     Ainsi le saugrenu gidien ne naît pas seulement d'une incertitude sur le sens et d'une mise en cause de la logique du langage, il lie l'inversion de la hiérarchie signifiant/signifié à la révélation d'un inconscient qui a aussi quelque chose à voir avec l'inversion. Le premier jeu de miroir de Paludes concerne cette équivoque et cette potentialité de retournement du langage et des thèmes qui tend à l'inversion généralisée. En voici quelques exemples de natures diverses :

-- Richard tire son nom d'une antiphrase, puisqu'il est pauvre, « nécessairement » (p.106), à partir de quoi naît la réflexion sur le travail « qui ne rapporte que de l'argent ! »

-- Le calembour « maraischaussée » (p.127) n'est pas seulement une plaisanterie autorisée par le cauchemar. Il est l'aboutissement d'une inversion : « mal à la tête [...] comme à une jambe de bois » (p.126), jambe de bois obsédante qui fait surgir Angèle, et la connotation équivoque de la pénétration dans la tourbe des marais.

-- L'inversion sexuelle se manifeste aussi bien dans la projection de l'angélisme d'André Walter dans le nom d'Angèle, que dans le miroir inverse des deux récits de chasse à fortes connotations érotiques (15).

-- L'inversion gouverne les échanges de billets auxquels procèdent le narrateur et Martin à la porte d'Angèle : les sophismes exploitent les virtualités logiques de la langue, jusqu'au renversement :

 

Etre aveugle pour se croire heureux. Croire qu'on y voit clair pour ne pas chercher à y voir puisque :
L'on ne peut se voir que malheureux. [...]
Etre heureux de sa cécité. Croire qu'on y voit clair pour ne pas chercher à y voir puisque:
L'on ne peut être que malheureux de se voir
(P., p.114)

et l'équivalence absurde : « Le numéro deux se réjouit d'être [34] impair » (16).

-- L'inversion de la valorisation du fou et de la folie, qui conduit à la conception de l'acte libre, et de l'« homme normal » qu'il faut supprimer (P., p. 120-1) (17), annonce la valorisation surréaliste de l'écriture automatique, de l'inconscient et de la folie.

-- Sous sa forme plaisante, l'alternative du « révolté » et du « révolutionnaire » (P., p.123) annonce certaine querelle orageuse qui opposera Sartre et Camus autour de L'Homme révolté. A cela s'ajoutent les équivoques sur la révolte « en dedans », et sur la révolution qui pourrait n'être que manège, art de tourner en rond.

-- La pratique de l'agenda par le narrateur procède d'une logique de l'à-rebours et de l'inversion : le devoir non accompli se retourne en « imprévu négatif » (p.96), la défaillance en preuve de liberté.

 

III. L'appareil paratextuel (18)

     Cette mise en cause du sens de l'oeuvre en rapport avec la libération du signifiant et l'expression d'un inconscient est affichée dans un avant-propos provocateur, qui anticipe sur la psychanalyse :

 

Avant d'expliquer aux autres mon livre, j'attends que d'autres me l'expliquent. Vouloir l'expliquer d'abord c'est en restreindre aussitôt le sens ; car si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions que cela. On dit toujours plus que CELA. -- Et ce qui surtout m'y intéresse, c'est ce que j'y ai mis sans le savoir, cette part d'inconscient, que je voudrais appeler la part de Dieu. Un livre est toujours une collaboration, et tant plus le livre vaut-il, que plus la part du scribe y est petite, que plus l'accueil de Dieu sera grand. Attendons de partout la révélation des choses ; du public, la révélation de nos oeuvres ( P., p . 89 ).

A la fin de sa vie, Gide soulignera l'« état d'inconscience à peu près absolue » et « l'énorme amusement » qui ont prévalu en écrivant Paludes, et qui sont ici marqués par la place centrale et motrice du « CELA », du ÇA. Ainsi est renversée l'idéologie dominante de la création littéraire. L'auteur n'est plus propriétaire du sens, ni le livre véhicule d'une idée, d'un message voulu et conscient. L'auteur [35]échange son rôle avec le lecteur ; la « part d'inconscient » prend le pas sur le dessein conscient ; l'oeuvre est présentée comme une sorte de négatif qui sera « révélé » par la multiplicité et la pérennité des lectures.

     Ce qui est ici organisé en discours est suggéré dans les autres éléments du paratexte qu'un semblable principe d'inversion gouverne.

     Le titre d'abord. Pourquoi le recours au néologisme « Paludes » ? Fabriqué à partir du latin « palus » (= marais) et de « paludéen », il autorise une certaine rêverie sur le mot. « Paludes » peut évoquer le paludisme, et par métonymie l'Afrique. Or c'est précisément lorsque Gide a réussi à s'échapper des salons parisiens et vit une renaissance en Afrique, à Biskra, qu'il peut concevoir Paludes (20), comme miroir inversé ; c'est au sein d'un lieu autre -- successivement Biskra, Milan et les monts de La Brévine, dans un état autre, que le Gide nouveau peut se retourner sur sa situation d'homme de lettres paludéen dont il vient précisément de s'extraire. Et inversement c'est au sein du salon d'Angèle, lieu paludéen au milieu des autres lieux paludéens (« Paludes c'est l'histoire du salon d'Angèle », P., p.117), que le narrateur lance l'idée d'un voyage à Biskra, comme paradigme de l'Ailleurs (p. 110).

     Dans quelle mesure le titre désigne-t-il ces marécages paludéens dans lesquels sont enfermés le narrateur et Tityre ? Dès sa première mention dans le texte, Paludes est le titre d'une oeuvre en cours, et restera avant tout l'étiquette recouvrant une écriture proliférante. Ainsi s'inverse l'habitude de voir un titre renvoyer à un référent extérieur : Paludes est un titre énigmatique, coupé d'un sens référentiel antérieur au livre qu'il désigne. Implicitement donc, le titre met déjà en question la conception du livre comme copie conforme du monde, « miroir qu'on promène le long d'un chemin ». D'une certaine manière, tout le texte qui suit court après le titre et tente de le saturer progressivement, en multipliant les définitions : « Paludes c'est spécialement l'histoire de qui ne peut pas voyager [...] » (p.91) ; « C'est l'histoire d'un célibataire [...] » (p.93) ; etc... Mais plus ces arguments se multiplient, moins le titre est investi d'un sens clair, et moins le livre « est clos, plein, lisse comme un oeuf » (p.112). De même [36] que le texte court après le titre, le titre court au fil du texte, ce qui pose le problème des échanges paradoxaux et de l'insuffisance de l'un et de l'autre, du caractère retors ou tordu de l'un par rapport à l'autre.

     Ajoutons que ces « Paludes », dont Tityre se contente et dans lesquels le narrateur s'enfonce en proclamant son désir d'en sortir, finiront par se retourner en « Polders » (p.146). Par nature, le palus, terre d'alluvions, est amendable et cultivable, et c'est en cultivant les éléments paludéens de son univers que le narrateur, au terme de sa boucle, en annoncera une version inversée : la culture des « Polders » fera fructifier « Les Nourritures terrestres », face inversée de notre ruban de moebius ou du vase de Klein -- mais aussi débouchera sur une autre sotie : Le Prométhée mal enchaîné et son « Histoire de Tityre ».

      Passons au sous-titre : « Traité de la contingence ». Il est antérieur au titre, puisque, dès 1891, Le Traité du Narcisse l'annonce en ces termes : « Je ferai le petit traité de la contingence » (21). Ainsi, dès l'origine ce « traité » était conçu comme le complément inverse du Traité du Narcisse (22). Celui-ci consacrait la mission du Poète « grave et religieux », investi du devoir absolu de restaurer le Paradis et son harmonie. Inversement le Traité de la contingence devait explorer le monde des faits contingents, quotidiens, sans intérêt particulier, insignifiants, ceux dont se détournaient la littérature en général et particulièrement Mallarmé et ses émules :

 

Sous l'influence de Mallarmé, [...] nous étions plusieurs, et en pleine réaction contre le naturalisme, à n'admettre rien que d'absolu. Nous rêvions, en ce temps, des oeuvres d'art en dehors du temps et des « contingences » (23).

Dans Paludes, l'immanence se substitue à la transcendance, la multiplicité des faits dérisoires et répétitifs à l'épure de l'histoire de l'humanité entraînée par le geste unique d'Adam ; le courant rapide du fleuve du temps s'est changé en marécages, en étangs, et même en aquarium, tandis que la contemplation immobile de Narcisse fait place à l'agitation de fantoches. Plus encore, la « Théorie du Symbole » (sous-titre de Narcisse, qui fondait une esthétique et une morale, [37] est raillée sous forme de pêche à la ligne :

 

Attentes mornes du poisson; insuffisance des amorces, multiplication des lignes (symbole) (P., p.94).

     Mais ce renversement va produire des effets a priori inattendus. Alors que le règne de l'absolu et des quintessences menait à la stérilité et à la paralysie, la notion de contingence conduit à l'obsession de la libération, de la liberté individuelle, et l'idée d'acte libre qui germe dans Paludes glissera jusqu'à l'acte gratuit (17). Nous touchons là à un des aspects les plus modernes et les plus féconds de l'oeuvre, que les récents travaux d'Ilya Prigogine, Prix Nobel de chimie, théoricien du désordre, de l'instabilité et du hasard, peuvent permettre d'apprécier. De même que le savant s'oppose à la mécanique newtonienne en montrant que le hasard, parfois infime, peut bouleverser un système en perte d'équilibre et déchaîner des changements considérables, de même en réservant un rôle générateur au jeu, à l'aléatoire, au surgissement imprévu de mots et d'images, à la contingence, Gide s'oppose à tous les théoriciens classiques et dogmatiques, aux tenants des systèmes clos et de l'ordre établi, aussi bien en matière d'esthétique que de morale.

     Une des premières conséquences est que Paludes, qui dès l'origine échappe à toute classification générique, deviendra, en 1914, le paradigme d'un nouveau genre. La page de titre de l'édition originale des Caves du Vatican ne comportait en effet aucun nom d'auteur, mais précisait :

 

SOTIE par l'auteur de Paludes.

Pour son propre usage, Gide réactivait ainsi un genre médiéval étranglé au XVIème siècle par la censure, genre carnavalesque par excellence, genre roi de la fête des fous qui autorisait l'inversion des conditions et des discours, et n'épargnait de sa satire aucune autorité.

     Si l'étiquette de « sotie » n'existe pas en 1895, celle de « satire » apparaît, mais sous la forme curieuse d'une dédicace en forme de question autant que d'affirmation :

 

Pour mon ami
EUGENE ROUART
[38] j'écrivis cette satire de quoi ( P., p.88).

L'ami Eugène Rouart faisait à l'époque ses études à l'Ecole d'Agriculture de Grignon, d'où la plaisanterie sur les marais paludéens à transformer en polders. Mais ce qui est capital, c'est que la satire, dont la mission est de censurer les sottises humaines, n'a pas d'objet désigné. Est-ce Tityre ? les amis du narrateur ? l'écrivain ? Aussi échappe-t-elle au message, et laisse-t-elle le champ libre à l'ironie, figure clé de l'inversion ou de la suspension du sens. N'oublions pas non plus qu'étymologiquement, la satire suppose la farcissure et le mélange des genres, ce que l'on voit constamment à l'oeuvre dans l'écriture de Paludes où alternent le familier et le trivial, et la parodie des genres élevés, jusqu'à celle du style mallarméen et symboliste (24).

     L'épigraphe renforce l'énigme et constitue un nouveau pied de nez au lecteur : « Dic cur hic (L'autre école.) » Doit-on comprendre : Dis pourquoi celui-ci, ou : dis pourquoi dans ce lieu-ci ? Et comment interpréter la référence ? Dic cur hic paraît être une de ces formules d'interrogation scolastiques qui devaient fleurir dans les interminables disputes où s'opposaient au Moyen Age les représentants d'écoles rivales. Mais si l'on considère le titre de la scène centrale : « Le Banquet » ; que le narrateur y définit Paludes entre autres comme « l'histoire des animaux vivants dans les cavernes ténébreuses » (P., p.118) ; et que la réunion des littérateurs est amorcée par l'échange de billets entre le narrateur et Martin où abondent les sophismes, on pourrait songer à une référence implicite aux dialogues platoniciens et à l'ironie socratique par quoi le maître accouchait les esprits et confondait les sophistes. Pensons par exemple à la comédie philosophique du Protagoras, avec les questions de Socrate du type : « Alors dis-le; qu'est-ce qu'un sophiste selon toi ? », ou son débat sur la sagesse et la folie qui met en cause la pertinence des oppositions (25). D'autres indices nous mènent vers d'autres horizons philosophiques. Ainsi le débat sur l'« acte libre », amorcé par le philosophe Alexandre à la porte d'Angèle, est interrompu par l'apostrophe : « [...] vous devenez stoïcien ? Entrez donc, Messieurs du Portique. » (P., p. 116). Allusion à la morale stoïcienne de [39] l'abstention découlant de la conscience du déterminisme intégral ? peut-être. Mais surtout invite à se défier de toute interprétation référentielle univoque, car si le Portique désigne bien la secte des stoïciens, la référence est appelée, dans le texte, par un jeu de mots : on parle de philosophie à la porte d'un appartement, donc on fait partie du Portique, et on est stoïcien. Pour qu'on ne s'y trompe pas, le narrateur souligne qu'il trouve cette « plaisanterie [...] prétentieuse ». N'ayons donc pas la prétention de désigner « l'autre école », par définition toujours autre par rapport à tout lecteur qui se laisse questionner, mettre en question par le texte. Au fond, les débats des philosophes grecs ne sont-ils pas équivalents à ceux des scolastiques du Moyen-Age, ou des gens de lettres des salons parisiens, et n'est-ce pas manière de miner, en abyme, le sérieux de tout débat philosophique sur la liberté ? « L'autre école » conserve sa valeur absolue et sa puissance de contestation de toute opinion arrêtée.

     La sotie se referme sur une « Table des phrases les plus remarquables de Paludes », nouvelle parodie, et donc inversion, de la pratique scolaire du résumé, de l'abrégé, du compendium, ou du syllabus. Mais une fois de plus, la plaisanterie n'est pas gratuite : elle met en cause le travail de l'écrivain, la valeur de sa « manifestation » qui seule peut justifier sa vie (26), et renouvelle, en miroir par rapport à l'Avant-propos, l'appel à la collaboration du lecteur.

     Ainsi l'appareil paratextuel de Paludes évoque les renversements et les parodies caractéristiques des canulars, mettant en jeu et en cause le pouvoir des mots, le sérieux des langages, et des vérités dogmatiques, tout en gardant un caractère de gravité par l'interpellation du lecteur, convoqué à collaborer à la signification de l'oeuvre ce qui n'est pas le moindre trait de sa modernité.

 

IV. Niveaux textuels et mise en abyme

     Si l'on veut maintenant s'enfermer dans Paludes pour délimiter ses niveaux textuels et observer les jeux spéculaires auxquels ils donnent lieu, on s'aperçoit que, paradoxalement, ce texte de l'enfermement échappe de toutes parts.

     [40] Dès les premières lignes, nous apprenons que le narrateur écrit un Paludes dont nous n'aurons par la suite que quelques fragments, ébauches ou esquisses, et dont nous ne pouvons être assurés qu'il est achevé au moment où, à la fin de l'oeuvre, le « Je » écrit Polders. Si « Finir Paludes  » (p.139) figure bien au programme du dimanche consigné dans l'agenda, il se pourrait en fin de compte que cette résolution vienne grossir le nombre des « imprévus négatifs », avec le culte de dix heures. En effet à neuf heures entre Angèle (p. 139), à onze heures elle sort et le « Je » télégraphie à Hubert (p. 145), puis attend « la réponse en relisant le Petit Carême » (p. 146) ; à deux heures, cette réponse d'Hubert provoque la réflexion équivoque : « Paludes terminé, Dieu sait ce que je m'en vais pouvoir faire », qu'on pourrait comprendre : « maintenant que Paludes est terminé » (mais quand aurait-il pu l'être ?) ou « une fois que Paludes sera terminé » ; à trois heures et demie, notre narrateur se rend au culte, il va voir ses pauvres à cinq heures, et à six heures, nous le trouvons en train d'écrire Polders. Quand donc Paludes a-t-il pu être terminé ? Entre deux heures et trois heures, ou entre trois heures et trois heures et demie, comme pourraient le laisser penser les points de suspension ? Le moindre des paradoxes de ce relevé chronologique maniaque de l'emploi du temps n'est pas ce fait qu'en définitive, nous n'en savons rien -- ce qui n'est pas sans évoquer d'autres apories du même ordre, dans les oeuvres de Robbe-Grillet ou de Butor par exemple.

     De toutes façons, ce Paludes II ne s'achève pas, puisque, d'une part « je porte toujours Paludes avec moi » (p. 140), déclare le narrateur, et puisque Polders « continuerait bien Paludes , et ne me contredirait pas » (p. 146). Comme cette suite est un retour à un projet antérieur à Paludes (Polders est par ailleurs le titre d'une des Poésies d'André Walter), nous voici parcourant un ruban de Moebius, avec ses torsions, ses recommencements, et ses transformations. D'autre part, ce Paludes II en abyme n'échappe pas seulement à la clôture finale ; nous ne le connaîtrons jamais non plus comme oeuvre close, achevée, ce qui manifeste à quel point c'est une plaisanterie de croire qu'un livre soit « clos, plein, lisse comme un oeuf » (p.112), [41] selon une idéologie tenace. Ce qui fait fonctionner une oeuvre, ce qui lui donne mouvement et vie, ce qui lui confère sa vertu de questionnement, ce sont au contraire ses creux, ses ruptures, ses failles, ses tensions.

     En revanche ce que nous connaissons de ce Paludes II, et qui constitue un des foyers principaux du Paludes à focales multiples, ce sont ses conditions d'écriture, sa genèse, ses ébauches, son rapport avec ce qui est supposé être la réalité référentielle. L'essentiel de Paludes I concerne des discussions à propos de Paludes II, et les circonstances qui l'alimentent. Dans la scène centrale des Faux-Monnayeurs, le romancier Edouard, après avoir défini le sujet de son livre comme « la lutte entre ce que lui offre la réalité et ce que, lui, prétend en faire » (III, p.1082), dit :

 

Sur un carnet, je note au jour le jour l'état de ce roman dans mon esprit [...]. Si vous voulez, ce carnet contient la critique continue de mon roman (III, p.1083).

Et comme Laura doute qu'il écrira jamais son roman dans ces conditions, Edouard rétorque : « Ça m'est égal. Oui, si je ne parviens pas à l'écrire, ce livre, c'est que l'histoire du livre m'aura plus intéressé que le livre lui-même ; qu'elle aura pris sa place. » Cet échange pourrait parfaitement s'adapter à Paludes, dont le Paludes I peut être regardé comme le Journal de Paludes II, son métatexte qui le commente, le critique et finit par le dévorer. Plutôt que le Journal des Faux-Monnayeurs par rapport aux Faux-Monnayeurs, leur relation d'emboîtement et de vases communicants tendrait à faire figurer Paludes I comme le « dehors » d'un Paludes II vu comme un vase de Klein.

     Remarquons en effet que Paludes II, écrit à la première personne (p.93), après avoir fait alterner le « je » et le « il », et donc conféré à Tityre le statut ambigu de sujet d'un discours ou d'objet d'un récit manifestant ainsi l'ambiguïté de son rapport au narrateur (« Tityre, c'est moi et ce n'est pas moi », p.115) , s'achève pour nous lecteur avec le fragment en italique et à la troisième personne, situé au début du chapitre intitulé « Hubert », le vendredi. Tityre, ne trouvant personne qui accepte ses services, [42] « prend lui-même la fièvre pour pouvoir au moins se soigner... » (p.129). Manière de le supprimer, comme personnage littéraire du moins ; la seule note qui le concerne par la suite le fige à jamais dans une vignette : « Tityre semper recubans » (p. 130). Or le grand Valentin Knox, la veille, a suggéré qu'il fallait supprimer « la troisième personne, celle dont on parle » (p.121), dont Tityre est le modèle, tout en ajoutant : « C'est celle qui ne meurt pas avec nous, et vit à l'aide de chacun. Et il ajouta en éclatant de rire, sur moi : "C'est pourquoi il importe peu qu'on la tue" ». Là réside peut-être le noeud de la disparition ambiguë de Tityre. Car le cauchemar qui suit fait advenir, dans le narrateur, le personnage de Tityre : il étouffe, sanglé dans son lit, pense devenir fou, puis trouve l'apaisement, entouré par « l'air de la chambre » (p.128), sans penser à ouvrir une fenêtre : « aquarium, il se confond avec le reste de la chambre ». La chambre du narrateur s'est transformée en marécage de Tityre, le « Je » est devenu Tityre mais un Tityre angoissé, parce que conscient de sa situation. C'est pourquoi, dès le réveil, il se débarrasse de son Tityre de fiction, et laisse Paludes II migrer dans Paludes I et l'envahir subrepticement. Le dimanche matin par exemple, le narrateur parle de sa « recrudescente agonie », puis écrit :

 

Toute la vie j'aurai tendu vers une un peu plus grande lumière. J'ai vu, ah ! tout autour de moi, des tas d'êtres languir dans les pièces trop étroites ; le soleil n'y pénétrait point [...], etc... (p.139).

Passé de l'autre côté du miroir, Tityre n'est plus le personnage débonnaire, heureux et souriant. Le narrateur devient pathétique, parce qu'il s'est laissé envahir par le personnage qui avait pour mission d'exorciser le Tityre qui gisait en lui comme en chacun de nous ; mais chez lui, l'Autre semble avoir triomphé du Moi. La « rétroaction du sujet sur lui-même », qui était pour Gide au fondement même de l'écriture, a joué en sens inverse : il s'est produit une réversion de Paludes II dans Paludes I. Pensons à la manière dont, dans l'oeuvre de Beckett, Moran se transforme en Molloy, et aux relations que Malone entretient avec les personnages de ses histoires, Sapo ou Macmann.

     [43] Ainsi la première mise en abyme concerne non pas un rapport d'homologie, mais de complémentarité, d'interaction, une dialectique entre une oeuvre pour une grande part métatextuelle et réflexive, commentaire de Paludes II mais aussi réflexion sur elle-même, et des lambeaux d'un Paludes II qui finit par se dissoudre dans le marais textuel après avoir provoqué un questionnement incessant sur son sens. Il serait vain de se demander quel est le texte premier, ou second. Si Paludes II est l'oeuf, Paludes I est la poule. Ce qui compte, ce sont d'abord les échanges qui s'instituent entre eux dans les deux sens. Non seulement aucune des deux strates n'a d'autonomie, ni même de sens sans l'autre, non seulement chacune d'elle est défaillante, lacunaire, insuffisante au regard d'une esthétique de l'oeuvre close et achevée, mais c'est leur conjonction, leur interpénétration seule qui peut à la fois centrer Paludes sur « le mythe de l écrivain », comme l'a souligné P. Albouy, et mettre en jeu l'intime recherche que Gide poursuit à travers son oeuvre. Paludes condense une oeuvre en gestation, une écriture en recherche, et une réflexion sur ses conditions de possibilité.

     Convoqué par un texte ludique, en jeu, le lecteur passe, avec le narrateur, de l'autre côté du miroir, dans les coulisses de l'oeuvre. Ainsi se définit sa nouvelle fonction : il ne peut être qu'un lecteur critique, co-producteur du texte. R. Barthes aurait dit que, de « lisible », le texte de Paludes est devenu « scriptible » (27).

     La seconde mise en abyme concerne la citation de Virgile, à la première page. Cette référence constitue à la fois une source de Paludes, un intertexte, et un modèle réduit du Paludes II qu'elle génère. Noyau de l'autothématisme qui se développe par la suite et carrefour mettant en relation différents niveaux textuels, ce médaillon en abyme est loin de se limiter à une fonction ornementale.

     Tout d'abord, dès le départ, le narrateur fausse le sens de la citation, la présente de façon retorse et perverse. Dans la « première bucolique » de Virgile en effet, Mélibée, contraint à l'exil, fait ses adieux à Tityre, qu'il envie de pouvoir rester dans son domaine :

 

Fortunate senex, ergo tua rura manebunt !
Et tibi magna satis, quamvie lapis omnia nudus
[44] limosoque palus obducat pascua junco [...] (28).

C'est-à-dire : « Heureux vieillard, ainsi tes champs te resteront ! Et ils te suffisent, bien que la pierre à nu affleure partout et qu'un marécage borde les prés d'un jonc limoneux [...] ». Or notre narrateur traduit :

 

C'est un berger qui parle à un autre ; il lui dit que son champ est plein de pierres et de marécages sans doute, mais assez bon pour lui ; et qu'il est très heureux de s'en satisfaire. (P., p. 91).

On notera d'abord l'ambiguïté du pronom personnel et de l'adjectif possessif de la troisième personne, qui induit le lecteur à croire que ces paroles sont de Tityre, première ambiguïté du Même et de l'Autre, du Je et du Il. Ensuite le bonheur qu'éprouve Tityre à revenir de Rome, affranchi, cultiver sa terre est retourné en modèle de médiocrité, « de qui ne peut pas voyager », un contre-modèle, un repoussoir, qu'il doit exorciser. De semblables jeux de torsion de la référence étaient déjà à l'oeuvre dans la citation programmatrice du Traité du Narcisse (29).

     Ensuite cette citation travaille le texte de Paludes. Dans la première partie de la sotie, la reprise de la référence à Virgile met en évidence l'opposition du narrateur et de Tityre, du Paludes I et du Paludes II (pp. 91, 93, 117, 118). Mais dans la scène du Banquet, le narrateur a complété sa première citation en précisant : « Tityre recubans » (p.117), référence au vers 1 de la "première Bucolique". Désormais « recubans » tend à prendre le pas sur le personnage de Tityre, c'est-à-dire que le narrateur est obsédé par cette position couchée, allongée, ou plus exactement par ce mouvement de rechute. C'est ce qu'il explique sous le nom de « maladie de la rétrospection » : « Car chaque acte, au lieu, sitôt fait, de devenir pour nous un repoussoir, devient la couche creuse où l'on retombe -- recubans » (p.122). Le « Je » couché est en proie au cauchemar qui le change en Tityre ; le lendemain, il se lève pour se recoucher aussitôt (p. 128), se « sentant souffrant », il prend « un peu de tisane » (p. 129) et, de son lit, communique sa propre fièvre à Tityre pour lui administrer ses tisanes. L'ayant ainsi exécuté, au lieu d'en être délivré, il signe sa propre transformation en Tityre :

 

[45] « [...] j'écrivis :
Tityre semper recubans
puis je me rendormis jusqu'à midi. » (p. 130)

     Mais là ne s'arrête pas le travail de la citation. Ouvrant le champ de Paludes vers un en-deçà virgilien, elle l'ouvre, symétriquement vers un au -delà. Dans la dernière partie du Prométhée mal enchaîné, seconde sotie gidienne, Prométhée, transfiguré après avoir mangé son aigle, raconte l"« Histoire de Tityre » (III, p.335-9), qui constitue une suite de notre Paludes II , ou plutôt un second anneau de moebius au terme d'une seconde transformation. Cette « anecdote », « à propos » de la suppression de l'aigle, présente un Tityre lui aussi transfiguré. Il est devenu homme d'action, commence par se dévouer à son chêne, devient bâtisseur, édifie sa maison, puis une cité entière. C'est alors qu'intervient Angèle et que tout bascule lorsqu'elle propose au héros de voyager.

 

Tityre sourit, prit le vent, partit, enlevant la caisse et Angèle et vers la fin du jour descendit avec elle le boulevard qui mène de la Madeleine à l'Opéra. (III, p. 338).

Nous voici revenus sur les lieux où Zeus, le banquier, a commis l'acte gratuit initial. C'est alors que s'avance un Moelibée nu, échappant donc aux contraintes de la civilisation, jouant de la flûte, qui répond à Tityre : « Eo Romam. [...] urbem quam dicunt Romam. » (p.339). Or c'est là une nouvelle citation empruntée à la "Première Bucolique", marquée une nouvelle fois par l'inversion des rôles, puisque c'est Tityre qui évoquait alors par ces mots son voyage à Moelibée (30). Moelibée, le voyageur, séduit Angèle, qui se met à le suivre sans plus de façon, laissant Tityre se retrouver « seul complètement entouré de marais ». Moelibée s'est donc substitué au grand ami Hubert, le rival de Tityre, et de même que Hubert était parti pour Biskra, réalisant l'idée lancée par le narrateur de Paludes, de même Moelibée part pour Rome... où un certain Julius aura bientôt la révélation de l'acte gratuit. Malgré son activité nouvelle, Tityre est donc condamné à être « semper recubans », parce qu'il a perdu Angèle, séduite par la flûte et « les flûtes » de Moelibée (III, p. 339).

     Or rappelons nous l'« Envoi » de Paludes :

 

[46] Nous vous avons joué de la flûte
Vous ne nous avez pas écouté
(p.147).

C'est l'auteur qui s'appropriait alors la note de Tityre (31) pour déplorer de n'être pas entendu, compris. Du lecteur ? peut-être, mais surtout d'Angèle, qui reste un enjeu fondamental dans l'oeuvre, et de l'oeuvre.

     Symétriquement aux vers de Virgile, qui assignent à Paludes une origine culturelle et affichent le Paludes II comme un exercice de réécriture, nous avons vu que Si le grain ne meurt révélait une autre origine, restée secrète, constituée par ces phrases énigmatiques dictées par l'inconscient. Indépendamment de leur valeur fantasmatique concernant l'ambiguïté des relations à Angèle nous avons remarqué qu'ils formaient des octosyllabes, et ces vers blancs vont essaimer, alimentant l'écriture du Paludes II, s'opposant ainsi à Paludes I par les marques de la littérarité, du bien écrire traditionnel.

     Le début du « Journal de Tityre » abonde en octosyllabes :

 

De ma fenêtre j'aperçois,
quand je relève un peu la tête. [...]
A droite, un bois qui perd ses feuilles ;
au-delà du jardin, la plaine
[...]. (p.93).

Ce qui conduit le narrateur à mettre en vers ce début, sous une forme modifiée (p.95), puis à produire d'autres vers, soit dans sa prose (« Je suis Tityre et solitaire », p.112), soit sous forme de parodie des Poésies d'André Walter. Ainsi « Promenade » :

 

Nous nous sommes promenés dans la lande, etc...(p.117) (32).

     Or d'une part cette marque de littérarité engendre toute une chaîne d'anecdotes concernant Tityre : il pêche, multiplie les lignes (p.94), et finit par manger les vers de vase (p. 120). Le rapport aux vers poétiques est explicité :

 

Vous nous lirez des vers, n'est ce pas ?
-- Pas des vers de vase, dit Isidore bêtement -- il paraît que c'en est plein dans Paludes (p. 116).

D'autre part les vers blancs se mettent à envahir d'autres niveaux textuels, tels que les deux récits de chasse. Celui d'Hubert d'abord :

 

[47] Bolbos plus vieux était plus sage;
lui qui connaissait cette chasse,
par excellente amitié,
[avec diérèse !]
m'avait cédé la bonne place,
d'où l'on devait voir le premier
(p. 131-2).

Le narrateur relève ce trait : « Quand tu fais des vers, ils ne valent rien du tout », mais son propre récit sera encore davantage envahi par ces vers blancs, vers caractéristiques de l'écriture paludéenne, qui retombe continuellement dans les mêmes moules anciens :

 

Mais Hubert, toujours au courant,
des inventions les plus récentes,
m'avait procuré pour l'hiver,
par l'entremise d'Amédée,
un fusil à air comprimé
( p .133 ).

Ainsi ces vers blancs, indices d'une volonté de beau style, ne sont pas seulement une marque parodique de la littérature traditionnelle. Ils dénoncent le factice, l'absence de sincérité, et une fuite dans l'écriture, les mots, les rythmes, pour se détourner de la vie. Les deux récits de chasse sont des récits tartarinesques mettant en scène une peur de la possession de la femme ; et partant pour son « petit voyage », le « Je », au lieu de se consacrer à Angèle, ne songe qu'à noter « les moments poétiques » et déclamer ses mauvais octosyllabes (p.137). Les vers sont donc le moyen de séduction du célibataire impuissant.

     

     Pierre Albouy disait que Paludes « nous met en présence de trois écrits : le récit d'ensemble, puis le texte de Paludes imprimé en italiques, et, enfin, l'agenda » (33). En fait, si l'agenda constitue bien un autre niveau textuel, et une nouvelle mise en abyme, avec sa comptabilité en partie double où la programmation de l'emploi du temps alterne avec un recueil « d'idées morales » (p.96), on ne peut se limiter à ces trois niveaux. Outre les citations, de Virgile, de Mallarmé ou de Barrès -- citations toutes biaisées ou tordues --, il faudrait inventorier tous les autres écrits du narrateur : fiches-portraits sur les amis, dont celles sur Richard restent le prototype (p. 97-8) ; billets ou lettres à autrui, indices d'un détour nécessaire par l'écriture : à Angèle (p.112, 129), échange de billets avec Martin (p.113-5), échange [48] de dépêches avec Hubert (p.145-6); poèmes (pp.117,137, 141-2). A quoi s'ajouteraient les deux récits de chasse qui se répondent en miroir, le récit de Richard (p.99-101) et la lettre d'Hubert (p.146). Et quel statut doit-on réserver au récit que le narrateur dicte à Angèle (p.142-3) ? Paludes offre donc un remarquable éventail des formes d'écriture, de narration, de communication.

     Mais ce sur quoi il me paraît important d'insister pour terminer, ce sont toutes les procédures mises en oeuvre pour faire communiquer entre elles les différentes couches textuelles, les interroger l'une par l'autre. A tel point qu'il se produit, dans les écrits du narrateur, une véritable hémorragie des niveaux textuels, un brouillage fréquent de leurs limites. Ainsi lorsque le narrateur réplique, à Hubert qui dit : « Tu devrais mettre cela dans Paludes » : « d'ailleurs ça y est déjà dans Paludes » (p.111-2). Ici c'est l'identité des titres de Paludes II et de Paludes qui permet cette réversion « kleinienne ». Mais nous avons vu que, plus profondément, à la fin de la sotie, le narrateur multiplie les notes dont on ne sait si elles concernent Tityre ou lui-même, ainsi : « Toute la vie », etc... (p.139), ou « Nous devons entretenir nos actions lorsqu'elles ne sont pas sincères » (p.141). Plus subtilement encore, la limite censée établie entre le récit au premier degré, et les notations du narrateur s'évanouit parfois. Par exemple, lors de la promenade, la phrase :

 

Du haut des pins, lentement descendues, une à une, en file brune, l'on voyait les chenilles processionnaires qu'au bas des pins, longuement attendues, boulottaient les gros calosomes ( p. 138).

se révèle rétrospectivement déjà écrite, antérieurement au récit, mais inversement nous n'en prenons connaissance qu'une fois le voyage bouclé, lorsque le narrateur la fait lire à Angèle. On pourrait aussi observer que ces fragments de Paludes I portent la marque, notamment rythmique, de la littérarité de Paludes II. Modèles donc d'écriture « moebienne », qui brouille les limites traditionnellement établies entre la réalité et la littérature. Où donc est la réalité ? la vérité ? Dans la vie ou dans l'écriture ?

     Paludes, texte ô combien ludique ! Certes. Mais « j'ai la plaisanterie [49] sérieuse » (p.142), fait remarquer le narrateur. « Finir Paludes. Gravité. » (p. 139).

     Si l'écriture de Paludes est en même temps si plaisante, si complexe, et si efficace, c'est qu'elle a répondu pour Gide à un enjeu véritablement vital. Boris n'a pas survécu aux divisions de son Moi. Armand déclarait :

 

Quoi que je dise ou fasse, toujours une partie de moi reste en arrière, qui regarde l'autre se compromettre, qui l'observe, qui se fiche d'elle et la siffle, ou qui l'applaudit. Quand on est ainsi divisé, comment veux-tu qu'on soit sincère ? (III, p.1229).

Lorsque la division du Moi exclut la sincérité, il ne reste plus qu'à jouer, en mettant en scène cette thématique du double, du Même et de l'Autre, à construire des jeux de miroirs et à multiplier les mises en abymes, pour tenter d'éclairer ces facettes du Moi l'une par l'autre, de conjurer les divisions intimes par une oeuvre dont l'unité sera conquise par la multiplicité des interactions, des échos et des introspections. Paludes, oeuvre psychodramatique, toujours moderne non seulement parce qu'elle a correspondu à une nécessité, mais a su exorciser les forces de désagrégation en expulsant le « Je » du Moi, et Tityre du « Je ». Victoire, nous l'avons vu, toujours fragile, d'où la nécessité de toujours recommencer à écrire.

NOTES

 

1. Voir pour la première strophe, Si le grain ne meurt, II, p. 506, et pour la suite : Alain Goulet, « Les premiers vers d'André Gide », Cahiers André Gide, n° 1, Gallimard, 1969, p.128-9.

2. Le manuscrit autographe de Nous deux est déposé au fonds Henri Mondor, Bibl. litt. Jacques Doucet. Cette recherche de la communion des âmes se poursuivra, manifeste en particulier dans plusieurs correspondances. C'est ainsi que Gide émaille ses premières lettres à Paul Valéry de formules telles que : « Votre ami naissant, et déjà dévoué, affectionné..., etc. », ou « Votre doux ami » (A.Gide-P.Valéry, Correspondance, Paris, Gallimard, 1955, p. 44 et 50).

3. Les références aux oeuvres de Gide publiées dans la « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, sont mentionnées, selon les sigles suivants :
I: Journal 1839-1939. 1951
II: Journal 1939-1949. Souvenirs. 1954
III: Romans, récits et soties, oeuvres lyriques. 1958
P : Paludes (in III)

4. Voir Gide, Les Cahiers et les poésies d'André Walter. Edition de Claude Martin, Paris,« Poésie/ Gallimard », 1986. Cette dernière édition propose en particulier, en appendice, le Journal inédit antérieur aux Cahiers, permettant d'établir les analogies.

5. Journal, La Roque, été 1893, I, p. 40-1. Cette page ne sera rendue publique que lors de la publication du premier volume des Oeuvres complètes, en 1932.

6. Les Cahiers d'André Walter, op.cit., p.68.

7.Je reprends ces étiquettes à Pierre Albouy, « Paludes et le mythe de l'écrivain », Cahiers André Gide 3, Gallimard, 1972, p. 241-51.

8. Cf.: « J'aime [que chaque livre] soit comme ces compositions chimiques, agglomérats, juxtapositions d'équipotences si parfaites qu'elles se maintiennent en équilibre et tranquilles, mais qu'une plus fervente étincelle va pouvoir à l'instant réduire, supprimer, au moins pour nos yeux, en une disparition volatile, en gaz subtil. -- Hilarant » ( Postface pour la deuxième édition de « Paludes », III, p. 1479).

9. Si le grain ne meurt, II, pp. 575-6. Voir aussi André Gide, Entretiens André Gide-Jean Amrouche, in Marty, Qui êtes-vous ? La Manufacture, 1987, pp.168-9.

10. Mallarmé, Quant au Livre, in OEuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1945, p.386.

11. A. Breton, Manifestes du surréalisme, Gallimard, « Idées », 1972, p.31-2.

12. Le Robert, art. « cas », t. I, p. 654 B.

13. Mallarmé, op. cit., p.383.

14. Cf. Entretiens André Gide-Jean Amrouche, op.cit., p.168-9.

15. Voir en particulier Béatrix Beck, « Une signification cryptique de Paludes », Etudes littéraires, vol. 2, n° 3, déc. 1969, p. 305-311, et surtout : George Strauss, « Paludes ou la chasse au canard », André Gide 5, 1975, p. 107-16.

16.Voir A.Goulet,« De la contingence et de la rhétorique dans Paludes », Bulletin des Amis d'André Gide,n° 54, avril 1982, p.191-206.

17. Voir A. Goulet, « L' écriture de l'acte gratuit », André Gide 6, 1979, p.177-201.

18. Nous empruntons le terme à G. Genette, Palimpseste. Paris, Seuil, « Poétique », 1982. Le paratexte comprend tout ce qui entoure le texte : titre, sous-titre, préface, avant-propos, épigraphes, etc.

19. Voir Entretiens André Gide-Jean Amrouche, op.cit., p. 167.

20.Cf. « C'est pendant que je vivais L'Immoraliste [à Biskra avec P.A.L.] que j'écrivais Paludes. » Journal, 3 juillet 1911, in OEuvres complètes d'André Gide, t . VI, p . 461. Notons que, pour une raison qui nous échappe, cette phrase est omise dans l'édition de la Pléiade (I).

21. Cf. A. Naville, Bibliographie des écrits d'André Gide. Paris, Guy Le Prat, 1949, p. 202.

22.Voir C. Angelet, Symbolisme et invention formelle dans les premiers écrits d'André Gide. Gent, Romanica Gandensia XIX, 1982, p.83-4.

23 . Lettre de Gide à J . Schlumberger, 1er mars 1935 , in : Gide, Littérature engagée, Gallimard, 1950, p.79.

24. Voir C. Angelet, op.cit., p. 112-17.

25. Voir Platon, Protagoras, G.-F., 1967, pp.45 et 62-4.

26. Voir la fameuse note esthético-morale du Narcisse (III, p.8-9), et notamment : « Nous vivons pour manifester ».

27. Voir R. Barthes,S/Z. Paris, Seuil, 1970, p.10-11.

28. Virgile, Bucoliques. Paris, « Belles-Lettres », 1960, p.26, vers 468. La traduction est de E. de Saint-Denis.

29. Voir A. Goulet, « Narcisse au travail dans l'oeuvre d'André Gide », Le Plaisir de l'intertexte. Frankfurt am Main, Bern, New York, Peter Lang, 1986, pp.185-208.

30. Voir Virgile, op.cit., p. 25, vers 19: « Urbem quam dicunt Romam » (= La ville qu'on appelle Rome).

31. Cf. Ibid., p. 34, v. 1-2 : « Toi, Tityre, étendu sous le couvert d'un large hêtre, tu essaies un air sylvestre sur une mince flûte ».

32. Cf. Les Cahiers et les poésies d'André Walter, op.cit., particulièrement « Promontoire » : « Nous avons erré jusqu'au soir vers la mer... » et « Lande double », p. 178.

33. P. Albouy, op.cit., p. 243.

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