Pierre RENAULD, « Gide,
Plutarque et la légende de Thésée ».
Zeitschrift für
frnazösische Sprache und Literatur, novembre 1968,
pp. 324-345.
Repris dans le B.A.A.G., n° 106, avril
1995, pp. 245-267.
© Pierre RENAULD *
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originale. |
Texte mis en ligne sur Gidiana
le 12 mai 1999.
Il est curieux de remarquer que malgré le grand
éclat de la légende de Thésée, la
personnalité du héros n'a pas fort tenté
les poètes et qu'il n'entre guère que comme comparse
dans les oeuvres que cette légende a inspirées.
C'est par les femmes que le vainqueur du Minotaure a fait carrière
littéraire, mais par une humiliante ironie du destin,
celui que Chaucer appelait « le plus grand infidèle
en amour », le « volage adorateur de mille objets
divers » de Racine se voit éclipsé par ses
conquêtes. Au moins dans la littérature moderne
-- moderne opposée à antique -- c'est sur les
soeurs crétoises, Ariane et Phèdre, que se fixe
l'attention. Sur elles et sur le fils de l'Amazone, Hippolyte.
Ce sont leurs noms qui presque toujours figurent dans les titres
des oeuvres les plus célèbres, signées
des plus grands noms. Sans doute y a-t-il un Thésée
de La Serre, de La Fosse, du comte de Stolberg, plus près
de nous de G. Neveux et de F. G. Jünger. Mais qu'est-ce
que cela auprès de toutes les Ariane à Naxos
de Rinuccini à Hofmansthal et de toutes les Phèdre
de Racine à D'Annunzio ! Si bien que celui qui semble
avoir été le héros par excellence de la
race ionienne, l'émule de Héraklès et le
fondateur d'Athènes n'apparaît guère dans
la littérature que comme un amant infidèle et
un mari trompé.
Ce qui donne
un intérêt tout particulier au Thésée
de Gide (1946), [246] c'est que rejetant les femmes aux figures
à peine esquissées dans l'ombre il s'attache au
héros seul et à ces éléments essentiels
de sa carrière que sont sa victoire de Crète et
l'unification de l'Attique. C'est un Thésée viril,
ce sont des oeuvres viriles que Gide nous présente, rejoignant
ainsi à coup sûr le sens profond de la légende
grecque. Mais ce Thésée, il l'a porté
longtemps en lui-même (« j'y songe depuis longtemps
», note-t-il dans son Journal le 18 janvier 1931)
et c'est par lui qu'il a conclu son oeuvre. Thésée,
paru moins de cinq ans avant la mort de son auteur, est pratiquement
son dernier ouvrage et le ton de mainte page, notamment des
dernières, lui donne un caractère manifestement
testamentaire. C'est comme un testament 1
déjà qu'il le concevait en 1938, c'est un dernier
message dans lequel il entend résumer son enseignement
-- l'enseignement de sa vieillesse -- et tente de modeler la
figure qu'il voudrait laisser de lui-même. Dans une thèse 2
soutenue à Tübingen en 1953, M. Siegfried Makowka
a bien mis en lumière ce caractère personnel et
autobiographique de Thésée. Il a relevé
avec soin les allusions au héros qui, depuis Les Nourritures
terrestres (1897) jalonnent l'oeuvre de Gide, allusions 3
à travers lesquelles on voit se préciser les thèmes
principaux de son dernier livre : le mouvement perpétuel,
le perpétuel « passer outre », leitmotiv,
aux yeux de l'auteur, de la légende de Thésée
et, étroitement lié à lui, le thème
du fil 4, dont tout amour,
toute amitié nous [247] entravent, par lequel ils nous
« tirent arrière » et que le héros doit
briser pour s'avancer seul, la recherche des armes cachées
sous un rocher, image de l'indispensable effort, et l'oubli
intentionnel de la voile qui cause la mort d'Égée.
Tous ces éléments sont réunis déjà
dans les Considérations sur la Mythologie grecque
(Incidences, pp. 125-30), publiées en 1919 et
qui contiennent en deux pages une ébauche du futur Thésée.
Les préoccupations sociales et politiques des années
30 contribuèrent sans doute à éveiller
l'intérêt de Gide pour le rôle politique
du fondateur d'Athènes et en 1931 il imaginait un Dédale
et Icare (Journal, p. 1077) et surtout, en guise
d'épilogue, la rencontre avec OEdipe (Journal,
p. 1022).
Mais notre but
n'est pas ici de dénombrer les thèmes gidiens
qui se retrouvent dans un récit emprunté aux mythes
helléniques ni de chercher dans quelle mesure, placé
dans la bouche du vieux Thésée parcourant sa vie
du regard, il reproduit l'image que le vieux Gide pouvait se
faire de la sienne. Nous nous proposons plutôt de comparer
l'ouvrage à ses sources antiques et tout particulièrement
à la seule monographie consacrée au vainqueur
du Minotaure que l'Antiquité nous ait léguée,
c'est-à-dire à celle de Plutarque 5.
Malgré
les apparences, il est plus d'un point commun à Plutarque
et à Gide. Tous deux abordent Thésée en
moralistes et en psychologues. Tous deux le considèrent
plus ou moins comme exemplaire. Cet aspect est indéniable
dans les Vies de Plutarque. Il a choisi de peindre des
personnages illustres et de cette peinture il prétend
tirer un enseignement. Ce qui l'intéresse dans ses biographies,
c'est l'âme de ses personnages, leur caractère.
C'est pourquoi, comme il le dit dans sa Vie d'Alexandre,
il « appuie surtout sur les faits où l'âme
se révèle ». Il ne se borne donc [248] pas
à rassembler des faits : il les choisit, il les dispose.
Il veut faire un portrait plus qu'une chronique. Il se veut
philosophe plus qu'historien.
Malgré
tout, il est quand même, il est aussi un historien. C'est
bien une biographie qu'il se propose d'écrire, pas un
roman ou un poème. Il considère les poètes
et les conteurs de mythes avec méfiance, sinon avec dédain
(Thésée, I) : leur domaine en tout cas
n'est pas le sien. Ses personnages sont pour lui des personnages
historiques et sa tâche est d'en rapporter tout ce qu'on
en peut savoir de vrai. Il citera donc toutes les traditions
parvenues à sa connaissance (celles du moins qui ne lui
paraissent pas d'emblée radicalement aberrantes) tout
en les soumettant à la critique de la raison (logos)
pour dégager le plus probable, le plus acceptable, pour
faire apparaître le fond historique qui se cache sous
les invraisemblances du mythe. Même s'il désespère
parfois d'y parvenir, c'est à la vérité
historique qu'il tend.
Gide au contraire
est romancier et se place résolument dans le domaine
de la fiction. C'est par elle et non par l'histoire qu'il s'efforce
d'atteindre aux observations psychologiques et morales. Et c'est
de ce point de vue romanesque et poétique, de ce point
de vue d'artiste qu'il aborde le mythe. « La fable grecque
», confiait-il à Roger Martin du Gard (Notes,
p. 136), « est une mine sans fond, un trésor de
vérités éternelles », trésor
dont il s'est « nourri » (Hommage à André
Gide, NRF, 1951, p. 264). Et sans doute, pour s'en nourrir,
il faut « y croire » (Incidences, p. 125),
c'est-à-dire croire que cela signifie quelque chose,
croire à sa vérité, non historique, mais
symbolique. Croire que le mythe incarne et synthétise,
exprime en images quelques aspects essentiels, quelques attitudes
fondamentales de l'homme ou condense en paraboles une sagesse
millénaire. Et parce qu'il s'exprime, justement, en paraboles
et en images, sa signification n'est jamais épuisée,
mais il propose au contraire à l'esprit un thème
illimité de méditations 6.
Le mythe se présente donc à Gide comme un motif
littéraire, un « sujet » à approfondir,
à pétrir, à revêtir de significations
personnelles.
De là
entre l'auteur grec et l'auteur français une différence
d'attitude radicale. Outre que son souci d'information complète
et minutieuse l'amène à faire de son oeuvre une
compilation de sources diverses, une mine de documents au caractère
plutôt « scientifique » qu'artistique, le philosophe
du Ier siècle après J.-C., le prêtre d'Apollon,
respectueux des [249] traditions de son pays, mais « éclairé
», s'efforce d'« épurer la fable » et
d'en faire de l'histoire en mettant d'accord autant qu'il se
peut la religion et la raison, tandis que l'écrivain
du XXe, jouant librement sur tous les tableaux, accueille volontiers
le surnaturel si ce surnaturel a valeur de symbole (ou même
simplement comme ornement poétique), tout en donnant
de son héros et de sa conduite une image aussi réaliste
que le permettent les circonstances. Se mouvant dans un monde
symbolique que n'astreint nulle vraisemblance, il semble soucieux
de la réintroduire autant que possible dans le comportement
du personnage et de le montrer, exemplaire aux yeux des hommes,
agissant et triomphant par des moyens tout humains. Reste que
ce « réalisme » est l'opposé même
de celui de Plutarque, qui « évhémérise
» ou plutôt « historicise » chaque fois
qu'il le peut. C'est ainsi qu'il fait d'Aidôneus un roi
des Molosses, qui -- ami du quiproquo mythologique sans doute
-- « avait donné à sa femme le nom de Perséphone,
à sa fille celui de Korè et à son chien
celui de Cerbère » (Th., 31) : la descente
de Thésée aux Enfers devient un simple voyage
en Épire. De même, s'il note (en quelques lignes)
la version traditionnelle de la légende du Minotaure,
sa sympathie va manifestement aux autres versions longuement
rapportées, notamment à celle qui voit dans le
Minotaure un certain Tauros, commandant de l'armée de
Minos, « personnage d'un caractère rude et sauvage
qui traitait les enfants des Athéniens avec beaucoup
d'insolence et de cruauté » (Th., 16). Gide
(Incidences, p. 128) ne cache pas le dédain dans
lequel il tient ce genre d'interprétations.
De ces différences
d'attitude et d'intention résultent, outre maintes différences
de détail, d'importantes différences de composition
et d'économie.
Le Thésée
de Gide, en douze chapitres 7,
occupe 39 pages de l'édition de la Pléiade. Celui
de Plutarque, en 36 paragraphes (dont les deux premiers, soit
une page et demie, sont consacrés à des considérations
préliminaires) remplit 35 pages de l'édition des
Belles Lettres, ce qui correspond à peu près à
30 pages et demie de celle de la Pléiade. Quoiqu'un peu
plus courte que l'oeuvre de Gide, celle de Plutarque embrasse
pourtant tous les épisodes ou presque de la carrière
de Thésée (telle que nous la font connaître
l'ensemble des sources antiques), consacrant 10 pages (de l'édition
des Belles Lettres) à la jeunesse et aux premiers exploits,
9 pages et demie à l'expédition de Crète
et à ses suites et 14 pages au reste, parmi lequel la
guerre contre les Amazones et les Centaures (dont Gide [250]
ne dit rien) et l'enlèvement d'Hélène (qu'il
mentionne comme un « fait controuvé » alors
que Plutarque lui attribue un rôle décisif dans
la fin tragique de Thésée). Quelle que soit donc
l'importance que prenne dans un tel ensemble l'expédition
de Crète, elle ne saurait se comparer à celle
que la même expédition revêt dans le récit
de Gide, où elle occupe 8 chapitres sur 12 et plus de
24 pages sur 39. Les deux chapitres qui se placent avant (moins
de 5 pages) et les deux chapitres (un peu plus copieux, il est
vrai, 9 pages et demie environ) qui se placent après
ne font guère figure que de prologue et d'épiloque
de part et d'autre de ce monument.
Pourtant cette
ordonnance apparente -- et apparemment harmonieuse -- ne correspond
pas aux intentions profondes de l'auteur. Car celui-ci, avec
toute la clarté désirable, distingue dans la vie
de Thésée deux parties nettement contrastées,
la première vouée aux aventures et aux prouesses,
dans laquelle le héros « purge la terre de ses monstres
» et, donnant libre cours à son humeur volage, va
d'étreinte en étreinte, toujours soucieux de «
passer outre » et de rester disponible. Période
d'apprentissage dont le principal mérite aux yeux de
Thésée (et de Gide) semble être de lui avoir
permis de se connaître, de prendre la mesure de ses forces
et de « comprendre qui il est », et à laquelle
succède une période de maturité et de réalisation
qui occupe la seconde partie de son existence. Dès lors
« le temps de l'aventure est révolu » : il
s'agit de régner. L'époque est venue de «
cultiver et de porter à fruit la terre heureusement amendée
» (p. 1448). Plus question de « passer outre »
: le héros du mouvement perpétuel et de l'évasion
continue s'enracine dans « sa terre » et même
dans « ses morts » ; il prend « en conscience
et en main l'héritage », il hérite et il
veut « léguer ». Celui qui, « en fait
de femmes, n'a jamais pu se fixer » se fixe : comme il
épouse Athènes, il épouse Phèdre
et lui reste fidèle (p. 1445). On ne saurait rêver
transformation plus complète.
Seulement cette
transformation s'opère à la trente et unième
page : la seconde partie de la vie de Thésée,
où pourtant il place sa vraie gloire, n'occupe même
pas le quart du récit et deux chapitres à peine
(sur douze) lui sont consacrés. D'où un incontestable
déséquilibre : le « règne »,
si haut exalté, ne reçoit pas le développement
correspondant à son importance, cela parce que, comme
nous le verrons plus loin, l'auteur n'a romancé,
à proprement parler, que l'expédition de Crète,
et pour le reste 8 s'est contenté
de résumer.
Suivons maintenant
le héros gidien dans sa carrière, en tenant l'oeil
en même temps sur ce que nous appellerons ici, improprement,
son « modèle » [251] grec.
Avant sa naissance
même, Thésée avait de quoi plaire au coeur
de Gide, dont on sait le goût pour les bâtards 9.
Or que l'on adopte l'une ou l'autre des versions qui avaient
cours dans l'Antiquité, Thésée a droit
manifestement à ce titre. S'il est fils d'Égée,
comme le veut -- après Hésiode, Sophocle et bien
d'autres -- Plutarque, il l'est sans doute, puisqu'il naît
à Trézène d'une passagère rencontre
d'Égée et d'Aithra, entre lesquels nulle source
ne parle de mariage et qu'il grandit loin de son père
jusqu'à 16 ans. S'il est fils de Poseidon, comme l'affirment
Pindare, Bacchylide, Euripide, etc., il l'est à plus
forte raison encore et en quelque sorte doublement -- surtout
si l'on suit la tradition rapportée par Apollodore (Bibliothèque,
III, 206) et par Hygin (fable 37), selon laquelle le dieu et
le roi se seraient partagé la même nuit les faveurs
de la même femme, le dieu abandonnant généreusement
au roi, précise Hygin, le fruit de cette collaboration
amoureuse. D'une si séduisante version, Gide pourtant
ne dit rien, mais au rebours de Plutarque, il incline pour l'origine
poseidonienne. Ainsi couronne-t-il d'un bâtard divin la
série des Bernard et des Lafcadio, avec lesquels Thésée
offre tant de ressemblance. Mais une part au moins de Lafcadio
paraît sortie des Nourritures terrestres et c'est
en héros des Nourritures que Thésée
commence sa carrière. « Ô premiers ans vécus
dans l'innocence !... J'étais le vent, la vague... Et
tout contact avec un monde extérieur ne m'enseignait
point tant mes limites qu'il n'éveillait en moi de volupté.
J'ai caressé des fruits, la peau des jeunes arbres, les
cailloux lisses des rivages, le pelage des chiens, des chevaux,
avant de caresser les femmes ... 10 »
Et par la suite, isolé dans un contexte beaucoup plus
sec et lapidaire, se retrouvera encore fugitivement le ton des
Nourritures : « Ô jardins en extase suspendus
dans l'attente d'on ne savait quoi sous la lune ! » (p.
1428).
Mais à
peine a-t-il pris le temps de célébrer cette sensuelle
insouciance et cet abandon à la volupté que l'auteur
lui oppose aussitôt la valeur de [252] la contrainte et
de l'effort, deux thèmes essentiels dont on peut discerner
à travers toute l'oeuvre (et le Journal) de Gide
le contrepoint. C'est Égée ici qui, en bon éducateur,
se charge d'inculquer à son fils putatif ce sens du devoir
: « Il m'enseigna que l'on n'obtient rien de grand, ni
de valable, ni de durable, sans effort » (p. 1416). Mais,
en bon éducateur aussi, il le tente et, pour l'inviter
à se faire des muscles, lui conte que Poseidon a caché
des armes, à lui destinées, sous un rocher. Gide
a traité trois fois cet épisode, preuve de l'importance
qu'il y attachait. D'abord dans les Considérations
sur la Mythologie grecque (Incidences, p. 128), puis
dans le Monologue de Thésée, fragment publié
dans le tome XIII des OEuvres complètes (p. 405),
enfin dans le Thésée 11
(p. 1416).
Le thème
des armes spécialement destinées à un héros
et dont nul autre ne peut s'emparer, est fréquent dans
les légendes : telle l'épée plantée
dans un tronc d'arbre « at hiolltum upp » par Odin
et que Sigmundr seul peut en tirer (Volsunga Saga, 3)
ou celle « férue dusc' au heut » (elle aussi)
dans une enclume et qui ne cède qu'à la main d'Arthur 12.
En Grèce
nous connaissons l'importance des armes divines d'Achille, de
l'arc et des flèches de Héraklès dont hérita
Philoctète 13 : Gide
la note dans ses Considérations (Incidences,
p. 128). Peut-être y a-t-il un souvenir de ce thème
à l'origine de la carrière de Thésée,
mais il est passablement effacé et, du moins dans le
récit qui nous a été transmis, les armes
apparaissent surtout comme un signe de reconnaissance 14,
[253] autre thème favori des contes -- que le fils, élevé
loin de son père, pourra plus tard lui montrer. Chez
Plutarque, en effet, il n'est pas question d'armes divines :
c'est Égée seul qui, avant de quitter Trézène,
cache sous un rocher, qu'il montre à Aithra, son glaive
et ses sandales, lui recommandant de lui envoyer son fils parvenu
à l'âge d'homme s'il est capable de soulever le
rocher (Th., 3). Et c'est ce qui se passe en effet :
« Il saisit le rocher par en dessous, le souleva aisément
» (Th., 6). Il s'agit donc chez Plutarque d'une
épreuve sans valeur éducative, qui témoigne
de la force acquise sans doute, mais qui ne la fait pas acquérir.
Chez Gide au
contraire, cela devient une « admirable épreuve
d'entraînement ». Et si, dans les Considérations,
« chacun de ces héros a ses armes à lui et
qui ne sauraient convenir à nulle autre », dans
le Thésée « les armes importent
moins que le bras qui les tient ; le bras importe moins que
l'intelligente volonté qui le guide » (p. 1416).
Il s'agit donc uniquement d'une méthode d'éducation.
Méthode contre laquelle se révoltait d'ailleurs
le Thésée du Monologue, indigné
que l'on eût abusé de sa crédulité
et que l'on eût eu recours à une fable dans l'intérêt
de la raison, mais méthode qui atteignait parfaitement
son but puisqu'elle fouettait si bien la volonté du héros
qu'elle l'amenait à se forger lui-même, après
ses muscles, ses armes (p. 1608).
Les armes en
main, Thésée part pour Athènes et, dédaignant
les sages avis de Pitthée qui lui conseille de s'y rendre
par mer, choisit la route de terre infestée de brigands.
Il est jaloux de la gloire de Héraklès et rêve
de prouver -- et d'éprouver -- sa valeur. Gide ici a
suivi Plutarque, mais tandis que ce dernier présente
un Thésée étrangement scrupuleux «
résolu à ne faire de tort à personne, mais
à se défendre contre ceux qui prendraient l'initiative
de la violence » (Th., 7), le héros gidien,
dont la vertu est vraiment, pour reprendre une expression de
Nietzsche, une « moralinfreie Tugend » (Nietzsches
Werke, Bd. XV, p. 378), prend allègrement son parti
d'avoir, « en réduisant quelques noirs bandits avérés
», occis par une « légère erreur »
un très digne homme, Scyron (sic 15
). C'est du [254] même ton cynique et désinvolte
qu'il parle de Périgone, sa première conquête
amoureuse : « Je venais de tuer son père et lui
fis en récompense un fort bel enfant, Ménalippe.
J'ai perdu l'un et l'autre de vue, passant outre 16...
»
Tandis que Plutarque
juge sévèrement les multiples amours de Thésée
(Th., 29, Romulus, 35), ne trouvant à sa
conduite « aucune excuse plausible », Gide au contraire
se complaît à leur évocation 17
et leur accorde même une valeur éducative : ils
« m'ont appris à me connaître, concurremment
avec les divers monstres que j'ai domptés » (p.
1415). Le combat et le plaisir apparaissent ainsi comme les
deux expériences décisives -- et complémentaires
-- qui permettent à un homme de prendre la mesure de
lui-même.
Ces premiers
combats, d'ailleurs, Gide les mentionne sans les décrire 18,
préférant les considérer en bloc pour dégager
plus librement leur valeur générale et symbolique,
et profitant de cette généralité un peu
vague pour les assimiler audacieusement à une lutte de
l'homme contre les dieux : « Les premières et les
plus importantes victoires que devait remporter l'homme, c'est
sur les dieux. Homme ou dieu, ce n'est qu'en s'emparant de son
arme, et pour la rétorquer contre lui, comme je fis de
la massue de Périphétès... que l'on peut
s'estimer l'avoir vraiment vaincu » (p. 1417). La peine
du talion que Thésée faisait subir à ses
adversaires devient ici une méthode de lutte « philosophique
» et le héros lui-même un ancêtre des
Encyclopédistes (et bien entendu de Gide lui-même),
un véritable Aufklärer. N'a-t-il pas «
balayé certaines pistes aventureuses où l'esprit
le plus téméraire ne s'engageait encore qu'en
tremblant ; clarifié le ciel de manière que l'homme,
au front moins courbé, appréhendât moins
la surprise » (p. 1417) ? Et ne prévoit-il pas le
temps où l'homme saura s'emparer de la foudre de Zeus
elle-même ? Singulière promotion intellectuelle
d'un héros que l'auteur ne présente nullement
comme intellectuel, tout au contraire 19
(« Pitthée, Égée étaient
beaucoup plus intelligents [255] que moi... Mais l'on me reconnaît
du bon sens » [p. 1418]. « Je te louerai de ne point
te laisser embarrasser par la pensée » [p. 1431].
« Il ajouta que je lui paraissais un peu niais » [p.
1450]. Etc...) et, au premier abord du moins, transformation
plus singulière encore du pieux fondateur du culte athénien,
que Plutarque nous montre accomplissant scrupuleusement les
rites et instituant des fêtes en l'honneur des dieux (Th.,
14, 18, 21, 22, etc.). La légende toutefois offre plus
d'un aspect et l'audace du héros qui ose s'attaquer aux
déesses et franchir le seuil du Hadès pourrait
justifier la transposition symbolique opérée par
Gide, de même que ses combats contre des « monstres
», tels que les Centaures ou le Minotaure, semblent faire
de lui un champion de « l'humain 20
».
Chose curieuse,
Plutarque ne modernise guère moins les exploits du fils
d'Égée, mais d'une tout autre manière.
Tandis qu'il peint, comme nous l'avons vu, un Thésée
soucieux de justice et qui pourrait être l'élève
de Socrate, il fait des brigands de l'isthme des « nietzschéens
» avant la lettre ou, pour rester dans le monde grec, des
disciples de Kalliklès et de Thrasymaque, les sophistes
du Gorgias et de la République : «
Persuadés [256] que la plupart des hommes ne louent la
pudeur, la justice, l'égalité et l'humanité
que parce qu'ils n'osent pas commettre l'injustice ou qu'ils
ont peur d'en être victimes, ils pensaient que ces vertus
ne conviennent point à ceux qui sont capables de s'arroger
plus que les autres... » (Th., 6). Ainsi les mêmes
faits nous sont présentés dans un cas comme résultant
du conflit de deux morales, dans l'autre comme symbolisant une
campagne pour l'affranchissement de l'esprit.
Après
ses six victoires -- la moitié des travaux d'Hercule,
on le remarquera au passage -- Thésée arrive à
Athènes, échappe à la tentative d'empoisonnement
de Médée, se fait reconnaître d'Égée,
défait les Pallantides, et immole le taureau de Marathon
: tous ces faits rapportés par Plutarque (Th.,
12, 13, 14) n'intéressent pas Gide, pressé d'aborder
« l'aventure admirable » de Crète. En
revanche, il est, au début de cette aventure, un épisode
négligé certainement comme pur « conte de
fée » -- par le philosophe de Chéronée,
mais que l'écrivain français a eu soin de recueillir,
chose d'autant plus intéressante que cet épisode,
bien connu par les peintures de vase, est presque ignoré
de la littérature. Seul Bacchylide -- outre de sèches
mentions chez Pausanias (I, 17, 3) et chez Hygin (Astronomica,
II, 5) -- l'a traité dans un dithyrambe 21,
qu'il est instructif de comparer au récit gidien.
Chez Bacchylide,
la scène se déroule à bord de « la
nef à la proue bleu sombre » de Minos, venu chercher
lui-même à Athènes les « deux fois
sept brillants enfants des Ioniens » qu'accompagne Thésée.
Le roi de Crète s'intéresse d'un peu trop près
à l'une des jeunes filles qui appelle au secours le héros.
Celui-ci défie le fils de Zeus et se réclame fièrement
de son père Poseidon. Minos le met aussitôt à
l'épreuve :
cet ornement d'or
qui brille à ma main,
rapporte-le des profondeurs salées,
jetant hardiment ton corps dans les demeures paternelles.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Plonge dans le mugissant abîme !
Thésée s'exécute et saute
à l'eau. Déjà toute la jeunesse d'Athènes
le pleure sur le navire, mais dans les flots les dauphins le
portent au palais de son père, « seigneur des chevaux
». Là il est saisi de crainte à la vue « des
illustres filles de l'heureux Nérée » --
trait inattendu, il faut le dire, chez un amateur de femmes
aussi entreprenant que Thésée. Il n'en est qu'à
ses débuts, il est vrai, il n'a encore que seize ans
et le faste de ce monde inconnu est bien fait pour le troubler.
Il contemple, ébloui,
[257] les beaux membres 22
qui brillent comme la flamme
et les bandeaux tressés d'or
qui s'enroulent à leurs cheveux
tandis qu'elles « se réjouissent
dans leur coeur en dansant de leurs pieds humides ».
Tout le charme
féminin des eaux prend forme et figure sous nos yeux
et derrière cette féminité s'efface la
puissance virile. Ce n'est pas -- chose étrange, mais
psychologiquement significative 23
-- « l'ébranleur de terre Poseidon » qui accueille
son fils, c'est, après les Néréides, Amphitrite
-- l'eau maternelle -- « qui l'enveloppe de chatoyante
pourpre et pose sur ses épais cheveux une sombre guirlande
de roses », guirlande qu'elle reçut jadis en cadeau
de noces « de l'artificieuse Aphrodite ». Cette guirlande
eut une grande fortune poétique si c'est bien elle, comme
le déclare Hygin (Astr., II, 5), qui, offerte
par Thésée à Ariane, fut plus tard changée
en constellation par Dionysos 24.
Selon le même Hygin, l'éclat de cette guirlande
aurait guidé Thésée dans les ténèbres
du Labyrinthe, et sans doute, puisqu'elle vient d'Aphrodite,
a-t-elle servi de plus au héros à gagner l'amour
d'Ariane. On voit donc son importance.
Ainsi vêtu
et couronné de dons divins, Thésée reparaît
sur le bateau et, qui plus est, sans une goutte d'eau sur le
corps. Devant un tel prodige, il n'est même plus question
de l'anneau de Minos. Les jeunes Athéniens entourent
leur prince en chantant « d'une voix charmante ».
Et le poème se termine brusquement par un péan
:
Délien, des choeurs de Kéos
[258] réjouis ton coeur
et accorde-leur le lot béni du bonheur !
Au lieu de ce brillant tableau mythologique,
Gide ne nous offre que le récit d'une ruse et d'un exploit
sportif. Il n'est pas question chez lui du voyage de Minos à
Athènes, non plus que de son goût pour quelque
jeune captive. Simplement, Thésée à son
arrivée en Crète s'étant prévalu
de son ascendance divine, le roi, « pour tirer la chose
au clair », le soumet à « l'épreuve
du flot ». Il le conduit sur un promontoire et s'apprête
à jeter à l'eau, non plus sa bague, mais sa couronne.
Habilement, prudemment, Thésée proteste. «
Laissez-moi plonger sans appât. Je vous rapporterai de
ma plongée quoi que ce soit qui l'atteste et la prouve.
» (p. 1424). Il se dévêt, mais réussit
à dissimuler sous une écharpe une escarcelle dans
laquelle il conservait « quelques pierres de prix ».
Puis il plonge et, sous l'eau, tire de son escarcelle «
une agate onyx et deux chrysoprases » qu'il offre ensuite,
comme si elles venaient de Poseidon, à la reine et aux
princesses. En somme, une ingénieuse duperie.
Du poème
grec -- directement ou indirectement connu -- Gide a retenu
l'idée que Thésée prouvait son origine
en rapportant, non l'anneau de Minos, mais une parure donnée
par les dieux -- parure remplacée ici par des pierreries
dont le voyageur avisé, sachant qu'elles « gardent
leur pleine valeur n'importe où », a pris soin de
se munir. Un bon entraînement de plongeur et le sens des
affaires, voilà le mythe « expliqué »
-- transposé du moins dans l'atmosphère du XXe
siècle. Mais ce traitement -- fort dans le goût
des « lumières » assurément -- n'est-il
pas quelque peu superficiel ? (et non point tellement éloigné
des « explications » pour lesquelles Gide montrait
tant de dédain -- Incidences, p. 128). Et quel
prosaïsme auprès du lyrisme de Bacchylide !
L'aventure de
Crète chez Plutarque se décompose en versions
contradictoires à propos desquelles l'auteur n'exprime
guère que son scepticisme, rapportant toutefois avec
le plus de soin les moins connues -- et les plus rationalisantes
--, expédiant en quelques mots ou négligeant même
complètement (p. ex. Th., 20, 3) la tradition
la plus répandue. Ce qui demeure dans son récit
de plus solide et de plus frappant, c'est l'importance des cérémonies
religieuses qui le ponctuent, qui le distinguent d'ailleurs
de toutes les autres aventures de Thésée et qui
montrent bien que là était le noyau mythique de
la légende de Thésée en Attique. Offrande
à Apollon, sacrifice à Aphrodite avant le départ
(Th., 18) -- et surtout institution du geranoV et d'un
concours gymnique à Dèlos (Th., 21), fondation
des Oschophories (22-23) à son retour à Athènes,
nous touchons là des éléments essentiels
du culte athénien.
Des descriptions
de Plutarque, Gide a conservé l'alternance des [259]
« lamentations... avec les chants de joie » pour célébrer
à la fois l'allégresse de son retour et le deuil
de son père à la fête des Oschophories (Gide,
p. 1444, Plutarque, 22) et l'établissement d'un culte
d'Ariane (p. 1445) « où je pris la peine de danser
» (libre interprétation de Th., 21, 1 et
23, 4). Mais pour le reste il n'a pas emprunté grand'chose
à l'historien. Sans doute a-t-il conservé le cadre
traditionnel de l'aventure (adoptant d'ailleurs la version tardive,
mais qu'il trouvait chez son poète favori, Virgile [Én.,
VI, v. 21], du tribut annuel alors que Plutarque [Th.,
15] maintient la version ancienne du tribut livré tous
les neuf ans, et plaçant dans ce tribut Pirithoüs,
ce qui est invraisemblable puisque celui-ci n'est pas Athénien),
mais dans ce cadre traditionnel il donne libre cours à
sa fantaisie de romancier. C'est même, comme nous l'avons
dit, le seul épisode de la légende que Gide ait
vraiment, délibérément romancé.
Il romance en
ce sens qu'il peint un milieu, introduit des personnages, imagine
des dialogues, noue une intrigue.
Quittant les
sources littéraires, il a, pour sa peinture de la cour
crétoise, mis à profit les découvertes
archéologiques. Dans son Journal de 1944 (p. 217),
il cite « les beaux livres de Charles Picard » et
« ceux de Glotz d'une si sensible intelligence ».
Indiquons seulement sans nous appesantir que tous les détails
colorés, pittoresques, même les plus inattendus,
viennent de là : le corsage de Pasiphaë, par exemple,
« qui la découvrait par devant jusqu'à la
ceinture, montait au dessus du dos et s'achevait en énorme
col évasé », de même que son chapeau
finissant « en très haute pointe inclinée
comme une corne en avant du front » (p. 1422) se retrouvent
sur une statuette reproduite à la p. 89 de La Civilisation
égéenne (fig. 10), et l'Histoire grecque
25 (p. 38) indique que le
corsage est « largement échancré » par
devant et se relève par derrière en col Médicis.
Il n'est pas jusqu'aux fleurs de lys sur la poitrine de Minos
qui ne viennent tout droit du palais de Knossos (Civil. égéenne,
p. 174).
Dans ce milieu
poétiquement et scientifiquement reconstitué,
Gide introduit des personnages-types : Minos est le sage, le
juge bienveillant et serein qui a voulu tout éprouver
pour tout comprendre 26,
programme qui n'est pas sans rapport avec celui de Ménalque.
Dédale est l'intellectuel, à la fois artiste et
savant, théoricien et technicien, incarnation de tous
les dons de l'esprit. Icare est le métaphysicien hanté
jusqu'à l'aliénation [260] par l'inquiétude
religieuse et le problème de l'au-delà. Le mythe
de l'homme qui ne voit « d'issue que par le ciel »,
s'y brûle les ailes, tombe dans la mer et se noie, se
prêtait évidemment à merveille à
railler les « prédispositions mystiques »,
le danger de ne pas « der Erde treu bleiben ».
En face de ces
hommes, les femmes ne sont que de fort courtes caricatures.
Pasiphaë est toute avidité sensuelle et bestiale.
Ariane, dont la tradition (une tradition qui, littérairement,
semble remonter à Catulle et à son « admirable 27
» poème 64) faisait l'image de l'amante passionnée
et fidèle, devient celle de la femme « collante
», pleine de sensiblerie et de mauvais goût et, de
plus, facile, bref l'incarnation de tous les défauts
féminins et surtout, grâce à son fil, de
ce qui fait de la femme un obstacle au progrès du conquérant.
Quant à Phèdre, même quand elle réapparaît
à la fin du récit, elle n'est vue en quelque sorte
que de dos, et sous son apparente vertu, d'ailleurs, couvent
tous les « ferments » de sa pernicieuse famille.
Toutes simplifiées
ou effacées qu'elles soient, ces femmes permettent à
l'auteur de nouer une intrigue et de montrer Thésée,
épris de Phèdre, l'enlevant en même temps
qu'Ariane, mais à l'insu de cette dernière 28.
Cet enlèvement, inconnu semble-t-il à l'Antiquité
dont les écrivains placent beaucoup plus tard le mariage
de Thésée et de la jeune Crétoise (Diodore,
IV, 62, Apollodore, Epitome, I, 17, Plutarque, Th., 28,
etc...) et en font le fruit d'un accord politique entre le successeur
de Minos et le roi d'Athènes, jouissait depuis Boccace
et sa Genealogia deorum 29
d'une grande fortune littéraire. Mais l'auteur
de Corydon, saisissant cette occasion de placer un couplet
sur la pédérastie en Crète (pp. 1441-2),
le traite d'une manière originale en imaginant de déguiser
Phèdre en Glaucos, son frère. C'est ici que Pirithoüs
révèle son utilité. Il persuade le jeune
garçon, s'entremet sans doute auprès de Phèdre
elle-même... Et Thésée, avec l'absence de
scrupules que nous lui connaissons déjà et qu'il
avoue (« Il n'est jamais en moi de me laisser arrêter
par des scrupules », p. 1443), n'hésite pas à
tromper Minos qui lui avait « prodigué les marques
de sa confiance » et à abandonner Ariane qui lui
avait sauvé la vie. [261] « J'abusais évidemment
», consent-il à reconnaître. Mais « il
faut ce qu'il faut ». N'est-il pas, en tant que bâtard,
« le résultat d'un triomphe de l'instinct sur la
décence et sur les moeurs » (Incidences,
p. 130) ? Quoi d'étonnant donc à ce que «
sur toutes les voix de la reconnaissance et de la décence
», celle de son désir l'emporte (p. 1443) ? C'est
la veine de L'Immoraliste, la veine hédoniste
ici qui triomphe et qui aboutit, comme en conclusion de toute
l'oeuvre, à une glorification sans réticence de
l'instinct.
Michel sacrifiait
sa femme à son désir de vivre, Thésée
sacrifie son père à son désir de régner.
Si Plutarque, qui pourtant attribuait à le joie de revoir
l'Attique l'oubli de hisser la voile blanche (Th., 22),
jugeait -- sans doute par une conception « objective »
de la responsabilité -- que le fils d'Égée
« ne saurait échapper à l'accusation de parricide,
même après une longue défense et devant
des juges débonnaires » (Rom., 34), qu'eût-il
pensé de l'interprétation de Gide ? À coup
sûr celui-ci la tenait pour la véritable «
explication » du mythe -- celle qui dégage son sens
le plus profond -- et la clef du caractère de Thésée
: « ... L'on n'a rien compris au caractère de Thésée,
écrit-il dans les Considérations, si l'on
admet que l'audacieux héros... a laissé par simple
inadvertance la voile noire au vaisseau qui le ramène
en Grèce, cette "fatale" voile noire qui, trompant son
père affligé, l'invite à se précipiter
dans la mer, grâce à quoi Thésée
entre en possession de son royaume. Un oubli ? Allons donc !
Il oublie de changer la voile comme il oublie Ariane à
Naxos 30. » (Incidences,
p. 127). Comprendre cela, c'est « restituer au héros
sa conscience et sa résolution », résolution
qui, dans la bouche du héros lui-même, s'enveloppe
d'indispensables nuances et prend soin de se chercher une excuse
dans le fait qu'Égée, rajeuni par les soins de
Médée, « obstruait » la carrière
de son fils ; mais résolution dont le caractère
criminel certainement séduisait Gide, comme le vol des
ciseaux par Moktir, dans L'Immoraliste, séduit
Michel 31 (p. 395).
[262] Une fois
en possession du pouvoir, Thésée, nous l'avons
vu, change d'existence. La seconde partie de sa vie commence.
Il renonce à l'aventure et aux aventures : « il
ne s'agissait plus de conquérir, mais de régner »
(p. 1445). Il reste fidèle à Phèdre et
s'attelle à l'organisation d'Athènes. De cette
conversion, Plutarque, ni aucun écrivain antique, ne
sait rien : elle est toute de l'invention de Gide.
La tradition
attique, telle du moins qu'elle s'était établie
à l'époque de la démocratie, faisait du
fils d'Égée à la fois le fondateur de cette
démocratie et l'auteur du synoecisme.
Le panégyriste
d'Athènes, Isocrate, le célèbre à
l'envi et, notamment dans l'Éloge d'Hélène
(35-37), le montre rassemblant en un seul État les différents
villages, faisant « de la terre des ancêtres le bien
commun de tous », établissant l'égalité
et la souveraineté du peuple ; mais dans le Panathénaïque
(129), il le loue, tout au rebours de Gide, d'avoir établi
cette souveraineté pour s'en aller ensuite et se vouer
aux prouesses.
Si l'auteur de
Robert ou l'Intérêt général
a prêté à son Thésée, réformateur
agraire et adversaire des rivalités économiques,
un programme anti-capitaliste (particulièrement dans
son discours aux riches, pp. 1445-6) où l'on est tenté
d'abord de reconnaître mille allusions à notre
époque 32, il se trouve
qu'il a en fait emprunté nombre de traits à Plutarque ;
la démolition des « petites cours de justice locale
», des « salles de conseil régional »,
le rassemblement sous l'acropole de « ce qui déjà
prend le nom d'Athènes », l'abdication de la royauté
(destinée d'ailleurs, chez Plutarque, à flatter
les notables), l'établissement d'une démocratie
où Thésée ne serait que « le chef
de guerre et le gardien des lois », l'appel à tous
les étrangers qui voudraient venir se fixer à
Athènes, tout cela se trouve déjà chez
l'historien grec (Th., 24-25). Même la phrase abusive
: « C'est ainsi que les Athéniens, entre tous autres
Grecs, grâce à moi, méritèrent le
beau nom de Peuple, etc. » (p. 1447) a été
suggérée par lui (Th., 25). Mais tandis
que l'on sent qu'ici Thésée est le porte-parole
de Gide, le jugement de Plutarque sur son héros est nuancé,
parfois presque contradictoire : après avoir célébré
le synoecisme comme « un grand et merveilleux dessein »
(Th., 24), son enthousiasme paraît l'avoir quitté
quand il déclare que le roi unificateur n'a fait que
« réunir... la population de nombreuses localités
en détruisant beaucoup de villages qui portaient [263] les
noms de rois et de héros antiques » (Rom.,
33). Surtout il lui reproche de n'avoir pas su « garder
jusqu'au bout son caractère de roi » et d'avoir
versé dans la démagogie : « car le premier
devoir d'un chef est de sauvegarder l'autorité elle-même
» (Rom., 31). Il lui attribue cependant, malgré
son souci de l'égalité, la division de la société
en trois classes. Et de même, s'il se montre, un peu naïvement,
soucieux d'assurer « l'égalité au départ
», le Thésée de Gide « compte bien »
voir reparaître « en fort peu de temps » l'inégalité
et l'aristocratie (celle du mérite et de l'esprit, bien
entendu) -- ce qui veut dire que lui aussi, comme son père
spirituel, croit « à la vertu du petit nombre »
et que « le monde sera sauvé par quelques-uns 33
».
Après
avoir rapporté la fondation des Jeux Isthmiques, Plutarque
raconte assez confusément l'enlèvement d'Antiope
et la guerre avec les Amazones qui le suivit, renvoie aux poètes
tragiques pour l'aventure de Phèdre et d'Hippolyte (qu'il
ne résume même pas), énumère quelques
autres amours et exploits de Thésée, évoque,
à propos de la lutte des Centaures et des Lapithes, son
amitié avec Pirithoüs et en vient au rapt d'Hélène
qui entraîne, selon lui, la fin tragique du roi d'Athènes.
Car, ayant ravi Hélène avec le concours de son
ami, il se voit contraint d'aider celui-ci à son tour
à ravir Korè (fille, ici, du roi d'Épire
Aidôneus) et dans cette entreprise demeure captif. Pendant
sa captivité, les Dioscures à la recherche de
leur soeur envahissent l'Attique où Ménesthée
soulève le peuple et s'empare de la royauté. Délivré
par Héraklès, Thésée ne parvient
pas à ressaisir le pouvoir et s'exile à Skyros,
où le roi Lycomède le fait périr en le
précipitant par surprise du haut d'un rocher. Ainsi toute
la suite des événements peut-elle être considérée
comme découlant de ce fait unique, conséquence
et punition de l'incontinence du héros.
Ce dénouement
ne pouvait convenir à Gide désireux d'assurer
à son personnage une fin sereine, exemplaire, éloignée
des aventures, vouée tout entière au bien public
et triomphante. Aussi passe-t-il tous ces faits sous silence
ou les déclare-t-il controuvés. Toutefois, pour
apporter au tableau les ombres nécessaires aussi bien
que parce qu'il ne pouvait guère escamoter un épisode
à ce point illustré par la littérature,
il rappelle, en se tenant fort près d'Euripide avec sa
Phèdre qui « ne respirait que vertu », son
Hippolyte plus vertueux encore et la vengeance d'Aphrodite négligée
(mais ici par Phèdre), il rappelle la fatale passion
de la reine pour son beau-fils, ses calomnies et les malédictions
du roi trop crédule, qui se trouve ainsi finalement avoir
tué son fils par passion comme il avait tué son
père par calcul (l'un et l'autre indirectement).
Mais tout de suite [264] après cette terrible épreuve,
ce tragique abaissement que lui fournissait l'auteur d'Hippolyte,
il place, en guise de conclusion, cette espèce de point
culminant et d'apothéose que lui offrait Sophocle avec
son OEdipe à Colone.
Cette opposition
de la contemplation et de l'action qui fait le fond de la rencontre
de Thésée et d'OEdipe était esquissée
déjà chez Sophocle. OEdipe est le vieillard errant,
accablé de malheurs et pourtant dépositaire d'une
puissance surnaturelle qui apportera le salut à la terre
de son élection. C'est quand il n'est plus rien
qu'il devient vraiment un homme et que les dieux le relèvent
après l'avoir perdu (v. 393-4). C'est aussi, quoique
aveugle, en clairvoyant qu'il parle à Thésée
(v. 74). On ne saurait mieux indiquer que c'est de l'acceptation
de ses maux qu'il tire l'étrange grandeur à laquelle
il est parvenu et que cette grandeur est toute d'origine divine,
couronnement d'un destin entièrement pétri par
les dieux. Thésée au contraire est le type même
de l'homme d'action : « Ce n'est pas par des mots que je
veux donner quelque éclat à ma vie, ce n'est que
par des actes » (v. 1143), déclare-t-il, et sa dernière
parole est encore pour évoquer « l'action à
laquelle il doit s'appliquer sans relâche »
(v. 1176). Toute la pièce fait ressortir sa promptitude
de décision, sa fermeté, son réalisme en
même temps que son sens de la justice et ce sont ces qualités
qui font de lui pour le suppliant illustre un protecteur sûr
et généreux.
Cette confrontation
symbolique « du jeune bâtisseur orgueilleux, triomphant,
avec l'ancien fondateur d'empire, vieux, déchu, aveugle,
errant » avait vivement impressionné Gide, ainsi
qu'en témoigne une conversation de 1938 rapportée
par Roger Martin du Gard (Notes sur André Gide,
p. 136), et, en 1931 déjà, il imaginait la «
rencontre décisive des deux héros, se mesurant
l'un à l'autre et éclairant, l'une à la
faveur de l'autre, leurs deux vies » (Journal, p.
1022). À cette époque il venait d'écrire
un OEdipe auquel il prêtait des traits assez semblables
à ceux de Thésée, mais en se crevant les
yeux, son héros lui paraît, reniant tout son passé,
entrer brusquement dans la nuit de la foi (cf. Journal,
pp. 837 et 840). Sa catastrophe entraîne sa conversion
-- sa conversion au christianisme, auquel les éléments
mystiques, sobrement indiqués par Sophocle, semblaient
le prédestiner. Gide alors systématise. La tare
héréditaire des Labdacides devient le symbole
du péché originel, la cécité volontaire
d'OEdipe celui de la renonciation à ce monde pour gagner
l'autre, l'illustration du grand principe mystique suivant lequel
il faut renoncer à un bien matériel pour obtenir
le bien spirituel correspondant, et le destin d'OEdipe en général
le symbole et l'illustration de la vertu rédemptrice
de la souffrance. OEdipe devient très précisément
ici le représentant du christianisme et des valeurs religieuses
de l'Au-delà.
[265] Bien
que Gide fût devenu l'adversaire de cette attitude 34,
qui pourtant ne cessait, ne cessera de le hanter, il a su donner
de l'ancien roi de Thèbes une image pleine de grandeur.
Mais, malgré l'éloquence de celui-ci et le respect
dont il l'entoure, Thésée ne peut se satisfaire
de ses raisons et se refuse à l'accompagner sur sa route.
« Je reste
enfant de cette terre », déclare-t-il : ces paroles
font écho à celles de Zarathustra : « Ich
beschwöre euch, meine Brüder, bleibt der Erde treu...
», et c'est bien, face au mirage des « überirdischen
Hoffnungen », en faveur du « Sinn der Erde »
que le choix se fait ici. Thésée est le symbole
de la réussite humaine, terrestre. Il a « fait jeu
des cartes qu'il a ». Il a « fait sa ville ».
Il se flatte qu'après lui « saura l'habiter immortellement
sa pensée ». Cette pensée, c'est que «
l'humanité peut plus et vaut mieux », qu'il faut
« la pousser en avant » et « l'avantager des
dépouilles des dieux ». En un mot, il croit au progrès
; il a repris la tâche abandonnée par OEdipe :
« dresser l'homme en face de l'énigme et oser l'opposer
aux dieux ». Il sert l'homme (« ce Dieu-là
seulement je peux et veux adorer 35 »)
et, à l'idée de l'avoir rendu « plus heureux,
meilleur et plus libre », il goûte cette félicité
sans doute, « basée sur le travail et la sympathie
», à laquelle Gide disait être parvenu à
la fin de sa vie et en laquelle Claudel discernait la victoire
du « côté goethien de son caractère
» sur son « côté chrétien 36
».
On voit donc
combien, dans cet épisode qui conclut magnifiquement
son oeuvre, Gide s'éloigne de l'Antiquité, combien,
en le chargeant de ses [266] préoccupations personnelles
et des problèmes de son époque, il modifie le
sens de la rencontre que lui fournissait Sophocle. Car si, chez
ce dernier, la confrontation de Thésée et d'OEdipe
peut apparaître symboliquement comme celle de la contemplation
et de l'action, ce contraste vient seulement de leur situation
réciproque : il est le fruit de leur destin et non point
d'une option métaphysique qu'ils auraient prise chacun
en sens inverse. OEdipe n'a nullement abdiqué toute volonté
personnelle, puisqu'il reste inébranlable dans la haine
vouée à sa patrie et à ses fils, et sa
résignation ne vient que de son impuissance, même
si cette impuissance est acceptée comme un effet des
décrets divins. De son côté, Thésée,
tout actif et entreprenant qu'il soit, est aussi respectueux
que son hôte de la puissance des dieux. Les deux hommes
partagent les mêmes croyances, reconnaissent les mêmes
lois, se font du monde la même image : ils sont d'accord,
fondamentalement.
Gide a introduit
entre eux le divorce moderne du Ciel et de la Terre et, de l'opposition
de leurs personnages, il a fait l'opposition de deux conceptions
de la vie. Ainsi a-t-il agi tout au long de son récit.
Reprenant les « gestes » de la légende, les
situations que lui présentaient les écrivains
antiques, il les a incorporés à son univers, les
laissant en quelque sorte résonner librement en lui.
Mais si loin qu'il soit allé, si fort qu'il ait innové
dans certains épisodes, comme celui d'OEdipe ou celui
de Dédale et d'Icare, il est toujours resté profondément,
fidèlement attentif aux suggestions de la fable. La fable
est chez lui comme ces branches qui, plongées dans certaines
sources calcaires, se couvrent de riches concrétions
tout en gardant la même forme. Nous avons, dans cette
étude, comparé avec quelque détail son
récit à celui de Plutarque : en résumant
brièvement le portrait que chacun des deux écrivains
trace de son héros, nous verrons se confirmer les constatations
précédentes.
Pour Plutarque,
Thésée est un « vrai guerrier » qui
allie l'intelligence à la force, l'audace à la
grandeur d'âme, la passion de la justice et du bien public
au désir de la gloire et de la vertu. Mais à ces
belles qualités il joint le goût de la violence
et du plaisir ; impulsif, inconstant, il enlève des femmes
et les abandonne, cause par sa légèreté
et sa crédulité la mort de son père et
de son fils, et ses instincts, qu'il ne sait contenir, entraînent
finalement sa défaite et sa mort.
Si l'auteur de
L'Immoraliste valorise autrement que celui des Vies
parallèles les traits de caractère du fils
d'Égée, s'il en fait une de ces heureuses natures
à qui tout réussit, et si d'ailleurs il le montre
« se rangeant » très tôt, ce qui
lui épargne l'échec final, s'il le rapproche de
lui en lui prêtant des intentions d'Aufklärer
fort étrangères au héros grec, comment
ne pas reconnaître que le garçon qu'il nous peint,
vigoureux, « sportif », [267] entreprenant, audacieux,
cet esprit net et pratique tout entier tourné vers l'action,
qui ne s'embarrasse pas de scrupules, mais qui se fie à
ses instincts, ce réaliste ambitieux, enthousiaste, dévoué
à son oeuvre et avide de faire de grandes choses, est
bien, pour l'essentiel, conforme au personnage de Plutarque,
et qu'en faisant de son Thésée l'incarnation de
l'activité, du courage et de l'énergie, Gide restait
fidèle au type du héros antique ?
(*) À
signaler, du même auteur, postérieures à
cet article, deux études, l'une parue dans la même
revue sur « la figure de Thésée dans le théâtre
du XVIIe siècle » (ZFSL, Bd LXXX, Heft 1, févr. 1970), l'autre sur « le mythe de
Thésée » dans Mythes, images, représentations (Actes du XIVe Congrès de la Société française
de littérature générale et comparée),
Limoges : Trames, 1981.
NOTES
1. Roger Martin du Gard, Notes
sur André Gide, p. 135.
2.Die Theseussage in der französischen
Literatur unter besonderer Berücksichtigung von A. Gide
Thésée. Dissertation (Tübingen, 1953).
3.Cf. Journal (1889-1939), pp. 347,
840, 1022, 1077, 1144. Journal (1939-1942), p. 84. Journal
(1942-1949), pp. 11, 216, 217. Incidences, pp. 127-30.
Romans, récits et soties, oeuvres lyriques (Pléiade,
1958), pp. 185, 198, 977, 1067, 1068. Nous citons toutes les
oeuvres lyriques et romanesques (et notamment Thésée)
d'après cette édition. Pour Incidences,
nous utilisons la 47e édition (Gallimard, 1948).
4.Thème ambigu d'ailleurs et que Gide,
suivant le cas et sans se préoccuper de la contradiction,
valorise dans un sens ou dans l'autre. Car s'il en fait le plus
souvent, un peu superficiellement et injustement, le « fil
à la patte », symbole de ce qui retient et
empêche d'avancer, il doit bien reconnaître aussi
que sans le fil Thésée ne sortirait pas du labyrinthe
et, livré à lui-même, se perdrait. Dédale
(et non Ariane) insiste très fortement sur la nécessité
de « revenir » : « Reviens à
elle, ou c'en est fait de tout le reste, du meilleur... »
Le fil, « figuration tangible du devoir »,
devient en même temps le symbole de l'attachement nécessaire
au passé : « Reviens à lui. Reviens
à toi. Car rien ne part de rien, et c'est sur ton passé,
sur ce que tu es à présent, que tout ce que tu
seras prend appui » (p. 1433). Tout indique que ces
paroles dont les circonstances soulignent l'évidente
sagesse expriment la pensée même de Gide et l'on
naurait pas de peine d'ailleurs à en trouver l'écho
autre part. On lit par exemple dans le Journal (1931,
pp. 1023-4) : « [La France] se doit de prouver quelle
est capable d'évoluer sans pour cela renier son passé.
Un renouveau qui s'achèterait à ce prix serait
l'équivalent d'une faillite. C'est ce passé même
qui doit enfanter son avenir. » Et l'époux
de Madeleine ne notait-il pas encore en 1940, à l'un
des moments sans doute où il se sentait le plus loin
d'elle, de sa mémoire : « ... Je ne me serais
pas marié ! En écrivant ces mots, j'en tremble
comme dune impiété. C'est que je suis resté
malgré tout très amoureux de ce qui m'a le plus
gêné et que je ne puis pas jurer que cette gêne
même n'ait pas obtenu de moi le meilleur. »
(Journal (1939-1942), p. 84).
5.Nous citons Plutarque d'après
l'édition des Belles Lettres : Vies, tome I, Paris,
1957. De même Sophocle, Les Belles Lettres, tome III,
Paris, 1960. Pour Bacchylide, nous avons utilisé l'édition
de Jebb : Bacchylides, The Poems and Fragments,
Cambridge, 1905.
6.Semblable en cela à l'oeuvre d'art,
qui elle aussi ne doit que conter et que peindre et se garder
de conclure. Car « malheur aux livres qui concluent
; [...] la conclusion écrase le livre » (Incidences,
p. 54). C'est affaire à la philosophie d'expliquer, l'art
se contente de suggérer.
7.Il en avait treize dans la première
édition publiée par Jacques Schiffrin à
New-York en 1946. Gide a supprimé le neuvième
consacré aux plaintes d'Ariane.
8.Exception faite peut-être pour la rencontre
avec OEdipe qui d'ailleurs forme une sorte de conclusion.
9.« Quel avantage pour le bâtard
! Songe donc : celui dont l'être même est le produit
d'une incartade, d'un crochet dans la droite ligne... »
(Romans, etc., p. 854). Et dans OEdipe : « C'est
un appel à la vaillance que de ne connaître point
ses parents. » On pourrait multiplier les citations.
Et l'on sait aussi que Gide a joint la pratique à la
théorie.
10.Ce ne sont pas seulement
Les Nourritures terrestres, mais aussi Aux Fontaines
du Désir que rappelle ici Thésée. « J'ai
désiré des bêtes, des plantes, des femmes... »,
écrit Montherlant. Et plus loin : « Maintes
fois, j'éprouve le besoin violent de baiser une fleur,
du sable, de l'eau, et j'ai posé, perdu mon visage contre
le froid des statues de marbre, comme enfoui dans la rose la
plus profonde... » (Aux Fontaines du Désir,
Grasset, 1942, pp. 38-9).
11.Et dans Les Faux-Monnayeurs (p. 977)
Bernard, soulevant le marbre du guéridon où il
trouve la lettre lui révélant sa bâtardise,
est comparé à Thésée soulevant le
rocher. Même épreuve « initiatrice ».
12.Merlin, Paris, 1886, tome I, p. 135.
L'expression « dusc' au heut » est l'exact
équivalent de l'expression scandinave « at
hiolltum up » (V. S., éd. M. Olsen,
København, 1906).
13.Et « jeder Philoktet weiß,
daß ohne seinen Bogen und seine Pfeile Troja nicht
erobert wird » (Nietzsches Werke, Leipzig,
1903, Bd. XIII, p. 32).
14.Il jouera un rôle déterminant
dans toute l'histoire de Thésée. Car il semble,
à en croire les écrivains latins tout au moins,
que ce soit la même épée qui après
avoir sauvé la vie de Thésée entraîne
la mort d'Hippolyte. Chez Ovide (Mét., VII, v.
422-3), c'est en voyant « dans la poignée d'ivoire
du glaive les signes de sa race » qu'Égée
reconnaît son fils et renverse la coupe de poison qu'il
était en train de lui tendre (« cum pater in
capulo gladii cognovit eburno signa sui generis... »).
Et chez Sénèque (Phaedra, v. 899-900),
c'est à la « poignée d'ivoire royal
incrustée de petits signes, honneur de la race d'Actée »
de l'épée que lui montre Phèdre que Thésée
reconnaît Hippolyte (« regale parvis asperum
signis ebur capulo refulget, generis Actaei decus »).
La similitude des termes (que nous soulignons pour la faire
mieux ressortir) est frappante et incite à conclure à
l'identité de l'épée dans les deux cas.
C'est en tout cas le même motif, le même « signe
de reconnaissance » dont la puissance fatale sauve
le père et perd le fils.
15.Les deux seules formes
de ce nom attestées dans les textes grecs sont Skurwn
et, plus tard Skeirwn. L'orthographe (avec y) adoptée
par Gide est sans doute une survivance médiévale
que rien ne justifie (on la trouve par exemple dans la Genealogia
deorum gentilium de Boccace. Pourtant Amyot écrit
Scirron. Je n'ai eu sous les yeux, il est vrai, que l'édition
de 1784).
16.N'est-ce pas là, en plus « héroïque »,
le ton même de Lafcadio ? Par exemple : « Faby,
les premiers temps, était confus de se sentir épris
de moi... Volontiers, je le reverrais aujourd'hui ; c'est fâcheux
qu'il soit mort. Passons », etc. (p. 824).
17.Sans doute est-ce Thésée qui
parle, mais quoiqu'il se donne l'élégance de le
faire réfractaire à la pédérastie
la sympathie de l'auteur est manifeste.
18.Omettant même l'un d'eux contre la
laie de Krommyon jugé sans doute trop peu noble.
19.Gide ne s'embarrase pas de contradiction.
« Sache montrer aux hommes ce que peut être
et se propose de devenir l'un d'entre eux » (p. 1416)
: par ces paroles prêtées à Égée
(et plus généralement dans tout le récit),
il veut faire évidemment de Thésée le type
de l'homme confiant en ses seules forces et triomphant par elles
seules, le champion de la valeur et du progrès humains.
Et quelques lignes plus bas, il n'hésite pas à
le dire fils d'un dieu ! (« On me l'a dit et que le
grand Poseidon m'engendra... »). De même, après
lui avoir donné cette noble mission de « clarifier
le ciel de manière que l'homme au front moins courbé...
etc. », il le montre plus tard renchérissant
« sur les racontars afin d'ancrer le peuple en des
croyances dont il n'a que trop tendance à se gausser.
Car il est bon que le vulgaire s'émancipe, mais non point
par irrévérence » (p. 1445). Quelles
sont donc ces croyances dont le peuple n'a que trop tendance
à se gausser ? La descente de Thésée
aux enfers, le viol de Proserpine ? Où serait l'irrévérence
s'il n'y croyait pas et comment le roi d'Athènes entend-il
son émancipation ? Voilà qui demeure pour le moins
obscur. Mais c'est toute lattitude de Thésée vis-à-vis
des dieux, auxquels il semble tantôt croire et tantôt
ne pas croire, qui est ambiguë. On pourrait y voir un reflet
de la propre attitude de Gide et de sa perpétuelle oscillation
entre le oui et le non (Ne disait-il pas sur son lit de mort
encore : « C'est toujours la lutte entre le raisonnable
et ce qui ne l'est pas » ?), mais avec cette différence
capitale qu'il y avait chez ce dernier sentiment aigu de l'antinomie,
« inquiétude », tourment, « écartèlement »,
déchirement, tandis que rien de tout cela ne se retrouve
chez son personnage, qui est l'homme le moins anxieux du monde.
20.On pourrait aller encore
beaucoup plus loin dans ce sens en tirant parti de la remarque
par laquelle Plutarque termine sa comparaison de Romulus et
de Thésée : que celui-ci paraît être
né contre la volonté des dieux (en raison
d'un oracle rendu avant sa naissance et que Plutarque interprète
de cette manière). Mais Gide ne la pas relevée.
21.No 16 dans l'édition Jebb.
22.On retrouve ces déesses aux beaux
membres par delà vingt-cinq siècles dans la Deuxième
Ode de Claudel : « Comme du fond de l'eau on voit
à la fois une douzaine de déesses aux beaux membres,
/ Verdâtres monter dans une éruption de bulles
d'air, / Elles se jouent au lever du jour divin dans la grande
dentelle blanche, dans le feu jaune et froid, dans la mer gazeuse
et pétillante ! » (éd. de la Pléiade,
p. 237). Et dans une phrase de Heinrich von Ofterdingen
(Schriften, Bd. I, W. Kolhammer Verlag, 1960, p. 197),
Novalis nous fait assister en quelque sorte à la naissance
du mythe, la transformation des vagues en jeunes filles : « Die
Flut schien eine Auflösung reizender Mädchen, die
an dem Jünglinge sich augenblicklich verkörperten. »
23.Cf. à ce sujet les analyses de G.
Bachelard dans L'Eau et les Rêves.
24.Cette « métamorphose »
a été chantée notamment par Ovide (au moins
trois fois : Met., VIII, v. 178 et suiv., Fastes,
III, v. 510 et suiv., Art daimer, I, v. 536), Nonnos
(Dionysiaka, liv. 47, v. 451-2), etc... Bien entendu,
il existe aussi d'autres versions touchant l'origine de la couronne
d'Ariane, l'une en particulier qui fait de cette couronne un
cadeau de Dionysos et que Gide cite, dubitativement, dans son
chapitre XI (p. 1445).
25.G. Glotz, La Civilisation
égéenne, Paris, 1923. Du même auteur,
Histoire grecque, tome I, P.U.F., Paris, 1925.
26.On trouve chez Montherlant, dans un texte
de 1924, une formule toute voisine : « Tout vivre
pour tout connaître, tout connaître pour tout comprendre... »
(Les Olympiques, Grasset, 1938, p. 163).
27.Jugement de Claudel dans une lettre à
Jacques Rivière du 28 janvier 1908.
28.« Ah ! je voudrais savoir s'il
songeait à Phèdre, déjà ? Si, quittant
la cour de Minos, il enleva les deux soeurs à la fois
? », écrivait Gide en 1919 (Incidences,
p. 130). Vingt-cinq ans plus tard, il avait choisi cette solution,
qui manifestement le tentait.
29.Éd. Gius. Laterza et figli, Bari,
1954, tome II, p. 521 (liv. X, ch. 49).
30.Catulle avait déjà
fait le même rapprochement, mais en lui donnant une tout
autre signification. Chez lui (poème 64), « l'oubli »
d'Ariane à Naxos est la cause de l'oubli de la
voile et la mort de son père est pour Thésée
le châtiment de son ingratitude d'amant. Le héros
est puni par où il a péché : puisse-t-il
oublier les recommandations de son père comme il a oublié
les promesses qu'il ma faites ! s'écrie Ariane dans sa
fureur, et le ciel ratifie sa malédiction. De sorte qu'en
débarquant à Athènes, Thésée
« ressentit une affliction égale à celle
que son coeur oublieux avait causée à la fille
de Minos » (v. 247-8). La motivation de Catulle est
donc à l'inverse de celle de Gide.
31.« Vous nêtes content que
quand vous leur avez fait montrer quelque vice »,
dit Marceline à son mari, et celui-ci doit reconnaître
qu'« en chaque être le pire instinct lui
paraissait toujours le plus sincère » (p. 464).
32.M. Étiemble, dans son article des
Temps Modernes sur « Le style du Thésée
d'A. Gide » (mars 1947), n'hésite pas
à faire de Thésée partageant les fortunes
et « brisant les koulaks », un « démocrate
au sens stalinien ».
33.Feuillets dautomne, Mercure de France,
Paris, 1949, p. 206.
34.À laquelle il rend hommage aussi
dans les Feuillets d'automne (de même époque
à peu près) que Mademoiselle L. Poetzsch, dans
son étude sur André Gide und die Antike
(Dissert., Tübingen, 1954) a raison de rapprocher de ce
passage de Thésée. Elle a tort en revanche
d'opposer (p. 128), à cette opinion prétendue
nouvelle de Gide, « die schärfste Kritik und
Mißachtung » qu'il aurait fait subir « in
seiner Frühzeit » à cet « héroïsme
d'acceptation ». Mademoiselle Poetzsch ignore-t-elle
Numquid et tu... ? Et comment ne pas reconnaître
dans La Porte étroite l'illustration même
de cette phrase (qu'elle cite) : « Le christianisme
peut nous mener à l'héroïsme, dont une des
plus belles formes est la sainteté » (Feuillets
dautomne, p. 248) ? Même si l'auteur estime quAlissa
fait fausse route, son admiration pour elle, pour sa grandeur
d'âme ne fait aucun doute. De même que la phrase
précédemment citée des Feuillets dautomne
s'accompagne à la page suivante de celle-ci : « Mais
tout de même, si le navire doit être sauvé,
ce ne sera pas par des mains jointes. » Il y a toujours
chez Gide ce mouvement de balancier : l'admiration n'empêche
pas la critique, la critique n'exclut pas la compréhension.
35.Feuillets dautomne,
p. 259.
36.Correspondance Claudel-Gide, p. 242.
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