L'APPARTEMENT DE LA RUE VANEAU VU PAR UN TÉMOIN RAPPROCHÉ

 

Jean LAMBERT, Gide familier, Julliard, 1958,
extraits du chap. III, pp. 48-65.

Réimpression aux Presses Universitaires de Lyon en 2000.

© Jean LAMBERT


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Texte mis en ligne sur Gidiana le 15 décembre 1998. Gidiana remercie l'auteur de l'avoir autorisé à reproduire ces extraits.

   

  On sait qu'il n'était pas un sédentaire. Où s'est-il arrêté plus de trois mois ? Aussi rien, rue Vaneau, n'indiquait-il la résidence organisée. Pour commencer, il n'avait pas de bureau. Je compte cinq, six tables où je l'ai vu écrire au cours d'une journée. Le goût de l'inconfort est un sentiment assez puissant pour transformer en rien de temps une pièce ou un appartement entier, et Gide possédait cet art d'une façon naturelle et active. Oui, il avait le don de transformer les lieux et les choses par une modification inattendue de leur emploi. D'une manière générale, il les préférait incongrus, incommodes, et il pouvait travailler n'importe où. C'est une grande force pour qui a l'esprit sans cesse occupé.

     [...] J'ai connu d'abord l'appartement sans son maître. J'y vins en 1939, à mon retour de Berlin. Thomas campait alors dans ce qui avait été le studio de Marc Allégret, communiquant avec la bibliothèque par une double porte destinée a étouffer les bruits. Denis de Rougemont y avait précédé Thomas. Catherine [Gide] devait suivre, puis Albert Camus, avant qu'Élisabeth et Pierre Herbart ne fissent du studio leur pied-à-terre parisien. Je devais y revoir Thomas en 42. C'est peu après qu'on m'offrit d'occuper, au même étage, mais de l'autre côté de la cour, l'appartement de Mme Van Rysselberghe.

     [...] J'en finis avec le studio. Il était suffisamment haut pour qu'on ait pu accrocher au plafond un trapèze qui pendait au milieu de la pièce, et pour qu'une galerie l'encercle sur trois côtés, le quatrième étant formé par une énorme baie vitrée qui donnait sur la cour. Quand elle occupa le studio, Élisabeth Herbart utilisa, pour faire des rideaux, des mètres d'une toile assez rude, de couleur violine, qui avait servi pour la création de Saül au Vieux-Colombier, et qu'elle alla chercher dans la maison de Copeau, à Pernand-Vergelesse. Elle avait aussi transformé en cuisine le petit réduit, sur la galerie, que Marc utilisait pour développer ses films et ses photos. Au-dessus de la cheminée, conçue dans le style dénudé des Arts Décoratifs, une longue glace, jumelle de celle qui ornait la cheminée de Gide, servait de fond à un cavalier de bronze dont je ne saurais préciser l'origine (chinois, selon les apparences). Chinois ou japonais, en tout cas, le lampion qui pendait au-dessus du divan, comme aussi, du moins d'inspiration, un tableau de tons bruns représentant une pipe d'opium. Je ne sais plus s'il y avait déjà, ou si elle fut apportée par Élisabeth, la chaise paillée très basse qui avait été celle de Toulouse-Lautrec.

     Pour ajouter à l'aspect labyrinthique de l'appartement, je propose de retourner dans l'entrée. [...] L'entrée était sombre, éclairée seulement par la lumière d'une porte vitrée ou d'une ampoule que réduisait à rien une lanterne en cuivre découpé, de provenance turque ou africaine, unique tentative du côté de l'éclairage, avec le lustre hollandais. Un grand coffre de bois sculpté, au couvercle tendu de tapisserie, disparaissait sous des journaux, des revues et des livres -- ceux qu'on ne voulait pas garder. Au mur, et faisant face à une grande peinture de Simon Bussy représentant un coq aux couleurs glorieuses, un long porte-manteau exposait toute une série de capes et de chapeaux dont les formes insolites sont fameuses.

[...]

     La pièce assez vaste et très claire où l'on pénétrait d'abord était séparée par une porte vitrée de la petite pièce où j'avais attendu le premier jour. Le plafond élevé épousait la pente du toit. La vue était belle sur les toits gris, la Tour Eiffel, le dôme des Invalides. Le balcon qui bordait ces deux pièces et se continuait sans coupure au long de l'appartement voisin, offrait une vue assez lointaine sur la rue et les cours de quelques vieux hôtels plantées de marronniers ou nichaient des chouettes. Cette pièce était tendue d'une matière dont je ne sais si elle était paille ou toile, mais que la poussière avait encrassée sans retour. Les meubles étaient ceux d'une salle à manger d'acajou que Theo Van Rysselberghe avait dessinée pour la maison d'Auteuil. L'ex-buffet servait de placard aux manuscrits -- à ceux que Gide appelait les « manuscrits d'autrui » -- et de réserve à tout un bric-à-brac de papeterie, tandis que les tiroirs abritaient encore une argenterie qui n'avait plus été nettoyée depuis vingt ans. Sur la table ronde s'entassaient les derniers livres reçus et les revues, avant qu'un tri ne les répartisse entre les rayons du couloir et le coffre des rebuts. Livres, journaux débordaient aussi sur les chaises. La secrétaire, quand il y en avait une, travaillait sur une table aux pieds vaguement gothiques. Les dossiers des affaires en cours étaient rangés dans un classeur américain.

     Parmi les ornements : au-dessus du buffet, un des plus sombres Walter Sickert, représentant le pont du Rialto (dans l'entrée, outre le coq de Bussy, un autre Sickert, très grand : la façade de Saint-Marc); sous un rayonnage surmontant la table ronde, une série de pastels de Bussy : un gros lézard vert dont la queue, faute de place, avait été dessinée en deux morceaux, un crapaud, un poisson vert sombre aux taches d'or. Près de la fenêtre, sur une haute sellette, un de ces meubles qui figuraient obligatoirement dans tout intérieur français vers 1900, un buste de Gide, oeuvre de la sculptrice allemande Renée Sintenis, oeuvre à peine ébauchée au cours d'une visite a Berlin, mais vigoureuse, où l'on voyait la marque des doigts dans la glaise, était curieusement coiffé d'un chapeau de paille aux larges bords rapporté du Congo : Gide préférait ses bustes ornés, ou cachés. Un troisième, qu'il ne voulait plus voir, fait d'un plâtre jaunâtre, avait été sauvé plusieurs fois de la corbeille à papiers. Ç'aurait pu être le portrait d'un vieil Américain puritain de Boston. Il me doit son dernier sauvetage. J'ignore qui l'avait fait.

     Passant devant Saint-Marc, qui surmontait, dans l'entrée, une console d'acajou faisant partie du même ensemble, on abordait le couloir long, étroit et sombre, qui menait vers la bibliothèque, mais débouchait sur la salle de bains. Trois pièces ouvraient sur ce couloir : la cuisine et les deux petites chambres qui formaient toute la partie privée de ce curieux appartement. Des rayons, installés assez haut sur les murs du couloir, abritaient les auteurs modernes, sans les préserver de la poussière grasse, noire et tenace qui décourageait toute curiosité. Quatre gravures ornaient ce passage, représentant quatre moments d'une danse espagnole. Je fus très amusé de retrouver les mêmes dans l'escalier de Jouhandeau.

[...]

     Une des petites chambres avait dû lui [Madeleine Gide] être destinée. Elle ne l'occupa qu'une fois, quand elle vint à Paris pour se faire soigner. J'ai déjà parlé de cette chambre. Les meubles devaient lui en être familiers : le lit d'acajou aux formes lourdes, la commode où des bronzes manquaient, surtout le secrétaire d'Anna Schakleton, étaient des rescapés de plusieurs domiciles. Mais leur présence dans celui-ci, où elle était si peu chez elle, devait moins la rassurer qu'aviver son sentiment d'y être comme une étrangère, par le contraste des souvenirs. Comme ces meubles qu'on transporte avec soi de place en place, quelques changements qui se soient produits dans votre vie, et qui, venus eux-mêmes de lieux divers, s'intègrent à l'ensemble formant le fond de votre vie nouvelle, de combien d'éléments disparates cette vie nouvelle n'est-elle pas constituée ! Mais les disparates se fondent, au point qu'on ne les perçoit plus. Au lieu que la permanence des choses est un rappel continuel et des lieux ou elles furent, et de ce que nous avons été. Je ne crois pas que Gide fût du tout sensible à cette emprise. Il conservait les choses par indifférence, parce qu'elles étaient là. D'où, tout autour de lui, autant d'hétéroclite que dans sa propre vie, mais un hétéroclite qu'une pensée unique ne se souciait pas d'harmoniser.

[...]

     Sur la tablette de marbre du secrétaire trônait une pendule assez laide, où une jeune créature aux traits exotiques se lamentait sur la fuite du temps.

     Les rideaux de la fenêtre, comme ceux de la chambre voisine, étaient faits d'une grosse toile beige, avec des applications de galons plus clairs. Ils dataient, eux aussi, de bien plus loin que l'installation rue Vaneau, et avaient dû servir dans toute une série d'appartements. J'ai déjà dit qu'il y avait dans cette chambre le paravent décrit dans Si le grain ne meurt, que Paul Gide avait implacablement refoulé de son bureau dans le salon. Ses motifs japonais s'apparentaient à ceux d'un petit fauteuil bas de style Second Empire, dont la tapisserie représentait, au milieu de fleurs et d'oiseaux, un pont arqué au-dessus d'une rivière; les noirs, les verts, les bleus -- certains bleus éclatants qui auraient dû crier d'être en compagnie -- s'accordaient au contraire et formaient un assez joli motif, que des taches rouges rehaussaient. Les deux lits, celui d'acajou et celui, en cuivre, de la chambre voisine, étaient recouverts du même tissu un peu rêche que les rideaux.

     La chambre au lit de cuivre était celle de Gide. Elle n'aurait pu être moins plaisante, ni plus nue. Un papier grisâtre ne faisait rien pour l'égayer, ni le peu de lumière venant de la cour, ni, au mur, une reproduction en noir de l'Hiver de Breughel. Il y avait aussi une gravure japonaise représentant un vieux mendiant, ou un voyageur, au crâne dénudé, qui ressemblait d'ailleurs assez à Gide. D'autres gravures japonaises ornaient la chambre voisine, vestiges d'une vogue qui avait fleuri vers 1900.

     Que la mémoire est infidèle ! Je ne trouve rien d'autre à dire sur cette chambre, où Gide devait mourir. C'est que j'ai peine à me la représenter sans lui; et, lui présent, c'était partout des livres, des vêtements, des cravates sortant des tiroirs, la table de nuit surchargée de fioles, de tubes, de boîtes de pilules, car il a toujours aimé expérimenter.

     On passait, de là, dans une étroite antichambre qui séparait le long couloir de la salle de bains. C'est là que se trouvaient les oeuvres complètes de Jean-Sébastien Bach, aujourd'hui en la possession de François Valéry à qui Gide les a léguées. Au-dessus du meuble qui les contenait étaient rassemblés les livres consacrés à Gide ou dans lesquels son nom était cité. Ils se sont considérablement accrus depuis sa mort, sans que j'aie d'ailleurs réussi à en former une collection un peu complète. [...] Sur ces rayons aussi étaient rangées les traductions de ses oeuvres. Allemagne et Japon y tenaient une grande place; la Russie également qui entreprit vers 1935 de publier les oeuvres complètes, mais qui changea d'avis en 1936.

     Ce passage était éclairé par la fenêtre de la salle de bains d'où l'on dominait la cour de l'Hôtel Matignon; c'est pourquoi, lorsque je logeai là pendant l'occupation, je reçus la visite de policiers chargés de la sécurité de Laval.

[...]

     Deux marches, enfin, donnaient accès à la bibliothèque. Et là, ma mémoire est plus fraîche, parce que nous [Jean Lambert et Catherine Gide, devenue son épouse] avions tenu à garder cet endroit tel quel, sauf que la peinture rougeâtre de certaines boiseries avait fait place à une teinte moins agressive, et que nous avions dû y loger deux enfants. C'était une très belle pièce, qui justifiait le choix d'un logement assez incommode par ailleurs.

     Les armoires et les rayonnages, de chêne clair, avaient été dessinés par Auguste Perret. Tout ce qui n'était pas bois était livres. Le soleil du matin mettait une jolie lumière sur les reliures, et le silence incitait au travail, même lorsqu'il était troublé par la voix de Maria Férès, une des rares cantatrices capables de chanter le rôle de l'Orphée de Gluck, qui faisait ses exercices quelques étages plus bas. Deux fenêtres éclairaient cette bibliothèque; l'une, très haute, donnait sur la cour, l'autre sur les jardins de Matignon. Devant la plus grande, une vaste et lourde table à l'italienne était en général encombrée de papiers; ses dimensions autorisaient tous les désordres. Un autre grand meuble était le piano, un Steinway un peu plus clair que les boiseries, sur lequel je n'ai jamais entendu Gide jouer. On connaît ce piano par le film d'Allégret [Avec André Gide].

     A gauche, quand on entrait, se trouvaient les classiques grecs, latins et français (ceux-ci dans l'édition des Grands Écrivains) qui avaient appartenu à Paul Gide et lui devaient leurs reliures. Gide lui-même n'eut jamais grand souci de faire relier ses livres, sinon la collection de la N.R.F., mais c'était plutôt pour la commodité. Tout le panneau qui faisait face était garni de vitrines. Là se trouvaient soit des éditions un peu rares, soit les Italiens, les Anglais et les Allemands. Sous les vitrines, la série des dictionnaires. Le plus utilisé de tous, le Littré, auquel on faisait appel jusqu'au milieu des repas, se trouvait sous une banquette assez dure où Gide se tenait volontiers, dans le recoin que formait un escalier. Celui-ci, qui avait son départ à droite de l'entrée, passait devant les Français du XVIe au XIXe siècle, ceux du XXe subissant le purgatoire poussiéreux du long couloir. Quelques volumes de Balzac au cuir racorni portaient les traces d'une inondation, venue de je ne sais plus où, qui fit que Gide nous réveilla un matin de l'hiver 46-47 pour annoncer que ses livres flottaient et me demander de venir à leur secours.

     On arrivait ensuite sur la galerie, où se trouvaient encore des Anglais -- dont Conrad, dans l'édition de ses oeuvres complètes qu'il avait offerte à Gide -- des Allemands et des Russes. Venaient ensuite ceux qui, dans sa jeunesse, étaient ses contemporains : Barrès, Bourget, Zola, France, Loti, et quelques-uns de ceux qui furent ses amis : Ghéon, Claudel, Jammes, Charles-Louis Philippe. Péguy aussi se trouvait là, avec ses oeuvres complètes, un certain nombre de « Cahiers », et surtout un bel exemplaire de sa Jeanne d'Arc portant une longue dédicace aux lignes très espacées qui s'étirait sur plusieurs pages. On s'étonnait de certaines absences, et précisément parmi les amis. Un petit fascicule à couverture bleue, dans une des vitrines du bas, aurait pu expliquer ces absences, un fascicule ayant pour titre : Vente de la Bibliothèque de M. André Gide, et pour date 1922. Cette année-là, ayant fait le projet de partir pour le Congo, et se plaisant à imaginer que, peut-être, il n'en reviendrait pas, et qu'il avait besoin d'argent pour le voyage, Gide vendit tous les livres dédicacés d'écrivains qui avaient été ses amis, mais avec qui ses relations n'étaient plus tout à fait aussi cordiales. Elles ne s'améliorèrent pas. Mais voilà pourquoi certains noms ne figuraient plus, ou seulement en éditions courantes, parmi les livres de Gide, pourquoi il ne possédait plus une seule oeuvre dédicacée de Claudel, quand il avait gardé jusqu'à la moindre plaquette de Valéry. On sait qu'un des auteurs exclus, Henri de Régnier, se vengea de façon élégante en envoyant à Gide son nouvel ouvrage avec, pour dédicace : A André Gide, pour sa prochaine vente.

     Dans un coin de cette même galerie, d'où la vue était magnifique sur le parc de Matignon et un vaste paysage de toits du côté de Sèvres-Babylone, était rangée la correspondance; elle était même bien rangée, grâce, en grande partie, aux soins de Maurice Saillet, qui servit un temps de secrétaire. C'est là aussi que se trouvait le petit lit de fer de couleur verte qui servit pendant le voyage au Congo, et sur lequel on devait exposer Gide après sa mort.

     Aussi bien, tout le décor de la bibliothèque était-il plutôt africain. Des lances, des défenses d'ivoire, des masques se détachaient sur le fond sévère des boiseries; la statuette d'une divinité africaine, un petit crocodile naturalisé, des anneaux d'ivoire, erraient de place en place. Il y avait aussi des ornements moins exotiques Un long bas-relief de Jean Goujon, représentant une nymphe couchée, occupait un grand panneau du côté des classiques. Au-dessus du piano était accroché un masque au nez fort, aux pommettes proéminentes, qu'on prenait pour celui de Pascal, mais qui était celui de Leopardi. Il y avait aussi un moulage de Goethe, fait sur le visage du poète vivant et très âgé, car la chair y paraissait flasque, au contraire du beau masque sec de l'Italien. Une photo de Chopin, le dessin de Severn représentant Keats sur son lit de mort, témoignaient assez bien des préférences de Gide en musique et en poésie. Des gravures flottantes : un petit palmier de Simon Bussy, dressé sur un ciel d'un bleu vif, une allégorie de Marie Laurencin avec, dans un coin, la tête bandée d'Apollinaire; un portrait de Melanchton. Enfin, parmi d'autres objets épars, outre des pierres curieuses et des coquillages, deux oeuvres de Simone Marye : un canard, que son poids retenait posé sur la grande table, et un poisson qui circulait à la surface du piano; une statuette de bronze, cadeau de Jef Last, représentant un jeune garçon maigre; un enfant de plâtre dodu; et le sablier ancien qu'Adrienne Monnier avait donné à Gide et que celui-ci retournait ostensiblement lorsque son visiteur s'attardait trop.

 

     Si je me suis moi-même attardé à cet inventaire de l'appartement vide, c'est que, pendant plusieurs mois, je l'ai connu ainsi. J'occupais, sur la recommandation de Jean Schlumberger, l'appartement voisin, en l'absence de Mme Van Rysselberghe, qui vivait alors à Nice et à Cabris. Il me suffisait de pousser la porte séparant les deux vestibules, et je me trouvais dans ce domaine encore plus mystérieux pour être inhabité.

[...]

     Oui, les humains dérangent. Et certains par-delà leur mort, surtout lorsque leur souvenir est si vivant qu'ils semblent n'avoir pas quitté les lieux. Il me fallut des mois, en 1951, pour me persuader que ce grand vide, rue Vaneau, n'était pas simplement le fait d'un déplacement prolongé, mais une absence interminable. A de certains indices, on pouvait douter si Gide ne s'amusait pas encore à nous surprendre, par exemple quand à deux reprises les scellés apposés sur les portes de ses deux chambres furent brisés : on avait beau savoir que Gilbert la première fois, la fille de Béatrice Beck la seconde, avaient ouvert les portes par inadvertance, comment ne pas voir dans ces infractions et effractions le divertissement d'un esprit enfin libre de tout respect pour les défenses conventionnelles ? Et je crois que ce même esprit devait trouver encore plus de joie à contempler le prodigieux désordre de la bibliothèque durant cet été-là. Nous y avions transporté tout ce qui encombrait les pièces de la rue; toujours à cause des scellés, la porte demeura fermée durant des mois; l'été vint et nous trouva sans courage pour rien changer à cet amoncellement. Jamais, avec toute sa science du désordre, Gide n'aurait pu réussir une pareille juxtaposition d'objets aussi hétéroclites; et la poussière qui, malgré les fenêtres fermées, les doubles portes, les rideaux, s'était déposée sur ces choses, piano, table, chaises gothiques, fauteuils Restauration, masques d'Afrique et masque de Léopardi, piles de livres, crocodile, et sablier qu'on ne retournait plus, comme si le temps s'était arrêté de couler un soir de février, la patiente poussière de Paris donnait à cette pièce l'air d'un décor pour la dernière scène des Grandes Espérances, sauf que la mort, non la déception amoureuse, avait tout abandonné dans cet état.

     Puis, les scellés ôtés (légalement, cette fois, mais par un personnage que Dickens aurait aimé), et les peintres étant passés, la pièce retrouva son air paisible et confortable, assez pareille à ce qu'elle avait été pour qu'on s'attende à trouver Gide logé dans le recoin sous l'escalier, assis de biais sur la banquette dure qui servait de niche aux cinq volumes du Littré. Ou bien, il allait apparaître dans l'embrasure de la porte, tenant un livre dont son doigt marquait la page qu'il fallait qu'on goûte avec lui... Une autre des raisons pour lesquelles j'ai décrit l'appartement, et surtout la bibliothèque, avec un soin qu'on pourra trouver fastidieux, c'est qu'ils n'existent plus, tels qu'ils étaient, que dans le souvenir de ceux qui les ont habités, ou de ceux qui venaient voir Gide, ou de ceux qui, plus tard, ont encore eu la chance de les visiter. Aujourd'hui, pas plus que dans l'appartement qui ouvrait sur le Luxembourg, ou celui de la rue de Comailles, ou celui du boulevard Raspail, ou la villa d'Auteuil, l'ombre inquiète de Gide ne peut se retrouver chez elle rue Vaneau. Croyons que c'est une ombre incapable de regrets et qui, pas plus que le vivant qu'elle remplace, n'aime à se sentir installée nulle part.

Jean LAMBERT :

     Né le 31 décembre 1914, il effectue ses études secondaires au Collège Honoré de Balzac à Issoudun (Indre). Après quatre années de khâgne au Lycée Henri IV, et deux années d'études à l'Université de Berlin, de 1936 à 1938, il conclut une licence, suivie d'un Certificat d'études supérieures d'allemand. Du séjour allemand témoigne les Lettres d'une autre Allemagne [1937-1938], publié dans Fontaine et ensuite en plaquette (1953, 46 pp.).

     Ses premières collaborations littéraires vont aux Cahiers du Sud -- son premier texte publié : Les Nourritures célestes --, à Fontaine -- Remarques sur l'oeuvre de Jean Schlumberger --, et à La N.R.F. notamment.

     Il épouse Catherine Gide en 1946. De 1951 à 1956, vie de famille dans l'appartement du 1 bis, rue Vaneau, qu'il décrira dans son Gide familier. Après son divorce, en 1956, il part pour les États-Unis, où il va passer plus de vingt ans, dont dix-sept à Smith College (Massachusetts), après divers séjours d'enseignement universitaire (Haverford College, San Diego State College) ; plusieurs tournées de conférences à travers les Etats-Unis.

     Parmi ses publications : L'Art de la fugue (Gallimard, 1945), Les Vacances du coeur (composé de trois récits, Gallimard, 1951), Tobiolo  (Gallimard, 1956), Gide familier (Julliard, 1958), Le Plaisir de voir  (Gallimard, 1969), Histoire véritable  (Fayard, 1979, 448 p.), ample roman, inspiré par son séjour américain. Revenu en France, il effectue de nombreuses traductions de l'allemand -- Thomas Mann, Heinz von Cramer --, et de l'anglais -- Patrick Shite, tous les romans de William Humphrey, les études historiques de Lesley Blanch, et son livre de souvenirs sur Romain Gary.

     Il a tenu son Journal depuis l'époque du lycée. Toute la partie concernant sa vie dans l'entourage de Gide et ses amis pourrait faire l'objet d'une publication, ainsi que les pages du séjour en Amérique, dans les îles du Pacifique et en Australie, au Mexique et en Italie, -- qu'il considère comme sa seconde patrie. Des fragments ont paru dans diverses revues. L'ensemble offre un tableau personnel de la vie littéraire française pendant près de cinquante ans.

     Décédé à Paris le 6 août 1999, et inhumé dans le caveau familial à Souvigny-en-Sologne, le 10 août.
Consulter également l'
In Memoriam paru dans le BAAG, n°126-127, juillet 2000, pp. 215-232, présentant une bibliographie complètes des oeuvres de l'auteur (231-232).

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