Mirages Tunis Décembre 1932
Jean Amrouche
André Gide communiste
Gide atteint
un grand tournant de sa destinée. Depuis quarante ans, il trace patiemment
les traits divers, contradictoires, de son visage. D'un livre à l'autre
nous le trouvions changé, et, parfois, d'une manière si totale que nous
nous demandions si, volontairement, il ne cherchait pas à nous mystifier.
Comment reconnaître le même homme dans l'auteur de cet acte de foi passionné
en la vie que sont « Les nourritures terrestres », et le démon
ricanant qui a écrit le « Prométhée mal enchaîné » ? Gide semblait
jouer sur plusieurs tableaux. Et le lecteur naïf qui veut toujours vivre
en pays de connaissance, qui a horreur de toute complication, ne voulait
pas comprendre. Pourtant, Gide s'est bien souvent expliqué, avec une
franchise totale. Bien décidé à ne rien réserver de soi avec un courage
magnifique, que certains qualifient d'impudeur et de cynisme, il a donné
dans la N.R.F. des pages de journal. Celles qui viennent de paraître
nous semblent d'une importance capitale. Certes nous ne devons pas nous laisser prendre trop facilement : la sincérité est souvent une feinte. Mais, pour Gide, aussi subtil, aussi sceptique et attentif à démasquer ses trahisons qu'on puisse être, il est difficile, quand on l'a relu, de ne pas reconnaître sous l'enchevêtrement des réticences, des contradictions apparentes ou réelles, le même visage d'homme. On peut haïr Gide, mais, en ce cas, il faut bien prendre garde que, plutôt que haine singulière et personnelle, notre haine a pour objet l'homme, au sens classique du mot. Gide lui-même
a pu s'y tromper, bien qu'il soit, sans doute, l'homme au monde le plus
passionné de conscience. C'est un jeu stupide que de le prendre en flagrant
délit de mensonge, comme si c’était mentir que de dénoncer aujourd'hui
ce qu'hier on croyait vrai. Si l'on s'arrête à la surface des livres
on est ébloui, ou stupéfié, par la prodigieuse multiplicité de cette
nature. Henri Massis traçait
naguère de Gide un portrait démoniaque, André Rouveyre un portrait grimaçant.
Il serait facile de leur opposer un Gide auréolé, une figure de saint
ou de héros, tout aussi vraisemblable ; et, tout bien considéré,
peut-être ce dernier portrait serait-il moins faux que les précédents.
Lequel de nos aînés, de nos maîtres, nous enseigna-t-il de plus hautes
vertus ? Gide n’a pas
couru après son plaisir, après sa jeunesse, mais seulement après lui-même.
Son plus pressant souci était de se connaître, de se découvrir sous
les vêtements mensongers qui nous déguisent : de creuser, toujours,
impitoyablement, jusqu’à cet être secret que Dieu seul connaît. Il ne
s'agit pas de complaisance envers soi-même, mais bien d'une grande vertu,
peut-être le seul courage qui soit au
monde, à l'état pur : celui de se voir soi-même tel qu'on
est, et d'accepter d'être ce pauvre homme. Gide nous a
ouvert les yeux sur le monde : il nous a appris la terre et le
ciel, et l'eau, et combien la lumière est belle. « Nathanaël, je
t'enseignerai la ferveur ». Nous n'entendions plus cette voix inoubliable.
Et le frisson vivant, le délire d'amour qui gonflaient tous les mots
semblaient disparus de la phrase sèche des « Faux-Monnayeurs »
ou des lames acérées, cruelles, d’« Œdipe ». Nous nous
demandions si l'âge n'avait pas desséché Gide, ne l'avait pas réduit
à la seule intelligence. Et voici qu’aujourd'hui,
à l’heure où sans doute l'amertume de la vie toujours gaspillée monte aux lèvres,
le regret de n'avoir pas fait tout ce qu'on rêvait de faire, et d'avoir
si mal fait ce qu'on désirait, Gide se montre à nous tel qu'autrefois : « Nathanaël,
je t'enseignerai la ferveur ». Le monde se meurt de scepticisme.
Et ceux qui, aujourd'hui, accusent Gide de changer, de se convertir
au communisme parce que c'est la mode, ne le comprennent pas. Ce n'est
pas non plus parce qu'il veut plaire aux jeunes, toujours avides de
détruire un ordre où les bonnes places sont prises. Ce qui le pousse
c'est ce même amour de la vie, cette humanité profonde qui le guidait
dans son « Voyage au Congo ». Le monde souffre. Et, au lieu
de sourire lâchement ou de demeurer immobile, il faut faire quelque
chose pour porter remède à cette souffrance. Gide, en pleine
gloire, aurait pu ne pas prendre parti. Mais il n'est pas de ceux qui
se désintéressent du monde, de ce monde qu'il faut, peut-être, reconstruire.
Et si la Russie Soviétique l'attire, s'il suit avec une sympathie passionnée
l'ordre nouveau qu'on y instaure, c'est pour cette noble raison qu'il
veut, de toutes ses forces, faire son œuvre d'homme parmi les hommes,
servir. Barrès aussi
nous commandait de servir. Mais, peut-être aujourd'hui faut-il voir
plus loin que la terre et les morts, plus grand qu'une province.
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