Cavalcade7
novembre 1946 Roger Lutigneaux
Notre article
sur la curieuse théorie d'André Gide, qui prétend ne pas confondre « bien écrire » avec « correctement écrire »,
nous a valu des remarques d'une agréable diversité. Quelques-unes appellent
même des confrontations amusantes, en particulier celle d'un lecteur
de Lille (Nord) pour qui le grand maître de toutes les perfections
reste Flaubert, et une autre qui nous arrive de Taza (Maroc), où la
phrase du même Flaubert est jugée « embarrassée, maladroite et
entachée d'incorrections grammaticales et de termes clinquants ». Est-ce affaire de latitude ?
La psychologie des climats expliquerait peut-être ces oppositions.
Il est naturel que les hommes du Nord aiment l'ouvrage bien fait, le
fût-il laborieusement ; et que les hommes du Sud aient moins de
goût pour le style qui sent la transpiration, même s'il est très beau.
Mais il faudrait, sinon s'accorder, du moins s'entendre, et ne pas
faire dire à un auteur ce qu'il fait dire à ses personnages, ce qui
n'est pas du tout la même chose, ni même ce qu'il dit lui-même dans
le privé, où ce n'est plus un « auteur » qui parle. Les gens qu’un romancier met en
scène, s'ils sont par lui doués de la parole, doivent parler leur langage
normal. Un clochard dissertant comme un professeur de philosophie,
sauf si c'est par humour, nous fera tourner la page, tout de même qu'un
académicien s’exprimant comme ces dames de la criée au poisson. Un
romancier doit choisir : il présente des êtres réels, et dans
ce cas il est tenu au réalisme et s'exprime alors comme il veut. On ne peut pas être plus difficile à l'égard
de l'écrivain qui, sa journée finie, rentre dans la vie réelle et y
redevient un simple personnage de la comédie humaine. C'est le cas
de Flaubert dans sa correspondance, laquelle abonde en incorrections
de toutes sortes et qui ne sont pas toujours voulues : « de
suite » (pour « tout de suite ») ; « ce que
j'ai vu de plus beau comme nature » ; « c'est
plus confortable sous le rapport du bec » : « cinq à six
spécialités » ; « dans le but de... », etc. Dans ses livres, les fautes sont
beaucoup plus rares. Comme il le disait : « Je me donne un mal
de cinq cents diables pour mon bouquin ». Et c’était vrai — trop
vrai ! Ce qui ne l'empêchait d'ailleurs pas d'écrire, même dans Madame
Bovary : « Quoiqu'il lui faudra pourtant
suivre les autres », comme si le présent du subjonctif n'était
pas un futur suffisant ! Les « hénaurmités » du
Flaubert épistolier ne sont pas reprochables au Flaubert écrivain.
Dans ses livres, il écrit correctement, et même — ou malheureusement — on
voit bien qu'il s'y efforce. Ceux qui ne l'aiment pas citent immanquablement
le passage où le père Rouault compte à Charles Bovary « soixante
et quinze francs en pièces de quarante sous ». Compte évidemment
difficile ! Mais qui n'a pas commis quelque bévue de ce genre ? M. André Gide, de qui, au fait,
nous parlions ? Relisez donc Thésée, son dernier-né : « Ce
n'est qu'à coup de pieds au... — énonce
le héros — que je les contraignis à me
suivre ». Botter le postérieur de gens qui vous suivent ? On demande un dessin ! |