Commencée sans doute
au printemps 1902, poursuivie en novembre et en décembre
de la même année, terminée en 1908, publiée
aussitôt, dans Vers et Prose1, Bethsabé n'appartient certes pas aux uvres maîtresses de Gide.
Ce petit traité, qu'il destinait
expressément au théâtre -- il avait écrit
le rôle de David pour l'acteur de Max --
développe pourtant un thème très personnel,
obsédant, qui jalonne toute l'oeuvre de l'écrivain
de sa jeunesse à sa maturité, à savoir l'attitude
de l'homme et de l'artiste face au désir, face à toutes
les formes de désir, et notamment le désir de plénitude
que pourraient apporter la satisfaction des sens et la jouissance
sans entraves des plaisirs de la vie. La
Tentative amoureuse, dès 1893,
s'interrogeait
déjà non sur le désir lui-même, mais sur la limitation
qui s'impose à lui, et notamment sur la vanité de
la possession, « non seulment sur la posession charnelle »,
mais « toute possession rélle2 » ; et c'est pourquoi Gide avait sous-titré
son bref récit Traité du vain désir.
Même
si la parenté est très lointaine entre Bethsabé et La
Tentative amoureuse, ne serait-ce qu'à cause des données bibliques dont
est marquée Bethsabé, même si on ne
saurait établir que bien peu de rapprochements entre Luc
et David, la place du thème du désir est telle dans
Bethsabé qu'on aurait envie
de donner à cette oeuvre le même sous-titre : Traité
de la désillusion, Gide y analyse,
sous une forme qui tient de l'allégorie, la déception
et les remords auxquels peut conduire la satisfaction des désirs.
[86]
Le désir dans Bethsabé est d'abord défini
par la violence avec laquelle il s'impose. Son irruption
est brutale. Il y a quelque chose de fatal clans la manière
dont il s'empare de l'individu:
Mais le désir, Joab ! le désir entre
dans l'âme
Comme un étranger qui a faim. (162) s'exclame
David. C'est le principe vital, l'âme,
qui en est tout ébranlé. Elle a beau demeurer vigilante,
un trouble profond se saisit d'elle. Parlant de l'oiseau, I'une
des manifestations symboliques de 1'objet du désir, David
se souvient :
Et, près de le saisir, toute mon
âme s'effarait. (155) Le
désordre que provoque le désir se traduit aussi par
un bouleversement physique, tantôt la faiblesse paralysante
: « Je sentais mes genoux sans force » (155),
tantôt la vitalité retrouvée, semblable à
celle que procure le vin versé par Urie :
Je sentais rajeunir
la force de mes reins. (159)
L'affectivité est elle
aussi sollicitée, comme en témoigne cette évocation
de Bethsabé :
Elle entra parmi les roseaux
Jusqu'au coeur même de la fontaine.
Elle entra dans mon coeur plus avant.
(157)
C'est
donc tout l'être qui est marqué par l'apparition du
désir. Mais on est bien davantage frappé par la nature
confuse de ce désir. Certes le terme même de désir.
est très souvent prononcé par David et sa répétition
contribue au Iyrisme incantatoire qui caractérise le ton
de ce traité ; nommer une chose au théâtre,
c'est la faire exister, c'est imposer sa présence. Mais la
métamorphose des formes sous lesquelles il apparaît
laisse planer une indécision. Est-ce bien Bethsabé
l'objet du désir de David ?
[87]
Ainsi avant de s'incarner dans la personne de Bethsabé, le
désir est d'abord un souffle que David croit identifier comme
« l'esprit léger de Dieu » (154), une
aile. Puis il devient une colombe, enfin se substituant à
l'oiseau Bethsabé elle-même :
Quelques instants je crus que j'avais retrouvé
mon oiseau.
Le soleil qui surgit força de cligner mes paupières
;
Quand je rouvris les yeux, j'étais ébloui de lumière
Mais plus rien qu'une femme était là. (156)
L'image
de la colombe se charge de toute l'ambiguïté propre
au désir. Symbole de pureté, de paix intérieure,
elle peut représenter la sublimation de l'instinct, plus
spécifiquement de l'éros; n'est-elle pas l'oiseau
de Vénus3 ? L'évocation
de l'ascension de l'oiseau poursuivi par David de salle en salle
puis de terrasse en terrasse, toute chargée d'un frémissement
immatériel, figure la montée du désir, une
volupté purifiée, qui se veut chaste. Associée
à l'âme, cette image de l'oiseau représente
ce qu'il y a dans l'homme d'impérissable. Elle est aussi
« I'Esprit de Dieu » (155), référence explicite
à la symbolique chrétienne. Au contraire, la possession
de la colombe-Bethsabé est une chute dans la chair ; aussi
est-elle vécue par David comme une trahison. La beauté
de Bethsabé, dont on pouvait croire qu'elle avait fait naître
le désir, s'en trouve ternie:
Oui Bethsabé Eh bien ! je la
croyais plus belle.
Elle était mieux ainsi dans son jardin
Quand dans la source elle se baignait nue. (163)
Dès que le désir
a été satisfait, le repos est impossible.
L'action qu'au plein soleil les yeux de
la chair voyaient belle,
Malheur à qui, la nuit, avec l'oeil de l'esprit la revoit !
(166) Quelle
explication fournir à ce renversement ? Il y a d'abord
que l'objet du désir est resté illusoire pour David
:
Comme
encore endormi je poursuivais un rêve
Et rêvais d'un oiseau merveilleux [...] (160)
[88] Le désir n'est-il
pas comparé à « un voyageur errant »
(169) dans la parabole du prophète Nathan, un voyageur en
qui David précisément reconnaît son désir,
errant, c'est-à-dire dépourvu de véritables
attaches, qui peut comme dans certaines légendes ne se réduire
qu'à une apparence ? Il y a ensuite que cet objet est incertain.
À deux reprises, David exprime sa perplexité sur la
réalité de son désir :
Joab, quand dans mes bras enfin je l'ai
tenue,
Le croirais-tu, je doutais presque si ce que je désirais c'était
elle. (164) et
un peu plus loin :
Tout irait bien si je ne désirais
rien qu'elle. (164)
En réalité, c'est
qu'un autre objet est convoité par David, un objet plus vague,
plus abstrait, mais tout aussi intensément souhaité:
le bonheur d'Urie, un bonheur simple et tranquille, la paix d'Urie.
J'ai soif de ce bonheur d'Urie
Et qu'il soit fait de peu de choses... (164) Ce
que je désirais, c'était la paix d'Urie, parmi ces choses
Si simples et que pour me servir elle laissait... (170) Ce
bonheur, pour avoir séduit Bethsabé, « la
brebis que le pauvre avait pour tout bien », dit la parabole
de Nathan (169), David ne pourra jamais le connaître ni en
jouir. Sous cet angle aussi le désir conduit à l'insatisfaction.
Il laisse vide, sans repos ; il n'y a plus de sommeil possible pour
David.
Et
si cet objet vague : « peu de choses » ... « parmi
ces choses », cachait un objet plus secret, tenu secret
à la conscience de David, un désir qui ne s'avoue
pas ? Une interrogation du héros nous met sur la voie d'une
autre interprétation :
Bethsabé !
Bethsabé !... Es-tu la femme ? Es-tu la source ?
Objet vague de mon désir. (163)
[89] Or l'image de la source,
dans les pensées de David, est fortement liée à
Urie. Un lien intime s'est créé entre les deux hommes
grâce à cette coupe d'une eau amère dont David
avait soif et qu'Urie lui a rapportée au péril de
sa vie. Le souvenir en reste vif, brûlant même, au coeur
de David. Il se le remémore à deux reprises, au début
de la première scène (151), puis à la fin de
la scène deux, quand le désenchantement de la possession
a commencé d'atteindre sa conscience:
[... ] cette eau
de Bethélem
Qu'Urie alla chercher pour moi un jour de fièvre ;
Seule elle pouvait étancher ma soif ; pas une autre. (164)
Et si ce n'est l'eau de la source,
c'est le vin qu'Urie lui a versé que se rappelle David :
C'est de ce vin que j'avais soif, te dis-je
;
Il semblait qu'il touchât, qu'il mouillât goutte à
goutte
Un coin aride de mon coeur. (164) Le
traité est ainsi constamment marqué par la présenceabsence
d'Urie. Celui-ci est au centre des préoccupations et des
pensées de David, au point que la nature du désir
serait en dernière analyse une attirance homosexuelle dont
David ne prendrait conscience que tout à la fin de l'oeuvre
quand, avec haine, il repousse Bethsabé. Dès lors
s'explique le caractère dithyrambique de l'éloge que
David fait d'Urie au début du traité exaltant la vaillance
exceptionnelle et le courage physique du héros. S'explique
ainsi qu'il veuille partager avec Urie tout ce qu'il possède
(152), tel Candaule à l'égard de Gygès; ou
encore qu'à la fin de la première scène, il
prenne la décision de se rendre chez Urie qui semble l'éviter,
décision lourde de conséquences puisque c'est là
qu'il possède Bethsabé. La vision qu'il a du Hétien
(166-8), dont on ne sait trop si elle est réelle ou si elle
est une apparition dans l'esprit ensommeillé du héros,
trahit l'obsession qu'est devenue cette présence. Un indice
encore à la fin du traité : David refuse d'entendre
comment est survenue la mort [90] de son guerrier, préférant
s'imaginer qu'il dort dans son jardin près de sa vigne (171),
ce qui ne l'empêche pas de sombrer dans le désespoir.
Cette
interprétation trouve sa justification et sans doute sa cohérence dans la structure
même de ce monologue dramatique qui reproduit la quête
de David questionnant son passé, s'interrogeant sur sa déréliction,
celle d'un homme que son Dieu a abandonné, cherchant à
éclairer la progressive dégradation du désir
qui s'était emparé de lui.
Le
récit est placé sous le signe de la lucidité,
celle que le prophète Nathan impose à David. Quand
celui-ci évoque l'intervention du prophète, il reproduit
les protestations qu'il avait adressées à celui qui
l'obligeait à regarder en face la vérité de
sa situation : « Assez, Nathan ! Je sais » (168)
; « Assez, Nathan ! Assez !... » (170).
Mais jusqu'où sait-il, telle est
la question.
Autre
signe de cette lucidité voulue par Gide pour son héros,
le récit dramatique est fondé sur le dédoublement
du personnage. Certes, sauf au début de la troisième scène où il
est seul, David s'adresse à un interlocuteur : Joab, le chef
de son armée. Mais cet interlocuteur est silencieux. Les
six brèves répliques que lui concède Gide sont
bien trop minces pour lui accorder la place qu'occupent les confidents
dans les tragédies classiques. C'est bien à
lui-même que s'adresse David. Il revit des événements
passés qu'il a vécus intensément et dans le
même temps l'acte de remémoration se double d'une analyse
des circonstances de ces événements. Si l'on tient
compte de la perspective théâtrale, on voit se superposer
à l'ici et au maintenant de la scène les lieux où
se sont déroulées les actions qui ont conduit à
la désillusion et les moments du passé qui ont jalonné
l'évolution du désir de sa naissance à la désillusion,
c'est-à-dire les étapes d'un mécanisme psychique,
d'un travail intérieur sur soi-même qu'objective le
monologue.
Ainsi
l'action dramatique est double. On saisit le personnage à
la fois dans ses actes et dans la rétroaction de ses actes
sur sa conscience. L'acte de remémoration agit en profondeur sur celui qui revit son passé.
Le désir est alors exprimé dans toute sa complexité
: [91] le désir vécu dans la plénitude de l'instant
où il jaillit, le désir qui s'émousse du fait
de l'ndécision de son objet, le désir ressaisi par
le souvenir et par conséquent voilé du regret, de
la tristesse, du remords qu'impose la prise de conscience de sa
vanité.
Le
récit se caractérise aussi par une double temporalité.
À la durée scénique qui correspond au temps
effectif du monologue théâtral, au temps de la remémoration,
se superpose un temps fictionnel qui renvoie à différents
moments du passé, avec plus spécialement deux aspects
: un temps pseudo-historique qui évoque
un moment de la lutte de David contre les Philistins, à savoir
le siège de Rabba, un temps intérieur qui s'inscrit
dans cette durée, qui s'y trouve
étroitement imbriqué car Urie y est à la fois
le combattant zélé qui veut apporter la victoire à
David et le mari de Bethsabé, mais surtout celui dont le
roi convoite le bonheur et par qui il est secrètement attiré.
L'habileté du récit consiste dans le fait que ces
deux temporalités finissent par se rejoindre, provoquant
un dénouement aussi abrupt que surprenant. Les événements
se précipitent : la fin du siège, la mort d'Urie,
le comminatoire :
« Je la hais! »
de David repoussant Bethsabé (171). Le récit commencé
au passé finit au présent. Le rythme s'est accéléré,
signe de l'inanité du désir, force sur laquelle on
n'a pas de prise, qu'on s'y abandonne ou qu'on refuse de s'y abandonner.
Mais ce brusque dénouement peut recevoir une autre interprétation.
Se remémorant son passé, David prend conscience de
la nature de son désir. Sur le point d'en laisser affleurer
à sa conscience le véritable objet, la véritable
nature, il s'enferme dans un geste d'indignation, comme s'il ne
voulait pas voir la vérité, mais dans le même
temps se trahit. Peut-être prend-il conscience, alors qu'il se croyait lucide,
d'une certaine mauvaise foi, et notamment d'avoir attribué
à la divinité l'origine de ses désirs.
N'a-t-il pas confié à Joab :
Mais, Joab, à présent je
le demande à Dieu ; que fera l'homme
Si derrière chacun de ces désirs se cache Dieu ? (168)
Son geste est un geste
de désespoir certes, mais peut-être aussi un geste
de révolte par lequel David tait ce qu'il était en
train de découvrir.[92] Sa haine n'est pas dirigée
contre Bethsabé ; elle est bien plus une haine contre
lui-même qu'il ne veut pas s'avouer, ou encore la trouble
conscience d'une faute. Et ce geste, ne l'oublions pas, est aussi
un geste théâtral, en ce sens qu'il est un signe qui
supplée à la parole, qui doit s'interpréter
comme tel et qui pour cette raison est chargé d'ambiguïté.
Commentant
dans son Journal La Tentative amoureuse,
Gide écrivait : « J'ai voulu indiquer [...] I'influence
du livre sur celui qui écrit, et pendant cette écriture
même »4. Paraphrasant
cette déclaration d'intention, on pourrait parler à
propos de David de l'influence de la confession sur celui qui s'y
livre. Au théâtre, le personnage seul est en cause
; celui qui écrit ne peut intervenir pour commenter les paroles
de son personnage. Dans La Tentative
amoureuse toujours, l'écrivain
prend le relais du personnage pour analyser et conclure. Il ne peut
le faire dans un texte dramatique et cette loi propre à l'écriture
théâtrale ne peut qu'accentuer l'ambiguïté
du dénouement.
Gide
était-il conscient de cette ambiguïté ? Difficile de répondre. Tout
se passe dans Bethsabé comme dans Philoctète ou dans Le Roi Candaule.
Il n'est pas question directement d'attirance homosexuelle; et pourtant
elle s'y lit, plus ou moins à l'insu de
l'écrivain. Ou alors ne serait-ce
pas de ce côté qu'il faudrait chercher la raison pour
laquelle Gide a interrompu durant six années la rédaction
de son traité ? Il est troublant qu'il se soit arrêté
sur l'énigmatique réflexion de David :
Tout irait bien si
je ne désirais rien qu'elle. (164)
C'est de Saül aussi qu'il faudrait rapprocher
Bethsabé, mais en beaucoup moins
explicite. Il y a en particulier une parole du David de Bethsabé
qui se charge d'une gravité pathétique, si l'on songe
au premier drame écrit par Gide ; évoquant sa jeunesse
et les souvenirs qu'il en a gardés, David ajoute:
Je me souviens du
roi Saül... (153)
[93] La longue pause indiquée
par les points de
suspension laisse deviner sa perplexité. Songe-t-il seulement au silence de
la divinité ? Songe-t-il à la destinée de Saül,
non pas telle qu'elle apparaît dans la Bible, mais telle que
Gide l'avait reconstruite ? Le théâtre a beau
n'être pas autobiographique. Avec Gide, les questions que
se pose le personnage sont souvent proches de celles que se pose
l'écrivain.
Avec
Les Nourritures terrestres,
Gide avait exalté la réalisation, de soi par l'affirmation
des désirs. Avec Saül,
il s'était interrogé sur les dangers d'une trop grand
disponibilité à l'accueil. Bethsabé se situe dans le prolongement
de cette dialectique. La notion de désir est au centre du
traité. Elle y est complexe: son objet est flou, sa nature
indécise, illusoire. L'assouvissement du désir laisse
insatisfait David, parce qu'il n'a pas vu, ou n'a pas voulu voir
la réalité de ce désir.
Désir
illusoire, désir trompeur, désir aux apparences changeantes,
désir qui se méprend sur son véritable objet,
désir dont les fondements sont incertains et qui laisse le
vide et le désarroi au coeur et dans l'âme de l'individu.
Bethsabé peut bien être
appelé Traité du vain
désir. C'est à notre
sens ce qui fait la richesse d'un texte qui n'est certes pas une
des oeuvres maîtresses de Gide, mais à la gravité
duquel on peut être sensible, « cette si poétique
gravité » par laquelle Claude Mauriac avait été
ému lorsqu'à Pontigny il avait entendu Gide lui-même lire son traité5.
NOTES
1.
Sur la genèse
et la publication de Bethsabé, voir notre ouvrage
André Gide et le théâtre,
tome 1, pp. 58-59. Les références à
Bethsabé, indiquées entre
parenthèses, renvoient à l'édition du traité
dans Le Retour de l'Enfant prodigue précédé de cinq
autres traités.
2. Jean Delay, La
Jeunesse d'André Gide, tome
2, p. 240.
3. Voir Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire,
Paris : Bordas, réédition de 1969, p. 146.
4.
Journal 1889-1939, p. 146.
5. Claude Mauriac, Conversations avec André Gide, Paris : Albin-Michel,
1951, p. 217.
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