Foi et Vie

15 octobre 1930

 

Jean Walter

 

Action et Poésie

chez Maurice Barrès et M. André Gide

 

On sait que M. André Gide, en un ouvrage de jeunesse, déclarait son éloignement invincible de toutes les formes de l'action. Il semble que cet aveu, cette inaptitude, ou ce refus à agir, caractérise un aspect de la pensée gidienne et fournisse la raison secrète de ses oppositions extérieures.

Ses divers récits et son roman Les Faux-Monnayeurs, nous le montrent également peu soucieux de rendre compte des faits et des gestes de ses personnages. Il s'intéresse à ses héros en dehors de leurs actes et presque malgré ceux-ci. Contrairement aux romanciers véritables, il n'a pas pour intention de faire vivre devant son lecteur des êtres dont la conduite et la personnalité transforment le monde qui les entoure. Ou, s'il consent à faire une place aux incidences de l'action, c'est pour en marquer la valeur dérisoire. Sa théorie même de l'« acte gratuit » qui échappe à toute espèce de jugement moral, n'est qu'un aspect caractérisé de ce refus d'agir.

Ce qui l'intéresse, dans l'homme, se passe avant l'heure de l'acte. Ou plutôt, cette heure ne sonne jamais pour les héros gidiens, toujours tournés vers des possibles, tendus dans une attente sans issue. Le problème qui attire cet auteur, c'est la balance des désirs, non un désir préféré qui s'affronte à la réalité. Les conflits entre le désir et la matière des choses et des êtres, les modifications de l’âme inscrites dans celles des corps, sont sans écho, sans grâce auprès de M. Gide. Il se place résolument en deçà et ne franchit pas le seuil du réel. Il se tient à la frontière de l'éventuel et de l'actuel, pour mieux conserver la richesse innombrable du premier, sans perdre l'exaltation contagieuse de ce qui est sur le point d'apparaître. Il s'offre tour à tour aux horizons les plus disparates. Et il aime à déclarer qu'une fois un livre entrepris, c'est un livre d'une veine toute contraire qu'il se sent appelé à écrire. Pour se garder multiple, avec toutes ses issues, avare de toutes ses pensées, il se refuse au parti pris de vivre. Ne rien être en particulier, afin de pouvoir mieux être tout à la fois, « assumer le plus possible d'humanité, voilà la bonne formule » (1).

Ses Faux Monnayeurs et le Journal qu'il a tenu en les écrivant, nous éclairent sur ses dispositions de romancier. Ce livre est une suite d'aventures intérieures, au tracé capricieux, qui font saillie de place en place, en marques inattendues, au gré d'hommes qui se refusent à abandonner dans leur conduite la complexité de leurs intentions.

Conserver dans la destinée de ses personnages, ce qui est essentiellement contradictoire aux lois de l'être, et au surplus à celles du roman, voilà la gageure de M. André Gide dans ses Faux-Monnayeurs. « Ne jamais profiter de l'élan acquis, telle est la règle de mon jeu. » L'auteur répète à plusieurs reprises cette précaution littéraire, dans les pages du Journal des Faux-Monnayeurs. Il faut y reconnaître une attitude exactement contraire à celle de l'homme d'action et du romancier traditionnel, qui consiste justement à entretenir et à prolonger cet « élan » caractéristique d'une certaine manière d'être...

 

L'occasion survint d'une piquante antithèse, quand M. André Gide rendit compte des Déracinés, le principal roman de Maurice Barrès. Car deux écrivains s'affrontaient, l'un encore obscur, l'autre déjà glorieux, dont les systèmes s'opposaient d'autant mieux qu'ils s'attaquaient à une réalité identique. Une même question se posait à eux, à quoi ils fournissaient des réponses inverses. Au problème de l'action, la solution de l'enracinement était celle de Barrès, tandis que déjà André Gide fomentait celle de l'évasion.

Celui-ci en a reproduit les pages dans ses Morceaux choisis. Et il vaut la peine de les relire, aujourd'hui que l'âme de Barrès revit, plus fidèle, dans la publication posthume de ses Cahiers, espacés sur les années mêmes des Déracinés.

Ces Cahiers nous apprennent beaucoup sur leur auteur. Pour d'autres (et pour M. André Gide en particulier), leurs confessions ne nous apportent rien d'essentiellement nouveau, que nous n'ayons pas lu dans leurs oeuvres.

Ici, un homme se dédouble et se dégage de son masque. Dans ces notes spontanées, qui n'ont pas la résonance si particulière, et un peu artificielle, de ses phrases plus élaborées, l’écrivain se montre tel qu'il est. Il cesse de jouer son rôle. Il abandonne sa tension d'auteur difficile à satisfaire.

Constamment à l'affût des formes successives de son moi, Barrès ne semblait-il pas, plus qu'un autre, soustrait aux vicissitudes de l'action ? Jaloux de parcourir tout le registre de ses émotions, il était mal préparé à subir les exigences de la vie publique.

Mais il a souvent expliqué, et singulièrement dans le Jardin de Bérénice, sous le truchement de Sénèque le philosophe, par quelle suite naturelle il a été conduit à s'ouvrir aux rythmes extérieurs.

« Toute nuance nouvelle que prend notre âme implique nécessairement une nuance qui s'efface. La sensation d'aujourd'hui se substitue à la sensation précédente. Un état de conscience ne peut naître en nous que par la mort de l'individu que nous étions hier...

Cette mort perpétuelle, ce manque de continuité de nos émotions, voilà ce qui désole l’égotiste et marque l'échec de sa prétention. Notre âme est un terrain trop limité pour y faire fleurir dans une même saison tout l'univers. Réduits à la traiter par des cultures successives, nous la verrons toujours fragmentaire... Après quelques années de la plus intense culture intérieure, j'ai rêvé de sortir des volontés particulières pour me confondre dans les volontés générales... »

L'examen rétrospectif de son œuvre révèle comment ses destinées publiques furent le fruit mûr de sa carrière d'écrivain. Il n'a pas voulu opposer action et poésie. Placé au point même où M. André Gide s'interroge et se récuse, sur l’arête où l’auteur cherche une pente, Barrès repousse la méthode kaléidoscopique et spectaculaire des purs esthéticiens. Il aspire à des actes situés aux sources du poème ; à des actes qui soient eux-mêmes de beaux poèmes. Il n'attache de prix à la vie qu'avec une âme qui vibre, qui rende un son en face des choses. Cette vibration, il l'a cherchée dans la politique.

L'ambition de Barrès ne fut pas de connaître le succès. Il constate que l'Académie l'ennuie, que les honneurs sont vains. Mais, n'étant ni savant, ni sportif, ni administrateur, il a choisi la forme d'action la plus déshéritée en valeur spirituelle. Il a voulu être n'importe quoi (par exemple député), pour prendre une forme sociale et se conquérir une place parmi les hommes. A l'abri de cette figure indispensable, il laisse son âme suivre tous les rêves et donne des ailes à sa fantaisie.

Il s'est par violence assigné son métier, si contraire à sa vocation véritable :

« Depuis mon premier livre, Sous l'œil des barbares, je n'ai donné à la méditation littéraire pour laquelle je suis né, que les instants que je dérobais à mes inquiétudes politiques. Tous mes ouvrages ont été des larcins sur un devoir que ma volonté seule m'imposait. » (2)

L'attitude de Barrès est à l'opposé des modes ordinaires. Dans ceux-ci on ne choisit pas la matière de son oeuvre, ni ses retentissements, ni ses buts. La notion d'un effort à faire ne se sépare pas de son appareil d'exécution.

Au contraire, Barrès suscite à la fois sa volonté d'agir et les fins mêmes de son action. Le théoricien du nationalisme, le chantre de la Lorraine s'avoue à soi-même s'être composé le thème qu'il jette dans la mêlée politique.

« Mes rapports avec la Lorraine sont d’un mariage, je la crée et je me crée.

« Je n'ai pas cessé de cultiver, d'inventer, de créer en moi cette Lorraine intérieure, par le roman que je me faisais de cette idée perpétuellement caressée. » (3)

Ailleurs, il proclame que, pour lui, « la Lorraine est un réservoir de poésie » ; et qu' « il y a une nourriture lorraine ». (4)

Barrès ne concevait pas son rôle d'écrivain comme une action suffisante. Il n'aimait pas les littérateurs. (Tharaud nous apprend qu'à l'Académie Française, il votait systématiquement contre eux) (5). Le rédacteur de l'Écho de Paris, le député, le Président de la Ligue des Patriotes, s'est contraint à des actes qui lui répugnaient, dont il escomptait des retentissements spirituels.

« Une grande affaire, la grande affaire aura été pour moi de trouver dans ma vie active, parlementaire, électorale, bref, dans la politique de quoi nourrir mon imagination, ma sensibilité, mon âme. Il ne m'y suffisait pas de m'y distraire, de m'y employer, de m'y dépenser. Il fallait que j'y reçusse quelque chose. » (6)

Ce prétendu dilettante, voué en apparence à des jeux subtils et délicats, était un forcené volontaire. Il n'aspirait qu'à atteindre un but assigné, par une contrainte extérieure de tous les instants. Si son œuvre nous permet de suivre l'extraordinaire continuité de son effort, ses Cahiers nous révèlent ses atermoiements et les étranges doutes qui l'arrêtaient parfois.

« Il m'est arrivé une singulière aventure. Je me suis aperçu que je m'étais imposé une vie que je n’aime pas. J'ai marché vers l’horizon pour y saisir quelque chose qui n'existe pas, j'ai fait des efforts bien conçus en vue d'habiter un palais de délices parfaitement chimériques. Quelque chose est vrai, la poursuite d'une certaine note juste qu'il s'agit de dégager en soi, de composer et d'exprimer. Quelque chose est faux : qu'il y ait aucun plaisir dans la notoriété. » (7)

 

En examinant les intentions de ces deux écrivains, qui comptent parmi les plus considérables de ce temps, nous avons suggéré leurs divergences. Nous avons esquissé leurs attitudes extrêmes en face des exigences du présent.

L'auteur des Déracinés a usé de la plus sévère contrainte pour dégager parmi le désordre du monde la musique de ses préférences. Il ploie toutes choses à son dessein de poète, et n'a qu'indifférence, ou mépris, pour ce qui n'entre pas dans ses plans.

C'est l’art de la moindre contrainte, qu'enseigne l'auteur des Faux-Monnayeurs. L'universelle curiosité est son premier souci ; et le goût de tout connaître, sans user de rien. L'ami de Ménalque est l'homme qui lit tous les livres.

Et Barrès, au jugement même de son secrétaire, était de ceux « qui ne lisent jamais, parce que c'est une diversion qui les écarte d'eux-mêmes et de leurs préoccupations ». (8)

Tandis que le premier dénonce toute espèce d'action comme contraire à la littérature, le second l'asservit à des fins littéraires.

Pour approfondir cette analyse de deux pensées, il faut indiquer leurs rapports avec la plus vivante des réalités spirituelles. Comme une illustration capitale de leurs tendances, il reste à décrire leur attitude en face du christianisme.

L'un et l'autre ont été mêlés au mouvement des idées religieuses. Ils ne sont pas de ceux pour qui le christianisme est indifférent. Mais ses intérêts et ses conquêtes ne leur sont pas demeurés étrangers. Voyons quelles formes de retentissement il a eu chez ces deux écrivains.

Parmi les défenseurs du catholicisme, Maurice Barrès a été, durant de longues années, un des plus éminents. Ses discours sur les Missions, ses campagnes sur « la grande pitié des Églises » sont les meilleurs efforts de ses dernières années à la Chambre. Il y attachait une grande importance et se donnait beaucoup de mal pour secourir de nobles causes.

Au reste, l'auteur du Mystère en pleine lumière était un esprit naturellement religieux. Ses élans, ses regrets, ses tourments nostalgiques nous le montrent en quête d'une solution surnaturelle aux énigmes du monde :

« Toi seul, ô maître, si tu existes quelque part, axiome, religion, ou prince des hommes ! »

Cette invocation, jaillie à l'aube de sa maturité, il l'aurait souscrite encore à la fin de sa vie, avec le même doute et le même tressaillement. Encore que, dans la trilogie précédente, il aurait peut-être élargi la portée du second terme, ayant acquitté son goût pour les axiomes et son penchant pour les princes des hommes.

On peut désormais s'étonner qu'il n'ait pas suivi les tendances où l'inclinaient à la fois ses objectifs politiques et ses nécessités intérieures. L'ami des écrivains catholiques, l'avocat des prêtres n'a fait nulle place à l'Évangile. Le protecteur des Églises n'était qu'un allié de circonstance. Bien plus, il n'a pas compris, il n'a pas même soupçonné le sens de l'idéal chrétien. On ne peut pas dire qu'il en ait repoussé l'appel. Il ne l'a jamais entendu. Aussi sa surprise confond et son chagrin fait rêver, lors du petit scandale du Jardin sur l’Oronte, dont le paganisme était si peu dissimulé. Sans doute, sa formation positiviste explique partiellement cette incompréhension ; mais davantage encore, son propre système de gymnastique intellectuelle. A la base de ses démarches, apparaît son économie étrange, qui lui fait chercher dans les Exercices de saint Ignace, ou dans l'Imitation, des leçons d'ascétisme littéraire, et en Grèce, un encouragement au nationalisme.

Si Barrès est tellement tendu, qu'il oppose en sol une barrière infranchissable à la grâce, André Gide est trop prêt à tout accueillir, pour ne pas s'ouvrir aux disciplines chrétiennes. Il connaît la lettre des Évangiles, jusqu'à déployer une science des textes qui déroute les théologiens. Il a compris les Écritures, jusqu’à dégager certains accents effrayants et des exigences oubliées. Il a rappelé à l’ordre des chrétiens authentiques, qui lisent la Porte Étroite et le Retour de l’Enfant prodigue. Il a su dire certaines émotions, certains scrupules de l’âme croyante, beaucoup mieux que ceux qui les vivent, en des pages où ils acceptent de se retrouver. Il en a saisi la doctrine, dans ses obligations qui lui sont les plus contraires, dans son caractère absolu et sans partage. Bref, dans tout ce qu’il ne veut pas consentir. Il a pénétré par cette ferveur furieuse, par ce regard perçant et fuyant à la fois qui le caractérisent, les démarches de sa plus vive répugnance. Il s’est prêté pendant un instant, avec une force étrange, à ce qui réclame un engagement perpétuel. C’est un hommage sans conséquence de cet homme sans racine, sans identité. Ses objets d’exaltation peuvent se multiplier, passant d'un extrême à l'autre avec une aisance merveilleuse. S'il les cultive, il ne les pratique pas. Ils ne laissent en lui aucune trace. Et déjà, le voilà prêt à comprendre, à expliquer le contraire du christianisme, dont il vient de paraphraser le langage d'éternité.

Au conseil pascalien de « ployer la machine », M. Gide oppose une fin de non-recevoir absolue. Il y verrait le contre-pied de sa philosophie. Car il rêve d'obtenir une « machine » infiniment élastique, sans aucune inertie, qui se tourne en tous sens, sans jamais garder de plis. Au contraire, Maurice Barrès, accordé avec le génie de Pascal, s’approprie la leçon. Car il aime à « sentir la difficulté » ; il savoure « la volupté de choses désagréables ». Mais il y consent avec une arrière-pensée qui en détruit l’efficace. Pour entretenir sa sensibilité, pour cultiver son moi avide d'émotions neuves, il n'est pas d’exercice qu’il ne veuille accomplir. Aussi, résumant pour soi le cheminement secret de sa vie, il peut écrire dans ses Cahiers : « Après mon stade individualiste, puis nationaliste, il n'y a plus pour me faire de musique que la religion. » (9)

Ainsi se répondent, sur tous les thèmes humains, ces deux voix si différentes et si représentatives. On ne finirait pas d'opposer ces conceptions extrêmes de l'action et de la destinée ; bref, à tout prendre, ces deux faillites éclatantes. On ne se lasserait pas d'en dénoncer les dissonances, sous le charme extérieur et l'harmonie apparente de leurs strophes. Malgré leur insuffisance, leurs discordances profondes, malgré ce qu’enferme d'amer et de révoltant leur fausse sagesse, il faut en reconnaître le paradoxe, dont l'aveu est révélateur.

 

 

 

(1) Les Nourritures Terrestres.

(2) Mes Cahiers. Tome II. p. 249.

(3) Mes Cahiers, Tome II, p. 247.

(4) Mes Cahiers. Tome II, p. 230.

(5) Mes années chez Barrés, p. 184.

(6) Mes Cahiers. Tome I. p. 37.

(7) Mes Cahiers, p, 48

(8) Mes années chez Barrès, p. 67.

(9) Cité par M. François Duhoureau, Nouvelle Revue des Jeunes, 25 février 1929, p. 61. « La Pensée religieuse de Maurice Barrès, d'après ses Cahiers »