Pierre LACHASSE, « Thésée, le labyrinthe du récit »,

B.A.A.G., n° 106, avril 1995, pp. 223-243.

 

 

© Pierre LACHASSE

Ce texte est la propriété intellectuelle de son auteur. La reproduction à des fins personnelles est autorisée. Toute citation doit être effectuée dans le respect de l'auteur et conformément au code de la propriété intellectuelle (mention du nom, du titre, de la référence bibliographique et de la page). A cette fin, la pagination de l'imprimé a été conservée dans la présente transcription, entre crochets droits, sur le modèle : [5] indiquant le début de la p. 5 dans l'édition originale.

Texte mis en ligne sur Gidiana le 15 décembre 1998.

 

 

Les complications du texte

     Au moment de raconter son aventure crétoise, Thésée prévient son « lecteur » : « C'est très compliqué, cette histoire (1) ». De son côté, Ariane met en garde son interlocuteur contre les pièges du labyrinthe en ces termes : « Tu ne peux te faire à l'idée de ce que c'est compliqué, le labyrinthe (2). » Dans un texte aussi saturé d'échos et de répétitions que Thésée, une pareille coïncidence ne peut être gratuite, elle induit même un système singulier de communication qui se retrouve à tous les échelons du récit. Le dialogue entre Ariane et Thésée, comme tous ceux que le texte met en scène, miniaturise la situation générale de l'énonciation, qui institue Thésée comme le narrateur autodiégétique de son récit. Or, « toute énonciation -- écrit Benveniste -- est, explicite ou implicite, une allocution, elle postule un allocutaire (3) » qui est justement ce « lecteur » à qui Thésée destine son discours et qui, en échange, d'une certaine manière l'influence à son tour. L'usage même de mots du lexique courant, [224] en tout cas du parler oral (c'est), voire familier (compliqué), qui rapproche ces deux voix l'une de l'autre et apparaît comme l'une des constantes du texte tout entier, trace l'une des deux frontières langagières du récit. Les traits distinctifs de l'oralité entrent, en effet, dans cette oeuvre étonnante en concurrence avec la parole qui lui est la plus étrangère : le recours parfois systématique à l'archaïsme ou à l'étymologie des mots (4) et la complaisance amusée aux faits de langue les plus écrits et les plus élaborés (5). Le miracle de ce récit est de réunir dans les énoncés divers qui le constituent et d'abord dans la narration première des réalités langagières a priori inconciliables. Quoi qu'il en soit, oral ou écrit (6), Thésée se désigne lui-même comme un texte « compliqué ». Aux pièges du labyrinthe dont le héros sort victorieux et mûri, parce qu'il en possédait le code, correspondent ceux du langage que le narrateur tend au lecteur. Ainsi le texte lui-même nous invite à faire du labyrinthe une métaphore du récit et nous engage à le lire comme un jeu de formes et de langages, voire comme un jeu de piste. Bref, le « dernier écrit » gidien se désigne lui-même comme un ouvrage ludique et jubilatoire (7), ce qu'avaient tendu à nous dissimuler le paratexte critique contemporain et les (trop ?) nombreux signes du texte appelant à une lecture herméneutique du type qu'on voudra, psychanalytique, axiologique ou simplement biographique. Le caractère rétrospectif et testamentaire de Thésée ne doit pas laisser ignorer son autre dimension, d'un point de vue strictement littéraire au moins aussi importante : l'ironie d'un récit que sa textualité complexe (compliquée) transforme en un noeud d'interrogations dont la vocation est bien sûr d'inquiéter.

     On objectera la limpidité d'un texte que l'on a toujours voulu lire comme le bilan d'une vie, comme le « message » ultime d'un vieil écrivain délivrant son credo avant de quitter la terre, dessinant de lui cette image dernière et, en ce sens parfaite, qui engloberait toutes les autres. Or c'est cette apparente clarté, cette pseudo-transparence qui sont suspectes, comme le sont aussi l'utopie d'une lecture unique, canonique, débarrassée [225] de toute ambiguïté, d'un de ses livres et, en conséquence, l'idée d'un Gide figé, claquemuré dans une sagesse définitive et se fabriquant pour la postérité ce masque « goethéen » d'une figure burinée par les turbulences de la vie, mais enfin apaisée que les contemporains ont voulu y voir. La paresse d'une certaine critique que satisfait le goût du cliché lui fait aussi oublier de lire les oeuvres pour ce qu'elles sont : des oeuvres d'art justement. L'erreur courante est d'identifier Thésée à la personne de Gide -- qui pourtant nous avait prévenu, « car c'est une dérisoire manie que de faire toujours pareil à soi, qui l'on invente (8) » -- et de réduire son récit à la transmission d'une pensée assumée ailleurs dans des écrits non fictionnels, sous forme d'articles ou de fragments (9), c'est-à-dire à un enjeu strictement axiologique et didactique. La confusion entre auteur réel et narrateur fictif, en suggérant que pour un moderne le mythe n'est rien d'autre qu'un habile prétexte, tend à nier à l'écrivain toute capacité à créer ou à inventer. Ni autobiographie stylisée, ni plus ni moins que L'Immoraliste ou La Porte étroite en tout cas, ni simple apologue, ni ultima verba, malgré son évident caractère testamentaire qu'il serait vain de contester, encore qu'il faille en préciser la véritable nature, Thésée doit avant tout être lu comme un récit et reconnu dans sa littérarité. Ainsi seulement pourront être déterminées son importance esthétique et sa place dans une poétique gidienne. Cette analyse dont nous fournirons ici quelques éléments n'a été jusqu'à présent qu'ébauchée et Thésée reste une oeuvre méconnue. Sans doute a-t-on été dérouté par ce texte saturé d'idéologie(s), où la part d'invention semble à tort minime, et s'est-on laissé décourager par la maîtrise d'une culture classique qui impose son ordre, autrement dit son pouvoir symbolique.

Libres échanges

     Thésée, en tant que récit, met en jeu plusieurs niveaux textuels. Son titre lui-même propose au moins deux contrats de lecture différents. D'un côté, il fait paradigme avec Isabelle, Robert et Geneviève, puisqu'il s'est en effet substitué dans le projet gidien à la Vie de Thésée à fort investissement historique qu'annonçait le Journal (10). De l'autre, s'inscrivant cette fois à la suite du paradigme dramatique que constituent Philoctète, [226] Le Roi Candaule, OEdipe et Perséphone, il annonce un retour au mythe et une variation sur une histoire connue du lecteur. Mais, dans les deux cas, il énonce une relation évidente de transtextualité avec un certain nombre de textes antérieurs. C'est là un exemple de cette « littérature au second degré » dont Gérard Genette a naguère étudié les modalités. Thésée, qui a échappé à la sagacité de l'auteur de Palimpsestes, entretient, nous semble-t-il, trois types de relations transtextuelles, ce qui en soi crée un premier palier de complication. D'abord, c'est presque une tautologie, il se présente comme l'hypertexte de la première des Vies parallèles de Plutarque (11). Ensuite -- c'est sa dimension architextuelle (12) -- il s'indexe sur cette catégorie d'oeuvres singulières que constitue a posteriori pour un lecteur moderne le « récit gidien », puisque c'est dans cette classe que, dès 1946, il se range à la suite de sept oeuvres antérieures (13) . Cette taxinomie fonctionne comme un contrat de lecture et invite le lecteur à apprécier ce nouveau narrateur-personnage à l'éclairage de ses prédécesseurs, c'est-à-dire sur le mode exclusif du soupçon. Nous savons bien, en effet, que nul ne peut raconter sa vie sans mauvaise foi et que l'écriture a moins mission de dévoiler que de dissimuler et donc de produire de soi une image brouillée, forcément faussée. Thésée, de tous les narrateurs de « récits gidiens », est ainsi le seul à s'inscrire dans une situation aussi complexe de transtextualité. Il ne se contente pas de raconter une histoire connue de tous, au moins depuis Plutarque, mais cette histoire est aussi la sienne propre et c'est justement lui qui la raconte, avec les risques et les leurres que contient fatalement l'exercice. Ces deux premiers types de relations textuelles que Thésée entretient d'une part avec Plutarque et de l'autre avec les récits gidiens antérieurs se traduisent au niveau diégétique par des choix narratifs complexes. De la Vie de Thésée à Thésée, a lieu, en effet, une mutation de la voix narrative. Le passage d'une biographie à prétention sinon à vocation d'authenticité à une pseudo-autobiographie entraîne le déplacement du récit de la catégorie de l'Histoire à celle du Discours. Ce phénomène de vocalisation (14) [227] ambiguïse le texte en le chargeant de subjectivité et en le dotant d'un pouvoir de critique et d'ironie sur lui-même et sur ses propres références. Le jeu transtextuel se complique enfin d'un troisième niveau de coexistence, l'intertextualité au sens réduit que lui donne Genette dans Palimpsestes -- « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes », soit « la présence effective d'un texte dans un autre (15) » -- ou au sens plus large que lui confère Riffaterre et qui s'attache à l'examen des micro-structures de l'écriture. Thésée, en effet, multiplie les allusions aux diverses traditions du mythe et aux récits de savants anciens (Strabon) et modernes (Glotz), voire les citations implicites (16). D'une manière plus troublante encore, il nourrit avec d'autres oeuvres littéraires des liens assez transparents pour susciter une lecture parodique. D'un côté, cachées derrière le récit de Thésée, se reconnaissent des allusions très claires à des livres antérieurs de Gide : OEdipe certes, mais plus subtilement Les Nourritures terrestres, Les Cahiers d'André Walter ou encore Le Voyage d'Urien (17). De l'autre, la présence dans les passages les plus écrits de styles allogènes ne saurait être une coïncidence. Comment, par exemple, ne pas reconnaître le Flaubert de Salammbô et de La Tentation de saint Antoine dans la description de la cour et du palais de Minos (18) ? Thésée est enfin l'amplification de lapidaires hypotextes gidiens semés ici et là dans des textes antérieurs : l'abandon d'Ariane dans Les Nourritures terrestres, l'illusion de Pasiphaë dans Le Prométhée mal enchaîné, le meurtre d'Egée dans les « Considérations sur la Mythologie grecque », les armes cachées sous le rocher dans Les Faux-Monnayeurs, etc. (19). La transposition [228] thématique (20) de l'hypotexte plutarquien traverse ainsi en fragments erratiques toute la production gidienne et rencontre ici son dernier avatar, réunissant contre le principe aristotélicien de l'unité d'action (21) en un seul récit enchaîné et cohérent ces micro-récits épars dans l'oeuvre. Ainsi le narrateur de Thésée élabore-t-il un récit construit de sa propre histoire, non bien sûr telle qu'elle eut lieu, ce qui constitue en soi une utopie pure, mais telle qu'il désire la faire connaître à son « lecteur », autrement dit à la postérité. Ce qu'il présente comme son témoignage direct n'est en fait que pure subjectivité, que pur discours chargé d'inventer sa vérité contre celle léguée par la tradition. La processus de vocalisation qui donne sa spécificité à la version gidienne du mythe aboutit à la coprésence au sein de la diégèse de deux univers apparemment inconciliables, de deux fictions concurrentes, l'une personnelle (Thésée narrateur-personnage d'un « récit gidien »), l'autre issue de la légende (Thésée héros mythique) que Gide parvient justement à fondre dans une énonciation unique (celle du narrateur) et, par là, ambiguë. L'histoire que raconte Thésée ne lui appartient pas, puisqu'elle lui est en quelque sorte transcendante, et pourtant il se l'approprie, puisque c'est la sienne, comme il s'approprie le langage avec lequel il en informe son « lecteur ». Cette ambiguïté fonde bien l'originalité de Thésée en tant que récit et place son enjeu premier dans l'énonciation.

     Oral ou écrit ? demandions-nous plus haut, en observant la présence dans ce récit de caractère éminemment oral de faits de langue spécifiquement écrits. La question, sur un plan formel, est loin d'être absurde, puisqu'elle induit le statut même de la narration. L'énonciation implique, en effet, l'exercice d'un langage singulier dont il faut expliquer le surgissement. Or l'incipit de Thésée accumule les indices d'oralité moins dans la référence à la situation d'énonciation souvent implicite que dans le langage lui-même. Ainsi les invocations lyriques du premier paragraphe qui suspendent toute référence temporelle, l'usage délibéré d'un lexique familier et provocateur du type « je bandais » ou la prédilection insistante pour la forme contractée ça (22) contribuent-ils à faire d'emblée de Thésée [229] un parleur et non un scripteur. De même l'absence d'indications génériques assez précises, alors que les narrateurs des récits gidiens antérieurs ne font jamais mystère de la médiation choisie (23), et l'usage ostensible du verbe raconter pour désigner l'acte producteur du récit semble indiquer que l'histoire de Thésée est dite devant un auditoire plutôt qu'elle n'a été écrite pour être lue. Dans la suite du récit, les références à la situation d'énonciation sont plus nombreuses et postulent à elles seules un statut oral assez comparable à celui d'El Hadj (24). Gide la miniaturise d'ailleurs au coeur du texte sur le mode de la narrativisation : « On me pria de raconter en ma langue (que tous ceux de la cour comprenaient fort bien et parlaient couramment, encore qu'avec un léger accent) ce qu'ils appelaient mes exploits, et j'eus la joie de voir la jeune Phèdre et Glaucos pris de fou rire au récit du traitement que Procuste faisait subir aux passants et que je lui fis subir à son tour (25). » La jubilation du conteur égale ici celle des auditeurs et, si le contrat d'interlocution suppose chez ceux-ci une attente (« ce qu'ils appelaient mes exploits »), celle-ci n'interdit nullement une influence, voire une rétroaction. La joie de Thésée à cet endroit ne peut s'expliquer que par la jubilation du conteur qui touche son auditoire et réussit sa mise en scène, jubilation telle qu'elle déclenche en retour l'amour de Phèdre, puis celui de Thésée lui-même amoureux de l'amour qu'on lui porte. Ce passage, en représentant Thésée dans sa situation de récitant, inscrit le récit en abyme et le désigne comme oral. De la même manière, les voix des autres personnages (Ariane, Pasiphaë, Dédale, Icare, Pirithoüs, OEdipe, Thésée lui-même en position de locuteur métadiégétique dans son propre récit) fonctionnent comme de pures représentations de la parole au sein de la diégèse et multiplient à l'envi les situations d'oralité. De son côté, le retour périodique du narrateur au temps présent en cours de récit, ne serait-ce que par l'emploi fréquent du présentatif c'est (que), rappelle la situation d'énonciation à qui l'aurait oubliée et désigne l'ici et maintenant du texte. Le présent du locuteur est coextensif à celui de l'auditeur qui, sur le plan linguistique, est une personne présente, puisqu'il est désigné deux fois par un vous (26) et une [230] fois, sauf erreur, par un on à valeur de seconde personne (27). Mais son absence en tant que personnage diégétique l'amène à se confondre purement et simplement avec le lecteur « réel » -- puisque le statut oral du récit n'est évidemment qu'une convention linguistique -- et au narrataire impossible, le fils, se substitue toute une postérité qui se renouvelle à chaque (re)lecture (28). Pareille insistance dans l'actualisation de l'énonciation vise à s'assurer que l'auditeur est à l'écoute, mais aussi à établir un lien de continuité entre l'expérience racontée et le récit qui la raconte, entre le passé du souvenir (ou celui, immémorial, du mythe) et le présent de la narration. Cette expérience n'existe, on le sait, que racontée et elle n'a de sens qu'inscrite dans un procès d'énonciation, ou elle peut à la fois être contestée à tout moment par le locuteur et provoquer une réaction chez l'auditeur. Loin d'être une vérité absolue, elle est, au sens premier du mot, une fable à laquelle le récit seul donne forme. Le présent de l'énonciation introduit entre le narrateur et l'auditeur une contemporanéité qui abolit les distances entre le monde clos des héros et des mythes et celui en devenir que le « lecteur » est en train de vivre. Son inachèvement de fait postule une continuité temporelle illimitée où trouve place la vocation prophétique de Thésée. Cette dimension du texte proféré à mi-parcours d'un passé immémorial et d'un avenir à construire est clairement valorisée par l'emploi récurrent des temps du futur, chargés de désigner tantôt le devenir diégétique des personnages, tantôt celui, forcément extra-diégétique, du lecteur, autrement dit -- relevons l'orgueil du message -- de l'humanité. Le statut de la narration induit donc une situation singulière de communication fondée sur l'intersubjectivité.

     Ainsi le récit de Thésée, comme les sept précédents de même statut architextuel, se constitue-t-il moins de la rétrospection d'événements passés que de l'acte d'énonciation qui leur donne une existence littéraire et d'où jaillit l'action principale, celle du langage. Il est avant tout un discours de la subjectivité qui se veut à la fois lecture de l'Histoire -- celle de Thésée lui-même, puisque nous sommes dans une pseudo-autobiographie, donc dans un récit autodiégétique, et celle des mythes dont il procède à la démystification -- et volonté d'infléchir sur les certitudes du narrataire. Toutefois, à la différence des récits précédents, inventions pures -- ni Michel, ni Jérôme, ni Gérard, ni les autres n'ont d'existence extra-diégétique et encore moins historique -- Thésée se présente comme [231] la réécriture d'un texte antérieur dont il constitue la critique, voire la contestation. À la limite, Thésée pourrait sembler plus crédible qu'un compilateur comme Plutarque pour raconter sa propre histoire. Conscient des immenses pouvoirs du langage et de sa faculté de persuasion, il censure d'ailleurs lui-même sa propension à la dérive imaginative, par exemple quand il raconte son aventure du labyrinthe (29). Mais, c'est cette précaution même qui est suspecte, parce que loin d'induire cette honnêteté ou cette transparence du récit qu'elle a l'air d'affirmer, elle en accrédite au contraire les manquements possibles et suggère même l'hypothèse d'arrangements ménagés par le narrateur. À l'historicité d'un héros imposée par la tradition, fait pièce ce discours de la subjectivité qui demande à être cru sur parole, mais qui contient en soi les arguments sémantiques et stylistiques de sa réfutation. On n'est plus dans un système de communication descendante, où on n'a guère d'autre choix que de tout croire ou de tout nier sans nuances, mais dans un échange ou chacun des partenaires apporte la présence infiniment complexe de sa personne. L'intersubjectivité, écrit notamment Benveniste, a « sa temporalité, ses termes, ses dimensions. Là se reflète dans la langue l'expérience d'une relation primordiale, constante, indéfiniment réversible, entre le parlant et son partenaire. En dernière analyse, c'est toujours à l'acte de parole dans le procès de l'échange que renvoie l'expérience humaine inscrite dans le langage (30). » Dans la tragédie, le protagoniste est confronté dans sa parole même à la présence d'une réalité transcendante qui le dépasse et qui a ses raisons propres : Saül, Candaule et OEdipe, personnages de théâtre, expriment des forces qu'ils ne contrôlent pas, mais qui constituent pour eux des références axiologiques indiscutables. En revanche, le mythe, dès qu'il est raconté par le héros lui-même et entre ainsi dans un procès d'intersubjectivité, perd une partie de son mystère et la totalité de sa surréalité. Il peut même devenir, comme chez Gide, jeu pur et forme parodique. Thésée, récit autodiégétique d'événements du passé, fait pénétrer le mythe dans l'Histoire, donc dans le temps et la relativité des hommes (31), et les dieux eux-mêmes n'agissent plus qu'à travers le regard et la parole des simples mortels. Le mythe devient langage, élément du discours, lieu [232] d'interrogations moins à vrai dire sur le monde que sur le texte lui-même dont il est la figure la plus ostensiblement signifiante. Ce procès de démystification du mythe trouve dans le héros athénien, pourfendeur de monstres et de dieux, un représentant idéal et dans la situation d'énonciation son expression la plus juste.

Jeux de langage(s)

     Le contrat de crédibilité que Thésée, narrateur gidien, signe avec le lecteur repose néanmoins sur la feinte. S'il est en droit de connaître, en effet, mieux son histoire que nous, même si nous avons lu Plutarque, il reste le narrateur-héros d'une fiction qui fonctionne selon les principes de l'architextualité gidienne. La possibilité pour Thésée de choisir entre les différentes versions de sa propre légende la seule véritable demeure purement théorique et ne se présente à l'esprit que par une illusion narrative. Une pareille présomption chez un narrateur qui n'est pas insensible à l'auto-glorification (32) ne saurait être qu'ironique et elle suggère évidemment une lecture parodique du récit. Malgré Thésée, le mythe reste pour le lecteur une histoire à plusieurs entrées, au mieux une image poétique, mais avec lui il s'affranchit de tout son merveilleux. Les épreuves canoniques, celles du rocher ou de l'eau et plus encore celle du labyrinthe sont de vastes leurres, des exploits purement humains réussis à l'aide de subterfuges dont la révélation est parfois retardée, connue par incidente (33), par une sorte de repentir de l'énonciation qui ressemble fort à une coquetterie (34), mais qui est d'abord un jeu. La mauvaise foi de Thésée qu'il [233] partage avec les narrateurs des récits précédents est un élément purement ludique, sans le moindre enjeu psychologique. Le narrateur s'amuse avec la tradition et brouille les pistes pour son lecteur qui devient vite la victime de ses pièges. Thésée, comme d'autres oeuvres hypertextuelles, se situe ainsi sur la frontière du ludique et du sérieux (35). La feinte du narrateur consiste encore à entrer verbalement en rivalité avec les versions de son histoire véhiculées par la rumeur, ce qui a pour résultat de faire jaillir en arrière du texte un concert de voix diffuses, pour la plupart réfutées par le narrateur, qualifiées même une fois de « racontars (36) », dont le but principal semble être d'accréditer son propre récit (37). Toutefois la pratique courante dans la narration de la modalisation établit une distanciation du narrateur à son récit qui réduit d'autant la certitude du lecteur et y implante des germes de contestation. La pluralité des leçons et l'accumulation d'épisodes hétérogènes difficiles à concilier entre eux dans une Théséide (38) discréditent la tradition orale qui produit des récits séparés les uns des autres sans aucune preuve d'historicité ou de cohérence. En fait, c'est la prétention à donner de la légende, mais aussi de toute histoire une version exacte qui est ici dénoncée. L'ironie met en cause toute lecture univoque du mythe bien sûr, mais plus généralement l'illusion qui consiste à se croire capable de composer sans mauvaise foi un récit dont le principal acteur lui-même ne peut avoir, pour les raisons qu'on voudra, que des connaissances erratiques, voire mensongères. Que faire en effet d'épisodes comme la mort de Scyron ou le viol de Proserpine, bien connus des historiens et des mythographes, sinon les réfuter ou s'en disculper par un artifice de rhétorique plutôt désinvolte ? Les soupçons que Thésée laisse implicitement peser sur sa propre histoire sont ceux-là même que Gide porte sur tout récit. Comme l'écrivain ne peut prétendre raconter innocemment une histoire, surtout s'il s'agit de la [234] sienne propre, il ne lui reste guère d'autre choix que de montrer pourquoi une telle ambition est justement utopique. En dernière analyse, c'est faire de cet échec annoncé ou, si l'on préfère, de cette réussite impossible le sujet même de toute littérature. Le jeu de Thésée critiquant les leçons des mythographes qu'il juge incertaines ou erronées, puis acceptant par pure politique les versions les plus discutables (39) figure l'attitude emblématique de tout narrateur gidien aux prises avec une matière qu'il cherche à la fois à promouvoir et à faire oublier. Il signifie l'ambiguïté fondamentale du récit auto-diégétique, de la pseudo-autobiographie où l'idéal de sincérité clairement proclamé entre fatalement en conflit avec la volonté de représenter. Thésée, parce qu'il est un héros mythique sur lequel ne repose plus aucune hypothèque psychologique et parce que son histoire existe aussi en dehors de son discours, dans d'autres textes, se présente comme le plus lucide des narrateurs gidiens. Ainsi son récit, figurant une espèce d'archétype à rebours du genre (40), se rapproche-t-il du jeu pur, sans toutefois y parvenir tout à fait, parce qu'il ne prend sens et forme que placé dans le réseau de transtextualité qui le constitue et qu'il hésite, comme on l'a dit, sur la frontière du ludique et du sérieux. Gide intervient lui-même pour renchérir sur la parole de Thésée par l'intrusion aussi subtile que subversive dans le récit d'une voix qu'on ne peut qualifier de « narratrice (41) », mais qui n'est pas non plus tout à fait celle du narrateur, dénonçant bien sûr ainsi le jeu de la fiction.

     Ainsi la langue de Thésée est-elle envahie d'éléments hetérogènes qui remettent fréquemment en cause son statut pourtant probant d'oralité. Ces éléments sont en gros de trois ordres qui concourent tous dans le même sens. D'abord, à la spontanéité que postule l'exercice d'un discours oral et dont témoignent à l'évidence plusieurs faits d'énonciation (42), qui désignent une situation d'interlocution et donc de représentation de la parole, s'oppose l'effort d'écriture tout aussi constant que révèlent à l'envi, [235] comme autant de saillies, certains passages délibérément rédigés (43). Ces incongruités ostentatoires créent tout au long du récit un paradigme descriptif et narratif sur le mode sérieux que son caractère rare, voire savant conduit à une quasi-illisibilité (44). La solennité du style artiste et le hiératisme des utopies langagières de Flaubert trouvent là leurs limites parodiques, dès qu'ils entrent en relation avec le parti pris inverse, postulé par l'incipit : la familiarité quelque peu sacrilège à l'égard du mythe qui émerge à l'aide de formules à l'emporte-pièce ou de jeux de mots (45). La coexistence au sein du même récit de ces deux langages, assumés sans gêne apparente par le même locuteur est le signe surabondant et ostensible d'une parodie en action. Le processus de l'hybridation des différents langages mis en représentation dans Thésée (46) permet donc de mêler à la narration des énoncés allogènes, voire subversifs dont la motivation est forcément ironique. Ainsi, par exemple, le discours misogyne, qui survient comme un leitmotiv dans le récit de Thésée, fonctionne-t-il comme un « idéologème », comme un langage singulier représentant « un point de vue spécial sur le monde (47) » que ne justifient par ailleurs ni les sentiments du narrateur à l'égard d'Ariane constamment traités sur le mode dérisoire, ni l'espèce de donjuanisme attaché à la tradition du héros athénien, qui apparaît à ce point redondant qu'on est en droit d'y voir une [236] saillie, autrement dit un indice ironique (48). L'hybridation du langage de Thésée dans lequel se manifeste, par les écarts et les anachronismes qu'elle y insère, la voix subversive de l'écrivain contribue, de l'intérieur même de la textualité, à définir le « dernier écrit » comme un récit essentiellement parodique.

     Les jeux de la transtextualité font parcourir le récit d'un réseau complexe de mises à distance et d'écarts, de miroirs et de contre-miroirs où l'oeuvre se trouve pour ainsi dire représentée en relation avec elle-même. À tous les niveaux de lecture, Thésée présente réfractées les interrogations et les mises en scène dont il se nourrit : le héros s'y trouve ainsi confronté à sa légende, le narrateur à son récit, l'écrivain à la littérature telle qu'il la pratique, le lecteur enfin à un cheminement qui tantôt semble tout tracé, tantôt se dérobe. Ce livre ambigu, ironique, hybride comme le langage qui le constitue, apparaît à la fois comme une oeuvre jubilatoire, par sa virtuosité rhétorique, et étrangement sereine par sa dimension testamentaire. Mais loin d'être due, comme on l'a cru, à l'acquisition d'une sagesse définitive (49), qui en soi ne peut être qu'étrangère à l'oeuvre littéraire proprement dite, cette sérénité ne vient-elle pas plutôt de la pratique même de l'écriture ? C'est en définitive ce que montre le travail de la parodie qui, sans être gratuité pure, apparaît ici multiforme, jubilatoire, élément de cohésion d'une entreprise narrative qui se présente, plus que jamais, comme « un équilibre hors du temps (50) ».

     Parodie du « récit gidien » et, d'une manière générale, de la pratique gidienne de la fiction, Thésée introduit dans la diégèse elle-même des signes de subversion et de dissémination du sens qui produisent un travail de contestation du récit tel qu'il paraît être, c'est-à-dire linéaire, transparent, concluant. Les plus visibles de ces indices se trouvent dans les allusions implicites ou ostensibles à d'autres textes avec lesquels il entretient un jeu ironique de distanciation à plusieurs entrées. D'une manière plus subtile, le discours du narrateur engendre lui-même sa propre complexité. D'un côté, il se constitue de ce que Bakhtine appelle le plurivocalisme, caractérisé ici par la coexistence de pratiques langagières antagonistes. De l'autre, il a en charge, en plus de ses fonctions proprement [237] narratives, la représentation, enchâssée dans le récit, de la parole d'autrui. Par là, il met en jeu son aptitude à reproduire celle-ci avec exactitude, mais en même temps il multiplie les images du langage avec lesquelles il entre en relation. La narration auto-diégétique et l'identité du narrateur et du personnage qu'elle postule ne doivent pas entraîner ici la confusion de deux instances différentes : d'une part, le locuteur partenaire intradiégétique de l'interlocution dans l'histoire, de l'autre l'énonciateur qui raconte justement cette histoire dans le présent et reproduit ici et maintenant une parole prononcée jadis. Bakhtine a étudié l'enchâssement du dialogue dans une narration : « Le contexte qui englobe la parole d'autrui crée un fond dialogique dont l'influence peut être fort importante. En recourant à des procédés d'enchâssement appropriés, on peut parvenir à des transformations notables d'un énoncé étranger, pourtant rendu de façon exacte (51). » Thésée, nous le savons, est le récit gidien le plus riche en voix différentes. Pour ne retenir que les plus signifiantes (52), Pasiphaë, Ariane, Dédale, Icare, Pirithoüs et OEdipe ont évidemment tous un langage différent, ce qui est attendu, mais le narrateur ne leur donne pas une égale valeur, il n'octroie pas à la représentation de leur discours une égale objectivité(53). Tous sont pourtant à leur manière des images du récit de Thésée. Certains sont eux-mêmes des récits, qui suivent des lois voisines de celle du texte premier : ce sont les quasi-monologues de Pasiphaë et de Dédale. Cette structure en emboîtement dénonce l'utopie de la linéarité du récit et suggère une parodie des langages et de leur représentation, donc en dernière analyse une parodie de Thésée, cet autre quasi-monologue dont ils ne sont que la miniaturisation (54). Une étude plus détaillée montrerait que chacun de ces locuteurs-personnages entretient avec Thésée un type singulier de communication qui répète à sa manière, sur le mode ironique, celui que lui-même instaure avec son auditeur. L'expérience du langage que la parole d'autrui déploie participe, en effet, à la mise en scène d'une appropriation de l'interlocuteur par le discours. Mais Thésée, en privilégiant constamment l'autonomie du discours rapporté [238] sur sa narrativisation, donne de chacune des paroles représentées une image stylisée, délibérément parodique. Leur enchâssement dans le récit, signalé ou non par un indice déclaratif, accompagné ou non de commentaires négativants, provoque aussitôt un recul critique et enclenche le mécanisme de l'ironie narrative. Ce processus se vérifie pour tous les interlocuteurs de Thésée. Mais si des personnages caricaturaux comme Pasiphaë, figure de la séduction, ou Ariane, qui incarne l'attachement à une vision mesquine et prédigérée de l'existence, ne parviennent pas à circonvenir le héros athénien, c'est aussi parce que leur discours porte en lui les signes langagiers de sa réfutation, avant même d'être dénoncé par son enchâssement. À l'extrême, le sentiment d'étrangeté qui saisit Thésée chez Dédale devant un Icare doutre-tombe, dont le soliloque comporte tous les signes du psittacisme et, en dernière analyse, de l'incommunicabilité, représente une sorte de contre-épreuve qui survient là pour dénoncer au coeur même du récit le discours à une seule issue, autrement dit le discours concluant. Le rapprochement d'Icare et d'André Walter en suggérant un retour aux origines de la création gidienne projette sur l'explicit de Thésée une lumière ironique. Le « dernier écrit », en effet, ne se distingue pas sur ce point de ceux qui l'ont précédé, il reprend à son compte ce que Gide écrivait en 1921 à propos de Barrès : « Malheur aux livres qui concluent ; ce sont ceux qui d'abord satisfont le plus le public, mais au bout de vingt ans la conclusion écrase le livre (55). »

     La représentation de la parole dans Thésée est tout le contraire de cette accréditation de la trajectoire du narrateur qu'elle paraît être. Il existe, en effet, tout un réseau de circulations d'un discours à l'autre, tout un système d'échos qui brouille les significations et ambiguïse le récit. Ainsi de Dédale à Icare (56), de Pasiphaë à Icare de nouveau (57) ou de Dédale à Thésée dont les deux récits sont en bien des points proches l'un de l'autre (58) passent des fragments de pensées qui perdent ou compromettent [239] au cours de ces glissements ce que nous aurions pu prendre -- par erreur -- pour une acception définitive. Le discours à dominante assertive, en passant d'un locuteur à l'autre, en accédant à un autre contexte, prouve ainsi la relativité même du langage humain et énonce l'instabilité du sens. Le prétendu message du texte vole ainsi en éclats, puisqu'en se verbalisant et en s'inscrivant dans un procès d'énonciation, il entre dans le jeu de la subjectivité dont il subit fatalement la réfraction. Thésée participe à la modernité du mythe, qui est aussi celle de toute l'oeuvre de Gide, dans le sens où, par ce travail incessant de contestation interne au récit, il signifie l'entrée de la littérature dans l'ère du soupçon.

     Ainsi Thésée met-il fin, semble-t-il, à plusieurs des utopies qui gouvernaient l'art du récit. En le définissant comme un quasi-monologue, nous admettons de fait l'investissement de la voix narrative par des paroles et des langages allogènes, explicites ou non, avec lesquelles elle entre en communication. Ces parcours et ces circulations internes tendent à saper l'utopie de la linéarité et à promouvoir la circularité dans le récit. Les hésitations entre langage écrit et langage oral, entre narrateur-personnage de fiction et narrateur-héros mythique ne permettent pas de définir un statut de la narration aussi clair qu'il l'était dans les sept récits précédents. Peut-être sommes-nous ici au seuil d'un genre de récit nouveau, donc au seuil de l'inclassable. Cette complexité ne signifie nullement un échec de Thésée. Au contraire, elle est le signe d'une transcendance par rapport aux genres et aux textes auxquels ce « dernier écrit » peut revendiquer son appartenance. Elle peut même invoquer la toute-puissance du Jeu dans le procès littéraire. De même que l'oeuvre narrative de Gide se constitue de l'alternance du sérieux (les récits) et du ludique (les soties), Thésée sous les dehors d'un récit « classique » produit en une même énonciation des virtualités langagières et formelles que l'on croyait inconciliables en pareil lieu, achevant de renverser ainsi l'utopie du vraisemblable après que les récits antérieurs aient brisé celle du transparent. Thésée, en tant que narrateur, possède en effet une grande liberté dans son jeu narratif, mais le langage lui-même, en raison des lois qui sont les siennes, a un pouvoir quasi-illimité de subversion et de contestation. « Celui qui dit je -- écrit Jean Rousset -- est seul à savoir que ce qu'il pense n'est pas ce qu'il montre ; ce pourrait être l'une des fonctions du monologue autobiographique de dramatiser cette contradiction d'un envers et d'un endroit (59). » Thésée trace son propre chemin dans les arcanes du langage et du texte, entraînant le lecteur à sa suite, décidé si besoin s'en fait sentir à l'y perdre ici ou là.

Parcours en trompe-l'oeil

     [240] Le terme de monologue ne suffit donc plus pour définir son entreprise narrative. Récit, rétrospection d'événements du passé, celle-ci n'a de sens que proférée devant un auditoire avec lequel elle entre en interlocution, parce qu'elle n'a pas d'autre moyen d'action que cette mise en scène verbale, ici et maintenant, dans le présent de l'énonciation qui est aussi celui du « lecteur », donc le nôtre (60). Ce quasi-monologue, parce qu'il est prononcé dans une situation d'oralité, a a priori un caractère dramatique. Il décrit moins une action, nous l'avons dit, qu'il est cette action elle-même : celle du langage, bien sûr, perçu dans son mécanisme d'intersubjectivité. Néanmoins, sa fonction première reste de raconter une histoire qu'il organise à son gré, mettant en pièces l'utopie de la sincérité. Narratif ou dramatique, il produit un récit dont nous avons montré qu'il était un labyrinthe. On aura compris que la notion de quasi-monologue servait de relais pour introduire celle, a priori contradictoire, de monologue dialogué. Le dialogue n'est pas ici l'expression d'une sorte de jeu d'ombres et de lumières ou de lutte intérieure (61), mais la composante essentielle d'un langage narratif envahie de voix et d'options différentes qui sont comme le bilan de certaines des postulations littéraires de Gide. C'est ce que révèlent l'analyse de la représentation de la parole et la prise en compte des écarts langagiers si caractéristiques du récit premier. Le concept bakhtinien de plurivocalisme appliqué à Thésée en accentue la dimension ludique et parodique et permet d'expliquer la complexité d'une narration traversée de circulations aussi diverses que difficiles à concilier entre elles. « Le discours bivocal est toujours à dialogue intérieur, observe le poéticien russe. Tels sont les discours humoristique, ironique, parodique, le discours réfractant du narrateur, des personnages, enfin le discours des genres intercalaires : tout cela, ce sont des discours bivocaux, intérieurement dialogisés. En eux tous se trouve en germe un dialogue potentiel, non déployé, concentré sur lui-même, un dialogue à deux voix, deux conceptions du monde, deux langages (62). » Benveniste, de son côté, définit le monologue comme « un dialogue intériorisé, formulé en "langage intérieur", entre un moi locuteur et un moi écouteur (63)  ». Cette structure dialogique de l'énonciation explique les repentirs [241] du narrateur dont la fonction n'est pas psychologique, mais sémiotique. La curieuse hésitation entre Géryon et Cercyon, par exemple (64), ne prend sens que lié au topos de la rivalité avec Hercule, l'autre tueur de monstres (65), dont l'évocation ne sert pas à stimuler le courage du héros, mais entre dans un processus d'auto-glorification dont nous avons analysé la fonction parodique (66). Le récit de Thésée est ainsi constitué d'un tissu de langages et de formes qui s'enchevêtrent dans de savantes et retorses combinaisons. À la différence des récits antérieurs qui s'indexaient sur le réel et représentaient le conflit dramatique des deux axes antonymes de la dissimulation et du déchiffrement, le « dernier écrit » gidien est avant tout un acte de jubilation, une célébration de la littérature comme telle.

     L'ultime illusion où nous entraîne Thésée est de faire croire à une continuité narrative, à une logique du discours et donc à une démonstration. La chronologie du récit suggère en soi une idée d'évolution ou de progrès, quoique seul l'épisode crétois, tout au moins jusqu'à la victoire sur le Minotaure, soit raconté avec les précisions temporelles suffisantes. L'attention à la durée et à l'espace (67) ainsi que la présence de topos aussi spécifiques que ceux de l'épreuve et du travestissement rappellent les procédés et les enjeux du roman d'éducation. En axant son récit sur l'aventure « admirable » du labyrinthe (68), qu'il présente comme l'acmé de son parcours, Thésée en oriente fatalement la lecture. Les épisodes antérieurs sont en effet dégradés en « bagatelles préparatoires (69) » et les actes ultérieurs du héros en revanche présentés comme les conséquences de cette épreuve primordiale. Le processus de causalité ainsi enclenché témoigne d'une mise en ordre du mythe -- c'est le phénomène de transposition thématique : chez Plutarque, le combat contre le Minotaure est un exploit parmi d'autres -- et d'une volonté manifeste d'influer sur le lecteur. Les figures de la répétition, la tendance au récit prédictique et la pratique des prolepses narratives contribuent, de leur côté, à imposer une lecture idéologique et historique de Thésée, qui par instants apparaît [242] saturé de formules emblématiques du type : « Les premières et les plus importantes victoires que devait remporter l'homme, c'est sur les dieux (70). » Cette utopie du progrès dont le héros athénien se veut le chantre est aussi le principe sur lequel son récit semble devoir s'organiser. L'articulation du texte sur le pivot central tend toutefois à privilégier sa régularité formelle sur sa signification idéologique. Entre le prologue (chapitres I et II) et l'épilogue (chapitres XI et XII) fonctionne un système d'échos sur un plan purement verbal -- la répétition d'artifices rhétoriques destinés à plaider le sérieux de l'entreprise narrative (71) -- mais aussi sur un plan thématique. Le récit de l'aventure crétoise prend en effet place entre deux aveux d'autant plus difficiles à exprimer qu'ils mettent en cause la tradition. L'émancipation de Thésée, tueur de monstres et fondateur de cité, s'est construite d'une série de crimes : le double meurtre du père et du fils, la mystification de Minos, l'enlèvement de Phèdre et l'abandon d'Ariane. Passer outre, la formule qui résume l'éthique de Thésée, c'est écouter la loi du désir, mais c'est surtout ne pas s'attacher et laisser en arrière ceux qui entraveraient son cheminement. L'individualisme de Thésée, si admirable soit-il, est construit sur la mort d'autrui, il conduit à la solitude. Le meurtre d'Hippolyte est le prix à payer pour Thésée, car c'est en se coupant du seul narrataire possible de son récit qu'il découvre, ainsi que le lui prédisait Dédale, une postérité possible.

     Ainsi le récit de Thésée ne prend-il pas fin sur sa mort annoncée, mais sur la contemporanéité du lecteur. C'est suggérer par là qu'il ne s'arrête pas. La mort du fils, survenant après celle du père, détruit la famille réelle pour lui substituer une filiation élargie, purement idéalisée. Pour en parler et comme si l'une appelait l'autre, il emploie les mêmes mots, avec un embarras évidemment feint, qui dénote une parodie des récits antérieurs et de ces narrateurs qui ont peur du langage : « je vais faire ici », « je dois raconter ici (72) ». Dans ces syntagmes, l'adverbe de lieu désigne l'acte d'énonciation comme lieu unique de l'action qui ne se réalise que dans la relation d'intersubjectivité avec le lecteur. L'évocation de l'adolescence, puis de la mort d'Hippolyte -- la comparaison de leurs deux jeunesses le signalait sans ambiguïté (73) -- suggère l'idée d'un impossible [243] recommencement : Hippolyte, le « chaste » ne sera pas 1'héritier de Thésée (74).

Le plaisir du texte

     La filiation n'est pas ailleurs que dans l'oeuvre elle-même, induite de la relation de communication entre le narrateur et l'auditeur qu'elle met en scène. Relire, multiplier les lecteurs, voilà qui bouscule à nouveau l'utopie d'un récit linéaire, démonstratif, concluant. La mort du père, que le narrateur traite avec désinvolture (75), annonce celle du fils qu'il présente avec sérieux. Ce jeu d'échos produit une figure du récit. L'écrivain s'efface derrière son oeuvre, ce labyrinthe que le lecteur est invité à son tour à parcourir. Ainsi s'affirme la prépondérance du jeu, jeu complexe de l'énonciation qui s'amuse des conventions de la culture et, en imposant les siennes, brouille les pistes. Gide, on le sait, ne veut pas de lecteur « paresseux (76) ». Son « dernier écrit », parce qu'il s'indexe sur la littérature elle-même et non plus sur le réel, dénonce sa dimension ludique, réconciliant dans un ultime défi le récit et la sotie. À la ligne droite que suggère l'illusion narrative et que toute confession auto-diégétique suit plus ou moins, parce qu'étant « l'histoire d'une vie racontée par celui qui l'a vécue, dit Jean Rousset, le narrateur revient, pour lui-même ou pour autrui, sur son passé et la relate en commençant par ses débuts (77), -- à cette ligne droite tellement rassurante, -- peut-être doit-on préférer les jeux de parodie et les parcours de sens que notre analyse a tenté d'établir et que l'énonciation seule dans les systèmes d'échanges qu'elle élabore est capable de mettre en oeuvre. Thésée, dernier avatar du narrateur gidien, parle aux voix capables de l'entendre, c'est-à-dire d'en jouir.

 

(1)

Gide, Romans, récits et soties, ¦uvres lyriques, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 1419. Toutes les références aux ¦uvres de Gide qui y figurent renvoient à cette édition que nous ne rappellerons plus désormais.

(2)

P. 1429.

(3)

Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. II, Paris : Gallimard, 1974, p. 82.

(4)

Gide eut, sur ce point, à subir l'assaut de Martin du Gard qui se refusait à percevoir la dimension ludique de Thésée. V. leur Correspondance, t. II, Paris : Gallimard, 1968, pp. 325-7.

(5)

Par exemple, l'emploi de l'imparfait du subjonctif.

(6)

Pour le lecteur que nous sommes, Thésée est, en effet, écrit au sens littéral du terme.

(7)

Gide a manifesté en cours de travail un bonheur d'écriture dont témoignent les correspondances et le Journal (v. notamment Journal 1939-1949, p. 270).

(8)

La Tentative amoureuse, p. 74. Dans le même ordre d'idée et en donnant à ce rapprochement sa valeur de jeu, pourquoi ne pas voir Ghéon derrière l'ami Pirithoüs ? De telles hypothèses, bien loin d'accréditer la thèse d'un récit à clé, en accroît au contraire la dimension ludique.

(9)

Le Journal, Attendu que... et les Feuillets d'automne.

(10)

Cf. Journal 1889-1939, p. 1022.

(11)

Rappelons que pour Gérard Genette, l'hypertextualité désigne « toute relation unissant un texte B (que j'appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j'appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d'une manière qui n'est pas celle du commentaire » (Palimpsestes, éd. du Seuil, 1982, pp. 11-2).

(12)

L'architexte est « l'ensemble des catégories générales ou transcendantes -- types de discours, modes d'énonciation, genres littéraires, etc. -- dont relève chaque texte singulier » (ibid., p. 7).

(13)

Ces sept ¦uvres sont bien sûr L'Immoraliste, La Porte étroite, Isabelle, La Symphonie pastorale, L'Ecole des femmes, Robert et Geneviève.

(14)

La vocalisation ou transvocalisation est la « substitution d'un je au il, d'une personne (narrateur-personnage) à la non-personne d'un narrateur extérieur à l'histoire, impersonnel et transparent » (Genette, Palimpsestes, p. 336).

(15)

Ibid., p. 8.

(16)

Patrick Pollard nous rappelle que le discours de Pirithoüs à Thésée sur la pédérastie en Crète (pp. 1441-2) est emprunté à Strabon (cf. son André Gide, homosexual moralist, Yale University Press, 1991, p. 174).

(17)

Entre autres le motif de la terrasse qui vient des Nourritures terrestres (p. 1428) et le récit de voyage à la première personne du pluriel qui rappelle Le Voyage d'Urien (p. 1420).

(18)

La description de la cour de Minos et des participants à la scène (pp. 1420-3) est d'un indiscutable statut écrit. Les choix lexicaux sont ceux du discours réaliste pratiqué par Flaubert, en particulier dans ses ¦uvres historiques. Le portrait de Pasiphaë (pp. 1422-3) rappelle celui de la reine de Saba dans La Tentation de saint Antoine (cf. éd. Folio, pp. 78-9). La parodie signale l'utopie du langage qui fut l'idéal d'écriture de la jeunesse de Gide.

(19)

Cf. entre autres Les Nourritures terrestres (p. 198), Le Prométhée mal enchaîné (p. 341), Incidences (p. 127) et Les Faux-Monnayeurs (p. 977).

(20)

C'est ainsi que Genette appelle les transformations de sens entre l'hypertexte et l'hypotexte (cf. op. cit., p. 238).

(21)

Cf. Aristote, Poétique, 1451 a.

(22)

Cf. « Un jour mon père m'a dit que ça ne pouvait pas continuer comme ça » (p. 1415). On songe à la même configuration chez Céline dans l'incipit du Voyage au bout de la nuit.

(23)

Il n'y a pas de contre-exemple. Si Jérôme hésite sur la forme littéraire à employer -- livre, histoire, souvenirs ? -- il affirme clairement la médiation choisie : « j'écrirai » (p. 495).

(24)

Le manuscrit de Thésée, comme nous le fait remarquer Daniel Durosay, ne comporte pas de chapitres. Comme c'est le cas pour El Hadj, l'impression d'un monologue prononcé d'une traite n'en est que plus grande.

(25)

P. 1426.

(26)

Pp. 1416 et 1417.

(27)

Cf. « l'on me permettra de remarquer » (p. 1445).

(28)

Le fils est le narrataire idéal d'un certain nombre d'écrits gidiens. La mort d'Hippolyte, en passant le relais, ne suggère-t-elle pas ironiquement qu'il faut toujours, comme Nathanaël, jeter le livre ?

(29)

Cf. « Suffit, puisque je me défends d'inventer » (p. 1439).

(30)

Benveniste, op. cit., tome II, p. 78.

(31)

C'est le message progressiste et athée de Thésée tel que le narrateur l'énonce lui-même dès le chapitre II : « La foudre de Zeus, je vous le dis, un temps viendra que l'homme saura s'en emparer de même, ainsi que Prométhée fit du feu. » (p. 1417). Cf. Alain Goulet, Fiction et vie sociale dans l'¦uvre d'André Gide, Minard, 1986, pp. 618-9.

(32)

Cf. « C'est ainsi que les Athéniens, entre tous autres Grecs, grâce à moi, méritèrent le beau nom de Peuple. [...] c'est là ma gloire » (p. 1447). Le même phénomène d'auto-glorification apparaît dans le discours de Thésée à Pirithoüs (pp. 1447-8), dans la narration pour introduire la rencontre avec OEdipe (p. 1450) et dans l'explicit (p. 1453). Bakhtine a ainsi résumé cette tendance au « Moi je » du héros mythique : « Je perçois ma personne et mon image dans le plan lointain, distancié, de la mémoire, où la conscience que j'ai de moi-même est aliénée de moi. Je me vois avec les yeux d'un autre. » (Esthétique et théorie du roman, Gallimard, coll. « Tel », 1987, p. 468).

(33)

Cf. « J'avais omis de raconter qu'avec le fil Dédale m'avait remis un morceau d'étoffe imprégné d'un puissant antidote » (pp. 1438-9). Ainsi se trouvent en partie contredits l'enseignement d'Egée (p. 1416) et la volonté même de Thésée, acquise auprès de Dédale, de « combattre le Minotaure avec la seule vigueur de mon bras » (p. 1438).

(34)

Cf. « Il avait fallu faire appel à ses sentiments les meilleurs pour le décider à entrer dans le jeu ; je devrais dire : en sortir, pour céder la place à sa s¦ur. » (p. 1443). Ce repentir s'apparente à un jeu pur : jeu sur les mots, jeu sur le texte.

(35)

Cf. Genette, op. cit., pp. 38-9.

(36)

P. 1445. Cf. les multiples emplois de on pour désigner tantôt la rumeur contemporaine (p. 1419), tantôt les affabulations ou les lacunes des mythographes -- notamment à propos de la rencontre avec OEdipe (« Je m'étonne qu'on en ait si peu parlé », p. 1445) -- tantôt les deux : « On me reconnaît du bon sens », dit Thésée (p. 1418), mais qui est au juste ce dernier on ?

(37)

Des tours du type « Le vrai, c'est que » (p. 1445), par exemple, gagnent l'adhésion du lecteur grâce au phénomène d'actualisation de l'énonciation.

(38)

Thésée les rejette à la fin (p. 1445), comme s'il voulait s'en débarrasser, de même qu'il réduit à quelques mots l'épisode des Amazones (p. 1418) ou celui des combats contre les monstres (p. 1419).

(39)

Ce sont les fameux « racontars » (p. 1445).

(40)

À rebours, parce qu'intervenant en dernier lieu, au terme du paradigme et, à ce titre, pouvant renouveler notre lecture des récits précédents. L'Immoraliste, le premier de la série en 1902, répondait à un projet narratif d'un tout autre ordre : le roman-théorème.

(41)

La « voix narratrice » est celle de l'auteur. Thésée, en tant que récit auto-diégétique, ne saurait admettre d'autre narrateur que Thésée lui-même. La voix de Gide, si ténue soit-elle, dénonce donc le texte comme pure fiction.

(42)

Ce sont les signes de la déictique, les interjections (par exemple l'ironique « Dieu ! » [p. 1425] et le très gidien « parbleu » [p. 1447]), les repentirs, les redondances, les pauses du récit ostensiblement appuyées de points de suspension...

(43)

Cf. par exemple les chapitres III et IV. Le récit de l'épreuve de l'eau est ostensiblement « écrit », voire sophistiqué : phrases longues et complexes, style artiste, prédilection pour le mot rare à connotation esthétique (« onyx » fait irrésistiblement songer à Mallarmé), emploi systématique du passé simple et de l'imparfait du subjonctif que Benveniste juge inusité dans la langue orale.

(44)

Exemples de lexique archaïsant ou d'emplois étymologiques : lacs (p. 1417), appoltronner (p. 1418), pourchas (p. 1418), détendu (p. 1439), embâillonnât (p. 1439), escamper (p. 1443), suffisance (p. 1448), rengréger (p. 1453)...

(45)

Voici quelques-unes de ces formules familières du langage parlé moderne : après avoir roulé toute la nuit (p. 1425), un petit repas de famille (p. 1425), un homme d'intérieur (p. 1428), tout le bras, puis le reste y passe (p. 1438), pied au cul (p. 1440)... C'est là les indices traditionnels de la dévalorisation du mythe déjà mis en ¦uvre dans OEdipe.

(46)

Mikhaïl Bakhtine définit ainsi l'hybridation : « Nous qualifions de construction hybride un énoncé qui, d'après ses indices grammaticaux (syntaxiques) et compositionnels, appartient au seul locuteur, mais où se confondent, en réalité, deux énoncés, deux manières de parler, deux styles, deux "langues", deux perspectives sémantiques et sociologiques. Il faut le répéter : entre ces énoncés, ces styles, ces langages et ces perspectives, il n'existe, du point de vue de la composition et de la syntaxe, aucune frontière formelle. » (Op. cit., pp. 125-6).

(47)

Cf. ibid., p. 153.

(48)

Cf. pp. 1442, 1444 et 1450. Ces remarques sont toujours énoncées à propos d'Ariane et de Phèdre, les épouses virtuelles ou réelles. Elles sont le contrepoint quasi-obligé du donjuanisme dont Thésée est une figure canonique et fonctionnent comme des clichés, donc comme un indice d'ironie.

(49)

Gide récuse ce terme de sagesse dans ses entretiens avec Jean Amrouche (cf. André Gide, qui êtes-vous ?, Lyon : La Manufacture, 1987, p. 315).

(50)

Journal 1889-1939, p. 94.

(51)

Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 159.

(52)

Sur les 10 voix du récit, nous ne prenons en compte que les monologues développés, y compris lorsqu'ils sont interrompus par de courtes répliques de l'interlocuteur. Nous ne retenons pas Minos, qui s'identifie purement et simplement à sa fonction de roi, ni Egée, ni Phèdre dont la parole reste très épisodique.

(53)

Il suffit de comparer d'un côté le discours d'OEdipe qui présente une alternative à l'expérience de Thésée et entre donc en état de dialogue avec elle et de l'autre les soliloques d'Icare et de Pasiphaë.

(54)

Quasi-monologue ou apparence de monologue, puisque -- nous allons le voir -- tout monologue est un « dialogue intériorisé ».

(55)

« Billets à Angèle », Incidences, Gallimard, 1951, p. 54.

(56)

Dédale : « Je te louerai de ne point te laisser embarraser par ta pensée » (p. 1431). Icare : « Je n'extrais du plus beau syllogisme que ce que j'y avais mis d'abord » (p. 1435).

(57)

Pasiphaë : « J'ai l'amour exclusif du divin. Le gênant, voyez-vous, c'est de ne point savoir où commence et où finit le dieu » (p. 1427). Icare : « Je ne sais point où Dieu commence, et moins encore où il finit » (p. 1435).

(58)

Dédale : « Dans le temps, sur un plan humain, il se développe, accomplit son destin, puis meurt. Mais le temps même n'existe pas sur un autre plan, le vrai, l'éternel, où chaque geste représentatif selon sa signification particulière s'inscrit. » (p. 1436). Thésée : « J'ai fait ma ville. Après moi, saura l'habiter immortellement ma pensée. » (p. 1453).

(59)

Jean Rousset, Narcisse romancier, José Corti, 1972, p. 57.

(60)

Ce moment de lisibilité est indiqué par le narrateur lui-même : « Mais à présent, privé de la même amitié de Pirithoüs, je me sens seul, et je suis vieux » (p. 1450). Le temps du narrateur rejoint explicitement celui du lecteur.

(61)

Ces valeurs sont étrangères à Thésée en tant que personnage moral.

(62)

Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 145.

(63)

Emile Benveniste, op. cit., tome II, p. 85.

(64)

P. 1419.

(65)

Sauf erreur, il y a 7 allusions à Hercule : pp. 1418, 1419, 1430, 1431, 1437, 1441 et 1447.

(66)

Hercule est le modèle canonique de la force. Thésée le montre dans des situations où il apparaît efféminé par l'attachement et la dépendance à des êtres aimés (Omphale, Hylas).

(67)

Cf. la luxuriance descriptive imitée de Flaubert.

(68)

P. 1419. Le mot « admirable » ne peut être qu'ironique.

(69)

Ibid.

(70)

P. 1417.

(71)

Cf. « Force est [ou était] de reconnaître » (pp. 1417 et 1449). C'est une concession du narrateur à l'Histoire, une garantie de sérieux. Peut-on parler de coïncidence dans un pareil texte ?

(72)

Pp. 1415 et 1448.

(73)

Cf. pp. 1415-6 et 1449-50.

(74)

Ces mots chaste et héritier sont répétés pp. 1418 et 1449.

(75)

« C'était quelqu'un de très bien, Egée, mon père », déclare Thésée dès le début (p. 1416). À partir de là, le récit fonctionne en régime d'auto-parodie : « J'ai déjà touché quelques mots de cela ; je n'aime pas y revenir. J'ajouterais pourtant que j'avais fait un songe, cette dernière nuit, où je me voyais déjà roi d'Attique... » (pp. 1443-4). Toute hésitation de Thésée sur le contenu de sa biographie tend à remettre le récit entier en question.

(76)

Cf. Journal des Faux-Monnayeurs, Gallimard, 1927, p. 85.

(77)

Jean Rousset, op. cit., p. 56.

Pierre LACHASSE

     Agrégé de l'université, Pierre Lachasse est l'auteur d'une thèse de Doctorat d'Etat (non publiée), L'Itinéraire d'André Gide : Ecriture et Problématique du Moi. Membre du Conseil d'administration de l'Association des Amis d'André Gide, il a publié plusieurs articles sur l'oeuvre de l'écrivain, consacrés notamment à la poétique du récit, comme ce « Thésée, le labyrinthe du récit » dans lequel il montre que, derrière l'apparente fluidité de l'écriture, se dissimule une structure complexe fondée sur le jeu et la mise en scène de la parole. Il a en outre publié plusieurs études sur d'autres écrivains du XXème siècle, comme François Mauriac, Eugène Dabit et surtout Henri Ghéon et collaboré au colloque de Marne-la-Vallée sur Le Premier Homme d'Albert Camus. En se spécialisant sur la période qui conduit de la victoire du Symbolisme à la Grande Guerre (1890-1914), ses travaux s'orientent actuellement dans deux directions parallèles. D'un côté il se préoccupe des formes brèves du récit, notamment de l'irritante question de ses frontières avec le poème en prose et le fragment narratif ou lyrique, ce dont témoignent ses communications aux colloques de Cerisy-la-Salle (L'Ecriture d'André Gide) et de Sheffield (Retour aux Nourritures terrestres). De l'autre, il étudie les revues littéraires d'avant-garde et prépare en ce moment un ouvrage sur l'Ermitage (1890-1906), qui est le seul parmi les plus importants recueils de l'époque à ne pas avoir encore son historien.

 

Retour au menu principal