Les
Nouvelles littéraires [?]
4
septembre 1946
Frédéric
Lefèvre
Le fil d’Ariane ou le secret d’André Gide
Avec Thésée (1), André Gide
nous offre pour nos vacances une œuvre où il manifeste une jeunesse
de rythme endiablé et une liberté de pensée à laquelle, certes, il
nous a de longtemps habitués mais qui n’en demeurent pas moins extraordinaires.
Dans
cet essai-poème, le demi-dieu, fils de Neptune et d’Égée, roi d’Athènes,
raconte sa vie, ses amours, ses actes héroïques, ce qui nous vaut
une interprétation savoureuse et pertinente du mythe fameux.
A
certains passages, le récit prend une allure de confidence et presque
de testament. On ne sait plus si c’est Gide qui parle ou Thésée.
« C’est
consentant que j’approche la mort solitaire. J’ai goûté des biens
de la terre. Il m’est doux de penser qu’après moi, grâce à moi, les
hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs et plus libres. Pour
le bien de l’humanité future, j’ai fait mon œuvre. J’ai vécu. »
Gide
a rajeuni, ressuscité la légende. On pourrait dire, que grâce à lui, « l’Olympe
voisine de nouveau la terre ».
Minos
et Pasiphaé, Phèdre et Ariane nous apparaissent comme des personnages
d’aujourd’hui, sans que le lecteur ait jamais l’impression d’un sacrilège.
L’humour de Gide demeure toujours de qualité supérieure. Gide ne
se moque pas plus de nous ou de ses personnages que de lui-même.
Sa fantaisie n’est que jeu souverain auquel il s’amuse le premier,
tout heureux si l’enchantement agit aussi sur nous.
Au
cours du festin que Minos offre à son jeune visiteur, Ariane, la
fille aînée du Seigneur de la Crète, belle extraordinairement, trouve
moyen de donner rendez-vous à Thésée sur la terrasse.
L’aventurier
royal s’y rend avec joie : « Quelle terrasse ! et
quel palais ! O jardins en extase, suspendus dans l’attente
d’on ne savait quoi, sous
la lune ! C’était au mois de mars ; avec une tiédeur délicieuse
palpitait déjà le printemps… Ariane courut à moi, et tout de go colla
ses chaudes lèvres aux miennes, si véhémentement que nous chancelâmes
tous deux ».
Et,
au milieu des baisers et des caresses, elle lui indique comment vaincre
le Minotaure : « Ce qu’il faut tout de suite que tu comprennes,
c’est que ta chance unique, c’est de ne jamais me quitter. Entre
toi et moi, désormais, c’est, ce doit être : à la vie, à la
mort. Ce n’est que grâce à moi, que par moi, qu’en moi, que tu pourras
te retrouver toi-même. C’est à prendre ou à laisser. Si tu me laisses,
malheur à toi. Donc commence d’abord par me prendre. Sur ce, m’abandonnant
son quant-à-soi, elle s’offrit à mon étreinte, et me retint entre
ses bras jusqu’au matin. Le temps, il me faut l’avouer, me parut
long. Je n’ai jamais aimé la demeure, fût-ce au sein des délices,
et ne songe qu’à passer outre dès que ternit la nouveauté. Ensuite
elle disait : « Tu m’as promis. » Je n’avais rien
promis du tout, et tiens surtout à rester libre. C’est à moi-même
que je me dois. »
On
retrouve ainsi en passant le thème de la disponibilité, si cher à André Gide.
Mais,
avec la visite de Thésée à Dédale et les conseils de l’architecte — l’explication
du fil d’Ariane, figuration tangible du devoir — s’ébauche, pour
la première fois peut-être avec cette nouveauté dans l’œuvre de Gide,
un nouvel impératif qui corrige ce que le premier pouvait avoir d’inquiétant : « Même
ivre, sache rester maître de toi ! tout est là. Ta volonté n’y
suffisant peut-être pas, j’ai imaginé ceci : relier Ariane et
toi par un fil qui te permettra, te forcera de revenir à elle après
que tu t’en seras écarté. Conserve toutefois le ferme propos de ne
pas rompre, quelque puisse être le charme du labyrinthe, l’attrait
de l’inconnu, l’entraînement de ton courage ; revient à elle,
ou c’en est fait de tout le reste, du meilleur. Ce fil sera ton attachement
au passé. Reviens à lui, reviens à toi, car rien ne part de rien,
et c’est sur ton passé, sur ce que tu es à présent, que tout ce que
tu seras prend appui ».
Les
familiers de M. André Gide ne trouveront-ils pas là le rappel ému
de certaine bienfaisante influence à laquelle, sa vie entière, se
soumit, où revint le fantaisiste des Caves du Vatican, l’ami
des Faux-Monnayeurs. Par-delà cette influence qui en est un
peu plus que la marque visible, nous trouvons la fidélité à soi-même,
l’attachement au passé, à son passé.
Et
nous voilà assez loin de l’apostrophe de Barrès ! Un autre aspect
de la personnalité multiple de Gide se révèle ici.
Les
Dieux, les demi-dieux, les héros ne meurent pas. Leurs gestes durent
et, repris par la poésie, par les arts, deviennent un continu symbole.
Icare a chu dans la mer, pour avoir voulu monter trop haut et avoir
abusé de ses forces. Il est mort. Mais Dédale le ressuscite pour
le présenter à Gide-Thésée : « Icare était et reste après
sa mort l’image de l’inquiétude humaine, de la recherche, de l’essor
de la poésie, que durant sa courte vie il incarne ».
Ceux
qui avaient la naïveté de douter encore, découvrent que pour Gide,
l’inquiétude n’est pas une fin mais l’incessante recherche de soi. « Considère
comme trahison la paresse. Sache ne chercher de repos que, ton destin
parfait, dans la mort. »
En
même temps qu’il poursuit chaque jour un effort de constante acquisition,
l’homme doit, chaque jour, par un retour sur soi, intégrer ses découvertes à sa
personnalité permanente.
« Ce
qui est ardu, c’est de conserver jusqu’au bout du fil, une résolution
inébranlable de retour : résolution que les parfums et l’oubli
qu’ils versent, que sa propre curiosité, que tout, va conspirer à affaiblir. »
Gide
ajoutera-t-il d’autres livres de création à ceux qui enrichissent
déjà notre littérature, ou devons-nous considérer Thésée comme son
testament intellectuel ? Se bornera-t-il désormais à tenir son
Journal ?
Il
semble bien nous avoir livré avec Thésée son ultime secret, mais
il manifeste une si merveilleuse vitalité, une telle jeunesse qu’il
peut nous surprendre encore. La confrontation de Thésée et d’Œdipe
ouvre d’immenses horizons.
(1)
Gallimard, éditeur.
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