Europe

 

15 octobre 1930 

Léon-Pierre Quint

 

André Gide – L’École des femmes. Robert. Deux vol. in –16 (N.R.F édit.)

 

Ces deux petits volumes ont paru séparés par un an d'intervalle. Ils ne forment cependant qu'un seul livre, et, réunis, ils créent une unité beaucoup plus forte que celle de la plupart des romans d'aujourd'hui.

On a bien souvent apprécié et vanté les qualités du style d'André Gide. Une fois de plus, il m'a donné une impression exceptionnelle d'authenticité. Dans le désert que traverse le critique chaque année, quelle oasis ! Quelle étonnante fraîcheur ! Certes, il y a des livres dont la forme brillante, rapide, pleine d’« images surprises », me font penser à l'agitation trépidante et factice des grandes villes modernes. Il y a des livres dont le style morne rappelle le vide désolé d'un Sahara où ne jouerait jamais la lumière. Il y a... mais je ne veux pas tenter ici un pastiche de la ronde sur les livres « pour adorer ce que j'ai brûlé ». Ces deux petits romans, parmi les œuvres d'imaginations parues récemment, ce sont deux livres que l'on peut « adorer » : par le soin de leur composition, par leur forme, ils apportent au lecteur fatigué et exaspéré, qui rêve de « brûler » sa bibliothèque, un repos joyeux dans la sécurité.

Ils sont loin d'ailleurs, de constituer le centre de l'œuvre de Gide. C'est que l'auteur porte très longtemps ses sujets en lui.

Cependant, au cours de cette gestation, les idées s'enrichissent. A la conception originelle, Gide ajoute des interprétations que lui apporte son esprit au moment où il exécute son travail. Ainsi l'École des Femmes et Robert s'apparentent à la lignée des « récits » tels Isabelle ou la Symphonie Pastorale. L'intrigue reste très dépouillée, presque linéaire. Dans L’École des Femmes, le journal d'Eveline est interrompu pendant vingt ans : à Éveline jeune fille, gaie et éprise de Robert son fiancé, se substitue soudain une mère de famille, déçue par son mari, par le mariage et jusque dans son amour pour ses enfants. Mais nous n'assistons pas à son évolution ; le récit me fait penser aux romans statiques des XVIIe et XVIIIe siècles. Nous voyons le personnage, non pas en mouvement, mais dans des états successifs. Cette grâce à cette opposition qu'apparaît son caractère et la morale de l'ouvrage.

Non seulement nous envisageons le couple de deux points de vues différents (celui de l'homme après celui de la femme) mais nous assistons à un dédoublement continuel, qui fait jaillir la vie. Deux conceptions opposées se heurtent, qui semblent défendables, l'une et l'autre. Justes sont les reproches d'Éveline, qui en veut à Robert de n'être qu'un homme ordinaire, peu intelligent, mais pas bête ; fanfaron, mais pas lâche, hypocrite, mais non dénué de tout sentiment religieux, brutal parfois, mais humain. Et justes sont également les reproches de Robert qui souffre d'avoir auprès de lui une femme trop indépendante, qui le heurte dans ses opinions et ses sentiments, qui, blessée, se réfugie dans une impénétrable solitude intérieure. Mais il ne s'agit pas ici d'un dialogue à la manière platonicienne, où le second interlocuteur répond pour faire parler le premier, où les objections se balancent habilement pour aboutir à une conclusion prévisible. Le heurt de ces deux pauvres êtres semble continuellement irrémédiable, fatal ; ils se débattent avec eux-mêmes plutôt qu'ils ne discutent ; ils se cherchent par désir, puis par devoir, mais en vain, et comme ils ne parviennent pas à renoncer l'un à l'autre, ils subissent, l'homme avec résignation, la femme avec révolte, leur douloureuse chaîne, que seule la mort de l'un d'eux (d'Éveline) peut dénouer. Sort émouvant, que la plus ironique des fins complète, car Robert, enfin libre, ne tarde pas à se remarier.

Ainsi ce sont les difficiles et insolubles questions du mariage, de la religion et de l'individualisme qui élargissent ce roman. Je regrette peut-être que l'auteur n'ait pas évoqué le terrible problème de la cohabitation, le heurt des habitudes quotidiennes, des manies, le lent effritement de la poésie dont nous enveloppons l'être désiré et inconnu, la transformation progressive du mystère en certitudes familières, définitives et prosaïques. Sans doute il n'entrait pas dans le plan de Gide de traiter cet aspect du mariage, qui aurait nécessité de larges développements, des exemples détaillés. D'ailleurs, il a étudié ce même drame d'un point de vue plus élevé, plus classique, plus général, par l'opposition des caractères. Il pénètre par là immédiatement dans le fond du sujet.

Au début du mariage, Éveline s’adapte à Robert. Elle voit, elle pense, elle vit par lui. Elle perd sa personnalité. Elle parvient à idéaliser chaque acte, chaque parole de son mari. Tel est l'effet de l'amour sur un caractère féminin. Puis le charme tombe. Robert apparaît tel qu'il est. Gide est arrivé à ce tour de force : dépeindre un homme ordinaire de la bonne bourgeoisie aisée et catholique, et cela, non par les procédés parfois assez plats du naturalisme, mais grâce à la poésie de son style et à son ironie.

Dès lors Éveline se révolte, mais intérieurement. Peu à peu, elle renie sa religion, elle rejette Dieu. Elle s'assure peu à peu dans cette position. Elle emprunte ici sa pensée à celle de Gide. En face d'elle, Robert. Le catholicisme lui interdit le divorce. Il a pour réfuter l'adversaire les arguments les plus spécieux, les sophisme les plus invraisemblables énoncés avec cette tranquille assurance d’une conscience protégée par les lois et qui sait qu’elle doit avoir raison, qu'elle doit avoir le dernier mot. Auprès d'Éveline, déséquilibrée et malsaine selon lui, d’Éveline pervertie et qu'il faut sauver malgré elle, Robert ne représente-t-il pas la société ? C’est-à-dire la bonne société, l’esprit de la famille, de la tradition et surtout l'esprit bourgeois. Rarement celui-ci a été décrit avec tant de finesse, d'exactitude et de cruauté. La recherche de ses propres satisfactions, de son confort, de sa sécurité qui se cache sous des idées généreuses toutes faites ; le besoin de justifier les principes par des exemples obtenus en déformant les faits ou empruntés aux sermons du confesseur ; l'aveuglement volontaire, qui cherche avant tout à rester aveugle, l'absence totale d'inquiétude ; l'impossibilité de s'exprimer autrement que par des pensées de confection et finalement l'absence de toute générosité, de tout élan, de toute vérité, voici l'esprit bourgeois. L'égoïsme sous l'hypocrisie. Devant ce mur de dureté et de mensonge, la malheureuse Éveline hésite, s'interroge, se débat, combat, s'épuise, faiblit, est vaincue par la vie.

C'est elle qui triomphe cependant. Trop tard peut-être, elle sent que c'est elle qui est de nature vraiment noble, que c'est elle qui est dans la véritable voie et qu'elle doit s'efforcer d'y conduire celui de ses deux enfants sur lequel elle a une influence. Au-delà de son cadre apparent, ce roman a toutes sortes de prolongements. Ces deux « journaux », confessions sans grand cri ni violences, renferment un élément de subversion intense. L'ironie aimable, qui a plu à un public assez étendu de lecteurs, rentre ses griffes, d'une cruauté sauvage. Ne verrons-nous pas un jour Gide agripper à gorge les fantômes contre lesquels il a lutté toute sa vie, le fantôme religion en particulier ? Je le crois, si je songe que L’École des femmes et Robert ont été conçus il y a plusieurs années et que Gide évolue en s’affirmant de plus en plus nettement dans son propre sens. Cependant je me demande si des négations farouches seraient plus efficaces que le doute destructeur et tenace qu'il a insufflé jusqu'à présent dans tant de livres.