La Revue des Belles-Lettres

Novembre 1924

 

Elie Gagnebin

 

HENRI MASSIS CONTRE ANDRÉ GIDE

Travail lu à la « séance des Gymnasiens »

à Lausanne, le 13 juin 1924

 

On m’assure que personne ne lit plus les livres d'André Gide. C'est bien possible. Mais s'il n'est pas à la mode de pratiquer cet auteur, il est de mode, et furieusement, de le critiquer. Les dadaïstes l'attaquent à gauche, les nationalistes à droite, et au centre des discoureurs de brasserie, M. Henri Béraud.

Ma profonde admiration pour Gide ne va pas faire de moi son défenseur. Lui-même, j'en suis sûr, si j'avais l'honneur de le connaître, m'en dissuaderait instamment. Rien n'est plus ennuyeux qu'un avocat.

Mais ces critiques, il peut être intéressant de les étudier pour l'état d'esprit qu'elles révèlent, pour les aperçus qu'elles nous offrent sur la pensée contemporaine en France. Car le débat est d'importance ; personne n'a songé, dans cette bataille, à sous-estimer la valeur de Gide. En l'attaquant, on s'engage à fond. Et plus on met de fureur à détester son influence, plus on atteste qu'elle est encore considérable.

Parmi les adversaires qui se sont levés contre André Gide, un des plus significatifs est M. Henri Massis. Il fut l'élève et l'ami de l'auteur des Propos d’Alain, il fut secrétaire de Maurice Barrès. Dès avant la guerre il s'est enrôlé franchement dans le groupe de l’Action française. Il est nationaliste, traditionaliste et catholique, d'une conviction qui apparaît, dans ses écrits, très ferme. Le 2ième volume de ses Jugements, en majeure partie consacré à Gide, a paru en janvier 1924, et son retentissement est encore sensible. (1)

Massis déteste (2) André Gide de toute la force de sa conviction et de sa foi ; il voit en lui un homme véritablement démoniaque, un auteur malfaisant, « une âme affreusement lucide dont tout l'art s'applique à corrompre » (p. 21). Et cette exécration n'est pas le fait d'une antipathie occasionnelle ; Massis la fonde sur une analyse parfaitement honnête, sinon juste, de l’œuvre d'André Gide. Si Massis déforme Gide, s'il néglige des parties importantes de son oeuvre, les traits essentiels même, s'il coordonne au rebours du bon sens les éléments qu'il en saisit, ce n'est pas de propos délibéré, ni pour les besoins de la cause, comme le faisait M. Benda dans son Belphégor. C'est qu'il juge André Gide selon une doctrine fort précise, la doctrine catholique telle que la comprennent en France, depuis une quarantaine d'année, les néo-Thomistes.

Et voici comment Gide lui apparaît :

Un être qui s'abandonne aux inclinations les moins nobles, les plus suspectes, de son âme ; qui professe, pour des instincts ou des sentiments bas, inavouables, qu'il porte comme tout homme en lui, une complaisance malsaine. Sa curiosité se plaît à découvrir dans son cœur ces régions troubles, à les éclairer, et du moment qu'il les a reconnues, une faiblesse de volonté, sous prétexte d'être sincère, l'empêche non seulement de les cacher, de les taire, mais surtout de réfréner comme ignobles ces mouvements instinctifs. Gide refuse de faire un choix entre les incitations de sa nature, refuse de leur reconnaître une hiérarchie. Les plus contradictoires, il prétend les légitimer ensemble. Gide relève avec délices, avec « un frisson de reconnaissance et d'effroi », cette phrase du Journal intime de Baudelaire : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées (tout l'intérêt de la phrase est dans ce mot) : l’une vers Dieu, l'autre vers Satan ». Et il ajoute immédiatement : « Ne sont-ce pas là des traces de ce radium infiniment précieux, au contact de quoi les anciennes théories, lois, conventions et prétentions de l'âme, toutes, se volatilisent ? » (Incidences, p. 169).

Justement, et voilà sur quoi Massis l'attaque. A vouloir admettre ensemble, sur le même plan, les incitations basses et les plus nobles aspirations, la raison et l'instinct bestial, on renie la conception classique de la psychologie, de la morale humaines. C’est, dit Massis, « renverser tous nos codes de vie » (p. 30) bien plus, c'est « défaire l'unité substantielle de la personne humaine et ruiner du même coup toute logique et toute morale » (p. 46). Et Massis s'emporte : c'est « briser le temps, briser l'espace, qui sont trop bons logiciens ! » (sic, p. 47). Bref, c'est l'anarchie, la confusion et le désordre.

Seulement, ajoute Massis, on ne peut vivre dans le pur désordre ; l'esprit, et surtout un esprit aussi inquiet que celui de Gide, cherchera nécessairement à rendre cohérentes, à organiser ses pensées. Une angoisse pousse donc Gide à construire une morale nouvelle, une doctrine (p. 48) qui légitime tous ses penchants. « Ce qu'il veut, Massis souligne, c'est retrouver une harmonie qui n'exclue pas sa dissonance, une loi qui ne l'oblige pas à sentir autrement qu'il ne fait ». Il cherche des complices chez Baudelaire, chez Nietzsche, chez Dostoïewsky, chez Browning et chez Blake, dans la philosophie indoue et jusque dans l'Evangile. En somme, il érige en morale son immoralisme même, en méthode sa destruction de la psychologie classique et le renversement de la logique.

Et voyez la conséquence : malaise de la pensée de Gide, incertitude irrémédiable, « une vie qui ne sait pas où elle va » (p.3), incapacité de créer, impuissance d'agir même, et Gide en est réduit à pousser les autres, ses amis, les jeunes gens surtout, dans la corruption ; enfin tristesse et ennui de son œuvre.

 

Or, André Gide sait qu'il existe une vraie morale, une vraie doctrine, qui pourraient le sauver et le rendre joyeux. Mais, pour s'abandonner à son « impulsion primitive et sauvage » (p. 72), et sous prétexte de ne pas vouloir s'appauvrir, il refuse la Vérité ; « il croit l'erreur plus féconde que le vrai » (p. 14).

— Et quel est le vrai, M. Massis ?

— C'est bien clair :

Il existe une hiérarchie des facultés de l'homme. Hiérarchie naturelle, exprimée parfaitement par la tradition française classique ; certes, les instincts ignobles existent chez l'homme, et les Pères de l'Eglise n'ont pas attendu André Gide ou Dostoïewsky pour les connaître ; mais la raison est là pour dominer nos instincts, et notre volonté pour les réduire ; de toutes façons, il vaut mieux les taire (p. 88). Et cette tradition classique n'est pas vaine : elle est née de la civilisation gréco-latine, et surtout, elle se base sur l’unique et indubitable Vérité, reçue et révélée non pas en nous mais du dehors, sur la foi catholique romaine, gardée par l'Eglise qui seule est compétente pour nous apprendre ce qui est bien et ce qui est mal.

Dès lors, à quoi bon écouter des Juifs comme Bergson, des Allemands comme Nietzsche, des Anglais comme Browning ou Blake, des Russes ? N'avons-nous pas la vérité ? Connaissant les grandes « lois de la nature et de la vie » (p, 219), les « saines hiérarchies » (p. 229) et résolus à ne pas nous insurger contre elles, à ne pas nous « écarter des voies naturelles de l'expérience et de la raison » (p. 56), assurés de concevoir « normalement » (p. 56) « l'espèce humaine », qu'avons-nous à apprendre de l'étranger ? « Les nombreuses traductions d'écrivains russes, faites en ces dernières années, menacent notre culture ». Ce n'est qu'une « idéologie asiatique et barbare » (p.64).

 

Vous reconnaissez la voix : c'est l'écho de Charles Maurras. Et voilà bien pourquoi Massis nous intéresse. Il est ici le légat d'un groupe dont la pensée n'est pas indifférente à la nôtre.

On pourrait opposer, personne contre personne, écrivain contre écrivain, Massis et Gide ; je ne le ferai pas, parce que je manque du talent nécessaire à cette dramatisation. On n'aurait pas de peine à montrer que l'esprit de Massis, qui semble d'abord si ferme, fourmille de contradictions inconscientes et inavouées. Par exemple, il affirmera que la hiérarchie des facultés humaines est « naturelle », sans s'étonner qu'elle ne soit pas reconnue par tous les peuples pensants. On pourrait aussi lui appliquer mot pour mot les reproches qu'il adresse à Martin du Gard, de ne voir les faits qu'à travers une théorie préconçue.

Il faudrait aussi montrer comment Massis est porté à condamner chez Gide des pensées qu'auraient pu formuler La Bruyère ou La Rochefoucauld (« ce n’est pas tant des événements que j'ai curiosité que de moi-même » (p. 11) ; c'est dangereux dit Massis doctement), comment il cite avec admiration une page de Pierre Lasserre sur l'influence du public (p. 261) qui résume simplement une conférence de Gide. Il faudrait montrer surtout combien Gide diffère de l'image donnée par Massis. Parler à propos de Gide « d'impulsion primitive et sauvage », vraiment il y a là de quoi faire rire M. Massis lui-même lorsqu'il se relira.

Mais, encore une fois, je n'ai pas pris la défense de Gide, et ce n'est pas l'opinion, vraie ou fausse, de M. Massis, qui m'importe. Dans son attaque, je ne veux voir que le conflit entre deux conceptions opposées, celle du néo-thomisme et du nationalisme d'un côté, de l'autre celle que nous indiquerons tout à l'heure et dont Gide est en effet l'un des plus remarquables représentants.

Pour donner sa vraie clarté à ce conflit, il importe d'abord de noter les points sur lesquels la pensée de Massis s'écarte de la doctrine néo-thomiste. Il en est deux, au moins, qui sont essentiels.

Le premier concerne la morale de l'artiste. Pour Massis, un écrivain qui se respecte doit apporter un « enseignement » (p. 258), il doit viser à une action morale, favoriser l'ordre et la saine raison. Il doit se proposer de soutenir, de sauver ses lecteurs (p. 51).

Pour André Gide, c'est tout le contraire ; un penseur doit chercher librement la vérité, quelle qu'elle puisse être, bonne ou mauvaise à entendre. Un écrivain doit s'efforcer de faire œuvre belle, sans s'inquiéter des répercussions qu'elle aura. Ces conséquences peuvent être les plus graves, et « j'accorde même, dit Gide, que l'artiste les puisse entrevoir ; mais, incliner pour elles sa pensée, c'est là le grand péché contre l'Esprit, celui qui ne sera jamais pardonné ».

En cela c'est Gide qui est thomiste. Sa finesse est plus proche de la subtilité de St Thomas que l'emportement vertuiste de Massis. Dans un charmant petit livre intitulé Art et Scolastique, M. Jacques Maritain a exposé la doctrine de St Thomas sur l'art, et la montre sur ce point catégorique. Dans l'ordre spéculatif, qui est celui de l'intelligence, « peu importe le bien ou le mal du sujet, ses nécessités et ses convenances ». (p.4). Dans le domaine du Faire, qui est celui de l'art, « il n'y a qu'une loi, les exigences et le bien de l'œuvre » (p.8). Et encore : « l’art ne s'occupe pas de notre vie... il opère pour le bien de l'œuvre faite et tout ce qui le détourne de ce but l'adultère et le diminue lui-même » (p.18). « Le pur artiste abstraitement pris comme tel, est quelque chose d'entièrement amoral » (p.20).

 

Une autre question, plus délicate et plus importante, où Massis, comme beaucoup d'autres nationalistes, s'écarte de la doctrine néo-thomiste, ou plutôt sur laquelle il règne en lui une contradiction mal éclaircie, est celle de son respect pour l'autorité des « classiques » français. Ces classiques, c’est Corneille, mais ce sont aussi Boileau, Racine, La Bruyère, Mme de Sévigné, Mme de la Fayette. Tout autant de disciples de Descartes, imprégnés et même suscités par le rationalisme cartésien.

Or il n'est pas de bête plus noire, pour les néo-thomistes, que Descartes, dont la philosophie éclipsa, au XVIIe siècle, la scolastique et tendit à ruiner ses méthodes. Descartes, c'est le promoteur de la pensée « moderne », de l'erronée, fallacieuse et malfaisante pensée moderne, aux yeux des thomistes. On ne peut être à la fois pour St Thomas et pour Descartes ou ses disciples. Et Maritain est tout à fait conséquent avec lui-même lorsqu'il parle en ces termes du XVIIe siècle français : « on arrive alors à la spirituelle acéphalie du siècle des lumières ». (Loc. cit., p. 56). En fait, le catholicisme français est resté cartésien depuis le XVIIe siècle jusqu'à ces dernières années. Il ne faut donc pas se laisser trop impressionner lorsque Massis invoque la doctrine catholique thomiste pour établir la valeur absolue de l’idéal classique.

 

Mais laissons là ces contradictions, quitte à les reprendre en leur place, et voyons s'opposer les deux conceptions.

Pour les néo-thomistes, la Vraie Philosophie a été fondée « pour toujours » (3) par Aristote. Mais au XIIIe siècle « se fit la rencontre de la sagesse humaine et de la Vérité divine, d'Aristote et de la Foi ». St Thomas, le Docteur par excellence, a réussi à formuler si parfaitement la doctrine implicitement contenue dans la religion chrétienne, qu'il y a intégré toute la philosophie d'Aristote après l'avoir « purifiée de toute trace d'erreur ». Il a créé ainsi la « philosophie naturelle de l'esprit humain », métaphysique universelle et définitive, Philosopha perennis « qui existait depuis le premier jour dans sa racine », et qui ne sera jamais transformée ni réfutée.

Tous les philosophes qui se sont succédés depuis St Thomas n'ont fait qu'y superposer des erreurs multiples et éphémères ; leurs différents systèmes ne sont valables que dans la mesure où ils reprennent et répètent la doctrine scolastique. Le plus malfaisant de tous est certainement Descartes, qui le premier prétendit faire « table rase » de ce qu'on savait avant lui, et fonder ses conclusions sur l'évidence seule, c'est-à-dire sur un critère tout subjectif.

Depuis Descartes, la philosophie scolastique semblait pour toujours enterrée (sauf en Italie et en Espagne, où les universités catholiques demeurèrent, pour la plupart, fidèles à la doctrine) ; Descartes avait ouvert la voie des mathématiques à la physique, la « route royale » qui permit le développement prodigieux des sciences, restées aux tâtonnements pendant le Moyen-Age. Cela paraissait incontestable et définitif. Mais vers le milieu du XIXe siècle, des penseurs se sont effrayés de la diversité des philosophies proposées, dont aucune ne résiste à la réfutation, et pour conjurer ce désordre croissant, ils sont revenus à la philosophie thomiste. Ce mouvement, parti d'Italie, gagna bientôt l'Allemagne, puis la Belgique, enfin la France. En 1879, par l'encyclique Aeterni Patris Léon XIII avait déclaré seule doctrine catholique la philosophie de St Thomas, où les conclusions de la pensée humaine sont toujours soumises au contrôle de la théologie, des Vérités révélées par la religion.

La doctrine nationaliste de Maurras n'a rien en soi de commun avec la philosophie scolastique ; elle s'appuie bien plutôt sur le Positivisme d'Auguste Comte, lequel jugeait toute réflexion métaphysique inutile et même dangereuse. Mais, comme la restauration du thomisme, le nationalisme est né de l'horreur du désordre contemporain, de la crainte que ce désordre ne nous mène à la complète barbarie. Les deux tendances sont semblables. De même que pour conjurer l'incohérence philosophique, on avait fait appel à une métaphysique du XIIIe siècle, Charles Maurras oppose à l'anarchie contemporaine l'ordre et la hiérarchie des siècles de royauté française, qu'il propose de restaurer.

Et cette hiérarchie politique, Maurras voit bien que, pour être réelle, pour que son autorité soit effective, elle doit s'appuyer sur la hiérarchie psychologique d'où est née sa grandeur, en France, au XVIIe siècle. L'idéal, alors, pour tous les honnêtes gens, était à peu près le même, et aucun écrivain, si ce n'est Pascal, et encore, ne songeait à le mettre en doute, à en proposer un autre. C'était le primat de la raison sur les sentiments, sur les passions, et son triomphe assuré par la volonté. Seul cet état d'esprit, au moins tenu pour idéal, assure la soumission de l'individu, la subordination de ses intérêts personnels à ceux de l'Etat.

Et c'est pourquoi Massis part en guerre contre André Gide. Gide n'a jamais affiché de profession de foi républicaine ou sociale ; Henri Béraud le traite de sale aristo ; il n'a jamais menacé l'Etat. Mais son danger, pour Massis, vient de sa curiosité en psychologie, qui tend à renverser la hiérarchie traditionnelle. Voilà qui est bien, admettons-le.

 

Mais c'est justement de cette hiérarchie psychologique traditionnelle, classique, cartésienne, qu'est venu tout le mal ; les néo-thomistes sont là pour le reconnaître. Si la raison est souveraine, elle fera valoir ses droits sur tous les sentiments, même sur le sentiment du respect, même sur le sentiment religieux, même sur le patriotisme. La raison veut voir clair et pose des questions ; la raison c'est le libre examen, quelque distinction qu'on cherche à établir entre « raison raisonnable » et « raison rationaliste ». C'est la critique de la doctrine de l'Eglise au nom de l'Evangile, l'autorité du Livre opposée à celle des conciles et des Pères, du Livre examiné à la lumière de la raison individuelle : c'est le schisme protestant.

La raison, c'est aussi la critique de l’ordre politique, et celui du XVIIe siècle était loin d'être parfait. Il suffit de lire les Mémoires de Saint-Simon pour être édifié : le ministre Louvois, auteur et âme de toutes les guerres de Louis XIV, « parce qu'il en avait le département, et parce que, jaloux de Colbert, il le voulait perdre en épuisant les finances » ; la vanité du roi ruminant la noblesse ; tout n'imposait pas forcément l'admiration béate et le silence.

La raison, c'est encore la curiosité, l'extension de la connaissance. Dès le XVIIe siècle, il faut bien se rendre compte en France que tous les étrangers ne sont pas des barbares. Corneille avait donné un éclat tout nouveau à ses tragédies en s'inspirant des Espagnols plutôt que de la sempiternelle mythologie antique. Copernic, pour être polonais, n'en avait pas moins imposé sa conception du monde. Puis ce fut l'enthousiasme provoqué par Kepler, par Newton.

 

Maurras voudrait restaurer l’ordre ancien, parce qu'il était meilleur que notre anarchie. Sans doute, il était meilleur ; et si l’on en est à regretter des ordres, regrettons plus encore celui des Grecs, harmonieux et libre, Socrate et Phèdre baignant leurs pieds dans l’Illissus sans autre devoir que de rechercher la vérité, sans autre crainte que de déplaire aux dieux en médisant de l'amitié. Ce sera toujours une des plus hautes joies que de rappeler cet ordre en lisant Platon, comme en lisant Racine, d'évoquer l’ordre du grand siècle. Mais il ne s'agit pas de juger si l’ordre français du XVIIe siècle était meilleur que le nôtre, il s'agit de savoir s'il n'est pas, aujourd'hui, devenu impossible.

Sa ruine, selon Maurras, et il voit clair, est due à l'individualisme, à l'esprit d'examen. Et cet esprit serait d'importation étrangère et barbare. Il faut alors ranger Descartes parmi les étrangers et les barbares, car l'esprit d'examen, nul ne l’a manié plus hardiment que lui. Si Maurras voulait être conséquent, il condamnerait aussi Corneille, et tous les classiques à la suite de Descartes. Supprimer en France l'apport étranger est impossible. Barbare, c'est aisé à dire ; n'empêche que chaque fois que M. Maurras tire sa montre, il faut bien, bon gré mal gré, qu'il rende implicitement hommage à Kepler, qui fut allemand, au suédois Tyche Brahé. Et si l’on doit bien admettre la supériorité d'étrangers dans le domaine des sciences (emprise de l'esprit humain sur la nature), de quel droit la leur dénier en psychologie, en métaphysique ? Lorsqu'on a une fois été saisi par la grandeur de Shakespeare, par le génie de Dostoïewsky, Maurras ou Massis peuvent répéter qu'ils sont des barbares : on n'en conclura qu'à leur incompréhension, à leur inintelligence.

On voudrait au moins limiter l'esprit d'examen et de recherche. Mais qui lui assignera des barrières ? Il s'est trouvé un philosophe des plus remarquables et sur qui s'appuie constamment Maurras, pour tenter de fixer ces limites, c'est Auguste Comte. « La liberté de pensée n'existe pas en géométrie », disait-il ; et aussi : jamais on ne pourra faire l'analyse chimique des étoiles. Hélas, dès 1830, Riemann fondait la géométrie non euclidienne, qui trouve actuellement des applications inattendues dans les hypothèses d'Einstein. Et avant la fin du XIXe siècle, on imaginait l'analyse spectrale, qui permit de découvrir dans les astres des corps avant qu'on ait reconnu leur existence sur la Terre. L'expérience d'Auguste Comte et son démenti éclatant pourraient faire réfléchir Maurras, s'il n'était sourd autant d'esprit que d'oreille.

Il y a plus encore : vouloir limiter ou condamner la recherche, dans quelque domaine que ce soit, ce serait précisément renier la tradition classique qui a fait la grandeur de la France, et qui la fait encore pour autant qu'elle y reste fidèle. Qu'est-ce en effet que la tradition ? ce n'est pas un ensemble d'institutions, d'habitudes ou de formules, c'est un esprit ; et Massis lui-même la définit fort bien : « un certain principe de raison et de culture qui est entré jusque dans la trempe des esprits » (p.244). Or la tradition française, depuis Montaigne et Rabelais, est justement une tradition de recherche, de critique et d'examen, et particulièrement de recherche psychologique. C'est pour ce qu'ils ont apporté de nouveau dans la connaissance du cœur humain que les écrivains classiques sont admirables. C'est par l'intelligent effort qu'ils ont fait pour comprendre l'étranger, pour assimiler les richesses de Shakespeare, de Newton, des Russes, des mahométans et des Chinois, que les penseurs du XVIIIe siècle ont étendu sur toute l'Europe la gloire de la France.

Le nationalisme de Maurras et de Massis, en voulant supprimer l'apport intellectuel de l'étranger et l'esprit de recherche, apparaît ici parfaitement anti-traditionaliste.

Dans sa façon de juger tout à la mesure de la raison d'Etat, de n'estimer les philosophies et la littérature que pour leur utilité à sa cause, de faire dépendre la vérité d'une idée de son action bienfaisante ou nuisible, il s'avère foncièrement pragmatiste, ce qui est bien l'état d'esprit le moins conforme à la tradition classique et française.

Leur doctrine et leur goût, en repoussant d'avance toute nouveauté, en ne leur permettant d'admettre que ce qui a été dit déjà, déjà fait par les classiques, les poussent à n'admirer en art que les productions faibles et médiocres. Maurras en arrive à préférer Renée Vivien à Baudelaire, parce qu'elle a moins de défauts. Il en vient à nous proposer comme le plus beau distique de la poésie contemporaine, ces deux vers fades et vides de Mme de Régnier :

 

Le rameur qui m’a pris l'obole du passage

Et qui jamais ne parle aux ombres qu’il conduit.

 

Enfin les nationalistes s'avèrent songe-creux et utopistes plus que quiconque, en prétendant restaurer en France un ordre que son propre développement a fini par abolir.

 

Cependant, le désordre subsiste, et sa menace de nous précipiter en barbarie, véritable celle-là, dans un bref délai. Que faire alors ? Si l'ordre ancien n'est plus possible, il faut en chercher un nouveau.

Tel est l'effort de tous les esprits vivants et actifs, et spécialement l'effort d’André Gide. Voilà le point essentiel que n’aperçoit pas Massis, c'est que Gide est en recherche, et à la recherche d'un ordre nouveau. Dénoncer les faiblesses d'un ordre ancien, c'est, pour Massis, supprimer tout ordre, tout principe, toute logique, tout choix. Que Gide s'applique à un meilleur choix, pour tenter une logique plus large, en vue de principes plus sûrs et d'un ordre viable, c'est ce qu'il ne peut comprendre. Il y a, pour lui, une Vérité, et l’erreur ; Gide n’admet pas cette vérité, donc il veut l'erreur. Il y a les lois naturelles, la conception « normale » de l'homme. Chercher autre chose, c'est être anti-naturel (comme si on pouvait l'être !) anormal et pernicieux.

Massis remarque bien, pourtant, que Gide recherche un ordre, « une harmonie qui n'exclue pas sa dissonance » ; mais cela équivaut, pour lui, à l'anarchie, puisqu'il n'y a qu’un seul ordre, l'ancien, qui soit valable et vrai.

Ne pas exclure de dissonance : nous ne savons ce que sera l’ordre nouveau, mais nous savons bien que, pour être réel, il devra accueillir pour les organiser autant de dissonances que possible. Aucune richesse n'en devrait être exclue, aucune force n'y rester méprisée. Vous parlez d'instincts bas et de régions troubles de l’âme ? Si ces instincts peuvent être des moteurs magnifiques ? Il ne s'agit pas, comme le croit Massis, de renoncer à tout choix, il s'agit de choisir la qualité plutôt que le genre.

L'esprit de l'Action française, qui est un esprit de parti, ne choisit jamais que d'après le genre : ce qui est de notre parti est bon, le reste pas. Si Maurras loue si hautement les vers de Mme de Régnier que je citais, c'est qu'il y retrouve l'image des vers classiques qu'il admire. Il ne sent point que les vers classiques ont une sève vivante, tandis que ceux-ci ne sont qu'un pastiche plat et mort.

Choisir selon la qualité, c'est chercher sans s'inquiéter des écoles, des programmes, des partis ou des nations, ce qui est beau et fort, ce qui nous enrichit et donne à notre vie spirituelle plus de joie.

Rien ne sert d’opposer à Strawinsky, rien n’a servi d'opposer à Beethoven et Wagner, les « lois de l’harmonie » ; mais avec Strawinsky, comme après Wagner, Beethoven et Monteverde, les lois de l'harmonie sont transformées, sont élargies et plus générales. De même une théorie scientifique fait place à une autre, qui ne sera meilleure et plus féconde que si elle est plus compréhensive. Elle ne s'en exprimera pas moins par des lois, mais par d'autres lois.

Dans l'opulent et prodigieux gâchis de la pensée et de l’action contemporaines, vouloir imposer un ordre autrefois accompli, aboli parce qu'il n'était plus viable, c'est préparer immanquablement de prochaines révolutions. L'ordre nouveau ne pourra s'imposer que de lui-même. Et le seul moyen que nous ayons d'y collaborer, c'est dans tous les domaines la recherche du vrai et du bien, et leur assimilation par l'intelligence, pour retrouver une harmonie qui n'exclue aucune belle dissonance.

 

(1)   Chez Plon. Nos citations sont tirées de ce volume, aux pages indiquées.

(2)   « Massis exulte », me rapportait un de ses amis lorsque parut Corydon. Cela donne la mesure de l'esprit de Massis. Pour ma part, je m'afflige de voir Gide pour la première fois se laisser piper, tout comme Rémy de Gourmont naguère, par l'apparente solidité de théories biologiques, dont on sent bien qu'il n'a pas la pratique.

(3)   Je cite ici d’après les Eléments de Philosophie de J. Maritain.

 

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