Cavalcade
Claude-Edmonde Magny
André Gide : Journal 1939-42 Thésée (Cahiers de la Pléiade)
Gide écrit dans son Journal de
39-42 : La fin de la vie… dernier acte un peu languissant ;
des appels du passé ; des redites. On voudrait quelque rebondissement
inattendu et l’on ne sait quoi inventer. Ce quasi-désintérêt
que l'auteur des Nourritures terrestres éprouve à l'égard de
sa propre vie jadis si pleine, si fervide, à mesure qu'il la sent s'alanguir
et s'alentir, le lecteur du Journal ne peut se défendre
de le partager devant ces pages où ce que l'on rencontre finalement
de meilleur — trois lignes brèves sur Retz ou La Fanfarlo — laisse
toujours insatisfait, imperceptiblement agacé. Mais que l'on prenne
le Thésée sur lequel s'ouvrent Les Cahiers de la Pléiade, tout
change et l'on est aussitôt rassuré : la démarche même du style,
où de l'humour jaillit à chaque instant le lyrisme, est toute différente
des notations, acides souvent plus qu'incisives du Journal. Les
grands mythes de la Grèce viennent offrir à la phrase gidienne un sol élastique
et ferme. L'aisance est peut-être ce qui frappe
le plus dès les premières pages du Thésée. On n'y sent pas simplement
la sûreté du grand virtuose qui possède parfaitement toutes les ressources
de son art, mais la maîtrise plus profonde de l'homme qui réussit enfin,
au terme de sa carrière, grâce à l'invention d'une forme pleinement
adéquate, à dire quelques-unes des choses qui lui tiennent profondément à cœur,
d'une façon plus simple, plus pertinente, plus dépourvue d'équivoque
qu'il ne lui a jamais été permis. Nul doute que ce Thésée ne
soit pour Gide — ce que malheureusement Mon Faust n'a
pas été pour Valéry — quelque chose comme son testament d'artiste et
de penseur. Dès la prime jeunesse, Gide était
hanté par les légendes anciennes : le Thésée tiendra sans
doute dans son œuvre la place de ce Traité des Dioscures qu'il
n'a jamais écrit, auquel il pensait déjà à vingt ans, et dont une lettre à André Rouveyre
vous laisse entrevoir ce qu’il aurait pu être. Thésée, dans
l'adolescence, c'est un peu le Nathanaël des Nourritures. La
façon dont il se débarrasse, par une feinte inadvertance, de son vieux
père Égée, ne serait pas indigne du héros de l’Immoraliste.
Mais assagi après ses aventures crétoises, éclairé par les léçons reçues à Cnossos, du vieux Dédale,
il deviendra le premier des rois citoyens, le souverain démocrate qui
n'a d'autre souci que de policer les villes et de faire régner la concorde
entre les hommes par des moyens qui évoquent un peu ceux dont rêvaient
les « despotes éclairés » du XVIIIe siècle, amis
des lumières et oppresseurs de leurs peuples ; bref, le monarque
qui croit au progrès mais non à la liberté. Il est un temps de vaincre,
disais-je à Pirithoüs, de purger la terre de ses monstres, puis un
temps de cultiver et de porter à fruit la terre heureusement amendée ;
un temps de libérer les hommes de la crainte, puis un temps d’occuper
leur liberté, de mener à profit et à fleur leur aisance. Et cela ne
se pouvait sans discipline ; je n'admis pas que l'homme s'en tint à lui-même, à la
manière des Béotiens, ni qu'il cherchât à feindre dans un médiocre
bonheur. Je pensais que l'homme n'était pas libre, qu'il ne le serait
jamais et qu'il n'était pas bon qu'il le fût. Mais je ne le pouvais
pousser en avant sans son assentiment, non plus qu’obtenir celui-ci,
sans lui laisser du moins, au peuple, l'illusion de la liberté. Je
voulus l'élever, n'admettant point qu'il se contentât de son sort,
et consentit à maintenir son front courbé. L'humanité, pensais-je sans
cesse, peut plus et vaut mieux. Je me souvenais de l'enseignement de
Dédale, qui prétendait avantager l'homme de toutes les dépouilles des
dieux. Ma grande force était de croire au progrès. On ne peut qu'admirer l'extrême
ingéniosité avec laquelle, à chaque instant, Gide habille ses propres
pensées du voile traditionnel du mythe, et sait tirer parti, pour communiquer
son message, des détails les plus saugrenus de la légende. Mais l'épisode
le plus beau du récit — en même temps que le plus chargé de sens — est,
sans contredit, le dernier : la rencontre de Thésée et d'Œdipe,
aveugle, exilé. C'est qu’Œdipe est la seule tentation à laquelle puisse être
accessible ce Thésée humain, trop humain, que même les infortunes qui
lui sont venues de Phèdre n'ont pu abattre ; ce héros si sage,
si mesuré, si grec en un mot, qui n'a pas été séduit par les délices
frelatées du Labyrinthe et de ses paradis artificiels ; ni que
l'amour ni l'aventure n'ont su enchaîner, qui n'a été retenu durablement
ni par Ariane ni par les monstres ; et pour qui les méditations
vertigineuses du mystique Icare en quête d'un Dieu unique, sis à la
croisée des routes, au carrefour de l'univers, ne seront que bavardage
insensé. Mais devant Œdipe, martyr et bourreau de soi-même, Thésée,
l'homme heureux, sent confusément ce qui lui manque, ce qu'il manque : Sans
doute j'avais triomphe partout et toujours ; mais c'était sur
un plan qui, près d'Œdipe, m'apparaissait tout humain, et comme
inférieur... La sagesse surhumaine et torturée d'Œdipe le dépasse,
lui échappe. Elle continue de lui échapper même après les explications
d'Œdipe ; cesser de voir le monde pour voir Dieu, comme le conseillait
déjà le sage Tirésias, ce sont là paroles impénétrables à l'entendement
de Thésée, retenu par son attachement au monde sensible. Et cette incompréhension
est un refus de comprendre, le résultat d'un choix, d'une prise de
parti : Ma pensée, sur cette route, ne saurait accompagner
la tienne, répond Thésée à son ami. Je reste enfant de cette
terre et crois que l'homme, quel qu'il soit et si taré que tu le juges,
doit faire jeu des cartes qu'il a... Nul doute que ce choix ne
soit celui de Gide lui-même, identique au héros assagi de la maturité comme
il l'était à l'adolescent fougueux du début. Avec Œdipe, Thésée repousse
la tentation de la métaphysique, en rendant au mot ce sens original :
ce qui est au-delà de la nature, de l'humain. Aussi était-il normal
qu'une position aussi grave, aussi décisive, n'ait pu être
assumée publiquement par l'écrivain que sous le double voile du mythe
et de l'ironie : les dernières lignes du récit nous montrent Thésée
se félicitant d'avoir assuré à l'Attique les bénédictions attachées
aux cendres d'Œdipe et à son contact avec le divin. On ne peut guère
accuser Gide d'avoir opéré pareil détournement, au profit de l'homme
terrestre, des forces mystiques. Simplement, comme son héros, il a
choisi l'humain.
(1) Gallimard.
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