Daniel DUROSAY, Thésée roi. Essai sur le discours politique dans le Thésée de Gide,

B.A.A.G., n° 106, avril 1995, pp. 201-221.

 

 

© Daniel DUROSAY

 

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Texte mis en ligne sur Gidiana le 20 décembre 1998.

 

     Que le discours intemporel du mythe tende à renaître sans fin dans une actualité nouvelle, que si souvent, par sa durée, il offre le ferment rêvé d'une renaissance, la lecture du Thésée de Gide, une fois de plus, le vérifie : au terme des « années noires », avec Thésée, le jour se lève. Fruit d'une écriture fébrile, rédigé dans Alger, en mai-juin 1944 (1), c'est-à-dire en six semaines, Thésée parut d'abord en janvier 1946 à New York  (2), avant qu'un texte définitif, et corrigé dans le détail, n'en soit donné aux Cahiers de la Pléiade, chez Gallimard, en avril de la même année. Depuis mai 1942, Gide avait quitté Nice pour s'exiler à Tunis, qu'il avait, à son tour, laissé pour Alger, le 27 mai 1943. A l'époque de ce Thésée, il avait soixante-quatorze ans.

     Dans le onzième chapitre d'un récit qui en comporte douze, dans l'épilogue, ou presque, d'une sorte d'« autobiographie » qui est surtout un plaidoyer, après qu'il a mené l'affirmation de soi jusqu'à son terme, jusqu'à l'établissement, jusqu'au mariage, le héros, loin de se reposer d'un succès égotiste, au lieu de voler infatigablement vers d'autres prouesses, ou de suspendre sa course pour s'inquiéter de son but à l'instar de l'immoraliste Michel, enfin Thésée pense aux autres, et se fait roi pour fonder la Cité. Dans sa ligne de vie, le politique est présenté comme une reconversion radicale autant que volontaire, le tournant de la maturité : de l'aventure à l'enracinement, de la légèreté au sérieux. En quelques lignes de son récit, l'époux de Phèdre prend congé des femmes, qui avaient été, dit-il, et son fort et son faible, et notamment d'Ariane, abandonnée à Naxos. Ayant de la sorte dégagé le terrain, Thésée, comme s'il était encore à faire, revit, par son récit, son grand oeuvre : le synoecisme -- dont il s'abstient de prononcer le mot. Est-il besoin de rappeler que, chez les historiens de l'Antiquité, le terme désigne le regroupement de plusieurs villages en une cité unifiée ? Parmi les rois mythiques, Thésée passe en effet pour le fondateur d'Athènes, et l'instaurateur de la démocratie. Le thème politique du fondateur de cité est à ce point constitutif du mythe, qu'à lui seul, il justifie l'entreprise de Plutarque, modèle incontournable, dans sa comparaison des Vies parallèles de Thésée et de Romulus.

     Dans le Thésée de Gide, ce thème n'est développé qu'à l'avant-dernier chapitre, et encore dans l'exorde. Il ne semble pas que dans l'imaginaire gidien, hanté, dès Les Nourritures terrestres, par la figure du héros de Crète, cet élément politique ait compté pour beaucoup avant 1938. Jusque-là, Gide est conduit au mythe par le fil d'Ariane, symbolisant la relation à la femme, et la conquête ou la sauvegarde de la liberté personnelle. Déjà le Ménalque des Nourritures se comparait à Thésée : « Je possédais le don précieux de n'être pas trop entravé par moi-même. Le souvenir du passé n'avait de force sur moi que ce qu'il en fallait pour donner à ma vie l'unité : c'était comme le fil mystérieux qui reliait Thésée à son amour passé, mais ne l'empêchait pas de marcher à travers les plus nouveaux paysages. Encore ce fil dut-il être rompu ... (3) » Par Thésée s'expose le dilemme d'un compromis entre conservation et novation. D'un côté, en effet, ce thème du fil signifie le rattachement au passé (le cordon ombilical, le fil à la mère, puis à l'épouse) et, comme tel, il crée une obligation (relative) de fidélité, impose la préservation du lien, ou du moins l'impossibilité d'une séparation radicale, puisque la prise en compte du passé assure l'homogénéité de la personnalité ; par lui, le sentiment d'identité persévère : « donner à ma vie l'unité ». Et dans le Thésée définitif, cette idée sera reprise intégralement par Dédale : « Ce fil sera ton attachement au passé (4) » ; c'est l'ingénieux Dédale, c'est l'ingénieur qui fait ce fil insécable : « Ce fil n'était ni de lin, ni de laine, mais par Dédale, d'une matière inconnue, contre laquelle mon glaive même, que j'essayai sur un petit bout, ne pouvait rien (5). » D'un autre côté, de manière plus spécifique, il signifie, ce fil, la fidélité à un amour mystérieux (comprendre, à notre sens, à Madeleine, en tant qu'elle fait partie de l'histoire de la personnalité, autant dire : fidélité à un amour qui plonge dans les racines enfantines du Moi, touche au sacré de l'enfance, doit rester dans l'ombre, n'être pas mis en cause par l'intelligence ou la raison de l'âge adulte). Mais ce lien affectif inexplicable et préservé, ne saurait pour autant limiter la liberté du sujet, ni, pratiquement, l'empêcher de poursuivre sa marche en avant, déjà présentée, à cette date très précoce, comme inéluctable.

     Ainsi vu dans sa longue durée, le mythe de Thésée compte infiniment plus pour Gide que le petit récit qui le porte en définitive ; il est le mythe gidien par excellence, le mythe de la mauvaise conscience, prisonnière infiniment, continûment, et labyrinthiquement, d'un débat entre les exigences de la liberté et la considération due à la femme, c'est-à-dire au passé, à l'héritage moral, puisque l'épouse relaie la mère. D'emblée ce que remarque Gide est l'élément totalisateur du mythe : le fil. C'est le fil de la vie, fil ambigu, puisqu'il présente un arrière et un avant, un passé et un avenir, et de l'un à l'autre, en dépit des ruptures, l'insoluble, l'énigmatique continuité d'une vie. Pendant toutes ces années préparatoires, depuis Les Nourritures terrestres, le thème ne cesse de basculer (6), de manière indécise, entre l'audace et le respect, entre la marche en avant et le rattachement au passé, entre le fil d'Ariane et celui de la Parque, entre le fil à la patte et le fil de la vie. Ce qui fait de Thésée une obsession, un thème central de la pensée de Gide, longuement médité, et si l'on peut dire longuement hésité, c'est qu'il concentre l'effort précisément de toute une vie pour concilier ces deux antinomies, la discipline et la liberté : Thésée, sa toison d'or. Et c'est pourquoi sans doute le mythe de Thésée ne pouvait s'inscrire chez lui que dans la durée d'un récit, et à la fin de sa vie. Et aussi fallait-il qu'il s'écrive seulement lorsque l'harmonie intérieure serait devenue plausible, et possible, l'utopie sociale.

     A quelques années de distance, à partir de 1938, deux faits d'importance, placés l'un, dans le plan de l'existence individuelle, l'autre, dans celui de la vie collective, ont fait mûrir ce projet : la mort de Madeleine Gide, puis la défaite du nazisme, créaient une sorte de nécessité à la fois personnelle et sociale. La disparition de l'épouse (qui avait incarné, après la mère, la discipline, le principe moral, l'instance externe du devoir) crée un vide. Ce sens du devoir que le sujet ne trouve plus hors de lui dans l'épouse-mère, il lui faut le recréer, et en lui. Ce nouveau devoir qui oblige, c'est le devoir social, l'héritage à transmettre : fruit de toute une vie, il devient le fil directeur de ce dernier Thésée, qu'il importe désormais d'écrire pour combler un vide intérieur, auquel la faillite de Staline n'apporte aucun remède. Mais les circonstances politiques offrent bientôt un champ d'action opératoire. La liquidation du nazisme, la refondation d'une Europe nouvelle amènent à s'interroger sur quelles bases. Renouer avec la mythologie, c'est rappeler l'héritage culturel de l'Europe, et notamment renouer avec la démocratie, surtout à travers la figure de Thésée, présenté par le mythe comme fondateur de la démocratie dans Athènes.

     En 1938, deux de ses familiers -- en mai, R. Martin du Gard, lors d'un séjour qu'effectue Gide au Tertre (7) ; en octobre, à Cuverville, Dorothy Bussy -- notent le ressurgissement du Thésée en projet depuis plusieurs années. 1938, année cruciale : Madeleine décède le 17 avril ; alors André se confronte au défi d'une liberté personnelle plus radicale que jamais, affranchi d'une obligation de réserve ; sur le plan collectif : Anschluss en Autriche à la mi-mars ; succès de Franco en Espagne ; crise des Sudètes en Tchécoslovaquie, dénouée par les accords de Münich le 30 septembre, qui consacrent leur annexion par l'Allemagne.

     C'est au lendemain de Munich, se souvient précisément Dorothy Bussy, que Gide raconta son esquisse : « Thésée, à Athènes et en Crète -- les deux civilisations, l'ancienne et la moderne -- Minos et Pasiphaé. Le Minotaure et le labyrinthe. Dédale, Ariane et Phèdre. Pirithoüs et la descente aux enfers. Thésée et la rencontre avec OEdipe au dernier acte extraordinaire d'OEdipe à Colone (8). » Ce témoignage permet de constater que l'enchaînement des épisodes est alors déjà tout tracé, pour s'achever dans le dialogue d'OEdipe et de Thésée. Mais confronté au texte définitif, ce schème initial présente un plus et un moins. Le plus est la présence d'un épisode contestable (la descente aux enfers (9) ), que le Thésée final balaie comme un récit controuvé. Le moins est l'absence de l'élément politique, qui semble faire totalement défaut. Agencé de la sorte, ce Thésée 38 n'était rien moins qu'un testament ; il ne se terminait pas sur une apothéose, mais sur une perplexité, à laquelle donnait corps l'affrontement contradictoire mais irrésolu d'OEdipe et de Thésée, de celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas. A l'absence du politique à ce stade, on peut envisager deux raisons négatives : la démobilisation consécutive au désengagement communiste, et l'incidence paralysante des événements -- ces accords de Munich, qui jouent un rôle de frein, non seulement pour l'avenir de l'Europe, mais dans l'imaginaire personnel. Force est de constater que, pendant plusieurs années, le livre en reste à l'état de « bluff (10)  », et ne parvient pas à trouver consistance. C'est que le compartiment politique, pourtant inséparable du sujet selon la tradition, restait vide ; l'écrivain n'avait plus de quoi le meubler. Après le communisme soviétique, avec quoi, maintenant, refonder l'utopie ? Certes Thésée ne fut pas écrit pour seulement délivrer un message politique, bien qu'il soit stimulé par la nécessité d'un « passer outre », et partant d'un dépassement de l'échec, mais il est tentant de penser que le volet politique en était la clé. Car si le premier volet du tableau (le triomphe de l'individualisme, qui remplit les dix premiers chapitres) allait de soi depuis longtemps, le second (l'articulation du projet individuel sur le destin collectif) demeurait problématique.

     La difficulté d'écriture, pour cet endroit du texte, son enjeu et son poids, étaient dès longtemps soulignés, dans un article ancien sur « Le style du Thésée d'André Gide (11) », par Etiemble, qui déclarait avoir eu en main un état du texte intermédiaire entre l'édition de New York et celle de Paris : « les huit premiers chapitres de l'édition Schiffrin », écrivait-il, « passent tels quels dans le texte définitif, sauf amendements de détail ; le chapitre 9 disparaît tout entier ; les chapitres 12 et 13, devenus 11 [notre chapitre politique] et 12, sont abondamment raturés (12). » On sait maintenant (13) que les corrections relevées par le critique étaient de sa main, ou du moins présentées comme telles. Lors de son séjour en Egypte de décembre 1945 à février 1946, Gide aurait en effet demandé à l'intéressé de revoir pour l'édition française le texte de l'édition américaine, -- rien là qui surprenne de sa part ; même service avait été demandé quelques mois plus tôt à Mme Van Rysselberghe (14). De son zèle, l'examinateur fut récompensé au-delà de ce qu'il attendait, puisque toutes ses observations, dit-il, furent prises en compte. Observons que ces corrections compliquent l'interprétation du texte ; car de savoir qu'elles ont existé, sans connaître précisément quelles elles furent, introduit une incertitude. On n'est plus tout à fait sûr que Gide ait gardé la maîtrise de son texte, et, sur quelques points litigieux, on est en droit de craindre que sa pensée n'ait été altérée. A défaut de connaître précisément ces corrections étrangères, il est permis de les deviner, en confrontant l'édition de New York à l'édition définitive. Pour le moment, que les corrections fussent nombreuses, et acceptées par Gide, cela seul nous importe. Encore Etiemble ignorait-il, à ce qu'il semble, le manuscrit, qui révèle bien d'autres reprises : savait-il, par exemple, que l'ultime paragraphe du livre, d'aspect testamentaire -- « Pour le bien de l'humanité future, j'ai fait mon oeuvre. J'ai vécu. » -- laissant le dernier mot à Thésée, de manière à réaffirmer sans conteste sa supériorité sur OEdipe, ne figurait pas sur le cahier d'écolier conservé à la Bibliothèque Doucet (15) ? Il est ainsi permis de penser que le livre achoppait sur sa conclusion. L'embarras ne put être vaincu ; le livre, écrit, qu'à la faveur d'une ouverture de l'Histoire, lorsque la formulation d'un message fût redevenue possible. Une Histoire à nouveau positive, ou du moins offrant une nouvelle chance à l'utopie, était sa condition sine qua non.

 

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     Lorsqu'il eut achevé le premier jet de Thésée, l'écrivain, dans son Journal du 21 mai 1944, exulte assurément du bonheur d'avoir ressaisi l'écriture : « Depuis un mois, j'ai quotidiennement, et presque constamment, travaillé dans un état de ferveur joyeuse que je ne connaissais plus depuis longtemps et pensais ne plus jamais connaître ». Mais il ajoute aussitôt : « Au surplus, exalté par les événements et le relèvement de la France (16). » Nul doute que d'Alger, où se concentraient les forces de décision de la Résistance, et où l'information plus libre circulait mieux qu'en métropole, la prise de conscience politique n'ait été hâtée : depuis le milieu de 1943, la situation basculait, en faveur des Alliés. L'Afrique du Nord se trouve libérée, dès le 7 mai 1943, par l'entrée des troupes britanniques dans Tunis -- où Gide est encore, on l'a dit, jusqu'au 27 ; le 15, les forces de l'Axe capitulent au Cap Bon, laissant le champ libre pour un débarquement allié en Sicile, qui se produira deux mois plus tard. Le 30 mai, trois jours après que Gide y est arrivé, de Gaulle, venant de Londres, s'installe à Alger, pour y fédérer les forces de la France libre. Là, pendant un an, Gide assiste à la constitution d'une nouvelle France : formation le 3 juin du Comité français de libération nationale ; à la mi-septembre, création d'une Assemblée consultative provisoire, affichant une volonté de restaurer la démocratie ; le 4 octobre, la libération du territoire français est entamée par la Corse. Pour l'assaut final, de Gaulle décide, en février 1944, le regroupement de toutes les forces de Résistance sous le nom de FFI. Début mai, sur le front de l'Est, les Soviétiques reprennent la Crimée aux Allemands. Le 6 juin 1944, les Alliés débarquent en Normandie. Paris sera libéré entre le 18 et le 25 août. Le rappel de ces faits permet de comprendre que la rédaction de Thésée intervient dans la période haletante, qui précède de quelques semaines le début de la victoire alliée. Mais, à vrai dire, depuis un an, l'accélération du processus sautait aux yeux, et il n'est pas étonnant que Gide ait été entraîné par la fièvre des événements.

     N'était-il pas au centre de la France libre ? Le 25 juin 1943, un mois environ après leur arrivée respective dans Alger, Gide a l'occasion d'approcher de Gaulle, lors d'un dîner. D'après la teneur de l'entretien, rapporté dans le Journal  (17), on peut déduire que l'initiative vint du politique, car on voit celui-ci redoubler d'attentions à l'égard de l'écrivain : déférent, simple, « attentif mais non inquisiteur », le Général fait en sorte, sinon de séduire, comme eût fait Lyautey, du moins de mettre à l'aise. De son côté, l'homme de plume, qui s'efforce d'évaluer son interlocuteur en supputant ses chances, subit le charme, non seulement du personnage, mais de l'auteur : « Je venais de lire avec un intérêt très vif, et pourquoi ne pas dire : avec admiration, nombre de pages de lui, excellentes, susceptibles même de faire aimer l'armée ». En dépit des différences qui séparent l'homme d'action du penseur, Gide voit en de Gaulle un visionnaire idéaliste (« l'armée telle qu'elle devrait être »), et mieux encore : un rebelle, qui sut « ne pas obéir » et surtout « passer outre » -- qu'on y prête attention : le maître-mot de Thésée ! -- quand « de grands événements » et « le sentiment du devoir » l'y poussèrent. Au cours de l'entretien particulier qui suivit le dîner, le fondateur de La Nouvelle Revue Française, d'abord maladroitement fourvoyé dans un plaidoyer inefficace en faveur de Maurois resté fidèle au Maréchal, s'entend suggérer la création d'une « nouvelle revue qui groupât les forces intellectuelles et morales de la France libre ou combattant pour l'être. » D'évidence, l'homme politique cherchait à ce que le ralliement d'un nom illustre se traduisît en actes plutôt qu'en suppliques. La page du Journal, en tout cas, se termine par ce qu'on peut entendre comme une déclaration d'allégeance : « Il [de Gaulle] est certainement appelé à jouer un grand rôle et semble "à hauteur". Nulle emphase chez lui, nulle infatuation ; mais une sorte de conviction profonde qui impose la confiance. Je ne ferai pas de difficulté pour raccrocher à lui mes espoirs. » Sans connaître ce jugement à la fois prudent et flatteur, la même année, le 30 octobre, dans son Discours d'Alger devant l'Alliance française (18), de Gaulle avait répondu par un éloge discret du nom de Gide, placé aux côtés de Bernanos, Kessel, Maritain, J. Romains, Aragon et Mauriac, parmi les grands noms de la pensée résistante.

     Telle est donc l'assise immédiate du Thésée : l'urgence d'une refondation de la France, la certitude d'une victoire imminente, jointe, il est vrai, à l'appréhension des déchirements : « Cette libération de la France que les Anglo-Américains nous promettent, cette liberté sera pour nous l'occasion, je le crains, de troubles graves et de divisions intestines durables, dont vraisemblablement je ne connaîtrai pas la fin (19). » Mais l'héroïsme ambiant s'appariait à la nature du sujet ; le débordement d'activité générale incitait l'auteur veillissant à se surpasser (20) ; le moment était enfin venu de traverser le politique dans son meilleur état, car jamais depuis longtemps les circonstances ne s'étaient présentées aussi belles.

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     Cependant la tâche était compliquée par l'autre fondement du livre, échappant à cette actualité : Plutarque. Les difficultés d'interprétation, pour ne pas dire : les contradictions, suscitées par les propos politiques du roi Thésée, viennent de ce tiraillement entre l'ancien et le moderne. Gide ayant à la fois cultivé la Fable et courtisé la modernité, l'ajustement est parfois compromis par la rapidité d'écriture, par quelques corrections contestables, et plus généralement, aggravé par l'aisance ou le sans-gêne d'un héros mythologique, disposant des hommes et de l'Histoire, sans être embarrassé par les contradictions. Brèves comme elles sont, les pages politiques du Thésée (neuf dans l'édition Folio (21), quatre au plus dans l'édition Pléiade (22) ) n'en sont pas moins plus dilatées et circonstanciées que ne le sont les deux de Plutarque sur le même sujet (23). Jusque dans la graphie (Scyron, par exemple, où l'on attendrait un Sciron plus conforme à l'étymologie) et dans le choix des mots, Gide se tient près de Plutarque, et plus précisément de sa traduction par Amyot, qu'il admire depuis sa rhétorique à l'Ecole Alsacienne (24) , et que l'édition Pléiade des Vies, parue en décembre 1937, venait de ressusciter.

     Pierre Renauld, dans « Gide, Plutarque et la légende de Thésée (25) », s'est interrogé sur ce Scyron que ne justifie pas l'étymologie grecque. Il y a vu  « sans doute une survivance médiévale », qu'il ne trouvait pas chez Amyot. En effet, les premières éditions des XVIe et XVIIe siècles, donnent : Scirron (Paris, 1559, t. I, p. 4 ; Paris : Vascosan, 1567, t. I, p. 15 ; Paris : Robinot, 1645, t. I, pp. 7-8). Mais c'est dans l'édition Pléiade que l'on rencontre la graphie Scyron. D'où venait-elle ? Vraisemblablement d'une édition romantique (Paris : Dupont, 1826, t. I, p. 15), la première modernisée, dont la Pléiade reproduit le texte, en l'adaptant aux usages du XXe siècle (se bornant à substituer, pour ne produire qu'un exemple, passants à passans). Cette édition Dupont revendiquait, un peu paradoxalement en l'occurrence, d'avoir « adopté l'orthographe uniforme et facile des ouvrages modernes », et se distinguait par là d'une édition concurrente (Paris : Dufart, 1811-12), qui, elle, respectait encore à peu de choses près les graphies du XVIe siècle. Dans ce contexte modernisateur, l'arbitraire et inconséquent Scyron apparaît comme un vernis romantique, néo-médiéval, effort pour compenser l'érosion voulue de l'historicité par un effet archaïque, de nature à rehausser la couleur du texte. Il existe plusieurs autres indices de la lecture d'Amyot par Gide dans l'édition Pléiade, mais ils n'apparaissent que dans les variantes de l'édition new-yorkaise, les corrections (d'Etiemble ?) les ayant presque toutes éliminées. Ainsi, aux pages 99 de Thésée dans Folio (et 1447 dans Pléiade), après le mot machine qui termine la phrase dans le texte définitif, on lit dans l'édition Schiffrin : « répartissant selon les aptitudes et limitant les fonctions : aux nobles, la conduite ; aux artisans, le nombre ; aux laboureurs, l'utilité. » Phrase jugée diserte par la suite et supprimée, quoique, de manière incontestable, elle resserrât Plutarque : « car comme les nobles en honneur surpassaient les autres [états], aussi les artisans les surmontaient en nombre, et les laboureurs en utilité (26)  » -- version qu'on peut comparer à la traduction plus récente de R. Flacelière (27) : « les nobles l'emportant, semble-t-il, en dignité, les paysans en utilité et les ouvriers par le nombre. » Il est clair que, dans cet exemple, Gide a conservé la syntaxe et le lexique d'Amyot : il lui doit non seulement l'ordre des mots (d'abord les artisans, ensuite les laboureurs), mais encore les deux termes qui sont spécifiques à Amyot, et particulièrement celui de laboureurs, sorti tout vif de la France rurale du XVIe siècle. Par ailleurs, dans l'édition Folio p. 96, à la place de « et rassemblerai, sous l'acropole, ce qui déjà prend le nom d'Athènes », on lit dans l'édition Schiffrin (p. 106) : « et rassemblerai tout dans l'Asty, sous l'Acropole, qui déjà, etc. ». En son temps, Etiemble avait noté la suppression du « pédant et précieux » Asty (28) -- suppression qui vraisemblablement lui était due !  Sans nous attrister sur cette disparition, notons qu'elle gomme une autre attache initiale au texte d'Amyot, où l'on trouve : « [Thésée] bâtit un palais commun et une salle pour tenir le conseil au lieu où maintenant est assise la cité que les Athéniens appellent Asty, mais il appela tout le corps de la ville ensemble, Athènes (29). » De manière plus générale, la probabilité de consultation de l'édition Pléiade est encore renforcée par l'éloge appuyé de cette collection dans le Journal en date du 16 mars 1943 (p. 212). N'était-elle pas d'ailleurs, par son format condensé, la mieux appropriée au voyage et à l'exil ?

     L'appui sur le texte d'Amyot, jusqu'ici insuffisamment prouvé, n'est pas sans effets sur le style, et même sur la pensée de Gide : Amyot retient l'auteur du nouveau Thésée dans un registre archaïque, dont Etiemble le poussera par la suite à se délivrer. L'emprise était d'autant plus insidieuse que Gide se présentait a priori mal défendu contre un esprit apparenté au sien dans l'exercice critique à l'égard de la Fable, puisque Plutarque, le premier, qui cherche à retrouver l'histoire enfouie sous la légende, sans aller jusqu'à la désinvolture ou l'irrévérence de Gide, oppose son rationalisme aux récits les moins vraisemblables. Mais tout en affichant son scepticisme, Plutarque n'en continue pas moins à rassembler un maximum de traditions autour du personnage. Parasitée par trop d'anecdotes, que n'unit aucune cohérence globale, l'image de son Thésée devient diffuse. L'impression de flottement est accrue par le décalage entre la Vie de Thésée et le parallèle ultime avec celle de Romulus, où Plutarque revient sur les mérites politiques qu'il attribuait à Thésée, et tend à les minorer. Au bout du compte, pour Plutarque, Thésée est l'initiateur d'un grand dessein, le synoecisme, qu'il a gâché par ses inconséquences : en cédant sur le tard à ses passions, par l'enlèvement d'Hélène impubère, Thésée déclenche une guerre, cause son exil et sa propre mort, compromet la survie de son oeuvre. Cet épisode désastreux suffit à l'historien grec pour faire apparaître en Thésée celui qui a trahi le grand projet de son existence ; il ne lui paraît pas nécessaire de mentionner, de surcroît, la descente aux enfers et le rapt de Proserpine, tant l'épisode, nous dit-on (30), lui paraissait impie.

     Assurément, par nombre de détails, Gide épouse, dans la première partie de son livre, le récit de Plutarque. Pierre Renauld en a fait la démonstration (31), mais, contrairement à ce que ce dernier affirme pour conclure son étude, il ne nous paraît pas qu'il lui ait été globalement fidèle. Car, à partir de son chapitre XI, Gide prend le contre-pied de son modèle, en ceci qu'il impose une ligne de force à la vie de Thésée : une ascension sage et continue vers le triomphe -- rien moins que l'inversion de l'image proposée par Plutarque. Au lieu d'une existence ambiguë, compromise par des passions de vieillard, Gide oppose une victoire sans équivoque, stabilisée dans une sagesse finale, qui n'est pas loin du renoncement, une fois le but atteint. Pour accroître la portée symbolique du personnage, il lui confère une cohérence et une carrure décidément héroïque, qu'il n'avait plus chez Plutarque au terme de la trajectoire. Encore faut-il comprendre que la figure du héros subit une distorsion notable : non plus champion d'un exploit fameux, mais bienfaiteur obstiné de l'humanité. Par son chef-d'oeuvre politique, non seulement Thésée surpasse de très haut la figure de fier à bras et d'homme à femmes où s'engourdit son rival Hercule, mais il l'emporte sur OEdipe, dont il prend la relève, puisque celui-ci déserte le combat des hommes sur la terre. Et si Thésée accueille l'étranger dans Athènes, c'est pour annexer à son triomphe un supplément de spiritualité bénéfique, dont OEdipe est porteur.

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     Infidèle à Plutarque, quant à la conception d'ensemble, Gide l'est aussi dans nombre de détails, qu'il emprunte à son devancier, mais dans un agencement qui diffère, et le décalage s'accentue entre l'édition de New York et l'édition de Paris. On peut circonscrire les lieux d'achoppement de la pensée politique formulée dans le Thésée de Gide autour des trois points qui constituent l'ossature de son exposé : l'usage de la force dans l'histoire, le rôle de l'élite dans la démocratie, enfin, plus largement, la question de la liberté de l'homme. L'usage de la force est en effet le point de départ du Thésée gidien, peut-être le trait le plus archaïque, et le plus constestable du système, parce qu'il expose ce chapitre politique aux interprétations les plus négatives. Il importe donc, équitablement, d'en percevoir la logique. Dès l'abord, le programme de Thésée tient en deux mots : « force et astuce (32) », qu'il met aussitôt en pratique. Pour la force, abolition radicale des inégalités de richesse ; et pour l'astuce, un discours aux grands, qui insinue la menace et le chantage contre les récalcitrants. C'est donc par une réforme agraire, autrement dit par une révolution sociale bouleversant le régime des propriétés, que Thésée inaugure son règne. Sans doute, comme le Thésée de Plutarque, a-t-il lui aussi pour but l'unité nationale, mais à cette unité, il donne un contenu extensif (l'abolition des inégalités de fortune, jugées la cause des discordes civiles) étranger à l'historien, chez qui le synoecisme reste une opération strictement fédérative. Avant tout, le Thésée antique est défini comme un sage négociateur, qui prend son bâton de pèlerin, fait campagne, et, par la persuasion, gagne ses voix une à une : « Thésée prit la peine d'aller de bourg en bourg, et de famille en famille leur donner à entendre les raisons pour lesquelles ils le devaient ainsi faire [se rassembler en une cité] (33). » Ce Thésée de Plutarque trouve les pauvres gens disposés à l'entendre, mais se heurte à l'opposition des riches. Pour les rallier, au lieu de brandir immédiatement la menace, il négocie encore, et propose un marché rassurant : en échange de l'union nationale, l'instauration de la démocratie, autrement dit son renoncement de roi au pouvoir absolu. Au bout de la campagne, ce Thésée-là n'a pas à faire usage de violence, parce que la raison, si ce n'est le calcul, prévaut de part et d'autre, et jusque chez les moins convaincus : « ils aimèrent mieux lui consentir de bonne volonté ce qu'il leur demandait, que d'attendre qu'ils y fussent contraints par la force (34). »

     Chez Gide au contraire, c'est par un coup de force, dans un climat de crise et d'exaspération, que le dispositif de Thésée s'organise. Car les riches ne sont plus seulement des opposants, ils sont des révoltés, ou près de l'être (35). Aux grands qui résistent, le roi adresse un discours -- sans équivalent dans le récit pur de l'historien grec. Que Thésée exprime en un tel discours, tourné vers l'avenir, son programme de gouvernement, alors que chez Plutarque, le récit historique ne fait que figer un passé révolu, souligne la part d'utopie investie dans ces pages. Et puis il faut compter avec l'intimidation. Car ce discours n'est pas que la formulation de ses principes ; de la part de Thésée, il est un acte de gouvernement, et comme tel, il convient de l'évaluer en situation : face à la menace d'insurrection des riches, Thésée montre « astucieusement » sa force -- pour n'avoir pas à l'exercer. A cette pièce maîtresse du message politique, certes l'éloquence directe confère une solennité agressive et tranchante : « Je réduirai donc vos fortunes ; et par la force (je la possède), si vous n'acceptez pas de bon gré (36). » Mais il est clair qu'en s'attaquant aux inégalités de richesse, par cette force nue, sans feinte, et d'emblée justicière, le Thésée de Gide s'apparente à l'intellectuel moderne qui se souvient d'avoir traversé l'expérience marxiste et, en son for intérieur, persiste à croire au bien fondé de la révolution. Peut-être le détracteur de Staline et de sa bureaucratie garde-t-il quelque chose de l'idéal communiste, mêlé à quelque aspiration évangélique à la justice ? Un autre facteur encore a pu suractiver cette part faite à la force dans les propos de Gide : la guerre qui se déroule, violence suprême dont doit naître un monde nouveau, bien que l'enjeu n'en soit pas de même ordre. En ce Thésée tonnant se rassemblent donc la violence révolutionnaire et la violence de la guerre.

     Toutefois cette violence, il faut le souligner, est essentiellement fondatrice : une énergie nécessaire aux changements, mais contrôlée sitôt après. En même temps qu'il exhibe cette violence salutaire, Gide ne peut faire qu'il n'en mesure les dangers ; le voyage en U.R.S.S. a vérifié qu'un pouvoir fondé par la violence peut faillir, dégénérer en dictature. D'où ses précautions, son souci de contenir et de limiter la force de son prince dans les bornes précises d'un pouvoir vertueux. Impossible de voir en son Thésée ni Machiavel, comme le suggère un peu hâtivement J. Delay (37), ni Staline, comme se risquent à le proposer plusieurs autres (38). « Force et astuce », il est vrai, sont présentés comme maîtres-mots de sa conduite, mais, depuis le début, ne sont-ils pas l'apanage du héros, champion par l'esprit autant que par le corps, plutôt qu'une caractérisation du prince retors, tel que son père Egée, qui, lui sans aucun doute, disciple anticipé de Machiavel, « pensait assurer son autorité en maintenant les divisions (39) » ? Or, d'emblée, Thésée prend le contrepied de ce jeu archaïque, et subordonne son intérêt personnel au bien public : il affirme très haut des préoccupations d'unité nationale. C'est par elles, d'ailleurs, qu'il justifie sa propre violence : avec elle, dompter l'anarchie intérieure, et, par contre-coup, renforcer la puissance de l'Etat face aux pressions extérieures. Cette première phase, -- du changement fondé par (et non sur) la violence -- s'achève par l'abdication de Thésée. Une fois la réforme passée dans les faits, Thésée renonce à la monarchie, à ses fastes, donne l'exemple de la simplicité, établit la séparation des pouvoirs, et ne garde que la justice et l'armée, qui font de lui le gendarme des institutions nouvelles. Le reste, à partir de là, sera l'affaire de la démocratie. Le mot ne figure pas, mais les institutions sont parlantes, en particulier le régime d'assemblée. Au lieu que, chez Plutarque, elle résulte d'un pacte entre le roi et les grands, ici, la démocratie vient d'en haut -- là est le paradoxe, il faut dire, car qu'est une démocratie qui n'est pas réclamée par le nombre, sinon une apparence ? Mais comprenons qu'en la circonstance, elle a pour origine un don vertueux du prince, soucieux de conjurer l'image du tyran ; elle est un garde-fou, une auto-limitation dictée par sa conscience morale : « Je saurai faire respecter les lois ; me faire respecter, sinon craindre, et prétends que l'on puisse dire alentour : l'Attique est régie, non par un tyran, mais par un gouvernement populaire ; car chaque citoyen de cet Etat aura droit égal au Conseil et nul compte ne sera tenu de sa naissance (40). » C'est ce qui fait voir que, dans son principe, cette démocratie est beaucoup plus large que celle de Plutarque ; au lieu d'une concession aux grands : le droit et le bien de tous -- démocratie antique, encore un peu sans doute, mais revue et corrigée par la Révolution de 89, et la Déclaration des droits. Dans ce système globalement démocratique, la force du roi prétend se limiter à deux aspects : un pouvoir d'initiative (destruction des institutions anciennes pour en fonder de nouvelles) et de coercition (contrer l'hostilité des riches) ; quant à la manière, de préférence, elle est verbale ou ostentatoire. S'il use de la contrainte pour faire entrer l'égalité dans les faits, Thésée en trace aussi les limites : l'ordre et non la tyrannie. Ce premier point de l'exposé se termine donc par un passage en douceur de la monarchie à la démocratie.

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     Le deuxième point traite principalement de la question des élites, envisagée sous divers angles : son but et son idéal (un pouvoir spirituel fécondant) ; ensuite son recrutement et son élargissement (l'accueil des étrangers) ; enfin sa fonction (la compétence au service de la cité). Mais dans cette démocratie zélée et réglée, quelle place est faite au peuple ? Si la question se pose, c'est que dans ce Thésée, lorsqu'il s'agit de réalité populaire, on entend plus souvent parler du « vulgaire » que du peuple, lequel paraît un idéal théorique. Même, à propos de religion, une forme de mépris supérieur peut être observée, lorsque Thésée confesse qu'il a laissé se répandre sur son compte, sans démentir, des légendes sans fondement, et même des racontars, en un mot : laissé dire la rumeur, « afin d'ancrer le peuple en des croyances dont il n'a que trop tendance, celui d'Attique, à se gausser. Car il est bon », poursuit-il, « que le vulgaire s'émancipe, mais non point par irrévérence (41). » Venant du parangon de la démocratie, le mot est dur à passer. Mais observons que le trait a été appuyé dans le dernier état du texte ; on lisait en effet dans l'édition de New York (p. 103) : « il est bon que l'esprit s'émancipe ». Il est permis de penser que cette formulation atténuée reflétait de manière plus pondérée, plus nuancée, la pensée de l'auteur. L'aphorisme sur l'« esprit » humain donnait plus de hauteur à la pensée du prince philosophe : l'esprit était autorisé à suivre sa ligne émancipatrice, mais sans rupture avec les valeurs religieuses -- un équilibre entre innovation et conservatisme. Au lieu que, dans l'état dernier du texte, le « vulgaire » confère inévitablement un tour déplaisant au mépris d'un politique réaliste, pour qui l'ordre, et non l'anarchie, est la condition du progrès. Aussi peut-être, dans ce cas, l'auteur eût-il gagné à résister au correcteurŠ Donc Thésée se fait le champion de l'ordre, -- non pas l'ordre pour lui-même, mais parce qu'il favorise le progrès : l'émancipation du peuple reste le but à atteindre. Encore faut-il que le peuple existe. Le but de Thésée, instaurateur de la démocratie, n'est-il pas, d'un même élan, de faire surgir des masses un peuple constitué ? « C'est ainsi que les Athéniens, entre tous autres Grecs, grâce à moi, méritèrent le beau nom de Peuple, qui leur fut donné, et qui ne fut donné qu'à eux (42). » En attendant, il faut faire avec le vulgaire, cet avant-peuple, ce peuple sans conscience et sans forme, et, pour ce peuple infirme, plutôt de médiocres croyances qu'une absence de croyancesŠ

     Plus tard, -- et dans tous les sens du mot (plus bas dans le texte, et aussi : plus tardivement), car ce passage est un ajout latéral du manuscrit, qui ne participe pas du premier jet (43), -- par le truchement de Pirithoüs, l'auteur instaure un débat sur la démocratie égalitaire, occasion pour lui de réintégrer dans le système démocratique la question de l'aristocratie, ou pour mieux dire de l'élite. Ce projet égalitaire, le contradicteur ne le juge ni plausible, ni souhaitable. Car « il est bon », affirme Pirithoüs, « que les meilleurs dominent la masse vulgaire de toute la hauteur de leur vertu (44) ». A cet endroit, l'édition Schiffrin (p. 107) donnait encore à lire : « de toute la hauteur de leur personnalité ». De nouveau, le texte a été durci, mais cette fois le changement renforce positivement la pensée : premier dans l'esprit de Gide est le mot « masse » -- inférant son pôle opposé « l'élite » ; cependant « vulgaire » cumulé dans cette première version avec « personnalité » affiche une supériorité provoquante. Dans la version finale, le mot « vertu », sans doute issu de Montesquieu, contrebalance « vulgaire », et vaut comme un retour à la modération. Au lieu d'une exaltation nietzschéenne de la supériorité individuelle (c'est sur cet exemple, qu'Etiemble parle -- non sans excès, mais l'époque y portait sans doute -- d'un premier Thésée « fasciste », alors qu'il convient de voir là plus simplement une réaffirmation de l'individualisme gidien et de sa constante tentation élitiste), l'accent est mis maintenant sur la valeur exemplaire et entraînante de l'exception ; au lieu d'un orgueilleux et dangereux constat de supériorité, un profit. Cependant la nature de l'homme est ainsi faite, conclut le sceptique Pirithoüs, qu'après une égalité de départ, les différences d'aptitude recréeront inévitablement la division sociale : « une plèbe souffrante, une aristocratie (45) ». Inéluctable inégalité ! De cette objection, Thésée prend prétexte pour dévoiler le fond de sa pensée : pour progresser, dirions-nous de nos jours, la démocratie à venir sera duale, associant la masse et l'élite, dans un rapport moins d'inégalité oppressive que de hiérarchie reconnue, bénéfique et consentie ; démocratie éclairée -- comme on disait naguère despotisme éclairé -- éclairée par l'esprit, par l'intellectuel, par sa vertu politique, c'est-à-dire son dévouement au bien du plus grand nombre : « je ne vois pas pourquoi cette plèbe serait souffrante, si cette aristocratie nouvelle, que je favoriserai de mon mieux, est, comme je la désire, celle non de l'argent, mais de l'esprit (46). »

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     Après un discours, suivi d'un débat, Thésée élargit le propos par un exposé philosophique sur la condition humaine, ses limites (l'absence de liberté), et l'obligation, malgré tout, d'entreprendre, pour constamment repousser ces limites. Si, dans cette réflexion, l'étape de la libération va de soi sans problème, les interrogations commencent avec le bon emploi de la liberté, une liberté compromise par deux excès inverses : l'anarchie ou le renoncement -- le vide ou le trop-plein. Pour conjurer les nuisances de l'intérêt personnel, Thésée inculque la discipline ; pour prévenir l'engourdissement une fois le but atteint, il oppose un principe de mouvement perpétuel : la croyance au progrès. Mais alors, quels moyens pour le mettre en oeuvre ? quel ressort pour faire fonctionner la machine ? Voilà que Thésée s'avance jusqu'au réduit le plus intime de ce chapitre politique, et se prononce sur la liberté même : « Je pensais que l'homme n'était pas libre, qu'il ne le serait jamais et qu'il n'était pas bon qu'il le fût. Mais je ne le pouvais pousser en avant sans son assentiment, non plus qu'obtenir celui-ci sans lui laisser, du moins au peuple, l'illusion de la liberté. » Combien déconcertant le cynisme du propos sur un plan politique ! Mais qu'on le fasse glisser du politique à la métaphysique, il devient acceptable. Que l'on réduise aussi l'impact de ce qui touche au peuple : une retombée latérale de cette vérité philosophique dont seule l'élite est en mesure de fixer l'évidence, une vérité -- désespérante pour les faibles, provoquante pour les forts -- que consignent les derniers textes de Gide (les « deux interviews imaginaires (47) », la conférence de Beyrouth (48) et la lettre au professeur Nakamura (49) ) : Dieu n'existe pas. Et l'homme non plus. Mais c'est dire que Dieu et l'homme sont l'affaire de l'homme, que Dieu et l'homme seront toujours à faire. Ainsi pas de liberté absolue pour l'homme, jamais l'homme ne sera Dieu -- au pire : singe de Dieu dans l'égocentrisme. Or c'est l'absence de liberté qui fonde et justifie l'aventure de la libération. Ici se place une ligne de rupture avec Pirithoüs. Celui-là, revenu fatigué, pense au repos, au foyer : son énergie s'engourdit. Thésée, seul, va de l'avant, poursuit l'invention, l'audace, l'aventure de sa vie -- et paie le prix de l'imprudence que l'autre jugeait trop coûteux : le coût de l'aventure est le malheur domestique : la mort de Phèdre et la mort d'Hippolyte -- la mort de Marceline pour Michel. Et la mort de MadeleineŠ

     Porte-parole d'une cause qui n'existe, comme une ombre, que par ses effets bénéfiques, ainsi Thésée rencontre l'absurde, un bel absurde pourtant, car l'humanisme des Nouvelles Nourritures n'est pas invalidé, à ceci près qu'il est maintenant une espérance fondée sur rien. Placées au terme, ces remarques corrigent l'idéalisme béat de l'utopie. L'oracle amer constitue, notons-le, un durcissement du texte, car ce fragment non plus n'appartient pas au premier jet, et figure en ajout latéral du manuscrit, d'ailleurs plus explicite sur un point : il n'était pas bon qu'il fût libre, « car alors », y lit-on, « il reporte tout à lui-même et ne cherche point [en surcharge de rien] au-delà (50) ». On ne voit pas que la suppression intervenue entre l'édition de New York et celle de Paris ait constitué un gain, puisque la phrase incriminée introduisait un heureux contrepoids à l'individualisme gidien, habituel depuis L'Immoraliste, savoir que l'individualisme ne peut constituer le but ultime, et qu'il ne vaut que par son dépassement. Mais telle qu'elle se présente finalement, la dénégation de la liberté installe au coeur du système le motif de l'insatisfaction. Tout comme le roi Thésée renonce au pouvoir absolu, l'homme pensant se préserve de l'infatuation ; il sait qu'il joue avec une illusion : le progrès, ce remède imparfait à l'insuffisance de l'homme.

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     Ainsi culmine ce propos de réforme politique : au sortir d'une violence fondatrice, qui règle la priorité matérielle par une redistribution des biens, l'accent est mis sur l'ordre, tempéré par la sagesse -- un mot équivalant abnégation et désintéressement. Cette force maîtrisée fait voir le fil directeur de l'utopie : la suprématie de l'esprit, l'élitisme, comme fondement d'une démocratie dirigée par les meilleurs. S'y ajoutent un corollaire et un dérivatif. Le corollaire est l'ouverture aux étrangers, moins générosité gratuite, à vrai dire, que moyen détourné d'élargir le recrutement des élites, en attirant les plus capables. Le dérivatif est l'idée de progrès, credo utile et fécond de la condition humaine, opposé au défaut de liberté, dont l'élite seule, pour sa gouverne, peut fixer le néant. Si l'utopie est ramassée dans la personne représentative du héros, c'est que le prince démocrate est la quintessence de l'élite : un Thésée cousin de Sisyphe, et de Prométhée, un Sisyphe amendé, roulant sa pierre vers une liberté qu'il sait inaccessible ; un Sisyphe en progrès, suivant sa pente orgueilleuse, -- mais toujours en montantŠ

     Mais si la signification politique du Thésée de Gide peut aboutir à ce plan existentiel, n'en est-il pas un autre, plus actuel à l'époque, où le message trouve écho ? Ce Thésée-roi n'est-il pas en quelque manière parent du héros du jour ? En d'autres termes, l'utopie de Thésée, par-delà son dessein métaphysique, n'adresse-t-elle pas aussi une leçon de sagesse particulière ? Pour un dernier effet de sens, remettre le texte en situation, dans le contexte historique où l'ont placé nos prémices : porté par la geste africaine, exalté par la reconquête, et l'approche de la victoire, l'hymne à l'Etat fort, à la concorde, à l'unité nationale, n'est-il pas aussi signe au Sage, au Soldat vainqueur, dont son temps attend qu'il rassemble les Gaules et refonde la Cité (51) ?

NOTES

1. « j'ai travaillé et écrit, en mai-juin dernier, dans un état de joie indicible et que je croyais ne plus jamais connaître, un Thésée qui me tenait à coeur depuis longtemps et que j'avais à peu près désespéré de mener à bien. » (Lettre à Dorothy Bussy, 22 octobre 1944, Correspondance Gide-Bussy, éd. établie par J. Lambert, notes de R. Tedeschi, Gallimard, 1982, t. III, p. 273).

2. Thésée, New York : Pantheon Books, J. Schiffrin, 1946, 123 pp., ach. d'impr. le 12 janvier 1946.

3. Les Nourritures terrestres, Pléiade p. 185.

4. Folio p. 61 / Pléiade p. 1433.

5. Folio p. 74 / Pléiade p. 1438.

6. Voir en particulier les « Feuillets » du Journal, 1911, éd. Pléiade, 1951, t. I, p. 347 ; les Considérations sur la mythologie grecque (1919) dans Incidences, Gallimard, 1951, pp. 127-30 ; et le Journal du 12 mai 1927 (op. cit., p. 840).

7. Notes sur André Gide, 1913-1951, Gallimard, 1951, pp. 131-2.

8. Correspondance André Gide--Dorothy Bussy, op. cit., t. III, p. 594.

9. Après la mort de Phèdre, Thésée et Pirithoüs se cherchent femme. Ils vont d'abord à Sparte, où Thésée jette son dévolu sur Hélène, qui n'a que douze ans -- un choix qui suscite l'indignation de Plutarque : « la plus grande faute de celles qu'on lui reproche » -- et il l'enlève. Quant à Pirithoüs, son choix se porte sur Perséphone, femme d'Hadès, le dieu des morts ; la reine des Enfers avait obtenu de passer six mois chez les morts, et six mois sur la terre. Les deux amis se rendent aux Enfers pour procéder à l'enlèvement. Mais en vain, car selon les versions, ou bien Hadès les ayant fait asseoir, ils demeurèrent attachés à leur siège, ou bien Thésée, seul, fut délivré par Héraclès, pour prix d'un service autrefois rendu. Quand Thésée revint dans Athènes, les Spartiates avaient envahi l'Attique pour délivrer leur compatriote Hélène. Finalement, Thésée dut s'exiler à Scyros, où il périt assassiné. Doit-on rappeler que Perséphone est le sujet d'un opéra dont Gide écrivit le livret ?

     Sur cet épisode, le jugement de Gide a varié. Absent du manuscrit, il fait l'objet d'un ajout dans l'édition de New York, à l'endroit le plus délicat du chapitre, lorsqu'il s'agit, pour Thésée, de glisser en douceur des frasques amou reuses à l'honorabilité politique. Le paragraphe de transition (relatif aux faits controuvés de la légende : Folio p. 93 / Pléiade p. 1445), si l'on en juge par la complexité des variantes, donna bien du fil à retordre : « Je laissais dire ; et même, renchérissant sur les racontars, ajoutai que, par ce lieu de Crète où jadis Perséphone vers les Enfers fut trimballée, Pirithoüs et moi nous descendîmes ; et que, dans une grande salle, nous avions vu Minos et Rhadamante, en vêtements d'apparat, sur des trônes, occupés à juger les morts ; un troisième, du nom d'Éaque, les assistait. Et, comme je connaissais les deux premiers, ils me lais sèrent pénétrer plus avant, jusqu'aux privés de Perséphone ; que celle-ci nous accueillit, Pirithoüs et moi, parmi sa couche, et qu'elle se livra tour à tour à chacun de nous deux, en grand appétit de caresses plus substantielles que ne le sont communément celles des ombres. Ceci dit afin d'accroître mon prestige, et pour ancrer le peuple, etcŠ ». Ce retour du libertinage cadrait mal avec la sa gesse exemplaire revendiquée par l'époux de PhèdreŠ

10. « Un sujet ? Voilà peu de temps, comme je me trouvais au Tertre et parlais un soir avec R.M.G., je me suis laissé aller et ai parlé du sujet que je rumine depuis des années. J'étais véritablement brillant -- extraordinaire -- je m'étonnais moi-même et Roger était épaté. Mais ce n'était que du bluff. J'ai bluffé. Cela n'a rien donné. Quand il m'a écrit plus tard et demandé ce que j'en faisais, je n'ai pu que répondre : Rien. » Propos notés dans son Journal par D. Bussy (cité dans leur Correspondance, t. III, pp. 593-4).

11. [1946], repris dans : C'est le bouquet ! (1940-1967), Hygiène des Lettres V, Gallimard, 1967, p. 3.

12. Ibid., p. 38. Le critique poursuit en expliquant les corrections par l'em barras de l'écrivain : « comme si la seconde partie de l'ouvrage, celle qui précise la politique de Gide et son agnosticisme, eût été moins élaborée dans la première version ; comme si Gide éprouvait toujours quelque gêne à s'exprimer sur la question sociale ; comme si, plutôt, conscient d'insérer là ce qui pour lui comptait plus que l'évocation flaubertine d'une corrida minoenne, Gide avait travaillé jus qu'au dernier moment afin de préciser et d'embellir à la fois son expression. »

13. Jean-Louis Ezine, « Les quatre vérités d'Étiemble », Le Nouvel Observateur, 19 novembre 1992, n° 1463, pp. 126-9.

14. Le 1er mars 1945 (v. Les Cahiers de la Petite Dame, Gallimard, « Cahiers André Gide 6 », t. III, p. 326. Dès cette date, le chapitre contenant le poème d'Ariane est condamné comme un « hors-d'oeuvre ».

15. Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, gamma 908 B 31-81 ; le chapitre XI, sans division de chapitre, y figure aux pages gamma 908 B 60 à 66. Quant à l'ajout du dernier paragraphe, ajout de Gide assurément puisqu'il figure dans l'édition de New York, ce fait de structure compromet la thèse audacieuse de H. Zvi Lévy (« André Gide entre OEdipe et Thésée », French Studies, vol. XLIV, n° 1, January 1990, pp. 34-46), qui cherche à persuader qu'OEdipe est la figure centrale et triomphale de Thésée. Mais, dans ce cas, comment expliquer que le récit porte en bannière le nom de Thésée ? Pourquoi un personnage épisodique et final serait-il le pivot du récit ? Et comment nier que le paragraphe rajouté pèse de tout son poids pour réduire une possible ambiguïté latente dans le premier état du texte ?

16. Journal 1939-1949, Pléiade, 1972, pp. 269-70. Confidence identique à D. Bussy, cf. supra, note1.

17. Journal 1939-1949, 26 juin 1943, p. 247.

18. « Discours prononcé à Alger à l'occasion du 60e anniversaire de l'Alliance française », 30 octobre 1943, in O.C., t. IV, Discours et Messages, I. Pendant la guerre, juin 1940-janvier 1946, Club Français des Bibliophiles, 1971, p. 301.

19. Journal 1939-1949, 21 mars 1943, p. 215.

20. La lutte contre le tarissement de la veine créatrice est un des points déve loppés par Cl. Foucart dans « Le Thésée d'André Gide : oeuvre d'un patriarche ou d'un éternel adolescent », OEuvres et critiques, vol. XVI, n° 2, 1991, pp.99-109.

21. Gallimard, col. Folio, 1981, p. 93-102. Nos citations renverront à cette édition.

22. Romans. Récits et soties, oeuvres lyriques. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1958, p. 1445-1448.

23. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 22-4.

24. Amyot figurait déjà dans la bibliothèque paternelle (Si le grain ne meurt, I, 7, éd. Pléiade, 1954, p.491), mais surtout il prend place dans la liste des vingt livres à emporter sur une île déserte, qu'avec Pierre Louÿs, son compagnon de classe, Gide s'amusait à dresser durant l'année 1887-88 : « [Š] nous indiquions Amyot, ce qui nous faisait gagner, avec Plutarque, en prime, le délicieux Daphnis et Chloé » (« Les dix romans français queŠ », [1913], in OEuvres complètes, NRF, 1934, t.VII, p.450). Fidélité réitérée dans le Journal du 1er décembre 1905, qui parle du « gros Plutarque d'Amyot où [il se] plonge avec délices. » Dans les années 1919-1921, Plutarque, où l'auteur de Corydon trouve une abondante documentation sur la pédérastie antique, est souvent relu et plusieurs fois cité : Vie de Thésée (Les Nouvelles nourritures, O.C. t.X, p.461) ; celles de Pélopidas, d'Agésilas et de Lycurgue, notamment (Corydon, O.C. t.IX, p.304 et 307), mais cette fois, dans la traduction d'Alexis Pierron, parue chez Charpentier en 1882 (ibidem, n.1 p.306-307).

25. Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, novembre 1968, p. 332, note 1.

26. Vies, éd. Pléiade, p. 24.

27. Vies, Éd. des Belles Lettres, 1957, t. I, p. 34.

28. Art. cité, p. 41.

29. Vies, éd. Pléiade, p. 23.

30. R. Flacelière dans sa notice à la Vie de Thésée, Éd. des Belles Lettres, t. I, p. 10. Opinion semblable chez Platon : « Gardons-nous donc aussi, repris-je, de croire et de laisser dire que Thésée, fils de Poséidon, et Pirithoüs, fils de Zeus, aient tenté des enlèvements si criminels [Hélène et Perséphone], ni qu'aucun autre fils de dieu, aucun héros ait osé commettre les indignités et les sacrilèges qu'on leur prête à présent contre toute vérité, et contraignons les poètes à reconnaître ou que les héros n'ont pas commis ces actions, ou qu'ils ne sont pas les enfants des dieux. » (République, III, 391c, trad. E. Chambry, Belles Lettres, éd. 1989 [1ère éd. 1932], p. 100.

31. Voir supra, note 17. Plus succinctement, Patrick Pollard a traité du sujet dans : « The Sources of André Gide's Thésée », Modern Language Review, April 1970, pp. 290-7.

32. Folio p. 94 / Pl. p. 1445. Ces deux traits figurent déjà chez Thucydide : « [Š] lorsque Thésée fut roi, joignant la puissance à l'intelligence, il sut par toutes sortes de mesures organiser la région et, abolissant les conseils et les ma gistratures des autres cités au bénéfice de la cité actuelle, il instaura un conseil et un prytanée uniques, regroupant ainsi tout le monde [Š]. » (La Guerre du Péloponèse, texte établi et traduit par J. De Romilly, Belles Lettres, 1962, livre II, chap. XV, pp. 13-4). Les italiques sont de notre fait.

33. Plutarque, Pléiade p. 22.

34. Ibid. p. 23.

35. « [La redistribution des terres] fut une mesure sévère qui satisfit certes les indigents, c'est-à-dire le grand nombre, mais révolta les riches que par là je dépossédais. » (Folio pp. 94-5 / Pl. p. 1445). Dans le manuscrit même, le mot « révolta » résulte d'une surcharge de : « me mit à dos ». Ce renforcement de sens n'autorise pourtant pas à abandonner la signification principalement psycho logique du terme dans ce contexte ; la participation à quelque insurrection effec tive semble donc exclue, mais la menace d'un complot est suggérée, que le dis cours de Thésée s'efforce de prévenir par l'intimidation.

36. Folio p. 95 / Pl. p. 1445.

37. J. Delay, La Jeunesse d'André Gide, t. II, p. 662.

38. Étiemble, art. cité, p. 45 ; Russell (J.) dans sa préface à l'édition américaine de Thésée (New York : Vintage Books, 1951), citée par Zvi H. Lévy, « André Gide entre OEdipe et Thésée », art. cité, notamment pp. 42 et 43-4.

39. Folio p. 94 / Pl. p. 1445.

40. Folio p. 96 / Pl. p. 1446.

41. Ibid., p. 93 / Pl. p. 1445.

42. Folio p. 99 / Pl. p. 1447.

43. L'ajout commence à : « Pirithoüs, après qu'il eut entendu mon discours aux grandsŠ » et se termine sur : « celle non de l'argent, mais de l'esprit. » (Folio pp. 97-8 / Pléiade pp. 1446-7).

44. Folio p. 97 / Pl. p. 1446.

45. Ibid.

46. Folio pp. 97-8 / Pl. p. 1447.

47. Repris dans Feuillets d'automne [1949], éd. Folio-Gallimard, 1980, pp. 237-48.

48. « Souvenirs littéraires et problèmes actuels », avril 1946, ibid., pp. 177-97.

49. André Gide à Mitsuo Nakamura, 2 janvier 1951, BAAG n° 19, juillet 1973, pp. 5-7.

50. La phrase prend place encore dans l'édition Schiffrin, p. 110.

51. Cet article a pour point de départ une contribution au colloque sur « La littérature des Années noires » qui s'est tenu à l'Université de Paris X-Nanterre en novembre 1992, sous la direction de Monique Gosselin et de Jean-Yves Guérin, et dont les Actes paraîtront ultérieurement chez Klincksieck.

 

Daniel DUROSAY

     Après l'Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud (1959-1964), l'Agrégation des Lettres modernes et la Fondation Thiers (1967-68), entre à L'Université de Paris-X-Nanterre, où toute sa carrière s'est effectuée. Actuellement, Maître de conférences honoraire. A consacré sa thèse à Attitudes politiques et productions littéraires dans le milieu de la "Nouvelle Revue Française" de 1919 à 1927, (Université de Paris X-Nanterre, 1980 [Rivière, Malraux, Gide, Benda]). Edite La Tentation de l'Occident d'André Malraux dans le t. I des Romans (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989). Entreprend des recherches sur le voyage au Congo d'André Gide, qui le conduisent à publier les Carnets du Congo de Marc Allégret (C.N.R.S. Éditions, 1987, rééd. 1993), puis à explorer ses archives. En découlent : plusieurs articles sur le Voyage au Congo et sur Marc Allégret ; la publication d'un scénario de film inédit de Gide, rédigé pour Marc : L'Oroscope ou Nul n'évite sa destinée (Éd. Jean-Michel Place, 1995) ; et la correspondance de Gide avec Elie Allégret : L'Enfance de l'Art (Gallimard, 1998), qui obtient le Prix Sévigné 1998. Prépare l'édition du Voyage au Congo dans la Bibliothèque de la Pléiade, et l'édition de la Correspondance André Gide-Marc Allégret. A dirigé le Bulletin des Amis d'André Gide de 1989 à 1991, et créé l'« Atelier André Gide » sur Internet en février 1997.