La Semaine littéraire

René Gillouin

20 février 1926

Je viens de lire Les Faux-Monnayeurs, et je garde de cette lecture, en même temps qu'une vive admiration pour d'incontestables beautés, un confus et pesant malaise, où il entre de l'ennui, de l'agacement, une sorte d'horreur, une âcre tristesse. A ces divers sentiments je vais tâcher d'assigner leurs causes. Je vais essayer de démêler l'extraordinaire enchevêtrement de dons et de talents, d'erreurs et de difformités qui font de ce livre, littérairement, un livre manqué, moralement, un livre abominable, intellectuellement un des livres d'idées les plus vivants, les plus riches, les plus puissamment suggestifs qui aient paru depuis des années.

Les Faux-Monnayeurs ont l’ambition d'être un roman, un vrai roman. M. André Gide, qui connaît le sens des mots, n'avait pas appelé romans, mais récits des ouvrages comme L'immoraliste, La Porte étroite ou La Symphonie pastorale, par où il entendait marquer ce trait qui leur est en effet commun, qu'ils ont pour centre un personnage unique, par rapport auquel s'ordonnent les circonstances et les événements, en fonction duquel les autres personnages existent. A la différence du récit, le roman, dans son acception véritable, doit présenter de la vie un tableau plus ou moins ample, mais polycentrique, et dont l'intérêt réside avant tout dans le développement et dans les conflits de situations, de passions ou de caractères, posés et traités chacun pour soi. Le récit, c'est l'ascension en ballon captif : le roman, c'est l'amarre coupée, l'ancre levée, la navigation en plein ciel ou, si l'on veut, en pleine mer. Le récit garde encore quelque chose de la subjectivité, du lyrisme ou de la confession, le roman veut l'objectivité complète. En se résolvant, aux environs de la soixantaine, à ce saut dans l'objectif que — M. Paul Bourget conseillait au jeune Barrès dès le lendemain de L'Homme libre et que Barrès ne devait ajourner que de quelques années, au lendemain de L'Ennemi des Lois, — M. André Gide a tenté un effort de renouvellement d'autant plus digne d'estime que, d'une part, nulle circonstance extérieure ne sollicitait de lui cette périlleuse audace, seul son démon intérieur l'y poussait, et que d'autre part, jouant la difficulté et visant d'emblée aux cimes, il n'a pas seulement prétendu débuter par un vrai roman, mais par un grand roman à la façon de Stendhal ou de Goethe, de George Eliot ou Dostoïewsky. C'était une belle gageure : malheureusement, M. André Gide n'avait pas les moyens de la soutenir. En dépit de réussites partielles, de la qualité la plus rare, il a abouti et il devait aboutir, dans l'ensemble, à un échec, si frappant qu'on s'étonne même qu'avec son lucide esprit critique il n'ait pas vu les raisons qui le rendaient inévitable.

D'abord, l'objectivité requise par le roman suppose une simplicité (dans le sens où simplicité s'oppose à duplicité et non à complexité), une naïveté, une spontanéité dans l'émotion, une aisance à se transporter à l’intérieur d’autrui, à se mettre à sa place, une absence d’individualisme, et pour tout dire une générosité dont M. André Gide est fort médiocrement pourvu. Comme il est supérieurement intelligent, il arrive à mimer cet altruisme de l’imagination et du sentiment, mais d'abord l'imitation, si parfaite qu'elle soit, n'égale jamais la nature, et l’humanité de M. André Gide, quand il y atteint, sent toujours à quelque degré l’artifice et l’effort : et puis, quoi qu'il en ait, son exigeante subjectivité perce de place en plate sous le masque d'objectivité dont elle essaie de se recouvrir.

Elle se manifeste déjà, cette subjectivité, dans la forme même du discours. De même qu'il y a un type idéal du roman, il y a une forme idéale de la narration romanesque ; c'est celle qui se fait oublier, qui n’interpose rien que de rigoureusement transparent entre l'esprit du lecteur et les objets que l’auteur lui propose. C'est en ce sens que Stendhal disait qu’il se préparait chaque jour à écrire par la lecture de deux pages du Code civil, qui est, en effet, un modèle de dépouillement et de transparence. Mais M. André Gide lui, est un styliste ; tout ce qui sort de sa plume est écrit. Rien de mieux lorsqu’il parle en son nom propre ; il y a alors adéquation parfaite entre la distinction de la pensée et celle de la forme. Mais lorsque, faisant parler des personnages, il est obligé, par souci d'exactitude, de faire place dans l'élégant tissu de son récit à des platitudes ou à des grossièretés, il en résulte le plus choquant effet de disharmonie et de disparate ; alors il se hâte de revenir à lui-même, et ses personnages se mettent à parler comme des livres, comme M. André Gide en personne, ce qui n'est pas moins choquant.

Mais l'irrépressible subjectivité de M. André Gide a, quant au fond, des conséquences autrement graves. D'abord, à de rares exceptions près, elle l'empêche de doter ses personnages d'une vie indépendante ; ou plus exactement, par certains côtés, ses personnages atteignent à l'objectivité, et par d'autres côtés ils restent rattachés à lui, ils incarnent des éléments ou des aspects de son propre drame intérieur. De là dans leur mode d'existence quelque chose de douteux et d'incertain, qui se trouve encore aggravé, par l'arbitraire et le baroque des événements auxquels ils sont mêlés, car l'affabulation des Faux-Monnayeurs est, dans son ensemble, purement extravagante, d'une absurdité sans liberté et sans joie, qui n'a rien à voir, hélas ! avec les jeux divins de la fantaisie ou de la poésie. Or je veux bien que le roman ne doive pas nécessairement faire concurrence à l’état civil, ni s'asservir aux conditions d'une plate vraisemblance, mais il y a un minimum de réalité pour les personnages, de crédibilité pour les circonstances, au-dessous duquel il ne doit pas descendre et auquel M. André Gide n'atteint que par accident. Ce serait trop de dire que la qualité maîtresse du vrai romancier, l’imagination créatrice, réaliste, objective, fait complètement défaut à M. André Gide ; mais elle est chez lui inégale, capricieuse, et, en outre, perpétuellement troublée dans son activité par l'intervention d'éléments passionnels, dont un au moins est nettement morbide.

 

Je touche ici à un point délicat ; je l’aborderai franchement, à l’exemple de M. André Gide lui-même. Beaucoup d’hommes de talent, quelques-uns même de génie, ont été sexuellement des invertis, mais leur œuvre n'en porte pas témoignage, ou du moins ils ont si bien déguisé, transposé, sublimé leur anomalie sexuelle qu'il faut une psychologie bien exercée pour en déceler l’influence dans leur œuvre. M. André Gide, le premier parmi les écrivains de sa classe, a eu le triste courage, non seulement de donner à cette malformation psycho-physiologique une expression littéraire directe, mais à la différence de Marcel Proust, qui en a fait l'objet d'une analyse purement scientifique, d’en présenter une apologie sans détour. Ce prosélytisme éhonté est d’ailleurs, tous les médecins qui se sont occupés de la question l'ont noté (2), une tendance commune à tous les invertis : mais chez la plupart d'entre eux, soit timidité devant la réprobation sociale, soit suprême scrupule de l'esprit ou de la conscience, elle s’entoure d'hésitations, de précautions et de réserves. M. André Gide au contraire, bannissant toute prudence et tout ménagement de l'opinion, va jusqu'au bout de sa logique, et comme il est gâté jusqu'aux sources mêmes de la vie morale et spirituelle, non content de réserver à des invertis les grands premiers rôles de son ouvrage, il nous les propose en modèle, il érige en vertu leur vice et leur maladie en santé. Il résulte de là, sur la plupart des scènes des Faux-Monnayeurs une atmosphère qu'on ne respire jamais sans malaise, un malaise qui va souvent jusqu'au dégoût, lorsque par exemple, dans un passage de son Journal, le principal personnage du livre, l’alter ego de M. André Gide, Édouard, nous raconte comment, ayant recueilli chez lui son neveu Olivier pour qui il éprouve des sentiments beaucoup trop tendres, il obtient l'adhésion complaisante de sa propre sœur, de la mère d'Olivier qui nous est présentée par ailleurs comme une mère parfaite et presque comme une sainte femme — à ces monstrueuses amours, sous prétexte qu'elles réserveront l'adolescent de la débauche et des liaisons dégradantes. C'est d'ailleurs encore un trait caractéristique des invertis que cette prétention au rôle d'éducateurs de la jeunesse. Peut-être faudra-t-il être reconnaissant à M. André Gide de n'avoir pas reculé devant ce comble d'aberration intellectuelle et morale, et d'avoir ainsi permis aux esprits sains d'en mesurer le péril et l'horreur.

Un autre élément passionnel qui n'est guère moins virulent chez M. André Gide que son prosélytisme de l'inversion, c'est sa fureur anti-protestante. Protestant d'origine, M. André Gide a toujours manifesté, vis-à-vis des disciplines religieuses et morales de ses pères, une aversion sans mesure, d’autant plus ardente qu'il en demeure obsédé ou pour mieux dire possédé. Elles collent à lui comme une tunique de Nessus, qu'il peut bien souiller et mettre en pièces, mais dont il ne parvient pas à se délivrer, et dont il ne cesse de sentir la cuisante brûlure. Il n'est jamais beau pour un oiseau de salir son nid, et c’est ce vilain spectacle que nous donne M. André Gide lorsqu’il nous dépeint la famille du pasteur Vedel comme une sentine de tous les vices et de toutes les hypocrisies. Toutefois, que mes coreligionnaires protestants, à qui je n'ai pas ménagé les marques de ma fidèle sympathie, me permettent ici un avertissement. Ce n'est certainement pas sans motif que du sein même du protestantisme s'élèvent depuis quelques années tant d'amères et violentes critiques contre les principes et les méthodes de l'éducation puritaine ; rien qu'en France, en moins d'une année, voici les Lettres et Discours sur les passions de Robert Siegfried, Un homme de Dieu de Gabriel Martel, Les Faux-Monnayeurs d'André Gide, un traité de morale, une pièce de théâtre, un roman, trois cris de révolte contre le moralisme protestant. Il ne s'agit pas, pour les amis du protestantisme, de faire chorus avec eux, mais ne conviendrait-il pas d'examiner à fond s'ils n'ont pas quelque raison d'être, à laquelle il serait sans doute possible de remédier ?

Pour en revenir à M. André Gide, tout anti-protestant qu'il soit ou qu'il veuille être, il lui échoit cette curieuse fortune, qui semble une revanche de l'immanente justice, qu'il offre en sa personne une sorte de caricature de l'esprit protestant. L'individualisme tant reproché, non sans raison, aux protestants, mais qui du moins, chez les protestants authentiques, trouve un contrepoids ou un frein, soit dans le contenu objectif de la Révélation, soit dans les chaînes de la loi morale, tourne, chez ce protestant déchristianisé et démoralisé, à l'anarchisme intégral, qui est une absurdité pure, et qui, chez un homme aussi intelligent que M. André Gide, ne saurait s'expliquer que par un consentement exprès à la démoniaque tentation de nier et de détruire. Je dis bien démoniaque. Il y a dans les Faux-Monnayeurs un chapitre qui porte en épigraphe ce membre de phrase emprunté à M. Paul Bourget : « La famille... cette cellule sociale », et où le mot cellule est pris, par une affreuse dérision, dans le sens de geôle, de régime cellulaire ; la véritable épigraphe de ce chapitre, et, ma foi, du livre tout entier, devrait être le vers célèbre par lequel Goethe caractérise Méphistophélès :

Ich bin der Geist der stets verneint.

Et sans doute M. André Gide est-il très conscient et très fier de ce diabolique patronage : tant pis pour lui.

 

Tout ceci dit, il n'en reste pas moins que, comme nous le notions au début de cette étude, Les Faux-monnayeurs fourmillent de rares beautés. Au point de vue de l’art du roman, certains portraits, certains épisodes, toute l'histoire du ménage La Pérouse, toute la peinture du groupe de chenapans adolescents qui culmine dans le suicide provoqué du naïf Boris, sont autant de petits chefs-d’œuvre. Au point de vue de l'intelligence critique, le Journal d'Édouard et les commentaires de l’auteur sur certains passages de ce Journal, sont émaillés de réflexions aiguës et profondes, qui ont dans la pensée de longs retentissements. Les conversations, les discussions d'idées qui abondent dans l’ouvrage ont cette saveur amère et forte, ce haut pathétique intellectuel qui n'appartiennent aujourd'hui qu'à M. André Gide. Suivant les temps, les lieux et les personnes, je dirais du livre comme de son auteur : « c’est un beau monstre, mais un monstre », ou : « c'est un monstre, mais un beau monstre. »

(1) Aux éditions de la Nouvelle Revue française.

(2) Voir par exemple Trois entretiens sur la sexualité par le Docteur François Nazier (aux éditions du Siècle, Paris, 1926) pages 201 et suivantes.