On sait qu'il n'était pas un sédentaire.
Où s'est-il arrêté plus de trois mois ?
Aussi rien, rue Vaneau, n'indiquait-il la résidence organisée.
Pour commencer, il n'avait pas de bureau. Je compte cinq, six
tables où je l'ai vu écrire au cours d'une journée.
Le goût de l'inconfort est un sentiment assez puissant
pour transformer en rien de temps une pièce ou un appartement
entier, et Gide possédait cet art d'une façon
naturelle et active. Oui, il avait le don de transformer les
lieux et les choses par une modification inattendue de leur
emploi. D'une manière générale, il les
préférait incongrus, incommodes, et il pouvait
travailler n'importe où. C'est une grande force pour
qui a l'esprit sans cesse occupé.
[...] J'ai connu
d'abord l'appartement sans son maître. J'y vins en 1939,
à mon retour de Berlin. Thomas campait alors dans ce
qui avait été le studio de Marc Allégret,
communiquant avec la bibliothèque par une double porte
destinée a étouffer les bruits. Denis de Rougemont
y avait précédé Thomas. Catherine [Gide]
devait suivre, puis Albert Camus, avant qu'Élisabeth
et Pierre Herbart ne fissent du studio leur pied-à-terre
parisien. Je devais y revoir Thomas en 42. C'est peu après
qu'on m'offrit d'occuper, au même étage, mais de
l'autre côté de la cour, l'appartement de Mme Van
Rysselberghe.
[...] J'en finis
avec le studio. Il était suffisamment haut pour qu'on
ait pu accrocher au plafond un trapèze qui pendait au
milieu de la pièce, et pour qu'une galerie l'encercle
sur trois côtés, le quatrième étant
formé par une énorme baie vitrée qui donnait
sur la cour. Quand elle occupa le studio, Élisabeth Herbart
utilisa, pour faire des rideaux, des mètres d'une toile
assez rude, de couleur violine, qui avait servi pour la création
de Saül au Vieux-Colombier, et qu'elle alla chercher
dans la maison de Copeau, à Pernand-Vergelesse. Elle
avait aussi transformé en cuisine le petit réduit,
sur la galerie, que Marc utilisait pour développer ses
films et ses photos. Au-dessus de la cheminée, conçue
dans le style dénudé des Arts Décoratifs,
une longue glace, jumelle de celle qui ornait la cheminée
de Gide, servait de fond à un cavalier de bronze dont
je ne saurais préciser l'origine (chinois, selon les
apparences). Chinois ou japonais, en tout cas, le lampion qui
pendait au-dessus du divan, comme aussi, du moins d'inspiration,
un tableau de tons bruns représentant une pipe d'opium.
Je ne sais plus s'il y avait déjà, ou si elle
fut apportée par Élisabeth, la chaise paillée
très basse qui avait été celle de Toulouse-Lautrec.
Pour ajouter
à l'aspect labyrinthique de l'appartement, je propose
de retourner dans l'entrée. [...] L'entrée était
sombre, éclairée seulement par la lumière
d'une porte vitrée ou d'une ampoule que réduisait
à rien une lanterne en cuivre découpé,
de provenance turque ou africaine, unique tentative du côté
de l'éclairage, avec le lustre hollandais. Un grand coffre
de bois sculpté, au couvercle tendu de tapisserie, disparaissait
sous des journaux, des revues et des livres -- ceux qu'on ne
voulait pas garder. Au mur, et faisant face à une grande
peinture de Simon Bussy représentant un coq aux couleurs
glorieuses, un long porte-manteau exposait toute une série
de capes et de chapeaux dont les formes insolites sont fameuses.
[...]
La pièce
assez vaste et très claire où l'on pénétrait
d'abord était séparée par une porte vitrée
de la petite pièce où j'avais attendu le premier
jour. Le plafond élevé épousait la pente
du toit. La vue était belle sur les toits gris, la Tour
Eiffel, le dôme des Invalides. Le balcon qui bordait ces
deux pièces et se continuait sans coupure au long de
l'appartement voisin, offrait une vue assez lointaine sur la
rue et les cours de quelques vieux hôtels plantées
de marronniers ou nichaient des chouettes. Cette pièce
était tendue d'une matière dont je ne sais si
elle était paille ou toile, mais que la poussière
avait encrassée sans retour. Les meubles étaient
ceux d'une salle à manger d'acajou que Theo Van Rysselberghe
avait dessinée pour la maison d'Auteuil. L'ex-buffet
servait de placard aux manuscrits -- à ceux que Gide
appelait les « manuscrits d'autrui » --
et de réserve à tout un bric-à-brac de
papeterie, tandis que les tiroirs abritaient encore une argenterie
qui n'avait plus été nettoyée depuis vingt
ans. Sur la table ronde s'entassaient les derniers livres reçus
et les revues, avant qu'un tri ne les répartisse entre
les rayons du couloir et le coffre des rebuts. Livres, journaux
débordaient aussi sur les chaises. La secrétaire,
quand il y en avait une, travaillait sur une table aux pieds
vaguement gothiques. Les dossiers des affaires en cours étaient
rangés dans un classeur américain.
Parmi les ornements :
au-dessus du buffet, un des plus sombres Walter Sickert, représentant
le pont du Rialto (dans l'entrée, outre le coq de Bussy,
un autre Sickert, très grand : la façade
de Saint-Marc); sous un rayonnage surmontant la table ronde,
une série de pastels de Bussy : un gros lézard
vert dont la queue, faute de place, avait été
dessinée en deux morceaux, un crapaud, un poisson vert
sombre aux taches d'or. Près de la fenêtre, sur
une haute sellette, un de ces meubles qui figuraient obligatoirement
dans tout intérieur français vers 1900, un buste
de Gide, oeuvre de la sculptrice allemande Renée Sintenis,
oeuvre à peine ébauchée au cours d'une
visite a Berlin, mais vigoureuse, où l'on voyait la marque
des doigts dans la glaise, était curieusement coiffé
d'un chapeau de paille aux larges bords rapporté du Congo :
Gide préférait ses bustes ornés, ou cachés.
Un troisième, qu'il ne voulait plus voir, fait d'un plâtre
jaunâtre, avait été sauvé plusieurs
fois de la corbeille à papiers. Ç'aurait pu être
le portrait d'un vieil Américain puritain de Boston.
Il me doit son dernier sauvetage. J'ignore qui l'avait fait.
Passant devant
Saint-Marc, qui surmontait, dans l'entrée, une console
d'acajou faisant partie du même ensemble, on abordait
le couloir long, étroit et sombre, qui menait vers la
bibliothèque, mais débouchait sur la salle de
bains. Trois pièces ouvraient sur ce couloir : la
cuisine et les deux petites chambres qui formaient toute la
partie privée de ce curieux appartement. Des rayons,
installés assez haut sur les murs du couloir, abritaient
les auteurs modernes, sans les préserver de la poussière
grasse, noire et tenace qui décourageait toute curiosité.
Quatre gravures ornaient ce passage, représentant quatre
moments d'une danse espagnole. Je fus très amusé
de retrouver les mêmes dans l'escalier de Jouhandeau.
[...]
Une des petites
chambres avait dû lui [Madeleine Gide] être
destinée. Elle ne l'occupa qu'une fois, quand elle vint
à Paris pour se faire soigner. J'ai déjà
parlé de cette chambre. Les meubles devaient lui en être
familiers : le lit d'acajou aux formes lourdes, la commode
où des bronzes manquaient, surtout le secrétaire
d'Anna Schakleton, étaient des rescapés de plusieurs
domiciles. Mais leur présence dans celui-ci, où
elle était si peu chez elle, devait moins la rassurer
qu'aviver son sentiment d'y être comme une étrangère,
par le contraste des souvenirs. Comme ces meubles qu'on transporte
avec soi de place en place, quelques changements qui se soient
produits dans votre vie, et qui, venus eux-mêmes de lieux
divers, s'intègrent à l'ensemble formant le fond
de votre vie nouvelle, de combien d'éléments disparates
cette vie nouvelle n'est-elle pas constituée ! Mais
les disparates se fondent, au point qu'on ne les perçoit
plus. Au lieu que la permanence des choses est un rappel continuel
et des lieux ou elles furent, et de ce que nous avons été.
Je ne crois pas que Gide fût du tout sensible à
cette emprise. Il conservait les choses par indifférence,
parce qu'elles étaient là. D'où, tout autour
de lui, autant d'hétéroclite que dans sa propre
vie, mais un hétéroclite qu'une pensée
unique ne se souciait pas d'harmoniser.
[...]
Sur la tablette
de marbre du secrétaire trônait une pendule assez
laide, où une jeune créature aux traits exotiques
se lamentait sur la fuite du temps.
Les rideaux de
la fenêtre, comme ceux de la chambre voisine, étaient
faits d'une grosse toile beige, avec des applications de galons
plus clairs. Ils dataient, eux aussi, de bien plus loin que
l'installation rue Vaneau, et avaient dû servir dans toute
une série d'appartements. J'ai déjà dit
qu'il y avait dans cette chambre le paravent décrit dans
Si le grain ne meurt, que Paul Gide avait implacablement
refoulé de son bureau dans le salon. Ses motifs japonais
s'apparentaient à ceux d'un petit fauteuil bas de style
Second Empire, dont la tapisserie représentait, au milieu
de fleurs et d'oiseaux, un pont arqué au-dessus d'une
rivière; les noirs, les verts, les bleus -- certains
bleus éclatants qui auraient dû crier d'être
en compagnie -- s'accordaient au contraire et formaient un assez
joli motif, que des taches rouges rehaussaient. Les deux lits,
celui d'acajou et celui, en cuivre, de la chambre voisine, étaient
recouverts du même tissu un peu rêche que les rideaux.
La chambre au
lit de cuivre était celle de Gide. Elle n'aurait pu être
moins plaisante, ni plus nue. Un papier grisâtre ne faisait
rien pour l'égayer, ni le peu de lumière venant
de la cour, ni, au mur, une reproduction en noir de l'Hiver
de Breughel. Il y avait aussi une gravure japonaise représentant
un vieux mendiant, ou un voyageur, au crâne dénudé,
qui ressemblait d'ailleurs assez à Gide. D'autres gravures
japonaises ornaient la chambre voisine, vestiges d'une vogue
qui avait fleuri vers 1900.
Que la mémoire
est infidèle ! Je ne trouve rien d'autre à
dire sur cette chambre, où Gide devait mourir. C'est
que j'ai peine à me la représenter sans lui; et,
lui présent, c'était partout des livres, des vêtements,
des cravates sortant des tiroirs, la table de nuit surchargée
de fioles, de tubes, de boîtes de pilules, car il a toujours
aimé expérimenter.
On passait, de
là, dans une étroite antichambre qui séparait
le long couloir de la salle de bains. C'est là que se
trouvaient les oeuvres complètes de Jean-Sébastien
Bach, aujourd'hui en la possession de François Valéry
à qui Gide les a léguées. Au-dessus du
meuble qui les contenait étaient rassemblés les
livres consacrés à Gide ou dans lesquels son nom
était cité. Ils se sont considérablement
accrus depuis sa mort, sans que j'aie d'ailleurs réussi
à en former une collection un peu complète. [...]
Sur ces rayons aussi étaient rangées les traductions
de ses oeuvres. Allemagne et Japon y tenaient une grande place;
la Russie également qui entreprit vers 1935 de publier
les oeuvres complètes, mais qui changea d'avis en 1936.
Ce passage était
éclairé par la fenêtre de la salle de bains
d'où l'on dominait la cour de l'Hôtel Matignon;
c'est pourquoi, lorsque je logeai là pendant l'occupation,
je reçus la visite de policiers chargés de la
sécurité de Laval.
[...]
Deux marches,
enfin, donnaient accès à la bibliothèque.
Et là, ma mémoire est plus fraîche, parce
que nous [Jean Lambert et Catherine Gide, devenue son épouse] avions
tenu à garder cet endroit tel quel, sauf que la peinture
rougeâtre de certaines boiseries avait fait place à
une teinte moins agressive, et que nous avions dû y loger
deux enfants. C'était une très belle pièce,
qui justifiait le choix d'un logement assez incommode par ailleurs.
Les armoires
et les rayonnages, de chêne clair, avaient été
dessinés par Auguste Perret. Tout ce qui n'était
pas bois était livres. Le soleil du matin mettait une
jolie lumière sur les reliures, et le silence incitait
au travail, même lorsqu'il était troublé
par la voix de Maria Férès, une des rares cantatrices
capables de chanter le rôle de l'Orphée de Gluck,
qui faisait ses exercices quelques étages plus bas. Deux
fenêtres éclairaient cette bibliothèque;
l'une, très haute, donnait sur la cour, l'autre sur les
jardins de Matignon. Devant la plus grande, une vaste et lourde
table à l'italienne était en général
encombrée de papiers; ses dimensions autorisaient tous
les désordres. Un autre grand meuble était le
piano, un Steinway un peu plus clair que les boiseries, sur
lequel je n'ai jamais entendu Gide jouer. On connaît ce
piano par le film d'Allégret [Avec André Gide].
A gauche, quand
on entrait, se trouvaient les classiques grecs, latins et français
(ceux-ci dans l'édition des Grands Écrivains)
qui avaient appartenu à Paul Gide et lui devaient leurs
reliures. Gide lui-même n'eut jamais grand souci de faire
relier ses livres, sinon la collection de la N.R.F., mais c'était
plutôt pour la commodité. Tout le panneau qui faisait
face était garni de vitrines. Là se trouvaient
soit des éditions un peu rares, soit les Italiens, les
Anglais et les Allemands. Sous les vitrines, la série
des dictionnaires. Le plus utilisé de tous, le Littré,
auquel on faisait appel jusqu'au milieu des repas, se trouvait
sous une banquette assez dure où Gide se tenait volontiers,
dans le recoin que formait un escalier. Celui-ci, qui avait
son départ à droite de l'entrée, passait
devant les Français du XVIe au XIXe siècle, ceux
du XXe subissant le purgatoire poussiéreux du long couloir.
Quelques volumes de Balzac au cuir racorni portaient les traces
d'une inondation, venue de je ne sais plus où, qui fit
que Gide nous réveilla un matin de l'hiver 46-47 pour
annoncer que ses livres flottaient et me demander de venir à
leur secours.
On arrivait ensuite
sur la galerie, où se trouvaient encore des Anglais --
dont Conrad, dans l'édition de ses oeuvres complètes
qu'il avait offerte à Gide -- des Allemands et des Russes.
Venaient ensuite ceux qui, dans sa jeunesse, étaient
ses contemporains : Barrès, Bourget, Zola, France,
Loti, et quelques-uns de ceux qui furent ses amis : Ghéon,
Claudel, Jammes, Charles-Louis Philippe. Péguy aussi
se trouvait là, avec ses oeuvres complètes, un
certain nombre de « Cahiers », et surtout
un bel exemplaire de sa Jeanne d'Arc portant une longue
dédicace aux lignes très espacées qui s'étirait
sur plusieurs pages. On s'étonnait de certaines absences,
et précisément parmi les amis. Un petit fascicule
à couverture bleue, dans une des vitrines du bas, aurait
pu expliquer ces absences, un fascicule ayant pour titre :
Vente de la Bibliothèque de M. André Gide,
et pour date 1922. Cette année-là, ayant fait
le projet de partir pour le Congo, et se plaisant à imaginer
que, peut-être, il n'en reviendrait pas, et qu'il avait
besoin d'argent pour le voyage, Gide vendit tous les livres
dédicacés d'écrivains qui avaient été
ses amis, mais avec qui ses relations n'étaient plus
tout à fait aussi cordiales. Elles ne s'améliorèrent
pas. Mais voilà pourquoi certains noms ne figuraient
plus, ou seulement en éditions courantes, parmi les livres
de Gide, pourquoi il ne possédait plus une seule oeuvre
dédicacée de Claudel, quand il avait gardé
jusqu'à la moindre plaquette de Valéry. On sait
qu'un des auteurs exclus, Henri de Régnier, se vengea
de façon élégante en envoyant à
Gide son nouvel ouvrage avec, pour dédicace : A
André Gide, pour sa prochaine vente.
Dans un coin
de cette même galerie, d'où la vue était
magnifique sur le parc de Matignon et un vaste paysage de toits
du côté de Sèvres-Babylone, était
rangée la correspondance; elle était même
bien rangée, grâce, en grande partie, aux soins
de Maurice Saillet, qui servit un temps de secrétaire.
C'est là aussi que se trouvait le petit lit de fer de
couleur verte qui servit pendant le voyage au Congo, et sur
lequel on devait exposer Gide après sa mort.
Aussi bien, tout
le décor de la bibliothèque était-il plutôt
africain. Des lances, des défenses d'ivoire, des masques
se détachaient sur le fond sévère des boiseries;
la statuette d'une divinité africaine, un petit crocodile
naturalisé, des anneaux d'ivoire, erraient de place en
place. Il y avait aussi des ornements moins exotiques Un long
bas-relief de Jean Goujon, représentant une nymphe couchée,
occupait un grand panneau du côté des classiques.
Au-dessus du piano était accroché un masque au
nez fort, aux pommettes proéminentes, qu'on prenait pour
celui de Pascal, mais qui était celui de Leopardi. Il
y avait aussi un moulage de Goethe, fait sur le visage du poète
vivant et très âgé, car la chair y paraissait
flasque, au contraire du beau masque sec de l'Italien. Une photo
de Chopin, le dessin de Severn représentant Keats sur
son lit de mort, témoignaient assez bien des préférences
de Gide en musique et en poésie. Des gravures flottantes :
un petit palmier de Simon Bussy, dressé sur un ciel d'un
bleu vif, une allégorie de Marie Laurencin avec, dans
un coin, la tête bandée d'Apollinaire; un portrait
de Melanchton. Enfin, parmi d'autres objets épars, outre
des pierres curieuses et des coquillages, deux oeuvres de Simone
Marye : un canard, que son poids retenait posé sur
la grande table, et un poisson qui circulait à la surface
du piano; une statuette de bronze, cadeau de Jef Last, représentant
un jeune garçon maigre; un enfant de plâtre dodu;
et le sablier ancien qu'Adrienne Monnier avait donné
à Gide et que celui-ci retournait ostensiblement lorsque
son visiteur s'attardait trop.
Si je me suis
moi-même attardé à cet inventaire de l'appartement
vide, c'est que, pendant plusieurs mois, je l'ai connu ainsi.
J'occupais, sur la recommandation de Jean Schlumberger, l'appartement
voisin, en l'absence de Mme Van Rysselberghe, qui vivait alors
à Nice et à Cabris. Il me suffisait de pousser
la porte séparant les deux vestibules, et je me trouvais
dans ce domaine encore plus mystérieux pour être
inhabité.
[...]
Oui, les humains
dérangent. Et certains par-delà leur mort, surtout
lorsque leur souvenir est si vivant qu'ils semblent n'avoir
pas quitté les lieux. Il me fallut des mois, en 1951,
pour me persuader que ce grand vide, rue Vaneau, n'était
pas simplement le fait d'un déplacement prolongé,
mais une absence interminable. A de certains indices, on pouvait
douter si Gide ne s'amusait pas encore à nous surprendre,
par exemple quand à deux reprises les scellés
apposés sur les portes de ses deux chambres furent brisés :
on avait beau savoir que Gilbert la première fois, la
fille de Béatrice Beck la seconde, avaient ouvert les
portes par inadvertance, comment ne pas voir dans ces infractions
et effractions le divertissement d'un esprit enfin libre
de tout respect pour les défenses conventionnelles ?
Et je crois que ce même esprit devait trouver encore plus
de joie à contempler le prodigieux désordre de
la bibliothèque durant cet été-là.
Nous y avions transporté tout ce qui encombrait les pièces
de la rue; toujours à cause des scellés, la porte
demeura fermée durant des mois; l'été vint
et nous trouva sans courage pour rien changer à cet amoncellement.
Jamais, avec toute sa science du désordre, Gide n'aurait
pu réussir une pareille juxtaposition d'objets aussi
hétéroclites; et la poussière qui, malgré
les fenêtres fermées, les doubles portes, les rideaux,
s'était déposée sur ces choses, piano,
table, chaises gothiques, fauteuils Restauration, masques d'Afrique
et masque de Léopardi, piles de livres, crocodile, et
sablier qu'on ne retournait plus, comme si le temps s'était
arrêté de couler un soir de février, la
patiente poussière de Paris donnait à cette pièce
l'air d'un décor pour la dernière scène
des Grandes Espérances, sauf que la mort, non
la déception amoureuse, avait tout abandonné dans
cet état.
Puis, les scellés
ôtés (légalement, cette fois, mais par un
personnage que Dickens aurait aimé), et les peintres
étant passés, la pièce retrouva son air
paisible et confortable, assez pareille à ce qu'elle
avait été pour qu'on s'attende à trouver
Gide logé dans le recoin sous l'escalier, assis de biais
sur la banquette dure qui servait de niche aux cinq volumes
du Littré. Ou bien, il allait apparaître dans l'embrasure
de la porte, tenant un livre dont son doigt marquait la page
qu'il fallait qu'on goûte avec lui... Une autre des raisons
pour lesquelles j'ai décrit l'appartement, et surtout
la bibliothèque, avec un soin qu'on pourra trouver fastidieux,
c'est qu'ils n'existent plus, tels qu'ils étaient, que
dans le souvenir de ceux qui les ont habités, ou de ceux
qui venaient voir Gide, ou de ceux qui, plus tard, ont encore
eu la chance de les visiter. Aujourd'hui, pas plus que dans
l'appartement qui ouvrait sur le Luxembourg, ou celui de la
rue de Comailles, ou celui du boulevard Raspail, ou la villa
d'Auteuil, l'ombre inquiète de Gide ne peut se retrouver
chez elle rue Vaneau. Croyons que c'est une ombre incapable
de regrets et qui, pas plus que le vivant qu'elle remplace,
n'aime à se sentir installée nulle part.
Jean LAMBERT :
Né
le 31 décembre 1914, il effectue ses études secondaires
au Collège Honoré de Balzac à Issoudun
(Indre). Après quatre années de khâgne au
Lycée Henri IV, et deux années d'études
à l'Université de Berlin, de 1936 à 1938,
il conclut une licence, suivie d'un Certificat d'études
supérieures d'allemand. Du séjour allemand témoigne
les Lettres d'une autre Allemagne
[1937-1938], publié dans Fontaine
et ensuite en plaquette (1953, 46 pp.).
Ses
premières collaborations littéraires vont aux
Cahiers du Sud -- son premier texte publié :
Les Nourritures célestes
--, à Fontaine
-- Remarques sur l'oeuvre de Jean
Schlumberger --, et à La N.R.F. notamment.
Il
épouse Catherine Gide en 1946. De 1951 à 1956,
vie de famille dans l'appartement du 1 bis, rue Vaneau, qu'il
décrira dans son Gide familier.
Après son divorce, en 1956, il part pour les États-Unis,
où il va passer plus de vingt ans, dont dix-sept à
Smith College (Massachusetts), après divers séjours
d'enseignement universitaire (Haverford College, San Diego State
College) ; plusieurs tournées de conférences
à travers les Etats-Unis.
Parmi
ses publications : L'Art de la
fugue (Gallimard, 1945), Les Vacances du coeur (composé de trois récits, Gallimard, 1951), Tobiolo
(Gallimard, 1956), Gide familier (Julliard,
1958), Le Plaisir de voir (Gallimard, 1969), Histoire véritable
(Fayard, 1979, 448 p.), ample
roman, inspiré par son séjour américain.
Revenu en France, il effectue de nombreuses traductions de l'allemand
-- Thomas Mann, Heinz von Cramer --, et de l'anglais -- Patrick
Shite, tous les romans de William Humphrey, les études
historiques de Lesley Blanch, et son livre de souvenirs sur
Romain Gary.
Il
a tenu son Journal depuis l'époque du lycée. Toute
la partie concernant sa vie dans l'entourage de Gide et ses
amis pourrait faire l'objet d'une publication, ainsi que les
pages du séjour en Amérique, dans les îles
du Pacifique et en Australie, au Mexique et en Italie, -- qu'il
considère comme sa seconde patrie. Des fragments ont
paru dans diverses revues. L'ensemble offre un tableau personnel
de la vie littéraire française pendant près
de cinquante ans.
Décédé à Paris le 6 août 1999, et
inhumé dans le caveau familial à Souvigny-en-Sologne,
le 10 août.
Consulter également l'In Memoriam
paru dans le BAAG, n°126-127, juillet 2000, pp. 215-232, présentant
une bibliographie complètes des oeuvres de l'auteur (231-232).
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