Je suis
Partout 12 Septembre 1932
André Rousseaux
Pour passer
la saison creuse des vacances les journaux et les revues font appel
à quelque auteur vedette, à quelque attraction littéraire — ils publient
un reportage sensationnel, ou des Mémoires inédits, ou un grand
roman. A la Nouvelle Revue Française, l'attraction de cet été
est le journal de M. André Gide.
Cette attraction
en vaut une autre. Elle a presque une saveur de scandale. Les pages
du journal de M. Gide que publie la Nouvelle Revue Française ne
datent pas d'une époque lointaine. Elles ont été écrites en 1931. L'auteur
de Corydon ne prend pas les précautions plus ou moins hypocrites
qui font tenir secrète, après plus d'un demi-siècle, toute une partie
du Journal des Goncourt. Il nous donne, lui, son journal tout
frais, l'encre à peine séchée, avec les petites malveillances qu'il
contient dans la pureté de leur éclosion récente. C'est à peine s'il
voile, par un jeu d'initiales, les personnages qu'il nomme. Il nous
révèle ce que P.L. a dit de P.A. quand celui-ci a fait lire à celui-là
le dernier livre de J.M. Et vous entendez bien qu'il ne s'agit ni de
Pierre Louys, ni de Paul Adam, ni de Jules Michelet, mais d'hommes vivants
dont tous les gens informés ont les noms sur les lèvres. En outre, M.
André Gide ajoute à l'agrément de ces indiscrétions mal dissimulées
celle de nous dire crûment ce qu'il pense de ces demi-fantômes :
par exemple que P.L. est un tartufe et un imposteur. La médisance, ce
plaisir de la vie mondaine, est élevée par le journal de M. Gide à la
hauteur d'un genre littéraire.
Par ailleurs,
on est heureux de retrouver dans ces pages toutes les qualités qui ont
fait aimer le romancier des Faux monnayeurs. Par exemple, le
refus de choisir et de prendre parti qui est un des traits du caractère,
de M Gide ne s'est jamais mieux manifesté que dans ce journal, où on
lit, à trois pages de distance ces deux notes successives sur les Cahiers
de Barrès :
« 1° Quelle
barbe, ces Cahiers de Barrès ! Ce qu'il aime, ce qui l'intéresse,
ce qu'il admire... rien de plus loin de moi.
2° Je me retiens
pour ne pas avaler le journal de Barrès tout d'un trait. Je trouve profit
à ne m'en accorder chaque jour que quelques pages. Il y en a parfois
de très belles et que je lis avec ravissement. » Voilà du pur
gidisme. Et si tout le journal était fait de telles contradictions,
on aurait plaisir à y trouver l'expression parfaite de la perverse sincérité
à laquelle M. Gide a toujours exercé son intelligence. Aussi, quelle
mélancolie de voir soudain M. Gide abdiquer cette position supérieure
et glisser aux avilissements de l'enthousiasme. Et un enthousiasme de
quelle nature : un enthousiasme politique ! C'était bien la
peine de s'opposer vivement à Barres ! Si ce n’est que M. Gide
se jette à l'extrême gauche, il a pour parler de l’U.R.S.S. les mêmes
accents que le président de la Ligue des Patriotes avait pour parler
du Rhin ou de l'Alsace-Lorraine, il dévore en deux jours, avec passion,
un livre sur le plan quinquennal. Il proclame :
« Je voudrais
crier très haut ma sympathie pour l'U.R.S.S., et que mon cri soit entendu...
Je voudrais vivre assez pour voir la réussite de cet énorme effort :
son succès, que je souhaite de toute mon âme, auquel je voudrais pouvoir
travailler. Voir ce que peut donner un état d'âme sans religion, une
société sans cloisons. La religion et la famille sont les deux pires
ennemis du progrès. »
Je sais bien
que cela s'accorde rigoureusement avec le retentissant « Familles,
je vous hais ! », que M. André Gide a prononcé jadis.
Mais on pensait que c’était là un propos d'esthète, soucieux avant tout
de sa liberté individuelle. Et voila que cela finit par l'enrôlement
dans le plus tyrannique des partis. Même si c'est au communisme qu'il
se conforme, André Gide n'en devient pas moins conformiste. Cela est
bien affligeant. |