Pierre RENAULD, « Gide, Plutarque et la légende de Thésée ».

Zeitschrift für frnazösische Sprache und Literatur, novembre 1968, pp. 324-345.

Repris dans le B.A.A.G., n° 106, avril 1995, pp. 245-267.

 

 

© Pierre RENAULD *

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Texte mis en ligne sur Gidiana le 12 mai 1999.

 

 

     Il est curieux de remarquer que malgré le grand éclat de la légende de Thésée, la personnalité du héros n'a pas fort tenté les poètes et qu'il n'entre guère que comme comparse dans les oeuvres que cette légende a inspirées. C'est par les femmes que le vainqueur du Minotaure a fait carrière littéraire, mais par une humiliante ironie du destin, celui que Chaucer appelait « le plus grand infidèle en amour », le « volage adorateur de mille objets divers » de Racine se voit éclipsé par ses conquêtes. Au moins dans la littérature moderne -- moderne opposée à antique -- c'est sur les soeurs crétoises, Ariane et Phèdre, que se fixe l'attention. Sur elles et sur le fils de l'Amazone, Hippolyte. Ce sont leurs noms qui presque toujours figurent dans les titres des oeuvres les plus célèbres, signées des plus grands noms. Sans doute y a-t-il un Thésée de La Serre, de La Fosse, du comte de Stolberg, plus près de nous de G. Neveux et de F. G. Jünger. Mais qu'est-ce que cela auprès de toutes les Ariane à Naxos de Rinuccini à Hofmansthal et de toutes les Phèdre de Racine à D'Annunzio ! Si bien que celui qui semble avoir été le héros par excellence de la race ionienne, l'émule de Héraklès et le fondateur d'Athènes n'apparaît guère dans la littérature que comme un amant infidèle et un mari trompé.

     Ce qui donne un intérêt tout particulier au Thésée de Gide (1946), [246] c'est que rejetant les femmes aux figures à peine esquissées dans l'ombre il s'attache au héros seul et à ces éléments essentiels de sa carrière que sont sa victoire de Crète et l'unification de l'Attique. C'est un Thésée viril, ce sont des oeuvres viriles que Gide nous présente, rejoignant ainsi à coup sûr le sens profond de la légende grecque. Mais ce Thésée, il l'a porté longtemps en lui-même (« j'y songe depuis longtemps », note-t-il dans son Journal le 18 janvier 1931) et c'est par lui qu'il a conclu son oeuvre. Thésée, paru moins de cinq ans avant la mort de son auteur, est pratiquement son dernier ouvrage et le ton de mainte page, notamment des dernières, lui donne un caractère manifestement testamentaire. C'est comme un testament 1 déjà qu'il le concevait en 1938, c'est un dernier message dans lequel il entend résumer son enseignement -- l'enseignement de sa vieillesse -- et tente de modeler la figure qu'il voudrait laisser de lui-même. Dans une thèse 2 soutenue à Tübingen en 1953, M. Siegfried Makowka a bien mis en lumière ce caractère personnel et autobiographique de Thésée. Il a relevé avec soin les allusions au héros qui, depuis Les Nourritures terrestres (1897) jalonnent l'oeuvre de Gide, allusions 3 à travers lesquelles on voit se préciser les thèmes principaux de son dernier livre : le mouvement perpétuel, le perpétuel « passer outre », leitmotiv, aux yeux de l'auteur, de la légende de Thésée et, étroitement lié à lui, le thème du fil 4, dont tout amour, toute amitié nous [247] entravent, par lequel ils nous « tirent arrière » et que le héros doit briser pour s'avancer seul, la recherche des armes cachées sous un rocher, image de l'indispensable effort, et l'oubli intentionnel de la voile qui cause la mort d'Égée. Tous ces éléments sont réunis déjà dans les Considérations sur la Mythologie grecque (Incidences, pp. 125-30), publiées en 1919 et qui contiennent en deux pages une ébauche du futur Thésée. Les préoccupations sociales et politiques des années 30 contribuèrent sans doute à éveiller l'intérêt de Gide pour le rôle politique du fondateur d'Athènes et en 1931 il imaginait un Dédale et Icare (Journal, p. 1077) et surtout, en guise d'épilogue, la rencontre avec OEdipe (Journal, p. 1022).

     Mais notre but n'est pas ici de dénombrer les thèmes gidiens qui se retrouvent dans un récit emprunté aux mythes helléniques ni de chercher dans quelle mesure, placé dans la bouche du vieux Thésée parcourant sa vie du regard, il reproduit l'image que le vieux Gide pouvait se faire de la sienne. Nous nous proposons plutôt de comparer l'ouvrage à ses sources antiques et tout particulièrement à la seule monographie consacrée au vainqueur du Minotaure que l'Antiquité nous ait léguée, c'est-à-dire à celle de Plutarque 5.

     Malgré les apparences, il est plus d'un point commun à Plutarque et à Gide. Tous deux abordent Thésée en moralistes et en psychologues. Tous deux le considèrent plus ou moins comme exemplaire. Cet aspect est indéniable dans les Vies de Plutarque. Il a choisi de peindre des personnages illustres et de cette peinture il prétend tirer un enseignement. Ce qui l'intéresse dans ses biographies, c'est l'âme de ses personnages, leur caractère. C'est pourquoi, comme il le dit dans sa Vie d'Alexandre, il « appuie surtout sur les faits où l'âme se révèle ». Il ne se borne donc [248] pas à rassembler des faits : il les choisit, il les dispose. Il veut faire un portrait plus qu'une chronique. Il se veut philosophe plus qu'historien.

     Malgré tout, il est quand même, il est aussi un historien. C'est bien une biographie qu'il se propose d'écrire, pas un roman ou un poème. Il considère les poètes et les conteurs de mythes avec méfiance, sinon avec dédain (Thésée, I) : leur domaine en tout cas n'est pas le sien. Ses personnages sont pour lui des personnages historiques et sa tâche est d'en rapporter tout ce qu'on en peut savoir de vrai. Il citera donc toutes les traditions parvenues à sa connaissance (celles du moins qui ne lui paraissent pas d'emblée radicalement aberrantes) tout en les soumettant à la critique de la raison (logos) pour dégager le plus probable, le plus acceptable, pour faire apparaître le fond historique qui se cache sous les invraisemblances du mythe. Même s'il désespère parfois d'y parvenir, c'est à la vérité historique qu'il tend.

     Gide au contraire est romancier et se place résolument dans le domaine de la fiction. C'est par elle et non par l'histoire qu'il s'efforce d'atteindre aux observations psychologiques et morales. Et c'est de ce point de vue romanesque et poétique, de ce point de vue d'artiste qu'il aborde le mythe. « La fable grecque », confiait-il à Roger Martin du Gard (Notes, p. 136), « est une mine sans fond, un trésor de vérités éternelles », trésor dont il s'est « nourri » (Hommage à André Gide, NRF, 1951, p. 264). Et sans doute, pour s'en nourrir, il faut « y croire » (Incidences, p. 125), c'est-à-dire croire que cela signifie quelque chose, croire à sa vérité, non historique, mais symbolique. Croire que le mythe incarne et synthétise, exprime en images quelques aspects essentiels, quelques attitudes fondamentales de l'homme ou condense en paraboles une sagesse millénaire. Et parce qu'il s'exprime, justement, en paraboles et en images, sa signification n'est jamais épuisée, mais il propose au contraire à l'esprit un thème illimité de méditations 6. Le mythe se présente donc à Gide comme un motif littéraire, un « sujet » à approfondir, à pétrir, à revêtir de significations personnelles.

     De là entre l'auteur grec et l'auteur français une différence d'attitude radicale. Outre que son souci d'information complète et minutieuse l'amène à faire de son oeuvre une compilation de sources diverses, une mine de documents au caractère plutôt « scientifique » qu'artistique, le philosophe du Ier siècle après J.-C., le prêtre d'Apollon, respectueux des [249] traditions de son pays, mais « éclairé », s'efforce d'« épurer la fable » et d'en faire de l'histoire en mettant d'accord autant qu'il se peut la religion et la raison, tandis que l'écrivain du XXe, jouant librement sur tous les tableaux, accueille volontiers le surnaturel si ce surnaturel a valeur de symbole (ou même simplement comme ornement poétique), tout en donnant de son héros et de sa conduite une image aussi réaliste que le permettent les circonstances. Se mouvant dans un monde symbolique que n'astreint nulle vraisemblance, il semble soucieux de la réintroduire autant que possible dans le comportement du personnage et de le montrer, exemplaire aux yeux des hommes, agissant et triomphant par des moyens tout humains. Reste que ce « réalisme » est l'opposé même de celui de Plutarque, qui « évhémérise » ou plutôt « historicise » chaque fois qu'il le peut. C'est ainsi qu'il fait d'Aidôneus un roi des Molosses, qui -- ami du quiproquo mythologique sans doute -- « avait donné à sa femme le nom de Perséphone, à sa fille celui de Korè et à son chien celui de Cerbère » (Th., 31) : la descente de Thésée aux Enfers devient un simple voyage en Épire. De même, s'il note (en quelques lignes) la version traditionnelle de la légende du Minotaure, sa sympathie va manifestement aux autres versions longuement rapportées, notamment à celle qui voit dans le Minotaure un certain Tauros, commandant de l'armée de Minos, « personnage d'un caractère rude et sauvage qui traitait les enfants des Athéniens avec beaucoup d'insolence et de cruauté » (Th., 16). Gide (Incidences, p. 128) ne cache pas le dédain dans lequel il tient ce genre d'interprétations.

     De ces différences d'attitude et d'intention résultent, outre maintes différences de détail, d'importantes différences de composition et d'économie.

     Le Thésée de Gide, en douze chapitres 7, occupe 39 pages de l'édition de la Pléiade. Celui de Plutarque, en 36 paragraphes (dont les deux premiers, soit une page et demie, sont consacrés à des considérations préliminaires) remplit 35 pages de l'édition des Belles Lettres, ce qui correspond à peu près à 30 pages et demie de celle de la Pléiade. Quoiqu'un peu plus courte que l'oeuvre de Gide, celle de Plutarque embrasse pourtant tous les épisodes ou presque de la carrière de Thésée (telle que nous la font connaître l'ensemble des sources antiques), consacrant 10 pages (de l'édition des Belles Lettres) à la jeunesse et aux premiers exploits, 9 pages et demie à l'expédition de Crète et à ses suites et 14 pages au reste, parmi lequel la guerre contre les Amazones et les Centaures (dont Gide [250] ne dit rien) et l'enlèvement d'Hélène (qu'il mentionne comme un « fait controuvé » alors que Plutarque lui attribue un rôle décisif dans la fin tragique de Thésée). Quelle que soit donc l'importance que prenne dans un tel ensemble l'expédition de Crète, elle ne saurait se comparer à celle que la même expédition revêt dans le récit de Gide, où elle occupe 8 chapitres sur 12 et plus de 24 pages sur 39. Les deux chapitres qui se placent avant (moins de 5 pages) et les deux chapitres (un peu plus copieux, il est vrai, 9 pages et demie environ) qui se placent après ne font guère figure que de prologue et d'épiloque de part et d'autre de ce monument.

     Pourtant cette ordonnance apparente -- et apparemment harmonieuse -- ne correspond pas aux intentions profondes de l'auteur. Car celui-ci, avec toute la clarté désirable, distingue dans la vie de Thésée deux parties nettement contrastées, la première vouée aux aventures et aux prouesses, dans laquelle le héros « purge la terre de ses monstres » et, donnant libre cours à son humeur volage, va d'étreinte en étreinte, toujours soucieux de « passer outre » et de rester disponible. Période d'apprentissage dont le principal mérite aux yeux de Thésée (et de Gide) semble être de lui avoir permis de se connaître, de prendre la mesure de ses forces et de « comprendre qui il est », et à laquelle succède une période de maturité et de réalisation qui occupe la seconde partie de son existence. Dès lors « le temps de l'aventure est révolu » : il s'agit de régner. L'époque est venue de « cultiver et de porter à fruit la terre heureusement amendée » (p. 1448). Plus question de « passer outre » : le héros du mouvement perpétuel et de l'évasion continue s'enracine dans « sa terre » et même dans « ses morts » ; il prend « en conscience et en main l'héritage », il hérite et il veut « léguer ». Celui qui, « en fait de femmes, n'a jamais pu se fixer » se fixe : comme il épouse Athènes, il épouse Phèdre et lui reste fidèle (p. 1445). On ne saurait rêver transformation plus complète.

     Seulement cette transformation s'opère à la trente et unième page : la seconde partie de la vie de Thésée, où pourtant il place sa vraie gloire, n'occupe même pas le quart du récit et deux chapitres à peine (sur douze) lui sont consacrés. D'où un incontestable déséquilibre : le « règne », si haut exalté, ne reçoit pas le développement correspondant à son importance, cela parce que, comme nous le verrons plus loin, l'auteur n'a romancé, à proprement parler, que l'expédition de Crète, et pour le reste 8 s'est contenté de résumer.

     Suivons maintenant le héros gidien dans sa carrière, en tenant l'oeil en même temps sur ce que nous appellerons ici, improprement, son « modèle » [251] grec.

     Avant sa naissance même, Thésée avait de quoi plaire au coeur de Gide, dont on sait le goût pour les bâtards 9. Or que l'on adopte l'une ou l'autre des versions qui avaient cours dans l'Antiquité, Thésée a droit manifestement à ce titre. S'il est fils d'Égée, comme le veut -- après Hésiode, Sophocle et bien d'autres -- Plutarque, il l'est sans doute, puisqu'il naît à Trézène d'une passagère rencontre d'Égée et d'Aithra, entre lesquels nulle source ne parle de mariage et qu'il grandit loin de son père jusqu'à 16 ans. S'il est fils de Poseidon, comme l'affirment Pindare, Bacchylide, Euripide, etc., il l'est à plus forte raison encore et en quelque sorte doublement -- surtout si l'on suit la tradition rapportée par Apollodore (Bibliothèque, III, 206) et par Hygin (fable 37), selon laquelle le dieu et le roi se seraient partagé la même nuit les faveurs de la même femme, le dieu abandonnant généreusement au roi, précise Hygin, le fruit de cette collaboration amoureuse. D'une si séduisante version, Gide pourtant ne dit rien, mais au rebours de Plutarque, il incline pour l'origine poseidonienne. Ainsi couronne-t-il d'un bâtard divin la série des Bernard et des Lafcadio, avec lesquels Thésée offre tant de ressemblance. Mais une part au moins de Lafcadio paraît sortie des Nourritures terrestres et c'est en héros des Nourritures que Thésée commence sa carrière. « Ô premiers ans vécus dans l'innocence !... J'étais le vent, la vague... Et tout contact avec un monde extérieur ne m'enseignait point tant mes limites qu'il n'éveillait en moi de volupté. J'ai caressé des fruits, la peau des jeunes arbres, les cailloux lisses des rivages, le pelage des chiens, des chevaux, avant de caresser les femmes ... 10 » Et par la suite, isolé dans un contexte beaucoup plus sec et lapidaire, se retrouvera encore fugitivement le ton des Nourritures : « Ô jardins en extase suspendus dans l'attente d'on ne savait quoi sous la lune ! » (p. 1428).

     Mais à peine a-t-il pris le temps de célébrer cette sensuelle insouciance et cet abandon à la volupté que l'auteur lui oppose aussitôt la valeur de [252] la contrainte et de l'effort, deux thèmes essentiels dont on peut discerner à travers toute l'oeuvre (et le Journal) de Gide le contrepoint. C'est Égée ici qui, en bon éducateur, se charge d'inculquer à son fils putatif ce sens du devoir : « Il m'enseigna que l'on n'obtient rien de grand, ni de valable, ni de durable, sans effort » (p. 1416). Mais, en bon éducateur aussi, il le tente et, pour l'inviter à se faire des muscles, lui conte que Poseidon a caché des armes, à lui destinées, sous un rocher. Gide a traité trois fois cet épisode, preuve de l'importance qu'il y attachait. D'abord dans les Considérations sur la Mythologie grecque (Incidences, p. 128), puis dans le Monologue de Thésée, fragment publié dans le tome XIII des OEuvres complètes (p. 405), enfin dans le Thésée  11 (p. 1416).

     Le thème des armes spécialement destinées à un héros et dont nul autre ne peut s'emparer, est fréquent dans les légendes : telle l'épée plantée dans un tronc d'arbre « at hiolltum upp » par Odin et que Sigmundr seul peut en tirer (Volsunga Saga, 3) ou celle « férue dusc' au heut » (elle aussi) dans une enclume et qui ne cède qu'à la main d'Arthur 12.

     En Grèce nous connaissons l'importance des armes divines d'Achille, de l'arc et des flèches de Héraklès dont hérita Philoctète 13 : Gide la note dans ses Considérations (Incidences, p. 128). Peut-être y a-t-il un souvenir de ce thème à l'origine de la carrière de Thésée, mais il est passablement effacé et, du moins dans le récit qui nous a été transmis, les armes apparaissent surtout comme un signe de reconnaissance 14, [253] autre thème favori des contes -- que le fils, élevé loin de son père, pourra plus tard lui montrer. Chez Plutarque, en effet, il n'est pas question d'armes divines : c'est Égée seul qui, avant de quitter Trézène, cache sous un rocher, qu'il montre à Aithra, son glaive et ses sandales, lui recommandant de lui envoyer son fils parvenu à l'âge d'homme s'il est capable de soulever le rocher (Th., 3). Et c'est ce qui se passe en effet : « Il saisit le rocher par en dessous, le souleva aisément » (Th., 6). Il s'agit donc chez Plutarque d'une épreuve sans valeur éducative, qui témoigne de la force acquise sans doute, mais qui ne la fait pas acquérir.

     Chez Gide au contraire, cela devient une « admirable épreuve d'entraînement ». Et si, dans les Considérations, « chacun de ces héros a ses armes à lui et qui ne sauraient convenir à nulle autre », dans le Thésée « les armes importent moins que le bras qui les tient ; le bras importe moins que l'intelligente volonté qui le guide » (p. 1416). Il s'agit donc uniquement d'une méthode d'éducation. Méthode contre laquelle se révoltait d'ailleurs le Thésée du Monologue, indigné que l'on eût abusé de sa crédulité et que l'on eût eu recours à une fable dans l'intérêt de la raison, mais méthode qui atteignait parfaitement son but puisqu'elle fouettait si bien la volonté du héros qu'elle l'amenait à se forger lui-même, après ses muscles, ses armes (p. 1608).

     Les armes en main, Thésée part pour Athènes et, dédaignant les sages avis de Pitthée qui lui conseille de s'y rendre par mer, choisit la route de terre infestée de brigands. Il est jaloux de la gloire de Héraklès et rêve de prouver -- et d'éprouver -- sa valeur. Gide ici a suivi Plutarque, mais tandis que ce dernier présente un Thésée étrangement scrupuleux « résolu à ne faire de tort à personne, mais à se défendre contre ceux qui prendraient l'initiative de la violence » (Th., 7), le héros gidien, dont la vertu est vraiment, pour reprendre une expression de Nietzsche, une « moralinfreie Tugend » (Nietzsches Werke, Bd. XV, p. 378), prend allègrement son parti d'avoir, « en réduisant quelques noirs bandits avérés », occis par une « légère erreur » un très digne homme, Scyron (sic 15 ). C'est du [254] même ton cynique et désinvolte qu'il parle de Périgone, sa première conquête amoureuse : « Je venais de tuer son père et lui fis en récompense un fort bel enfant, Ménalippe. J'ai perdu l'un et l'autre de vue, passant outre 16... »

     Tandis que Plutarque juge sévèrement les multiples amours de Thésée (Th., 29, Romulus, 35), ne trouvant à sa conduite « aucune excuse plausible », Gide au contraire se complaît à leur évocation 17 et leur accorde même une valeur éducative : ils « m'ont appris à me connaître, concurremment avec les divers monstres que j'ai domptés » (p. 1415). Le combat et le plaisir apparaissent ainsi comme les deux expériences décisives -- et complémentaires -- qui permettent à un homme de prendre la mesure de lui-même.

     Ces premiers combats, d'ailleurs, Gide les mentionne sans les décrire 18, préférant les considérer en bloc pour dégager plus librement leur valeur générale et symbolique, et profitant de cette généralité un peu vague pour les assimiler audacieusement à une lutte de l'homme contre les dieux : « Les premières et les plus importantes victoires que devait remporter l'homme, c'est sur les dieux. Homme ou dieu, ce n'est qu'en s'emparant de son arme, et pour la rétorquer contre lui, comme je fis de la massue de Périphétès... que l'on peut s'estimer l'avoir vraiment vaincu » (p. 1417). La peine du talion que Thésée faisait subir à ses adversaires devient ici une méthode de lutte « philosophique » et le héros lui-même un ancêtre des Encyclopédistes (et bien entendu de Gide lui-même), un véritable Aufklärer. N'a-t-il pas « balayé certaines pistes aventureuses où l'esprit le plus téméraire ne s'engageait encore qu'en tremblant ; clarifié le ciel de manière que l'homme, au front moins courbé, appréhendât moins la surprise » (p. 1417) ? Et ne prévoit-il pas le temps où l'homme saura s'emparer de la foudre de Zeus elle-même ? Singulière promotion intellectuelle d'un héros que l'auteur ne présente nullement comme intellectuel, tout au contraire 19 (« Pitthée, Égée étaient beaucoup plus intelligents [255] que moi... Mais l'on me reconnaît du bon sens » [p. 1418]. « Je te louerai de ne point te laisser embarrasser par la pensée » [p. 1431]. « Il ajouta que je lui paraissais un peu niais » [p. 1450]. Etc...) et, au premier abord du moins, transformation plus singulière encore du pieux fondateur du culte athénien, que Plutarque nous montre accomplissant scrupuleusement les rites et instituant des fêtes en l'honneur des dieux (Th., 14, 18, 21, 22, etc.). La légende toutefois offre plus d'un aspect et l'audace du héros qui ose s'attaquer aux déesses et franchir le seuil du Hadès pourrait justifier la transposition symbolique opérée par Gide, de même que ses combats contre des « monstres », tels que les Centaures ou le Minotaure, semblent faire de lui un champion de « l'humain 20 ».

     Chose curieuse, Plutarque ne modernise guère moins les exploits du fils d'Égée, mais d'une tout autre manière. Tandis qu'il peint, comme nous l'avons vu, un Thésée soucieux de justice et qui pourrait être l'élève de Socrate, il fait des brigands de l'isthme des « nietzschéens » avant la lettre ou, pour rester dans le monde grec, des disciples de Kalliklès et de Thrasymaque, les sophistes du Gorgias et de la République : « Persuadés [256] que la plupart des hommes ne louent la pudeur, la justice, l'égalité et l'humanité que parce qu'ils n'osent pas commettre l'injustice ou qu'ils ont peur d'en être victimes, ils pensaient que ces vertus ne conviennent point à ceux qui sont capables de s'arroger plus que les autres... » (Th., 6). Ainsi les mêmes faits nous sont présentés dans un cas comme résultant du conflit de deux morales, dans l'autre comme symbolisant une campagne pour l'affranchissement de l'esprit.

     Après ses six victoires -- la moitié des travaux d'Hercule, on le remarquera au passage -- Thésée arrive à Athènes, échappe à la tentative d'empoisonnement de Médée, se fait reconnaître d'Égée, défait les Pallantides, et immole le taureau de Marathon : tous ces faits rapportés par Plutarque (Th., 12, 13, 14) n'intéressent pas Gide, pressé d'aborder « l'aventure admirable » de Crète. En revanche, il est, au début de cette aventure, un épisode négligé certainement comme pur « conte de fée » -- par le philosophe de Chéronée, mais que l'écrivain français a eu soin de recueillir, chose d'autant plus intéressante que cet épisode, bien connu par les peintures de vase, est presque ignoré de la littérature. Seul Bacchylide -- outre de sèches mentions chez Pausanias (I, 17, 3) et chez Hygin (Astronomica, II, 5) -- l'a traité dans un dithyrambe 21, qu'il est instructif de comparer au récit gidien.

     Chez Bacchylide, la scène se déroule à bord de « la nef à la proue bleu sombre » de Minos, venu chercher lui-même à Athènes les « deux fois sept brillants enfants des Ioniens » qu'accompagne Thésée. Le roi de Crète s'intéresse d'un peu trop près à l'une des jeunes filles qui appelle au secours le héros. Celui-ci défie le fils de Zeus et se réclame fièrement de son père Poseidon. Minos le met aussitôt à l'épreuve :

cet ornement d'or
qui brille à ma main,
rapporte-le des profondeurs salées,
jetant hardiment ton corps dans les demeures paternelles.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Plonge dans le mugissant abîme !

Thésée s'exécute et saute à l'eau. Déjà toute la jeunesse d'Athènes le pleure sur le navire, mais dans les flots les dauphins le portent au palais de son père, « seigneur des chevaux ». Là il est saisi de crainte à la vue « des illustres filles de l'heureux Nérée » -- trait inattendu, il faut le dire, chez un amateur de femmes aussi entreprenant que Thésée. Il n'en est qu'à ses débuts, il est vrai, il n'a encore que seize ans et le faste de ce monde inconnu est bien fait pour le troubler. Il contemple, ébloui,

[257] les beaux membres 22
qui brillent comme la flamme
et les bandeaux tressés d'or
qui s'enroulent à leurs cheveux

tandis qu'elles « se réjouissent dans leur coeur en dansant de leurs pieds humides ».

     Tout le charme féminin des eaux prend forme et figure sous nos yeux et derrière cette féminité s'efface la puissance virile. Ce n'est pas -- chose étrange, mais psychologiquement significative 23 -- « l'ébranleur de terre Poseidon » qui accueille son fils, c'est, après les Néréides, Amphitrite -- l'eau maternelle -- « qui l'enveloppe de chatoyante pourpre et pose sur ses épais cheveux une sombre guirlande de roses », guirlande qu'elle reçut jadis en cadeau de noces « de l'artificieuse Aphrodite ». Cette guirlande eut une grande fortune poétique si c'est bien elle, comme le déclare Hygin (Astr., II, 5), qui, offerte par Thésée à Ariane, fut plus tard changée en constellation par Dionysos 24. Selon le même Hygin, l'éclat de cette guirlande aurait guidé Thésée dans les ténèbres du Labyrinthe, et sans doute, puisqu'elle vient d'Aphrodite, a-t-elle servi de plus au héros à gagner l'amour d'Ariane. On voit donc son importance.

     Ainsi vêtu et couronné de dons divins, Thésée reparaît sur le bateau et, qui plus est, sans une goutte d'eau sur le corps. Devant un tel prodige, il n'est même plus question de l'anneau de Minos. Les jeunes Athéniens entourent leur prince en chantant « d'une voix charmante ». Et le poème se termine brusquement par un péan :

Délien, des choeurs de Kéos
[258] réjouis ton coeur
et accorde-leur le lot béni du bonheur !

Au lieu de ce brillant tableau mythologique, Gide ne nous offre que le récit d'une ruse et d'un exploit sportif. Il n'est pas question chez lui du voyage de Minos à Athènes, non plus que de son goût pour quelque jeune captive. Simplement, Thésée à son arrivée en Crète s'étant prévalu de son ascendance divine, le roi, « pour tirer la chose au clair », le soumet à « l'épreuve du flot ». Il le conduit sur un promontoire et s'apprête à jeter à l'eau, non plus sa bague, mais sa couronne. Habilement, prudemment, Thésée proteste. « Laissez-moi plonger sans appât. Je vous rapporterai de ma plongée quoi que ce soit qui l'atteste et la prouve. » (p. 1424). Il se dévêt, mais réussit à dissimuler sous une écharpe une escarcelle dans laquelle il conservait « quelques pierres de prix ». Puis il plonge et, sous l'eau, tire de son escarcelle « une agate onyx et deux chrysoprases » qu'il offre ensuite, comme si elles venaient de Poseidon, à la reine et aux princesses. En somme, une ingénieuse duperie.

     Du poème grec -- directement ou indirectement connu -- Gide a retenu l'idée que Thésée prouvait son origine en rapportant, non l'anneau de Minos, mais une parure donnée par les dieux -- parure remplacée ici par des pierreries dont le voyageur avisé, sachant qu'elles « gardent leur pleine valeur n'importe où », a pris soin de se munir. Un bon entraînement de plongeur et le sens des affaires, voilà le mythe « expliqué » -- transposé du moins dans l'atmosphère du XXe siècle. Mais ce traitement -- fort dans le goût des « lumières » assurément -- n'est-il pas quelque peu superficiel ? (et non point tellement éloigné des « explications » pour lesquelles Gide montrait tant de dédain -- Incidences, p. 128). Et quel prosaïsme auprès du lyrisme de Bacchylide !

     L'aventure de Crète chez Plutarque se décompose en versions contradictoires à propos desquelles l'auteur n'exprime guère que son scepticisme, rapportant toutefois avec le plus de soin les moins connues -- et les plus rationalisantes --, expédiant en quelques mots ou négligeant même complètement (p. ex. Th., 20, 3) la tradition la plus répandue. Ce qui demeure dans son récit de plus solide et de plus frappant, c'est l'importance des cérémonies religieuses qui le ponctuent, qui le distinguent d'ailleurs de toutes les autres aventures de Thésée et qui montrent bien que là était le noyau mythique de la légende de Thésée en Attique. Offrande à Apollon, sacrifice à Aphrodite avant le départ (Th., 18) -- et surtout institution du geranoV et d'un concours gymnique à Dèlos (Th., 21), fondation des Oschophories (22-23) à son retour à Athènes, nous touchons là des éléments essentiels du culte athénien.

     Des descriptions de Plutarque, Gide a conservé l'alternance des [259] « lamentations... avec les chants de joie » pour célébrer à la fois l'allégresse de son retour et le deuil de son père à la fête des Oschophories (Gide, p. 1444, Plutarque, 22) et l'établissement d'un culte d'Ariane (p. 1445) « où je pris la peine de danser » (libre interprétation de Th., 21, 1 et 23, 4). Mais pour le reste il n'a pas emprunté grand'chose à l'historien. Sans doute a-t-il conservé le cadre traditionnel de l'aventure (adoptant d'ailleurs la version tardive, mais qu'il trouvait chez son poète favori, Virgile [Én., VI, v. 21], du tribut annuel alors que Plutarque [Th., 15] maintient la version ancienne du tribut livré tous les neuf ans, et plaçant dans ce tribut Pirithoüs, ce qui est invraisemblable puisque celui-ci n'est pas Athénien), mais dans ce cadre traditionnel il donne libre cours à sa fantaisie de romancier. C'est même, comme nous l'avons dit, le seul épisode de la légende que Gide ait vraiment, délibérément romancé.

     Il romance en ce sens qu'il peint un milieu, introduit des personnages, imagine des dialogues, noue une intrigue.

     Quittant les sources littéraires, il a, pour sa peinture de la cour crétoise, mis à profit les découvertes archéologiques. Dans son Journal de 1944 (p. 217), il cite « les beaux livres de Charles Picard » et « ceux de Glotz d'une si sensible intelligence ». Indiquons seulement sans nous appesantir que tous les détails colorés, pittoresques, même les plus inattendus, viennent de là : le corsage de Pasiphaë, par exemple, « qui la découvrait par devant jusqu'à la ceinture, montait au dessus du dos et s'achevait en énorme col évasé », de même que son chapeau finissant « en très haute pointe inclinée comme une corne en avant du front » (p. 1422) se retrouvent sur une statuette reproduite à la p. 89 de La Civilisation égéenne (fig. 10), et l'Histoire grecque  25 (p. 38) indique que le corsage est « largement échancré » par devant et se relève par derrière en col Médicis. Il n'est pas jusqu'aux fleurs de lys sur la poitrine de Minos qui ne viennent tout droit du palais de Knossos (Civil. égéenne, p. 174).

     Dans ce milieu poétiquement et scientifiquement reconstitué, Gide introduit des personnages-types : Minos est le sage, le juge bienveillant et serein qui a voulu tout éprouver pour tout comprendre 26, programme qui n'est pas sans rapport avec celui de Ménalque. Dédale est l'intellectuel, à la fois artiste et savant, théoricien et technicien, incarnation de tous les dons de l'esprit. Icare est le métaphysicien hanté jusqu'à l'aliénation [260] par l'inquiétude religieuse et le problème de l'au-delà. Le mythe de l'homme qui ne voit « d'issue que par le ciel », s'y brûle les ailes, tombe dans la mer et se noie, se prêtait évidemment à merveille à railler les « prédispositions mystiques », le danger de ne pas « der Erde treu bleiben ».

     En face de ces hommes, les femmes ne sont que de fort courtes caricatures. Pasiphaë est toute avidité sensuelle et bestiale. Ariane, dont la tradition (une tradition qui, littérairement, semble remonter à Catulle et à son « admirable 27 » poème 64) faisait l'image de l'amante passionnée et fidèle, devient celle de la femme « collante », pleine de sensiblerie et de mauvais goût et, de plus, facile, bref l'incarnation de tous les défauts féminins et surtout, grâce à son fil, de ce qui fait de la femme un obstacle au progrès du conquérant. Quant à Phèdre, même quand elle réapparaît à la fin du récit, elle n'est vue en quelque sorte que de dos, et sous son apparente vertu, d'ailleurs, couvent tous les « ferments » de sa pernicieuse famille.

     Toutes simplifiées ou effacées qu'elles soient, ces femmes permettent à l'auteur de nouer une intrigue et de montrer Thésée, épris de Phèdre, l'enlevant en même temps qu'Ariane, mais à l'insu de cette dernière 28. Cet enlèvement, inconnu semble-t-il à l'Antiquité dont les écrivains placent beaucoup plus tard le mariage de Thésée et de la jeune Crétoise (Diodore, IV, 62, Apollodore, Epitome, I, 17, Plutarque, Th., 28, etc...) et en font le fruit d'un accord politique entre le successeur de Minos et le roi d'Athènes, jouissait depuis Boccace et sa Genealogia deorum  29 d'une grande fortune littéraire. Mais l'auteur de Corydon, saisissant cette occasion de placer un couplet sur la pédérastie en Crète (pp. 1441-2), le traite d'une manière originale en imaginant de déguiser Phèdre en Glaucos, son frère. C'est ici que Pirithoüs révèle son utilité. Il persuade le jeune garçon, s'entremet sans doute auprès de Phèdre elle-même... Et Thésée, avec l'absence de scrupules que nous lui connaissons déjà et qu'il avoue (« Il n'est jamais en moi de me laisser arrêter par des scrupules », p. 1443), n'hésite pas à tromper Minos qui lui avait « prodigué les marques de sa confiance » et à abandonner Ariane qui lui avait sauvé la vie. [261] « J'abusais évidemment », consent-il à reconnaître. Mais « il faut ce qu'il faut ». N'est-il pas, en tant que bâtard, « le résultat d'un triomphe de l'instinct sur la décence et sur les moeurs » (Incidences, p. 130) ? Quoi d'étonnant donc à ce que « sur toutes les voix de la reconnaissance et de la décence », celle de son désir l'emporte (p. 1443) ? C'est la veine de L'Immoraliste, la veine hédoniste ici qui triomphe et qui aboutit, comme en conclusion de toute l'oeuvre, à une glorification sans réticence de l'instinct.

     Michel sacrifiait sa femme à son désir de vivre, Thésée sacrifie son père à son désir de régner. Si Plutarque, qui pourtant attribuait à le joie de revoir l'Attique l'oubli de hisser la voile blanche (Th., 22), jugeait -- sans doute par une conception « objective » de la responsabilité -- que le fils d'Égée « ne saurait échapper à l'accusation de parricide, même après une longue défense et devant des juges débonnaires » (Rom., 34), qu'eût-il pensé de l'interprétation de Gide ? À coup sûr celui-ci la tenait pour la véritable « explication » du mythe -- celle qui dégage son sens le plus profond -- et la clef du caractère de Thésée : « ... L'on n'a rien compris au caractère de Thésée, écrit-il dans les Considérations, si l'on admet que l'audacieux héros... a laissé par simple inadvertance la voile noire au vaisseau qui le ramène en Grèce, cette "fatale" voile noire qui, trompant son père affligé, l'invite à se précipiter dans la mer, grâce à quoi Thésée entre en possession de son royaume. Un oubli ? Allons donc ! Il oublie de changer la voile comme il oublie Ariane à Naxos 30. » (Incidences, p. 127). Comprendre cela, c'est « restituer au héros sa conscience et sa résolution », résolution qui, dans la bouche du héros lui-même, s'enveloppe d'indispensables nuances et prend soin de se chercher une excuse dans le fait qu'Égée, rajeuni par les soins de Médée, « obstruait » la carrière de son fils ; mais résolution dont le caractère criminel certainement séduisait Gide, comme le vol des ciseaux par Moktir, dans L'Immoraliste, séduit Michel 31 (p. 395).

     [262] Une fois en possession du pouvoir, Thésée, nous l'avons vu, change d'existence. La seconde partie de sa vie commence. Il renonce à l'aventure et aux aventures : « il ne s'agissait plus de conquérir, mais de régner » (p. 1445). Il reste fidèle à Phèdre et s'attelle à l'organisation d'Athènes. De cette conversion, Plutarque, ni aucun écrivain antique, ne sait rien : elle est toute de l'invention de Gide.

     La tradition attique, telle du moins qu'elle s'était établie à l'époque de la démocratie, faisait du fils d'Égée à la fois le fondateur de cette démocratie et l'auteur du synoecisme.

     Le panégyriste d'Athènes, Isocrate, le célèbre à l'envi et, notamment dans l'Éloge d'Hélène (35-37), le montre rassemblant en un seul État les différents villages, faisant « de la terre des ancêtres le bien commun de tous », établissant l'égalité et la souveraineté du peuple ; mais dans le Panathénaïque (129), il le loue, tout au rebours de Gide, d'avoir établi cette souveraineté pour s'en aller ensuite et se vouer aux prouesses.

     Si l'auteur de Robert ou l'Intérêt général a prêté à son Thésée, réformateur agraire et adversaire des rivalités économiques, un programme anti-capitaliste (particulièrement dans son discours aux riches, pp. 1445-6) où l'on est tenté d'abord de reconnaître mille allusions à notre époque 32, il se trouve qu'il a en fait emprunté nombre de traits à Plutarque ; la démolition des « petites cours de justice locale », des « salles de conseil régional », le rassemblement sous l'acropole de « ce qui déjà prend le nom d'Athènes », l'abdication de la royauté (destinée d'ailleurs, chez Plutarque, à flatter les notables), l'établissement d'une démocratie où Thésée ne serait que « le chef de guerre et le gardien des lois », l'appel à tous les étrangers qui voudraient venir se fixer à Athènes, tout cela se trouve déjà chez l'historien grec (Th., 24-25). Même la phrase abusive : « C'est ainsi que les Athéniens, entre tous autres Grecs, grâce à moi, méritèrent le beau nom de Peuple, etc. » (p. 1447) a été suggérée par lui (Th., 25). Mais tandis que l'on sent qu'ici Thésée est le porte-parole de Gide, le jugement de Plutarque sur son héros est nuancé, parfois presque contradictoire : après avoir célébré le synoecisme comme « un grand et merveilleux dessein » (Th., 24), son enthousiasme paraît l'avoir quitté quand il déclare que le roi unificateur n'a fait que « réunir... la population de nombreuses localités en détruisant beaucoup de villages qui portaient [263] les noms de rois et de héros antiques » (Rom., 33). Surtout il lui reproche de n'avoir pas su « garder jusqu'au bout son caractère de roi » et d'avoir versé dans la démagogie : « car le premier devoir d'un chef est de sauvegarder l'autorité elle-même » (Rom., 31). Il lui attribue cependant, malgré son souci de l'égalité, la division de la société en trois classes. Et de même, s'il se montre, un peu naïvement, soucieux d'assurer « l'égalité au départ », le Thésée de Gide « compte bien » voir reparaître « en fort peu de temps » l'inégalité et l'aristocratie (celle du mérite et de l'esprit, bien entendu) -- ce qui veut dire que lui aussi, comme son père spirituel, croit « à la vertu du petit nombre » et que « le monde sera sauvé par quelques-uns 33 ».

     Après avoir rapporté la fondation des Jeux Isthmiques, Plutarque raconte assez confusément l'enlèvement d'Antiope et la guerre avec les Amazones qui le suivit, renvoie aux poètes tragiques pour l'aventure de Phèdre et d'Hippolyte (qu'il ne résume même pas), énumère quelques autres amours et exploits de Thésée, évoque, à propos de la lutte des Centaures et des Lapithes, son amitié avec Pirithoüs et en vient au rapt d'Hélène qui entraîne, selon lui, la fin tragique du roi d'Athènes. Car, ayant ravi Hélène avec le concours de son ami, il se voit contraint d'aider celui-ci à son tour à ravir Korè (fille, ici, du roi d'Épire Aidôneus) et dans cette entreprise demeure captif. Pendant sa captivité, les Dioscures à la recherche de leur soeur envahissent l'Attique où Ménesthée soulève le peuple et s'empare de la royauté. Délivré par Héraklès, Thésée ne parvient pas à ressaisir le pouvoir et s'exile à Skyros, où le roi Lycomède le fait périr en le précipitant par surprise du haut d'un rocher. Ainsi toute la suite des événements peut-elle être considérée comme découlant de ce fait unique, conséquence et punition de l'incontinence du héros.

     Ce dénouement ne pouvait convenir à Gide désireux d'assurer à son personnage une fin sereine, exemplaire, éloignée des aventures, vouée tout entière au bien public et triomphante. Aussi passe-t-il tous ces faits sous silence ou les déclare-t-il controuvés. Toutefois, pour apporter au tableau les ombres nécessaires aussi bien que parce qu'il ne pouvait guère escamoter un épisode à ce point illustré par la littérature, il rappelle, en se tenant fort près d'Euripide avec sa Phèdre qui « ne respirait que vertu », son Hippolyte plus vertueux encore et la vengeance d'Aphrodite négligée (mais ici par Phèdre), il rappelle la fatale passion de la reine pour son beau-fils, ses calomnies et les malédictions du roi trop crédule, qui se trouve ainsi finalement avoir tué son fils par passion comme il avait tué son père par calcul (l'un et l'autre indirectement). Mais tout de suite [264] après cette terrible épreuve, ce tragique abaissement que lui fournissait l'auteur d'Hippolyte, il place, en guise de conclusion, cette espèce de point culminant et d'apothéose que lui offrait Sophocle avec son OEdipe à Colone.

     Cette opposition de la contemplation et de l'action qui fait le fond de la rencontre de Thésée et d'OEdipe était esquissée déjà chez Sophocle. OEdipe est le vieillard errant, accablé de malheurs et pourtant dépositaire d'une puissance surnaturelle qui apportera le salut à la terre de son élection. C'est quand il n'est plus rien qu'il devient vraiment un homme et que les dieux le relèvent après l'avoir perdu (v. 393-4). C'est aussi, quoique aveugle, en clairvoyant qu'il parle à Thésée (v. 74). On ne saurait mieux indiquer que c'est de l'acceptation de ses maux qu'il tire l'étrange grandeur à laquelle il est parvenu et que cette grandeur est toute d'origine divine, couronnement d'un destin entièrement pétri par les dieux. Thésée au contraire est le type même de l'homme d'action : « Ce n'est pas par des mots que je veux donner quelque éclat à ma vie, ce n'est que par des actes » (v. 1143), déclare-t-il, et sa dernière parole est encore pour évoquer « l'action à laquelle il doit s'appliquer sans relâche » (v. 1176). Toute la pièce fait ressortir sa promptitude de décision, sa fermeté, son réalisme en même temps que son sens de la justice et ce sont ces qualités qui font de lui pour le suppliant illustre un protecteur sûr et généreux.

     Cette confrontation symbolique « du jeune bâtisseur orgueilleux, triomphant, avec l'ancien fondateur d'empire, vieux, déchu, aveugle, errant » avait vivement impressionné Gide, ainsi qu'en témoigne une conversation de 1938 rapportée par Roger Martin du Gard (Notes sur André Gide, p. 136), et, en 1931 déjà, il imaginait la « rencontre décisive des deux héros, se mesurant l'un à l'autre et éclairant, l'une à la faveur de l'autre, leurs deux vies » (Journal, p. 1022). À cette époque il venait d'écrire un OEdipe auquel il prêtait des traits assez semblables à ceux de Thésée, mais en se crevant les yeux, son héros lui paraît, reniant tout son passé, entrer brusquement dans la nuit de la foi (cf. Journal, pp. 837 et 840). Sa catastrophe entraîne sa conversion -- sa conversion au christianisme, auquel les éléments mystiques, sobrement indiqués par Sophocle, semblaient le prédestiner. Gide alors systématise. La tare héréditaire des Labdacides devient le symbole du péché originel, la cécité volontaire d'OEdipe celui de la renonciation à ce monde pour gagner l'autre, l'illustration du grand principe mystique suivant lequel il faut renoncer à un bien matériel pour obtenir le bien spirituel correspondant, et le destin d'OEdipe en général le symbole et l'illustration de la vertu rédemptrice de la souffrance. OEdipe devient très précisément ici le représentant du christianisme et des valeurs religieuses de l'Au-delà.

     [265] Bien que Gide fût devenu l'adversaire de cette attitude 34, qui pourtant ne cessait, ne cessera de le hanter, il a su donner de l'ancien roi de Thèbes une image pleine de grandeur. Mais, malgré l'éloquence de celui-ci et le respect dont il l'entoure, Thésée ne peut se satisfaire de ses raisons et se refuse à l'accompagner sur sa route.

     « Je reste enfant de cette terre », déclare-t-il : ces paroles font écho à celles de Zarathustra : « Ich beschwöre euch, meine Brüder, bleibt der Erde treu... », et c'est bien, face au mirage des « überirdischen Hoffnungen », en faveur du « Sinn der Erde » que le choix se fait ici. Thésée est le symbole de la réussite humaine, terrestre. Il a « fait jeu des cartes qu'il a ». Il a « fait sa ville ». Il se flatte qu'après lui « saura l'habiter immortellement sa pensée ». Cette pensée, c'est que « l'humanité peut plus et vaut mieux », qu'il faut « la pousser en avant » et « l'avantager des dépouilles des dieux ». En un mot, il croit au progrès ; il a repris la tâche abandonnée par OEdipe : « dresser l'homme en face de l'énigme et oser l'opposer aux dieux ». Il sert l'homme (« ce Dieu-là seulement je peux et veux adorer 35 ») et, à l'idée de l'avoir rendu « plus heureux, meilleur et plus libre », il goûte cette félicité sans doute, « basée sur le travail et la sympathie », à laquelle Gide disait être parvenu à la fin de sa vie et en laquelle Claudel discernait la victoire du « côté goethien de son caractère » sur son « côté chrétien 36 ».

     On voit donc combien, dans cet épisode qui conclut magnifiquement son oeuvre, Gide s'éloigne de l'Antiquité, combien, en le chargeant de ses [266] préoccupations personnelles et des problèmes de son époque, il modifie le sens de la rencontre que lui fournissait Sophocle. Car si, chez ce dernier, la confrontation de Thésée et d'OEdipe peut apparaître symboliquement comme celle de la contemplation et de l'action, ce contraste vient seulement de leur situation réciproque : il est le fruit de leur destin et non point d'une option métaphysique qu'ils auraient prise chacun en sens inverse. OEdipe n'a nullement abdiqué toute volonté personnelle, puisqu'il reste inébranlable dans la haine vouée à sa patrie et à ses fils, et sa résignation ne vient que de son impuissance, même si cette impuissance est acceptée comme un effet des décrets divins. De son côté, Thésée, tout actif et entreprenant qu'il soit, est aussi respectueux que son hôte de la puissance des dieux. Les deux hommes partagent les mêmes croyances, reconnaissent les mêmes lois, se font du monde la même image : ils sont d'accord, fondamentalement.

     Gide a introduit entre eux le divorce moderne du Ciel et de la Terre et, de l'opposition de leurs personnages, il a fait l'opposition de deux conceptions de la vie. Ainsi a-t-il agi tout au long de son récit. Reprenant les « gestes » de la légende, les situations que lui présentaient les écrivains antiques, il les a incorporés à son univers, les laissant en quelque sorte résonner librement en lui. Mais si loin qu'il soit allé, si fort qu'il ait innové dans certains épisodes, comme celui d'OEdipe ou celui de Dédale et d'Icare, il est toujours resté profondément, fidèlement attentif aux suggestions de la fable. La fable est chez lui comme ces branches qui, plongées dans certaines sources calcaires, se couvrent de riches concrétions tout en gardant la même forme. Nous avons, dans cette étude, comparé avec quelque détail son récit à celui de Plutarque : en résumant brièvement le portrait que chacun des deux écrivains trace de son héros, nous verrons se confirmer les constatations précédentes.

     Pour Plutarque, Thésée est un « vrai guerrier » qui allie l'intelligence à la force, l'audace à la grandeur d'âme, la passion de la justice et du bien public au désir de la gloire et de la vertu. Mais à ces belles qualités il joint le goût de la violence et du plaisir ; impulsif, inconstant, il enlève des femmes et les abandonne, cause par sa légèreté et sa crédulité la mort de son père et de son fils, et ses instincts, qu'il ne sait contenir, entraînent finalement sa défaite et sa mort.

     Si l'auteur de L'Immoraliste valorise autrement que celui des Vies parallèles les traits de caractère du fils d'Égée, s'il en fait une de ces heureuses natures à qui tout réussit, et si d'ailleurs il le montre « se rangeant » très tôt, ce qui lui épargne l'échec final, s'il le rapproche de lui en lui prêtant des intentions d'Aufklärer fort étrangères au héros grec, comment ne pas reconnaître que le garçon qu'il nous peint, vigoureux, « sportif », [267] entreprenant, audacieux, cet esprit net et pratique tout entier tourné vers l'action, qui ne s'embarrasse pas de scrupules, mais qui se fie à ses instincts, ce réaliste ambitieux, enthousiaste, dévoué à son oeuvre et avide de faire de grandes choses, est bien, pour l'essentiel, conforme au personnage de Plutarque, et qu'en faisant de son Thésée l'incarnation de l'activité, du courage et de l'énergie, Gide restait fidèle au type du héros antique ?

 

(*) À signaler, du même auteur, postérieures à cet article, deux études, l'une parue dans la même revue sur « la figure de Thésée dans le théâtre du XVIIe siècle » (ZFSL, Bd LXXX, Heft 1, févr. 1970), l'autre sur « le mythe de Thésée » dans Mythes, images, représentations (Actes du XIVe Congrès de la Société française de littérature générale et comparée), Limoges : Trames, 1981.

NOTES

1. Roger Martin du Gard, Notes sur André Gide, p. 135.

2.Die Theseussage in der französischen Literatur unter besonderer Berücksichtigung von A. Gide Thésée. Dissertation (Tübingen, 1953).

3.Cf. Journal (1889-1939), pp. 347, 840, 1022, 1077, 1144. Journal (1939-1942), p. 84. Journal (1942-1949), pp. 11, 216, 217. Incidences, pp. 127-30. Romans, récits et soties, oeuvres lyriques (Pléiade, 1958), pp. 185, 198, 977, 1067, 1068. Nous citons toutes les oeuvres lyriques et romanesques (et notamment Thésée) d'après cette édition. Pour Incidences, nous utilisons la 47e édition (Gallimard, 1948).

4.Thème ambigu d'ailleurs et que Gide, suivant le cas et sans se préoccuper de la contradiction, valorise dans un sens ou dans l'autre. Car s'il en fait le plus souvent, un peu superficiellement et injustement, le « fil à la patte », symbole de ce qui retient et empêche d'avancer, il doit bien reconnaître aussi que sans le fil Thésée ne sortirait pas du labyrinthe et, livré à lui-même, se perdrait. Dédale (et non Ariane) insiste très fortement sur la nécessité de « revenir » : « Reviens à elle, ou c'en est fait de tout le reste, du meilleur... » Le fil, « figuration tangible du devoir », devient en même temps le symbole de l'attachement nécessaire au passé : « Reviens à lui. Reviens à toi. Car rien ne part de rien, et c'est sur ton passé, sur ce que tu es à présent, que tout ce que tu seras prend appui » (p. 1433). Tout indique que ces paroles dont les circonstances soulignent l'évidente sagesse expriment la pensée même de Gide et l'on naurait pas de peine d'ailleurs à en trouver l'écho autre part. On lit par exemple dans le Journal (1931, pp. 1023-4) : « [La France] se doit de prouver quelle est capable d'évoluer sans pour cela renier son passé. Un renouveau qui s'achèterait à ce prix serait l'équivalent d'une faillite. C'est ce passé même qui doit enfanter son avenir. » Et l'époux de Madeleine ne notait-il pas encore en 1940, à l'un des moments sans doute où il se sentait le plus loin d'elle, de sa mémoire : « ... Je ne me serais pas marié ! En écrivant ces mots, j'en tremble comme dune impiété. C'est que je suis resté malgré tout très amoureux de ce qui m'a le plus gêné et que je ne puis pas jurer que cette gêne même n'ait pas obtenu de moi le meilleur. » (Journal (1939-1942), p. 84).

5.Nous citons Plutarque d'après l'édition des Belles Lettres : Vies, tome I, Paris, 1957. De même Sophocle, Les Belles Lettres, tome III, Paris, 1960. Pour Bacchylide, nous avons utilisé l'édition de Jebb : Bacchylides, The Poems and Fragments, Cambridge, 1905.

6.Semblable en cela à l'oeuvre d'art, qui elle aussi ne doit que conter et que peindre et se garder de conclure. Car « malheur aux livres qui concluent ; [...] la conclusion écrase le livre » (Incidences, p. 54). C'est affaire à la philosophie d'expliquer, l'art se contente de suggérer.

7.Il en avait treize dans la première édition publiée par Jacques Schiffrin à New-York en 1946. Gide a supprimé le neuvième consacré aux plaintes d'Ariane.

8.Exception faite peut-être pour la rencontre avec OEdipe qui d'ailleurs forme une sorte de conclusion.

9.« Quel avantage pour le bâtard ! Songe donc : celui dont l'être même est le produit d'une incartade, d'un crochet dans la droite ligne... » (Romans, etc., p. 854). Et dans OEdipe : « C'est un appel à la vaillance que de ne connaître point ses parents. » On pourrait multiplier les citations. Et l'on sait aussi que Gide a joint la pratique à la théorie.

10.Ce ne sont pas seulement Les Nourritures terrestres, mais aussi Aux Fontaines du Désir que rappelle ici Thésée. « J'ai désiré des bêtes, des plantes, des femmes... », écrit Montherlant. Et plus loin : « Maintes fois, j'éprouve le besoin violent de baiser une fleur, du sable, de l'eau, et j'ai posé, perdu mon visage contre le froid des statues de marbre, comme enfoui dans la rose la plus profonde... » (Aux Fontaines du Désir, Grasset, 1942, pp. 38-9).

11.Et dans Les Faux-Monnayeurs (p. 977) Bernard, soulevant le marbre du guéridon où il trouve la lettre lui révélant sa bâtardise, est comparé à Thésée soulevant le rocher. Même épreuve « initiatrice ».

12.Merlin, Paris, 1886, tome I, p. 135. L'expression « dusc' au heut » est l'exact équivalent de l'expression scandinave « at hiolltum up » (V. S., éd. M. Olsen, København, 1906).

13.Et « jeder Philoktet weiß, daß ohne seinen Bogen und seine Pfeile Troja nicht erobert wird » (Nietzsches Werke, Leipzig, 1903, Bd. XIII, p. 32).

14.Il jouera un rôle déterminant dans toute l'histoire de Thésée. Car il semble, à en croire les écrivains latins tout au moins, que ce soit la même épée qui après avoir sauvé la vie de Thésée entraîne la mort d'Hippolyte. Chez Ovide (Mét., VII, v. 422-3), c'est en voyant « dans la poignée d'ivoire du glaive les signes de sa race » qu'Égée reconnaît son fils et renverse la coupe de poison qu'il était en train de lui tendre (« cum pater in capulo gladii cognovit eburno signa sui generis... »). Et chez Sénèque (Phaedra, v. 899-900), c'est à la « poignée d'ivoire royal incrustée de petits signes, honneur de la race d'Actée » de l'épée que lui montre Phèdre que Thésée reconnaît Hippolyte (« regale parvis asperum signis ebur capulo refulget, generis Actaei decus »). La similitude des termes (que nous soulignons pour la faire mieux ressortir) est frappante et incite à conclure à l'identité de l'épée dans les deux cas. C'est en tout cas le même motif, le même « signe de reconnaissance » dont la puissance fatale sauve le père et perd le fils.

15.Les deux seules formes de ce nom attestées dans les textes grecs sont Skurwn et, plus tard Skeirwn. L'orthographe (avec y) adoptée par Gide est sans doute une survivance médiévale que rien ne justifie (on la trouve par exemple dans la Genealogia deorum gentilium de Boccace. Pourtant Amyot écrit Scirron. Je n'ai eu sous les yeux, il est vrai, que l'édition de 1784).

16.N'est-ce pas là, en plus « héroïque », le ton même de Lafcadio ? Par exemple : « Faby, les premiers temps, était confus de se sentir épris de moi... Volontiers, je le reverrais aujourd'hui ; c'est fâcheux qu'il soit mort. Passons », etc. (p. 824).

17.Sans doute est-ce Thésée qui parle, mais quoiqu'il se donne l'élégance de le faire réfractaire à la pédérastie la sympathie de l'auteur est manifeste.

18.Omettant même l'un d'eux contre la laie de Krommyon jugé sans doute trop peu noble.

19.Gide ne s'embarrase pas de contradiction. « Sache montrer aux hommes ce que peut être et se propose de devenir l'un d'entre eux » (p. 1416) : par ces paroles prêtées à Égée (et plus généralement dans tout le récit), il veut faire évidemment de Thésée le type de l'homme confiant en ses seules forces et triomphant par elles seules, le champion de la valeur et du progrès humains. Et quelques lignes plus bas, il n'hésite pas à le dire fils d'un dieu ! (« On me l'a dit et que le grand Poseidon m'engendra... »). De même, après lui avoir donné cette noble mission de « clarifier le ciel de manière que l'homme au front moins courbé... etc. », il le montre plus tard renchérissant « sur les racontars afin d'ancrer le peuple en des croyances dont il n'a que trop tendance à se gausser. Car il est bon que le vulgaire s'émancipe, mais non point par irrévérence » (p. 1445). Quelles sont donc ces croyances dont le peuple n'a que trop tendance à se gausser ? La descente de Thésée aux enfers, le viol de Proserpine ? Où serait l'irrévérence s'il n'y croyait pas et comment le roi d'Athènes entend-il son émancipation ? Voilà qui demeure pour le moins obscur. Mais c'est toute lattitude de Thésée vis-à-vis des dieux, auxquels il semble tantôt croire et tantôt ne pas croire, qui est ambiguë. On pourrait y voir un reflet de la propre attitude de Gide et de sa perpétuelle oscillation entre le oui et le non (Ne disait-il pas sur son lit de mort encore : « C'est toujours la lutte entre le raisonnable et ce qui ne l'est pas » ?), mais avec cette différence capitale qu'il y avait chez ce dernier sentiment aigu de l'antinomie, « inquiétude », tourment, « écartèlement », déchirement, tandis que rien de tout cela ne se retrouve chez son personnage, qui est l'homme le moins anxieux du monde.

20.On pourrait aller encore beaucoup plus loin dans ce sens en tirant parti de la remarque par laquelle Plutarque termine sa comparaison de Romulus et de Thésée : que celui-ci paraît être né contre la volonté des dieux (en raison d'un oracle rendu avant sa naissance et que Plutarque interprète de cette manière). Mais Gide ne la pas relevée.

21.No 16 dans l'édition Jebb.

22.On retrouve ces déesses aux beaux membres par delà vingt-cinq siècles dans la Deuxième Ode de Claudel : « Comme du fond de l'eau on voit à la fois une douzaine de déesses aux beaux membres, / Verdâtres monter dans une éruption de bulles d'air, / Elles se jouent au lever du jour divin dans la grande dentelle blanche, dans le feu jaune et froid, dans la mer gazeuse et pétillante ! » (éd. de la Pléiade, p. 237). Et dans une phrase de Heinrich von Ofterdingen (Schriften, Bd. I, W. Kolhammer Verlag, 1960, p. 197), Novalis nous fait assister en quelque sorte à la naissance du mythe, la transformation des vagues en jeunes filles : « Die Flut schien eine Auflösung reizender Mädchen, die an dem Jünglinge sich augenblicklich verkörperten. »

23.Cf. à ce sujet les analyses de G. Bachelard dans L'Eau et les Rêves.

24.Cette « métamorphose » a été chantée notamment par Ovide (au moins trois fois : Met., VIII, v. 178 et suiv., Fastes, III, v. 510 et suiv., Art daimer, I, v. 536), Nonnos (Dionysiaka, liv. 47, v. 451-2), etc... Bien entendu, il existe aussi d'autres versions touchant l'origine de la couronne d'Ariane, l'une en particulier qui fait de cette couronne un cadeau de Dionysos et que Gide cite, dubitativement, dans son chapitre XI (p. 1445).

25.G. Glotz, La Civilisation égéenne, Paris, 1923. Du même auteur, Histoire grecque, tome I, P.U.F., Paris, 1925.

26.On trouve chez Montherlant, dans un texte de 1924, une formule toute voisine : « Tout vivre pour tout connaître, tout connaître pour tout comprendre... » (Les Olympiques, Grasset, 1938, p. 163).

27.Jugement de Claudel dans une lettre à Jacques Rivière du 28 janvier 1908.

28.« Ah ! je voudrais savoir s'il songeait à Phèdre, déjà ? Si, quittant la cour de Minos, il enleva les deux soeurs à la fois ? », écrivait Gide en 1919 (Incidences, p. 130). Vingt-cinq ans plus tard, il avait choisi cette solution, qui manifestement le tentait.

29.Éd. Gius. Laterza et figli, Bari, 1954, tome II, p. 521 (liv. X, ch. 49).

30.Catulle avait déjà fait le même rapprochement, mais en lui donnant une tout autre signification. Chez lui (poème 64), « l'oubli » d'Ariane à Naxos est la cause de l'oubli de la voile et la mort de son père est pour Thésée le châtiment de son ingratitude d'amant. Le héros est puni par où il a péché : puisse-t-il oublier les recommandations de son père comme il a oublié les promesses qu'il ma faites ! s'écrie Ariane dans sa fureur, et le ciel ratifie sa malédiction. De sorte qu'en débarquant à Athènes, Thésée « ressentit une affliction égale à celle que son coeur oublieux avait causée à la fille de Minos » (v. 247-8). La motivation de Catulle est donc à l'inverse de celle de Gide.

31.« Vous nêtes content que quand vous leur avez fait montrer quelque vice », dit Marceline à son mari, et celui-ci doit reconnaître qu'« en chaque être le pire instinct lui paraissait toujours le plus sincère » (p. 464).

32.M. Étiemble, dans son article des Temps Modernes sur « Le style du Thésée  d'A. Gide » (mars 1947), n'hésite pas à faire de Thésée partageant les fortunes et « brisant les koulaks », un « démocrate au sens stalinien ».

33.Feuillets dautomne, Mercure de France, Paris, 1949, p. 206.

34.À laquelle il rend hommage aussi dans les Feuillets d'automne (de même époque à peu près) que Mademoiselle L. Poetzsch, dans son étude sur André Gide und die Antike (Dissert., Tübingen, 1954) a raison de rapprocher de ce passage de Thésée. Elle a tort en revanche d'opposer (p. 128), à cette opinion prétendue nouvelle de Gide, « die schärfste Kritik und Mißachtung » qu'il aurait fait subir « in seiner Frühzeit » à cet « héroïsme d'acceptation ». Mademoiselle Poetzsch ignore-t-elle Numquid et tu... ? Et comment ne pas reconnaître dans La Porte étroite l'illustration même de cette phrase (qu'elle cite) : « Le christianisme peut nous mener à l'héroïsme, dont une des plus belles formes est la sainteté » (Feuillets dautomne, p. 248) ? Même si l'auteur estime quAlissa fait fausse route, son admiration pour elle, pour sa grandeur d'âme ne fait aucun doute. De même que la phrase précédemment citée des Feuillets dautomne s'accompagne à la page suivante de celle-ci : « Mais tout de même, si le navire doit être sauvé, ce ne sera pas par des mains jointes. » Il y a toujours chez Gide ce mouvement de balancier : l'admiration n'empêche pas la critique, la critique n'exclut pas la compréhension.

35.Feuillets dautomne, p. 259.

36.Correspondance Claudel-Gide, p. 242.

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