Peter FAWCETT, « Le portrait de cette âme de femme", Alissa dans La Porte étroite  »

dans Lectures d'André Gide. Hommage à Claude Martin.
Presses Universitaires de Lyon, 1994, pp. 95-108.

 

© Peter FAWCETT et Presses Universitaires de Lyon

 

Ce texte est la propriété intellectuelle de son auteur et de son éditeur, que Gidiana remercie pour son autorisation de reproduction. Toute citation doit être effectuée dans le respect de l'auteur et conformément au code de la propriété intellectuelle (mention du nom, du titre, de la référence bibliographique et de la page). A cette fin, la pagination de l'imprimé a été conservée dans la présente transcription, entre crochets droits, sur le modèle : [5] indiquant le début de la p. 5 dans l'édition originale.

 

Texte mis en ligne sur Gidiana le 15 juillet 2000.

 

     Il est rare qu'une oeuvre soit aussi mal lue et mal interprétée que nous semble toujours l'être La Porte étroite, plus de quatre-vingts ans après sa parution. Pourtant, pour la bien comprendre, il suffit, à notre avis, de tenir compte de ce qu'en dit Gide dans ses divers écrits et correspondances. C'est ce que nous nous proposons de faire ici.

     Prenons, par exemple, la remarque souvent citée du Journal du 7 février 1912, ébauche du «  Projet de préface pour La Porte étroite » écrit deux jours plus tard, où Gide se demande : «  Qui donc persuaderai-je que ce livre est jumeau de L'lmmoraliste et que les deux sujets ont grandi concurremment dans mon esprit, l'excès de l'un trouvant dans l'excès de l'autre une permission secrète et tous deux se maintenant en équilibre1 ». Se fondant là-dessus, la critique s'est accoutumée à chercher l'excès dont parle Gide dans le comportement des protagonistes des deux récits et à les tenir responsables l'un aussi bien que l'autre de tout ce qui leur arrive. Mais ne devrait-on pas noter qu'il n'est là nullement question des personnages de L'lmmoraliste et de La Porte étroite, mais simplement de leurs sujets ? De même, lorsque Gide écrit dans ses Feuillets vers 1924 que «  La Porte étroite est la critique d'une certaine tendance mystique » et L'lmmoraliste celle «  d'une forme de l'individualisme » -- ajoutant entre parenthèses l'importante restriction : «  Ceci dit sommairement2 » --, il faut considérer que ce n'est pas non plus des personnages [96] qu'il parle, mais des récits tout entiers. Dans les deux cas, Ioin de nous autoriser à opposer Michel à Alissa et à les condamner tous les deux, les paroles de Gide devraient plutôt nous rappeler à l'esprit l'équilibre personnel qu'il a lui-même recherché toute sa vie entre des tendances contradictoires, comme le montre la célèbre devise qu'il mettra en tête de ses Morceaux choisis : «  Les extrêmes me touchent ».

     Les liens entre L'lmmoraliste et La Porte étroite sont en effet beaucoup plus nombreux et plus subtils, en même temps que plus essentiels, qu'on ne le reconnaît toujours. Pour s'en faire quelque idée, on n'a qu'à réfléchir pendant un instant à leurs cadres géographiques et climatiques. Au lumineux soleil africain et méditerranéen du premier répondent les épaisses brumes normandes du second. Même la partie normande de L'lmmoraliste est située dans la riche et souriante vallée d'Auge, tandis que La Porte étroite se déroule la plupart du temps sur le plateau fertile mais venteux du pays de Caux. De tels contrastes font partie de la plus fondamentale mythologie gidienne et nous rappellent à la fois les «  deux familles » et les «  deux provinces de France », dont les «  contradictoires influences » s'étaient conjuguées en lui, nous dit-il dans Si Ie grain ne meurt..., pour qu'il fût «  contraint à l'oeuvre d'art3 », et les deux maisons de Cuverville et de La Roque-Baignard où il avait passé la majorité des vacances de son enfance et dont sa femme et lui étaient devenus plus tard respectivement propriétaires. S'il arrive à Gide d'écrire, également dans Si le grain ne meurt..., qu'«  à travers tout le livre » de L'lmmoraliste il a «  poursuivi profondément [l]a ressemblance » de la vallée d'Auge et du pays autour de La Roque4#N1<, la même chose n'est-elle pas encore plus vraie du pays de Caux et de Cuverville dans La Porte étroite?

     Mais il y a plus. Si l'on écarte la lettre-préface, le récit de L'lmmoraliste est dominé d'un bout à l'autre par la voix de Michel, dont le ton est lyrique, fervent, expansif, comme il sied à une confession orale. Par contraste, la narration de La Porte étroite est répartie entre Jérôme et Alissa. Aucune voix n'y domine. Le style, surtout celui de Jérôme, est souvent retors et alambiqué. Gide le caractérise lui-même, dans une célèbre lettre à André Ruyters, comme «  du pignochage, [97] très digne assurément du morne caractère du héros5 ». Il parle aussi dans son Journal du «  flasque caractère de [s]on Jérôme impliquant la flasque prose6 ». À côté de la présence insistante de Michel, La Porte étroite semble marquée par toute une série de dérobades, de trous, d'absences. Tout y est fuyant et nuancé. Il n'est pas dans la nature de Jérôme, ni dans celle d'Alissa, de s'exprimer librement ou pleinement. Au niveau du style, le contraste entre L'lmmoraliste et La Porte étroite se trouve entre la franchise et l'ouverture d'esprit du premier et le côté contraint et renfermé du second. N'est-ce pas en parlant dans son Journal du «  mal extrême » que lui a donné une première version de la scène où Jérôme trouve Alissa agenouillée que Gide écrit : «  Mais j'admire à présent tout ce que je suis arrivé à n'y pas dire, à RÉSERVER7 « ? C'est ce parti pris de réserve, qui reste intimement mêlé au caractère des personnages principaux et à celui de la société où ils vivent, qui, par comparaison avec la lecture et l'interprétation de L'lmmoraliste, rend celles de La Porte étroite particulièrement délicates et difficiles. C'est aussi pourquoi la composition s'en est avérée si ardue et si pénible pour Gide, I'obligeant à ce «  véritable tour de force », cette «  clownerie d'homme-serpent qui se coule dans un verre de lampe » dont il parle dans une lettre à Christian Beck, avant de conclure : «  ce fut ma porte étroite à moi, d'où je suis sorti quelque peu courbaturé, pas trop disloqué après tout, merveilleusement assoupli et tenace à moi-même8 ».

     Malgré ces marques d'irritation, dont témoignent tous les commentaires de Gide pendant la composition de La Porte étroite, il lui accordera son satisfecit, une fois le livre terminé, en écrivant dans la lettre à André Ruyters déjà citée : «  Je le crois tel qu'il devrait être; et, je crois, qu'il fallait qu'il fût9 ». Lors de sa publication en revue, il avait précisé au poète Francis Jammes : «  Je suis heureux que tu goûtes ma Porte étroite où je crois que j'ai mis le meilleur de moi. À vrai dire pourtant, je m'étonne un peu de cette extraordinaire faveur que rencontre la 1re partie de mon livre, car je n'écrivis ces premiers chapitres que pour soutenir et permettre la suite, qui seule importe à mes yeux10 ». Même écho dans une lettre à Paul Claudel pour le remercier de l'envoi de son «  Hymne du Saint-Sacrement » qui devait paraître dans le numéro d'avril 1909 de La N.R.F., [98] où nous lisons : «  D'ici là vous aurez reçu les deux premiers Nos de notre revue où vous aurez lu les deux premiers tiers de mon roman; vous comprendrez sans préface que la première partie n'est là que pour supporter les deux suivantes ou mieux : les deux premières parties pour expliquer le journal d'Alissa, qui est, je crois, ce que j'ai écrit de meilleur11 ». À la lumière de ces quelques remarques, nous analyserons brièvement La Porte étroite selon une division en trois parties -- division qui ne correspond d'ailleurs pas tout à fait à celle de la revue, qui se devait de tenir le lecteur en haleine d'un numéro à l'autre12.

*

     La première partie de La Porte étroite s'ouvre sur une espèce de prologue où figure notamment la mère d'Alissa, Lucile Bucolin, avant de disparaître du livre à tout jamais. Ce premier chapitre nous semble un bel exemple, peut-être le plus beau, des procédés habituels aux récits gidiens, décrits dans la fameuse observation du Journal de 1893, «  un homme racontant une histoire ne suffit pas; il faut que ce soit un homme en colère, et qu'il y ait un constant rapport entre la colère de cet homme et l'histoire racontée13 ». Jérôme prend la parole en annonçant qu'il va raconter «  tout simplement14 » ses souvenirs, mais on peut remarquer que sa colère le fait dévier assez rapidement pour s'attarder outre mesure sur Lucile Bucolin, et n'en venir à l'incident qui décida de son amour pour Alissa que vers la fin du chapitre. Il nous semble faire l'aveu involontaire de son emportement quand il apostrophe directement ainsi la mère de sa cousine : «  Lucile Bucolin, je voudrais ne plus vous en vouloir, oublier un instant que vous avez fait tant de mal... du moins j'essaierai de parler de vous sans colère » (499). S'il s'efforce de parler sans colère, c'est qu'il est toujours sous l'empire de cette émotion. N'est-il pas caractéristique de ce récit, où tout est insinué plutôt que dit, que Jérôme révèle ainsi la vérité sur son état d'âme au moment même où il prétend le contraire ? Tenant Lucile Bucolin pour responsable de tout le mal qui a été fait, il est manifestement incapable de parler [99] d'elle sans parti pris. Mais quel est le critique qui ne se soit pas rallié à l'opinion de Jérôme sur cette femme néfaste et pernicieuse ? Reste à écrire une défense de Lucile Bucolin, que nous ne pourrons qu'esquisser ici. Créole de la Martinique, orpheline et abandonnée, «  cette enfant si séduisante » (498) fut transplantée dans la société protestante du Havre telle une plante exotique que personne ne sait comment cultiver. Parmi ses relations, elle seule a l'habitude de porter des robes claires et elle est la seule à aimer les vers, ce qui fera rougir le jeune Jérôme, et la musique. On pourrait dire qu'elle apporte à sa famille adoptive un élément de sang frais et neuf dont elle a bien besoin et qui fait penser au «  beau sang rutilant de Bachir » (383) qui redonne à Michel le goût de la vie dans L'lmmoraliste. C'est ce qui explique sans doute l'attraction qu'elle exerce aussitôt sur le père d'Alissa, au grand chagrin, nous est-il dit, de ses parents et de la mère de Jérôme. Pour bien comprendre Lucile Bucolin, on ne se fiera pas au portrait qu'en fait Jérôme. Mieux vaudra se souvenir de la frustration ressentie par certaines héroïnes d'lbsen, telle Hedda Gabler qu'elle rappelle à bien des égards et à qui le nom de son mari, Tesman, semble aussi odieux que celui de Bucolin à Lucile.

     Si ce prologue nous montre clairement que Jérôme ne saurait être un narrateur impartial et digne de confiance, les trois chapitres suivants, qui complètent la première partie du récit et qui relatent les amours embrouillées des quatre adolescents, servent surtout à souligner le profond aveuglement du même personnage. « Ah ! triste aveugle que j'étais » (520), proclame Jérôme lui-même à l'issue de sa longue conversation avec Juliette dans le jardin de Fongueusemare vers la fin du deuxième chapitre. Lui ayant dit dès sa première apparition au début du chapitre III : « À vrai dire, il y a quelque chose dans ton histoire que je ne m'explique pas bien; tu n'as pas dû tout me raconter » (523), Abel Vautier le tancera au cours du dénouement de l'imbroglio sentimental au chapitre IV : « Mais, mon cher, il faut être aveugle pour ne pas voir qu'elle [Juliette] t'aime » (537). Mais c'est sur la première conversation entre Alissa et son père, que Jérôme entend dans le jardin de Fongueusemare au début du chapitre II, que nous voulons nous attarder quelques instants, [100] parce qu'elle est importante pour ce que nous aurons à dire plus loin sur l'héroïne de Gide. Son père ayant expliqué à Alissa que, pour devenir « remarquable aux yeux de Dieu » -- seule gloire qui importe dans cette société --, il faudra à Jérôme « de la confiance, du soutien, de l'amour... », elle lui demande : « Qu'appelles-tu du soutien ? » et reçoit la réponse : « L'affection et l'estime qui m'ont manqué » (509). Est-il besoin de remarquer que ce n'est pas de cette façon qu'un père devrait parler à sa fille aînée ? En laissant entendre ainsi qu'il rend sa femme responsable de la faillite de sa vie, le père d'Alissa s'apitoie sur son propre sort et se montre tout aussi faible et flasque que Jérôme, à qui il ressemble, dira-t-il plus tard lui-même, « plus peut-être qu['il] ne le sai[t] » (515). Qui plus est, il pose un fardeau écrasant sur les épaules d'Alissa, toujours traumatisée par le départ de sa mère. C'est à elle de fournir à Jérôme le soutien qui doit lui permettre de devenir remarquable. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'elle soit effrayée par l'espèce d'idolâtrie blasphématoire dont elle se trouve l'objet lorsque Jérôme lui dit le lendemain : « Je ferais fi du ciel si je ne devais pas t'y retrouver » (510), et qu'elle se croie obligée de le rappeler à son devoir envers Dieu. Reconnaissons aussi que, même si Alissa était prête à prendre Jérôme comme amant, le manque de ferveur de celui-ci ne l'encouragerait guère. Ainsi, quand il la retrouve au fond du verger à Fongueusemare au chapitre III et qu'« un léger tressaillement qu'elle ne put réprimer » (525) montre qu'elle vient de reconnaître son pas, il se fige dans un raidissement de tout le corps, et quand, au chapitre suivant, portant pour la première fois la petite croix d'améthyste qu'il lui a donnée en souvenir de sa mère, elle l'attend dans le vestibule de la maison de la tante Plantier et pose la main sur son cou « comme pour attirer [s]on visage » (535), il croie simplement qu'elle veut lui parler. C'est après ce dernier incident que, ayant laissé retomber « sa main découragée », elle murmure cette phrase lourde de signification : « Il n'est plus temps », que nous l'entendrons répéter au moment du dénouement de Ia deuxième partie.

     Une fois que la double intrigue de la première partie a été résolue à la fin du chapitre IV par les fiançailles de Juliette et Édouard Teissières, la deuxième partie du récit, formée des chapitres [101] V à VIII, peut se consacrer sans entraves au développement de la liaison entre Jérôme et Alissa et à l'élan qui emportera celle-ci vers son apothéose mystique. Notons tout d'abord que, dès le chapitre V, la voix d'Alissa commence à se faire entendre beaucoup plus clairement par le simple fait qu'elle et Jérôme ne se reverront plus pendant plus de dix-huit mois et que seules ses lettres à elle ont été conservées par Jérôme, qui s'en sert pour suppléer ses propres souvenirs. Ces lettres témoignent d'un naturel, d'une spontanéité qui contrastent fortement avec le ton artificiel de l'unique lettre de Jérôme, reproduite à la fin du chapitre VI, dont le double -- quel aveu de fatuité ! -- le fait encore pleurer, quoiqu'il nous dise qu'à l'époque, sitôt partie cette missive qui devait mettre fin pour un temps à leur correspondance, il put se « plonger dans le travail » (560). Le moment décisif de cette deuxième partie arrive, pourtant, après une nouvelle visite à Fongueusemare où l'attitude de Jérôme, rejoignant Alissa « au fond du jardin » (561) au commencement du chapitre Vll, rappelle le moment où il l'avait cherchée « au fond du verger » (525) au chapitre III de la première partie. De nouveau il s'arrête, il a envie de « tomber à genoux devant elle » (562), et, devant « son sourire d'enfant » retrouvé, il lui assure qu'il ne restera pas un jour de plus qu'elle ne voudra. Le reste de son séjour se déroule dans une atmosphère de contentement inespéré jusqu'à ce qu'il tente d'aborder le sujet de leurs fiançailles, mais, le surlendemain de son départ, il recoit une lettre d'Alissa qui se termine par ces mots fatidiques : « Hic incipit amor Dei » (565), et à partir de ce moment-là leurs voies se mettront à diverger. Face à la transformation de tout son être qu'elle s'impose et à la « dépoétisation affreuse » (573) du visage d'Alissa, Jérôme ne trouvera par la suite « nul pardon en [lui] pour [lui]-même de n'avoir su sentir, sous le revêtement de la plus factice apparence, palpiter encore l'amour » (566), mais ce n'est qu'à l'occasion de leurs dernières retrouvailles, trois ans plus tard, après l'avoir entendue lui dire de nouveau : « Non, mon ami, il n'est plus temps » (578) et l'avoir vue s'échapper de ses bras, qu'il fera enfin cet aveu essentiel : « Mais la retenir, mais forcer la porte, mais pénétrer n'importe comment dans la maison, qui pourtant ne m'eût pas été fermée, non, encore aujourd'hui que je reviens en arrière [102] pour revivre tout ce passé... non, cela ne m'était pas possible, et ne m'a point compris jusqu'alors celui qui ne me comprend pas à présent » (579). En d'autres termes, Jérôme reconnaît ici, une fois pour toutes, sa propre faiblesse et son manque d'initiative virile. À ce moment suprême de son histoire, il parvient ainsi à livrer au lecteur, d'une manière toujours aussi indirecte, le secret profond de sa nature.

     Jusqu'ici nous ne nous sommes guère écarté, dira-t-on, de l'interprétation du récit proposée par Loring D. Knecht dans le riche et important article « A New Reading of Gide`s La Porte étroite15 », qu'il a publié dans PMLA en décembre 1967. Nous serions même prêt à souscrire à la thèse supplémentaire de Dennis Drummond selon laquelle il faut voir dans Jérôme un impuissant dans la lignée de l'Octave de Stendhal dans Armance16. Mais faire de Jérôme le personnage principal de La Porte étroite serait trahir la pensée de Gide. Rappelons que, d'après les termes de la lettre à Claudel que nous avons citée plus haut, « les deux premières parties [ne sont là que] pour expliquer le journal d'Alissa17 ». De même, dans sa lettre à André Ruyters, après sa référence au « morne caractère du héros », il continue : « Et certes tout se tient; sans un tel héros la tragédie n'eût pas été possible, ou du moins serait-il intervenu, lui, dans l'évolution du caractère de la femme -- évolution que je voulais très pure18 ». Enfin, dans une deuxième lettre à Claudel, il évoque à propos d'Alissa « le drame essentiel du protestantisme » et poursuit : « Pour dégager ce drame dans toute sa pureté, il fallait qu'aucune contrainte extérieure ne s'y mêlât. J'ai craint pourtant que, dégagé de toute motivation extérieure, ce drame ne parût paradoxal, presque monstrueux, inhumain; de là I'invention de la double intrigue, la crainte d'acheter son bonheur aux dépens d'autrui -- de là surtout la "faute" de la mère, d'où le besoin vague d'expiation. Etc...19 ». Autrement dit, le flasque caractère de Jérôme, I'intrigue sentimentale de la première partie, le péché adultère de Lucile Bucolin ne servent tous trois qu'à justifier et à rendre plus vraisemblable l'évolution d'Alissa, qui seule importe aux yeux de Gide et qui fait l'objet principal de la troisième partie du récit. Gide soutient fortement cette thèse lorsqu'il écrit, dans cette même lettre à Claudel, la phrase [103] qui nous a fourni notre titre : « C'est le portrait de cette âme de femme que j'ai tenté de faire, simplement20 ».

     Ce que nous apprend surtout le journal d'Alissa, c'est à quel point, malgré la ruse qu'elle a employée pour tromper Jérôme, elle demeure la jeune fille pleine de grâce et d'abandon dont il avait dit au début de leur histoire : « Tout, dans son âme sans apprêt, restait de la plus naturelle beauté » (507). Son journal s'ouvre, on l'a maintes fois remarqué, sur une visite à Juliette à Aigues-Vives, dont le nom symbolise la vie et le mouvement, par contraste avec les eaux croupissantes suggérées par celui de Fongueusemare. C'est la seule fois où, sauf dans les derniers jours de sa vie, Alissa quitte son terroir normand, quoiqu'on puisse dire, en passant, qu'elle ait déjà accompagné Jérôme en esprit lors de son voyage en Italie de l'été précédent et qu'elle semble en avoir tiré beaucoup plus de profit que lui. Sa première réaction devant « cette terre méridionale » (581), qui fait devenir « son sentiment de la nature, profondément chrétien à Fongueusemare, [...] un peu mythologique » (582), révèle en elle le même genre de disponibilité, la même capacité de développement personnel qu'avait Michel dans L'lmmoraliste. Mais, au contraire de Michel, toute velléité d'émancipation en Alissa sera vite réprimée, et elle suivra une évolution à première vue diamétralement opposée. La raison en est simple et est à rechercher, selon nous, non dans quelque soi-disant « palinodie21 » de la part de Gide ou de son héroïne, mais dans « le portrait de cette âme de femme » qu'il a voulu faire et qui nous permet de voir les rapports entre L'lmmoraliste et La Porte étroite sous un jour entièrement nouveau. Car, si le récit de Michel est essentiellement celui d'un homme, dont les traits dominants sont traditionnellement l'égoïsme et l'affirmation de soi, La Porte étroite a pour fonction de nous présenter l'idéal féminin de Gide tel qu'il le définit dans son Journal en 1907 à propos de Du mariage de Léon Blum : « Les plus belles figures de femmes que j'ai connues sont résignées; et je n'imagine même pas que puisse me plaire et n'éveiller même en moi quelque pointe d'hostilité, le contentement d'une femme dont le bonheur ne comporterait pas un peu de résignation22 ». Pour Gide, comme pour beaucoup de ses contemporains, il est aussi naturel pour une femme de se résigner [104] que pour un homme de vouloir s'affirmer. Ayant pris, selon les termes de sa célèbre lettre à Scheffer23, le « bourgeon » masculin dans L'lmmoraliste pour en créer « un individu admirable », il prend le « bourgeon » féminin et fait la même chose dans La Porte étroite24. Voilà pourquoi, dans une lettre au critique André Beaunier, citée dans son Journal en 1914, il dira de ces deux récits : « Je n'aurais pu écrire L'lmmoraliste, si je n'avais su que j'écrirais aussi La Porte étroite ». À l'opposé de Michel, Alissa incarne les qualités féminines de l'altruisme et de l'abnégation, qui avaient été seulement esquissées dans le premier récit avec le personnage de Marceline. D'un bout à l'autre de son évolution, elle est motivée par le plus pur esprit de sacrifice et par son dévouement, si mal placé qu'il soit, à l'homme qu'elle aime. Paradoxalement, la pureté de son sacrifice se trouve accrue du fait qu'elle le voue à un être aussi dénué de valeur que Jérôme. Si elle finit par repousser ce dernier pour se tourner vers Dieu, ce n'est pas, comme on l'a supposé quelquefois, par orgueil ni même par dépit amoureux, mais parce qu'elle croit être un obstacle entre Dieu et lui et qu'elle veut l'instruire par son exemple. Ainsi, dans le premier cahier de son journal, « désespérant de surmonter dans [s]on lâche coeur [s]on amour », elle prie Dieu de lui accorder la force d'apprendre à Jérôme à ne plus l'aimer, « de manière », dit-elle, « qu'au prix des miens, je vous apporte ses mérites infiniment préférables... » (586-7). Elle ne recherche rien pour elle-même, se sachant perdue d'avance, mais désire tout pour son amant, pour qu'il atteigne « cette gloire célestielle » (552) qui devrait être la sienne, grâce à cette histoire de la philosophie religieuse qu'il projette d'écrire depuis si longtemps. De même, vers la fin de son deuxième cahier, sur le point de jeter au feu son journal, elle le reprend pour le léguer à Jérôme et résume une dernière fois son attitude parfaitement désintéressée dans sa prière : « Mon Dieu, laissez qu'il y surprenne parfois l'accent malhabile d'un coeur désireux jusqu'à la folie de le pousser jusqu'à ce sommet de vertu que je désespérais d'atteindre » (594-5).

     Cependant, Alissa est bien la fille de sa mère, comme le montre l'incident du canapé où son père la prend momentanément pour Lucile Bucolin. C'est-à-dire que du vrai sang coule dans ses veines [105] et qu'elle ne saurait pas plus se satisfaire d'une existence complètement immobile que Jérôme, en revanche, n'est capable d'accepter que les choses changent ou évoluent. N'écrit-elle pas dans son journal : « Si bienheureux qu'il soit, je ne puis souhaiter un état sans progrès » (584), et, répondant au « Je ferais fi du ciel si je ne devais t'y retrouver » (510) de Jérome : « Je ferais fi d'une joie qui ne serait pas progressive » (584) ? Si Alissa avait eu la chance de tomber amoureuse d'un homme véritable, on peut imaginer qu'elle aurait été amenée peu à peu à se libérer des contraintes de la société dans laquelle elle était née et qui, visiblement, I'étouffait. N'était-ce pas là précisément l'ambition qu'avait eue Gide, et qu'il avait toujours lorsqu'il écrivait La Porte étroite, à propos de sa femme Madeleine25 ? Mais, vouée comme elle l'est à la résignation, sans aucun espoir de quelque intervention extérieure, Alissa n'a pas d'autre solution que d'avancer dans la seule direction qui lui reste accessible. La clé essentielle de son personnage nous est offerte par le début du chapitre Vl de la troisième partie des Faux-Monnayeurs, où Édouard écrit à propos de sa demi-soeur Pauline Molinier, dont l'époux fait preuve de la même carence de caractère que Jérôme : « Les romanciers nous abusent lorsqu'ils développent l'individu sans tenir compte des compressions d'alentour. La forêt façonne l'arbre. À chacun si peu de place est laissée ! Que de bourgeons atrophiés ! Chacun lance où il peut sa ramure. La branche mystique, le plus souvent, c'est à de l'étouffement qu'on la doit. On ne peut échapper qu'en hauteur. Je ne comprends pas comment Pauline fait pour ne pas pousser de branche mystique, ni quelles compressions de plus elle attend » (1153). Ce que nous voyons dans Alissa est le cas d'un bourgeon atrophié qui a été obligé de pousser une branche mystique.

     Cela ne peut donc pas faire de doute : Alissa est bel et bien, comme le voulait Gide, I'héroïne incontestée de cette tragédie qu'est La Porte étroite. Nous devrions l'aimer et la plaindre26 à l'égal de son créateur, qui avoue dans sa lettre à Claudel s'être épris de son âme « pour toutes les raisons qui [lui] font l'aimer, [lui] aussi, et la plaindre ». Mais la tragédie n'est pas simple; elle est au moins double. Jérôme aussi peut être considéré comme la victime de la société anémique qui lui a donné vie, tout autant qu'Alissa. Il est comme [106] le dernier rejeton d'une tribu protestante qui aurait été affectée par les effets débilitants d'un fort degré de consanguinité. Son atrophie est telle qu'il n'arrivera à pousser une branche dans aucune direction. Mais, à la différence d'Oscar Molinier dans Les Faux-Monnayeurs, Jérôme semble finir par reconnaître ses propres insuffisances. N'est-ce pas la raison pour laquelle il transcrit ses souvenirs, et serait-il trop osé de suggérer qu'en parlant du « dernier plaisir qu'[il] espère trouver à les dire » (495), il ne voit aucun avenir devant lui et a l'intention de se suicider une fois que sa tâche sera accomplie ?

     Relisons, pour terminer, le bref épilogue dans lequel Jérôme raconte sa visite à Juliette à Nîmes plus de dix ans après la mort d'Alissa. Juliette, on s'en souvient, conduit Jérôme dans le petit salon où elle se réfugie de temps en temps à l'abri de la vie et où elle a recréé la chambre d'Alissa. Là, ayant demandé à Jérôme s'il croit qu'on peut garder longtemps dans son coeur un amour sans espoir « et que la vie peut souffler dessus chaque jour sans l'éteindre » (597), elle ramène vers lui son visage, et il écrit : « Elle me paraissait très belle » (598). On avait toujours cru Juliette heureuse. Son bonheur faisait même souffrir Alissa « de le voir obtenu sans peine » et elle était prête à s'offenser de ce que Juliette n'eût pas « eu besoin de [son] sacrifice pour être heureuse » (582). Cette scène ne montre-t-elle pas, cependant, que, malgré cette apparence d'une « félicité si pratique, si facilement obtenue, si parfaitement « sur mesure » (583), Juliette avait réussi à tromper sa soeur, comme tout le monde d'ailleurs, et qu'elle n'avait jamais été vraiment heureuse? En ramenant son visage vers celui qu'elle aime toujours, car c'est ainsi qu'il faut interpréter ses questions, elle paraît l'inviter à l'arracher, elle et son dernier enfant, à une existence qu'elle abhorre. Mais, devant l'impassibilité totale de Jérôme, il ne lui reste qu'à se plier à son sort en disant : « Allons ! [...] il faut se réveiller » (598), et à plonger son visage dans ses mains pour pleurer. On voit par là donc que la tragédie n'est pas double; elle est même triple. N'est-ce pas en réfléchissant à cet incident, sur lequel se clôt le récit, que Jérome a dû enfin se rendre compte qu'il a ruiné la vie, non seulement d'Alissa, mais des deux soeurs qui l'ont aimé avec autant de passion l'une [107] que l'autre et qui se sont sacrifiées toutes les deux pour lui ? La lampe qu'apporte la servante n'est pas tant la lumière qui dissipe les ténèbres, que, comme dans une pièce d'lbsen, le symbole de la vie qui continue. Finalement, Juliette se retrouve aussi seule qu'Alissa. Nous ne l'imaginons pas, pourtant, se tournant, comme son aînée, vers Dieu pour se consoler; nous la voyons plutôt, tel OEdipe sur sa fille Antigone, s'appuyant sur sa « petite Alissa » (597) afin de faire face à un avenir incertain.


NOTES

1. Journal 1889-1939, pp. 365-6.

2. OEuvres complètes, tome XIII, pp. 439-40.

3. Journal 1939-1949, p. 358.

4. ibid., p. 392.

5. Lettre à A[ndré] R[uyters], printemps 1909, OEuvres complètes, tome V, p 419. Dans ses notes de l'édition de la Correspondance Gide-Ruyters, Claude Martin précise que cette lettre n'a pas été envoyée.

6. Journal 1889-1939, novembre 1909, p. 276.

7. ibid., 31 juillet 1905, p. 170.

8. Lettre à Christian Beck, 16 octobre 1909, Mercure de France, n° 1032, août 1949, p. 629.

9. OEuvres complètes, tome V, p. 419.

10. Lettre à Francis Jammes, 19 février 1909, Correspondance Jammes-Gide, p. 258.

11. Lettre à Paul Claudel, 24 février 1909, Correspondance Claudel-Gide, p. 99.

12. Ainsi la première partie, publiée dans La N.R.F. de février 1909, ne comprend que les trois premiers chapitres, tandis que la deuxième s'arrête à la fin du chapitre Vll, avant la demière réunion de Jérome et Alissa.

13. Journal 1889-1939, p. 41.

14 Romans, récits et soties, oeuvres Iyriques, p. 495. Toutes les références entre parenthèses renvoient à cette édition.

15. PMLA, LXXXII, n° 7, pp. 640-8, article repris dans Gide: A Collection of Critical Essays, édité par David Littlejohn, Englewood Cliffs : Prentice Hall, 1978, pp. 93-111.

16. Voir « Une influence stendhalienne sur La Porte étroite d'André Gide », Stendhal Club, 18e année (1975-1976), n° 70, pp. 148-57.

17. Voir note 11.

18. Voir note 5.

19. Lettre à Paul Claudel, 18 juin 1909, Correspondance Claudel-Gide, p. 104.

20. ibid.

21. Dernier mot du « Projet de préface pour La Porte étroite » que Gide termine en écrivant à propos de L'Immoraliste et de La Porte étroite : « Si l'auteur avait pu les produire simultanément comme ils avaient été conçus, sans doute eût-il échappé à un malentendu assez grave : tandis que lui ne s'occupait de son art (et j'allais dire de son métier) certain public, s'achoppant au choix des sujets, y vit l'indice d'une évolution, d'un retour à des préoccupations anciennes, d'une palinodie » (OEuvres complètes, tome VI, p. 361).

22. Journal 1889-1939, p. 248 Daniel Moutote a tout à fait raison d'écrire que cette citation fait « apparaître la motivation personnelle du renoncement qui forme le sujet de [La Porle étroite] et celle du personnage d'Alissa « : voir Le Journal de Gide et les problèmes du moi (1889-1925), Paris : Presses Universitaires de France, 1968, p. 194.

23. Voir OEuvres complètes, tome IV, pp. 615-7.

24. Journal 1889-1939, 12 juillet 1914, p. 437.

25. Ainsi parlera-t-il encore dans Et nunc manet in te de « I'émancipation où je la voulais entraîner » (Journal 1939-1949, p. 1135), mais le paradoxe c'est qu'à l'époque d'Et nunc manet in te, Gide paraît avoir oublié à quel point Alissa devait ressembler à Madeleine.

26. Lettre du 18 juin 1909, Correspondance Claudel-Gide, p. 104.

Peter FAWCETT :

     Après des études à l'université d'Oxford (1960-1967), obtient un poste d'Assistant Lecturer à l'université de Leicester, où toute sa carrière s'est effectuée. Promu Senior Lecturer en 1995, il y est Directeur du Département de Langues Modernes de 1995 à 1999. Actuellement, Senior Lecturer (Associate). Sa thèse de doctorat (1971, Université d'Oxford) a pour sujet : «The Aesthetic Foundations of André Gide's Fiction». A édité, avec Pascal Mercier, la Correspondance André Gide-Jean Schlumberger (Gallimard, 1993). Outre sa collaboration régulière au Times Literary Supplement, ses principaux articles sont « Bloomsbury et la France » in Virginia Woolf et le groupe de Bloomsbury (10/18, 1977), « 'Le Portrait de cette âme de femme' -- Alissa dans La Porte étroite » in Lectures d'André Gide (PUL, 1994), et « Le Voyage dans le Journal et dans les romans de R. Martin du Gard » in L'Ecrivain et son Journal

Retour au menu principal